«La lucidité et la fatigue ont eu raison de moi – j’entends une fatigue philosophique autant que biologique – quelque chose en moi s’est détraqué. On écrit par nécessité et la lassitude fait disparaître cette nécessité. Il vient un temps où cela ne nous intéresse plus. En outre, j’ai fréquenté trop de gens qui ont écrit plus qu’il n’aurait fallu, qui se sont obstinés à produire, stimulés par le spectacle de la vie littéraire parisienne. Mais il me semble que moi aussi j’ai trop écrit. Un seul livre aurait suffi. Je n’ai pas eu la sagesse de laisser inexploitées mes virtualités, comme les vrais sages que j’admire, ceux qui, délibérément, n’ont rien fait de leur vie.»
Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.
II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.
J’ai un peu écouté hier en voiture Répliques sur France Culture, l’émission d’Alain Finkielkraut, puis tranquillement dans l’après-midi en podcast. “La mort de la grand-mère dans la recherche du temps perdu.”
Un peu déçu. Manque de dialogue réel entre Philippe Lançon et Antoine Compagnon. Deux mondes différents? Une certain rancoeur semblait couver encore à cause d’ un article peu amène publié par le critique de Libération il y a peu: Nathalie Quintane à la recherche du sens perdu. (20 avril 2018)
J’ai retrouvé dans ma bibliothèque un livre de souvenirs de Philippe Soupault (1897-1990) que j’avais bien aimé (Folio n°3165). L’évocation de Marcel Proust est assez belle et plutôt tendre.
Philippe Soupault, Profils perdus, Mercure de France, 1963.
Marcel Proust
«J’ai toujours aimé les gens que l’on qualifie d’extravagants. Dès mon enfance quand j’avais le plaisir de rencontrer des femmes et des hommes qu’on traite d’individus bizarres, je ne pouvais m’empêcher de leur adresser la parole alors que mes contemporains les évitent et les fuient.(…)
C’est à la même époque que je rencontrai pendant mes vacances à Cabourg un homme dont l’étrangeté m’attira et je voulus, selon ma coutume, faire sa connaissance. Un de mes amis, plus âgé que moi, me présenta à cet homme qui se promenait parfois le soir dans les salles du casino. Il se nommait Marcel Proust. J’éprouvais la même stupéfaction et la même sympathie que pour mon étrange amie du VIII ème arrondissement.
Marcel Proust réussit toujours à m’étonner. Vers six heures du soir, au coucher du soleil, on apportait sur la terrasse du grand hôtel de Cabourg un fauteuil de rotin. Pendant quelques minutes, ce fauteuil restait vide.Le «personnel» attendait. Puis Marcel Proust s’approchait lentement, une ombrelle à la main. Il guettait sur le seuil de la porte vitrée la tombée de la nuit. Lorsqu’ils passaient près de son fauteuil, les grooms se parlaient par signes comme les sourds-muets. Puis les amis de Proust s’approchaient. Ils parlaient d’abord du temps et de la température. A cette époque – c’était en 1913 – Marcel Proust craignait ou semblait craindre le soleil. Mais c’est le bruit surtout qui lui faisait horreur.
Tous les habitants de l’hôtel racontaient que M.Proust avait loué cinq chambres au prix fort. L’une pour y habiter, les quatre autres pour y «enfermer» le silence.
Quand, fasciné, je m’approchais de lui pour le regarder, il m’adressait la parole parce qu’il avait appris que j’étais le fils d’une de ses jeunes filles en fleurs. Il me parlait souvent d’un cours de danse qui se donnait dans un appartement de la rue de Ville-l’Evêque.
– C’est là que j’ai rencontré votre mère, votre tante, elle s’appelait Louise, n’est-ce pas? Je vois ses yeux, les seuls dont on pouvait dire qu’ils étaient violets.
Il parlait beaucoup de sa jeunesse, des coïncidences, des rencontres, des regrets. Son sourire était jeune, ses yeux profonds, son regard las, ses gestes lents. Bien sûr, j’ignorais qu’il écrivait. Il ne parlait jamais de son œuvre. C’est pourtant à cette époque qu’il écrivait A la recherche du temps perdu. Personne d’ailleurs ne semblait s’en douter. Il posait cependant beaucoup de questions. Je ne me souviens malheureusement que de quelques-unes. Elles me paraissaient puériles. Ainsi: A quelle époque exactement, demandait-il, à un garçon de café, fleurissent les cerisiers dans les vergers de Cabourg, pas les pommiers, les cerisiers?
Un autre jour il fit venir un des cuisiniers de l’hôtel pour lui demander la recette des sôles à la Mornay. Le cuisinier la récita. Marcel Proust lui glissa un billet de banque. Et le cuisinier empochant le pourboire partit en murmurant: «C’est trop, c’est trop!» Un autre jour il demanda quelle marque de cigares fumait le Prince de Galles qui était devenu Edouard VII. Qu’appelle-t-on un chapeau Cronstadt?
Je n’en revenais pas. Je l’écoutais bouche bée.
Parfois on le retrouvait assis devant une grande table. Il offrait à ceux qui l’approchaient une coupe de champagne. Quand il réclamait des cigares pour ses amis, on savait que c’était le signal de son départ.
– Excusez-moi, disait-il, la fumée du cigare me fait tousser…
Et il se levait. Il semblait avoir hâte de retrouver sa chambre et le silence.
Je ne le revis que quelques années plus tard, après la guerre. Je savais qu’il était un écrivain puisqu’il avait eu la gentillesse de m’envoyer Du côté de chez Swann. On commençait à parler de lui. Mais il sortait de moins en moins. Je l’aperçus une nuit au Boeuf sur le Toit. Il avait terriblement changé. J’allai le saluer et m’assis en face de lui. Il était fiévreux, anxieux même. Il parlait à voix basse. Il me demanda si j’étais retourné à Cabourg. Petite tirade sur Cabourg. Mais il avait l’air si fatigué que je n’insistai pas. Il se retira sur la pointe des pieds.
Quelques mois plus tard, je lui envoyai les Champs magnétiques qui venaient de paraître. J’habitais à cette époque dans l’île Saint-Louis, quai Bourbon, tout près de ses amis Bibesco. Un soir, à huit heures, on sonna à ma porte. Un chauffeur me demanda si j’accepterais de venir parler à M. Marcel Proust qui attendait dans sa voiture devant ma porte. J’acceptai, bien sûr. Pourtant, j’habitais à l’entresol. Qu’importe.
Marcel Proust, emmitouflé, était assis dans le fond d’un taxi. On voyait briller ses yeux, comme ceux d’un hibou. Il me remercia longuement, trop longuement à mon gré, d’avoir bien voulu me déranger.
– Je viens de chez les Bibesco qui sont vos voisins.
Il n’aurait pas voulu passer devant ma porte, me précisa-t-il, sans me remercier pour l’envoi d’un livre «capital» (Marcel Proust n’hésitait pas à employer les superlatifs).
– Je suis si fatigué que je ne puis vous remercier très longuement comme je le devrais et comme je n’étais pas sûr de vous trouver je vous ai écrit une lettre. La voici.
Il ferma soudain les yeux. Il paraissait épuisé. Jouait-il la comédie? Je ne le crois pas. Je le remerciai et pris congé. Il avait, une fois de plus, réussi à m’étonner. Son extrême politesse, excessive, était peut-être de l’insolence.
Je voulus à mon tour le remercier de l’envoi d’un de ses livres mais il me fit dire par son chauffeur qu’il était trop fatigué pour recevoir mais qu’il me ferait signe un soir si je ne craignais pas de sortir après minuit.
Je crus, et ne fus pas le seul, qu’il se cachait et qu’il refusait de revoir ceux qu’il auraient pu lui rappeler des souvenirs dont il n’avait plus l’usage. En vérité, et je le compris aisément, il avait hâte de finir son œuvre qui d’ailleurs ne fut jamais finie bien qu’il ait cru nécessaire d’écrire le mot fin au bas d’une des feuilles de son manuscrit.
Essais, Livre III, chapitre IX : « Sur la vanité », « L’art de voyager» (extrait), translation en français moderne par A. Lanly, Honoré Champion (2002).
«Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, je ne me guide pas si mal. S’il ne fait pas beau à droite, je prends à gauche ; si je me trouve peu apte à monter à cheval, je m’arrête. En faisant ainsi, je ne vois en vérité rien qui ne soit aussi agréable et aussi confortable que ma maison. Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue et que je remarque de la gêne même dans le raffinement et dans l’abondance. Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi? J’y retourne ; c’est toujours mon chemin. Je ne trace [à l’avance] aucune ligne déterminée, ni droite ni courbe. Ne trouvé-je pas à l’endroit où je vais ce que l’on m’avait dit ? Comme il arrive souvent que les jugements des autres ne s’accordent pas avec les miens et que je les ai trouvés le plus souvent faux, je ne regrette pas ma peine : j’ai appris que ce qu’on disait n’y est pas.
J’ai une constitution physique qui se plie à tout et un goût qui accepte tout, autant qu’homme au monde. La diversité des usages d’un peuple à l’autre ne m’affecte que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison [d’être]. Que ce soient des assiettes d’étain, de bois ou de terre cuite, [que ce soit] du bouilli ou du roti, du beurre ou de l’huile de noix ou d’olive, [que ce soit] du chaud ou du froid, tout est un pour moi et si un que, vieillissant, je blame cette aptitude [qui me vient] d’une riche nature et que j’aurais besoin que la délicatesse [du goût] et le choix arrêtassent le manque de mesure de mon appétit et parfois soulageassent mon estomac. Quand je me suis trouvé ailleurs qu’en France et que, pour me faire une politesse, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et je me suis toujours précipité vers les tables les plus garnies d’étrangers.
J’ai honte de voir nos compatriotes enivrés de cette sotte manie [qui les porte à] s’effaroucher des manières contraires aux leurs: il leur semble qu’ils sont hors de leur élément s’ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils restent attachés à leurs façons [de vivre] et abominent celles des étrangers. Retrouvent-ils un Français en Hongrie? ils fêtent cette aventure: les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi ne seraient-elles pas barbares puisqu’elles ne sont pas françaises ? Et encore ce sont les plus intelligents qui les ont remarquées, pour en médire. La plupart d’entre eux ne partent en voyage que pour faire le retour. Ils voyagent cachés et renfermés en eux-mêmes, avec une prudence taciturne et peu communicative, en se défendant contre la contagion d’un air inconnu.
Ce que je dis de ceux-là me rappelle, dans un domaine semblable, ce que j’ai parfois observé chez quelques-uns de nos jeunes courtisans. Ils ne s’attachent qu’aux hommes de leur sorte, et nous regardent comme des gens de l’autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les entretiens sur les mystères de la cour, ils sont hors de leur [seul] domaine, aussi niais pour nous, et malhabiles, que nous [le sommes pour eux. On dit bien vrai [quand on affirme] qu’un « honnête homme », c’est un« homme mêlé ».
Au rebours [de nos compatriotes], je voyage fatigué de nos façons de vivre, non pour chercher des Gascons en Sicile (j’en ai laissé assez au pays); je cherche plutot des Grecs, et des Persans: c’est ceux-là que j’aborde, que j’observe; c’est à cela que je me prête et que je m’emploie. Et qui plus est : il me semble que je n’ai guère rencontré de manières qui ne vaillent pas les nôtres.»
26 août 1880: Naissance à Rome de Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire, poète français né sujet polonais de l’Empire russe.
Il meurt à Paris le 9 novembre 1918 de «la grippe dite espagnole». Il est déclaré mort pour la France en raison de son engagement durant la guerre.
Au Panthéon, quatre panneaux portent le nom des 560 écrivains morts durant le conflit de 1914-1918. Guillaume Apollinaire figure dans la liste des écrivains morts sous les drapeaux.
La grippe de 1918, dite «grippe espagnole» avait pour origine la Chine (pour le « virus père») et les États-Unis (pour sa mutation génétique). Seule l’Espagne– non impliquée dans la Première Guerre mondiale– publia librement les informations relatives à cette épidémie. Elle est due à une souche (H1N1) particulièrement virulente et contagieuse de grippe qui s’est répandue en pandémie de 1918 à 1919. Elle a fait 50 millions de morts selon l’Institut Pasteur, et jusqu’à 100 millions selon certaines réévaluations récentes. Elle serait la pandémie la plus mortelle de l’histoire dans un laps de temps aussi court, devant les 34 millions de morts (estimation) de la peste noire.
1968-69: Poème étudié en classe de Terminale A2 au Lycée de Montgeron avec notre professeur de Philosophie, André Noiray.
La Chanson du mal-aimé (Guillaume Apollinaire) à Paul Léautaud
Et je chantais cette romance
En 1903 sans savoir
Que mon amour à la semblance
Du beau Phénix s’il meurt un soir
Le matin voit sa renaissance.
Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte
Je suivis ce mauvais garçon
Qui sifflotait mains dans les poches
Nous semblions entre les maisons
Onde ouverte de la Mer Rouge
Lui les Hébreux moi Pharaon
Oue tombent ces vagues de briques
Si tu ne fus pas bien aimée
Je suis le souverain d’Égypte
Sa soeur-épouse son armée
Si tu n’es pas l’amour unique
Au tournant d’une rue brûlant
De tous les feux de ses façades
Plaies du brouillard sanguinolent
Où se lamentaient les façades
Une femme lui ressemblant
C’était son regard d’inhumaine
La cicatrice à son cou nu
Sortit saoule d’une taverne
Au moment où je reconnus
La fausseté de l’amour même
Lorsqu’il fut de retour enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
Son vieux chien de lui se souvint
Près d’un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu’il revînt
L’époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
Quand il la retrouva plus pâle
D’attente et d’amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle
J’ai pensé à ces rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux
Regrets sur quoi l’enfer se fonde
Qu’un ciel d’oubli s’ouvre à mes voeux
Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre
J’ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
Pour chauffer un coeur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisés
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir
Adieu faux amour confondu
Avec la femme qui s’éloigne
Avec celle que j’ai perdue
L’année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus
Voie lactée ô soeur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses
Je me souviens d’une autre année
C’était l’aube d’un jour d’avril
J’ai chanté ma joie bien-aimée
Chanté l’amour à voix virile
Au moment d’amour de l’année
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
–Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Lecture de la Correspondance, 1944-1959 Albert Camus – Maria Casarès, Gallimard, 2017. 865 lettres + Bristols et cartes sans date.
Albert Camus à Maria Casarès
Mercredi 1 juin [sic] [1949]
Le soir tombe, mon amour, et ce jour qui finit est le dernier où je puisse encore respirer le même air que toi. (…) Je me dis aussi qu’il est temps de prendre ce qui vient avec la force qui en viendra à bout. Ce qui rend tout difficile c’est ton silence et les paniques qu’il m’apporte. Je n’ai jamais pu supporter tes silences que ce soit celui-ci ou ces autres, avec ton front buté, et ton visage verrouillé, toute l’hostilité du monde rassemblée entre tes sourcils. Et aujourd’hui encore je t’imagine hostile, ou étrangère, ou détournée, ou niant obstinément cette vague qui m’emplit. Du moins je veux oublier cela pour quelques minutes et te parler encore avant de me taire pour de longs jours.
Je remets tout entre tes mains. Je sais que pendant ces longues semaines il y aura des hauts et des bas. Sur les sommets, la vie emporte tout, dans les creux, la souffrance aveugle. Ce que je te demande c’est que vivante ou repliée, tu préserve l’avenir de notre amour. Ce que je souhaite, plus que la vie elle-même, c’est de te retrouver avec ton visage heureux, confiante, et décidée à vaincre avec moi. Quand tu recevras cette lettre, je serai déjà en mer. La seule chose qui me permettra de supporter cette séparation, et cette séparation dans la souffrance, c’est la confiance que j’ai désormais en toi. Chaque fois que je n’en pourrai plus, je m’abandonnerai à toi – sans une hésitation, sans une question. Pour le reste, je vivrai comme je le pourrai.
Attends-moi comme je t’attends. Ne te replie que si tu ne peux pas faire autrement. Vis, sois éclatante et curieuse, recherche ce qui est beau, lis ce que tu aimes et quand la pause viendra, tourne-toi vers moi qui serai toujours tourné vers toi.
Je sais maintenant sur toi et sur moi beaucoup plus que je ne savais. C’est pourquoi je sais que te perdre c’est mourir d’une certaine manière. Je ne veux pas mourir et il faut aussi que tu sois heureuse sans être diminuée. Si dur, si terrible que soit le chemin qui nous attend, il faudra le prendre.
« Correspondance » : Catherine Camus partage l’histoire d’amour du couple Camus-Casarès (La Grande Librairie)
– Votre père était un hédoniste hanté par la mort?
– Non. Il vivait. Quand vous avez la tuberculose, que vous êtes pauvre à 17 ans en Algérie. Vous êtes condamné à mort. A 17 ans, il jouait au foot, il aimait la mer, il courait partout. Il comprend que ça peut s’arrêter du jour au lendemain. Je pense qu’à partir de là, il s’est mis à vivre.
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Heinrich Blücher, Camp d’internement de Villemalard, 6 novembre 1939. Lettre à Hannah Arendt.
Correspondance 1936-1968
«Dans une de ces lettres anciennes qui me resteront toujours actuelles tu as fait remarquer que les lettres d’amour sont toujours d’une certaine monotonie. Bien sûr, mais quelle monotonie étonnante. Une monotonie comme les bruits de la mer. Plus on en écoute, plus on désire d’entendre. Une monotonie si élémentaire qu’elle donne d’espace, dans leur cadre “grandios”, à tous ces variations infinies de tout un monde, de toute une vie. c’est ainsi que je lis tes lettres d’amour et c’est pourquoi il me faut les relire tant de fois.»
Visite de l’exposition Zao Wou-Ki L’espace est silence au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris samedi dernier avec J. et E.U. L’exposition présente une sélection de quarante œuvres de très grandes dimensions dans de bonnes conditions dont certaines, un ensemble d’encres de 2006, n’ont jamais été exposées. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une grande rétrospective, mais pourquoi faudrait-il bouder son plaisir? C’est la première grande exposition consacrée à Zao Wou-Ki en France depuis quinze ans. Je ne comprends pas très bien l’article mi-figue, mi-raisin de Philippe Dagen dans Le Monde du 07/06/2018 Exposition : Zao Wou-ki, le vide et le plein.
L’Hommage à Henri Matisse (02.02.86 1986) reprend la composition structurelle de Porte-fenêtre à Collioure (1914). Zao Wou-Ki admirait beaucoup Matisse et particulièrement ce tableau. “Ce silence est noir” écrit Henri Michaux dans un des poèmes inspirés par Zao Wou-Ki, peintre chinois arrivé en France en 1948. Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki, ce sont 8 courts textes écrits par Henri Michaux en 1950 pour accompagner les lithographies du jeune peintre chinois qu’il vient de découvrir avec enthousiasme. Le poète et le peintre deviendront amis.
Lecture de huit lithographies de Zao Wou-Ki (Henri Michaux)
II
L’espace est silence
silence comme le frai abondant tombant lentement
dans une eau calme
ce silence est noir
en effet
il n’y a plus rien
les amants se sont soustraits à eux-mêmes
en « arrivant »
Bonheur profond
bonheur profond
bonheur semblable à la lividité
.
La lune a pris toute vie toute grandeur tout effluve
d’avance leur cœur se retire dans l’astre qui reflète
Article de Borja Hermoso sur Philippe Lançon dans El País Semanal (27 juillet 2018):
La nueva vida de Philippe Lançon, el escritor que sobrevivió al ataque a ‘Charlie Hebdo’.
«Quand reviennent ces jours de disgrâce où, pour un moment, les livres, tous les livres n’ont plus que le gout du papier mâché, où une acedia saturnienne décolore pour l’âme et déssèche sur pied toute la poésie écrite, il ne reste pour moi que deux ou trois fontaines – petites, intarissables – où l’eau vive dans le désert qui s’accroît continue à jaillir et immanquablement me ranime; ce sont quelques chansons de Rimbaud…Guillaume Apollinaire. Il me suffit de me redire la première strophe de Marie pour que le monde, instantanément, retrouve les couleurs du matin»
Marie
Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie
Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux
Les brebis s’en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un coeur à moi ce coeur changeant
Changeant et puis encor que sais-je
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l’automne
Que jonchent aussi nos aveux
Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine