Madame de Sévigné (1626-1696)

Portrait de Marie de Rabutin-Chantal, Marquise de Sévigné.(Claude Lefebvre) v 1665. Paris, Musée Carnavalet.

De Mme de Sévigné à Mme de Grignan.
Extrait d’une lettre de la Marquise de Sévigné à sa fille. 16 Mars 1672.

« …Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants. Mais je suis encore plus dégoûtée de la mort ; je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle, que si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux.
Je me trouve dans un engagement qui m’embarrasse ; je suis embarquée dans la vie sans mon consentement. Il faut que j’en sorte ; cela m’assomme. Et comment en sortirai-je ? Par où ? Par quelle porte ? Quand sera-ce ? En quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? Aurai-je un transport au cerveau ? Mourrai-je d’un accident ? Comment serai-je avec Dieu ? Qu’aurai-je à lui présenter ? La crainte, la nécessité, feront-elles mon retour vers lui ? N’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? Que puis-je espérer ? Suis-je digne du paradis ? Suis-je digne de l’enfer ? Quelle alternative ! Quel embarras !
Rien n’est si fou que de mettre son salut dans l’incertitude, mais rien n’est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m’abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu’elle m’y mène que par les épines qui s’y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout, mais si on m’avait demandé mon avis, j’aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice ; cela m’aurait ôté bien des ennuis et m’aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément. Mais parlons d’autre chose… »

Françoise Marguerite de Sévigné -Mme de Grignan 1646-1705 (attribué à Pierre Mignard) v 1669. Paris, Musée Carnavalet.

Jacques Réda (24 janvier 1929-89 ans)

Jacques Réda 2015.

Dans ce lieu caverneux qu’est l’âme du grand âge
On revoit sans arrêt sur la paroi du fond
Les mêmes souvenirs danser – ainsi font font
Marionnettes et pantins, pauvre héritage

D’une vie où l’on hoche, à la fin, du siphon.
Néanmoins ce malheur offre quelque avantage:
Ce qui revient paraît nouveau dans le potage
Insipide des jours. Et s’il nous étouffe, on

Reprend au même endroit la bande dévidée :
Même bonheur, même remords ou même idée
Représentés à neuf comme sur un plateau.

Mais comment ressaisir la chose transformée
Et reflet du reflet d’un image, fumée
Où s’égara peut-être aussi le vieux Platon.

La Course: nouvelles poésies itinérantes et familières (1993-1998), Gallimard, 1999.

Nathalie Piégay – Louis Aragon

Nathalie Piégay, Une femme invisible, Editions du Rocher, 2018.

Nathalie Piégay, professeure à l’Université de Genève, a présenté La Semaine sainte dans l’édition des Oeuvres romanesques complètes d’Aragon, dirigée par Daniel Bougnoux dans la bibliothèque de la Pléiade (cinq tomes).

Dans ce livre, à la fois récit à la première personne et biographie, elle s’intéresse à la vie de la mère du poète, Marguerite Toucas-Massillon (1873-1942). Celle-ci est issue d’une famille de la bonne bourgeoisie. Son père, Fernand Toucas, amateur de peinture et de jeu a été sous-préfet de Guelma en Algérie. Son frère Edmond (1881-1937) sera, lui, sous-préfet de Commercy (Meuse) après la Première Guerre Mondiale. Marguerite s’éprend de Louis Andrieux (1840-1931), ami de Fernand et protecteur d’Edmond. Ce personnage important de la Troisième République fut successivement Procureur de la République, préfet de police, ambassadeur et député. Il termina sa carrière comme doyen de l’Assemblée nationale. Lorsqu’elle tombe enceinte, elle décide de garder l’enfant. Elle résiste à la pression de son amant  et de sa mère qui voulaient qu’elle avorte.

Entre-temps, Fernand Toucas a perdu son poste (pour corruption) et a quitté sa famille pour ouvrir des salles de jeu à Constantinople. Louis Andrieux, marié, ne reconnaît pas son fils illégitime et prive même Marguerite du statut légal de mère. Officiellement, Louis Aragon est né de parents “non dénommés”. Il sera élevé en croyant être le fils adoptif de sa grand-mère, Claire, et le petit frère de Marguerite. Celle-ci ne lui révélera la vérité qu’en juin1917, craignant qu’il ne meure à la guerre sans savoir qui étaient ses vrais parents.

Marguerite est le pilier de cette famille bourgeoise déclassée depuis la fuite du père. Elle vit dans les difficultés matérielles et supporte stoïquement le caractère insupportable de sa mère. Elle n’a pas les moyens de s’émanciper,  mais  soutiendra pourtant financièrement toute sa famille. De 1899 à 1904, elle tiendra au 20 Avenue Carnot à Paris (XVII) la pension Etoile-Famille. Louis Aragon a décrit cette avenue comme «l’avenue aux catalpas». En réalité, elle est bordée de paulownias dont les fleurs ressemblent à celles du catalpa.

Marguerite vécut pendant trente-quatre ans  une longue histoire d’amour clandestine avec Louis Andrieux et finit par devenir femme de lettres . D’abord traductrice de romans policiers anglais, elle écrira ensuite des romans à l’eau de rose pour plusieurs maisons d’édition et des magazines féminins. Elle réussira à vivre de sa plume et posèdera la carte de la Société des Gens de Lettres..

On sait peu de choses de la mère d’Aragon. Les sources sont maigres.  Le poète en a peu parlé. Roselyne Collinet-Waller a publié en 2001 aux Presses Universitaires de Strasbourg, l’étude Aragon et le père, romans. Mais, la vie de Marguerite semble une vie minuscule à une époque où les femmes bourgeoises se soumettaient à l’ordre familial. Nathalie Piégay a recréé sa vie, s’est rendue dans la plupart des lieux qu’elle a fréquenté. Elle parle avec empathie de cette femme que son fils a aimé, mais a un peu délaissé.

https://www.youtube.com/watch?v=vgJpnEclPLw

Grappe de fleurs de Paulownia.

René Char (1907-1988)

René Char.

Le poète René Char ne publie pas un seul livre entre Le visage nuptial, paru en décembre 1938 et Seuls demeurent, édité chez Gallimard en février 1945 par Raymond Queneau. Pas un seul texte non plus en revue entre 1939 et 1944.
Ce géant d’un mètre quatre-vingt-treize, ancien rugbyman, se cache à Céreste (Alpes de-Haute-Provence) dès 1940 pour ne pas être arrêté par la police de Vichy. En 1942, membre de l’Armée secrète, il change de nom. Il s’appelle désormais «Alexandre». Au maquis, il n’est plus écrivain, mais combattant. Le Capitaine Alexandre commande la section atterrissage parachutage-région 2 de la zone Durance. Son QG est installé à Céreste. La S.a.p. organise aussi des sections de combat.
René Char est deux fois résistant: par la rigueur de son écriture et par son action réelle au côté des partisans.
En 1946, Albert Camus demande de publier dans sa collection Espoir les Feuillets d’Hypnos, notes intimes du poète dans le maquis. C’est un recueil à la portée universelle.
Pour René Char, l’expérience de la résistance fut fondatrice: refus de publier durant l’Occupation, dénonciation du nazisme et de la collaboration française, interrogations aiguës et douloureuses sur son action et ses missions, prise de distance sitôt la guerre terminée.

Céreste (Alpes-de-Haute-Provence). Plaque sur le Maison de René Char.

Note sur le Maquis.

Montrer le côté hasardeux de l’entreprise, mais avec un art comme à dessein rétrospectif, dans sa nouveauté tirée de nos poitrines, dans sa vérité ou la sincère approximation de celle-ci. Ce sont les «fautes» de l’ennemi, sa consigne d’humilier avant d’exterminer, qui surtout nous favorisèrent. Sans le travail forcé en Allemagne, les persécutions, la contamination et les crimes, un petit nombre de jeunes gens seulement aurait pris le maquis et les armes. La France de 1940 ne croyait pas, chez elle, ni à la cruauté ni à l’asservissement; cette France livrée au râteau fantastique de Hitler par la pauvreté d’esprit des uns, la trahison très préparée des autres, la toute-puissante nocivité enfin d’interêts adversaires. De plus, l’énigme des années 1939-1940 pesait sur son insouciance de la veille comme une chape de plomb.
Dans la rapide succession des espoirs et des déceptions, des soudains en-avant suivis de déprimantes tromperies qui ont jalonné ces quarante dernières années, on peut discerner à bon droit la marque d’une fatalité maligne, la même dont on entrevoit périodiquement l’intervention au cours des tranches excessives de l’Histoire, comme si elle avait pour mission d’interdire tout changement autre que superficiel de la condition profonde des hommes. Mais je dois chasser cette appréhension. L’année qui accourt a devant elle le champ libre…
Contrairement à l’opinion avancée, le courage du désespoir fait peu d’adeptes. Une poignée d’hommes solitaires, jusqu’en 1942, tenta d’engager de près le combat. Le merveilleux est que cette cohorte disparate composée d’enfants trop choyés et mal aguerris, d’individualistes à tous crins, d’ouvriers par tradition soulevés, de croyants généreux, de garçons ayant l’exil du sol natal en horreur, de paysans au patriotisme fort obscur, d’imaginatifs instables, d’aventuriers précoces voisinant avec les vieux chevaux de retour de la Légion étrangère, les leurrés de la guerre d’Espagne; ce conglomérat fut sur le point de devenir entre les mains d’hommes intelligents et clairvoyants un extraordinaire verger comme la France n’en avait connu que quatre ou cinq fois au cours de son existence et sur son sol. Mais quelque chose, qui était hostile, ou simplement étranger à cette espérance, survint alors et la rejeta dans le néant. Par crainte d’un mal dont les pouvoirs devaient justement s’accroître du temps mort laissé par cet abandon!

Pour élargir, jusqu’à la lumière – qui sera toujours fugitive -, la lueur sous laquelle nous nous agitons, entreprenons, souffrons et subsistons, il faut l’aborder sans préjugés, allégée d’archétypes qui subitement sans qu’on soit averti, cessent d’avoir cours. Pour obtenir un résultat valable de quelque action que ce soit, il est nécessaire de la dépouiller de ses inquiètes apparences, des sortilèges et des légendes que l’imagination lui accorde déjà avant de l’avoir menée, de concert avec l’esprit et les circonstances, à bonne fin; de distinguer la vraie de la fausse ouverture par laquelle on va filer vers le futur. L’observer nue et la proue face au temps. L’évidence, qui n’est pas sensation mais regard que nous croisons au passage, s’offre souvent à nous, à demi dissimulée. Nous désignerons la beauté partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’intérim qu’elle paraît assurer au milieu de nos soucis. Faire longuement rêver ceux qui ordinairement n’ont pas de songes et plonger dans l’actualité ceux dans l’esprit desquels prévalent les jeux perdus du sommeil.

1944

I. Pauvreté et privilège dans Recherche de la base et du sommet.

Camille Claudel (8 décembre 1864- 19 octobre 1943)

L’Homme penché v 1886. Roubaix La Piscine Musée d’Art et d’industrie André Diligent

Camille Claudel est morte à l’asile de Montfavet le 19 Octobre 1943 à 78 ans d’un ictus apoplectique, vraisemblablement par suite de la malnutrition sévissant à l’hôpital. 30 ans d’enfermement forcé. Elle avait été internée le 10 mars 1913 après une demande de placement volontaire de sa mère.

Buste de Paul Claudel à 37 ans, étude.1905.Poitiers Musée Sainte-Croix.

Lettre à son frère Paul Claudel
3 mars 1927
Mon cher Paul.
J’ai eu de tes nouvelles dernièrement indirectement, j’ai appris que tu avais envoyé une certaine somme d’argent à Monsieur le Directeur pour améliorer mon sort dans la mesure du possible. Tu as bien fait d’avoir confiance en mr. le Directeur car c’est un homme qui a une grande réputation d’honnêteté et en même temps il a une grande bienveillance à mon égard. Tu peux être sûr que dans tous les cas il fera tout ce qu’il pourra pour moi et toi-même je suis sûre que ton intention est de me soulager, tu fais de bien gros sacrifices pour moi ce qui est d’autant plus méritoire de ta part que tu as des charges extraordinaires de tous les côtés. Cinq enfants et que de frais, que de voyages, que d’hôtels à payer.

Je me suis demandé souvent comment tu peux en venir à bout. Il faut que tu aies la tête solide pour gouverner les choses avec tant d’intelligence et d’en venir à bout, de triompher de toutes les difficultés! Ce n’est pas moi qui serais capable d’une chose pareille!

Ton intention est bonne et aussi celle de mons. le Directeur mais dans une maison de fous les choses sont bien difficiles à obtenir, les changements sont bien difficiles à faire ; même si on le veut, il est bien difficile de créer un état de choses supportables. Il y a des règlements établis, il y a une manière de vivre adoptée, pour aller contre les usages, c’est extrêmement difficile ! Il s’agit de tenir en respect toutes sortes de créatures énervées, violentes, criardes, menaçantes, il faut pour cela un ordre très sévère, même dur à l’occasion autrement on n’en viendrait pas à bout. Tout cela crie, chante, gueule à tue-tête du matin au soir et du soir au matin. Ce sont des créatures que leurs parents ne peuvent pas supporter tellement elles sont désagréables et nuisibles. Et comment se fait-il que moi, je sois forcée de les supporter ? Sans compter les ennuis qui résultent d’une telle promiscuité. Ca rit, ça pleurniche, ça raconte des histoires à n’en plus finir avec des détails qui se perdent les uns dans les autres ! que c’est ennuyeux d’être au milieu de tout cela, je donnerai 100 000 si je les avais pour en sortir de suite. Ce n’est pas ma place au milieu de tout cela, il faut me retirer de ce milieu : après 14 ans aujourd’hui d’une vie pareille je réclame la liberté à grands cris. Mon rêve serait de regagner tout de suite Villeneuve et de ne plus en bouger, j’aimerais mieux une grange à Villeneuve qu’une place de 1ère pensionnaire ici. Les premières ne sont pas mieux que les 3èmes c’est exactement la même chose surtout pour moi qui ne vis que de mon régime ; il est donc inutile d’augmenter les frais à ce point. L’argent que tu as envoyé pourrait servir à payer la 3ème classe.
Ce n’est pas sans regret que je te vois dépenser ton argent dans une maison d’aliénés. De l’argent qui pourrait m’être si utile pour faire de belles œuvres et vivre agréablement ! quel malheur! J’en pleurerais. Arrange-toi avec mr. le Directeur pour me remettre de 3ème classe ou alors retires-moi tout de suite d’ici, ce qui serait beaucoup mieux ; quel bonheur si je pouvais me retrouver à Villeneuve ! Ce joli Villeneuve qui n’a rien de pareil sur la terre!

Il y aujourd’hui 14 ans que j’eus la désagréable surprise de voir entrer dans mon atelier deux sbires armés de toutes pièces, casqués, bottés, menaçants en tous points. Triste surprise pour un artiste : au lieu d’une récompense, voilà ce qui m’est arrivé ! c’est à moi qu’il arrive des choses pareilles car j’ai toujours été en but à la méchanceté. Dieu ! ce que j’ai supporté depuis ce jour-là ! Et pas d’espoir que cela finisse. Chaque fois que j’écris à maman de me reprendre à Villeneuve, elle me répond que sa maison est en train de fondre c’est curieux à tous les points de vue. Cependant j’ai hâte de quitter cet endroit ; Plus ça va, plus c’est dur ! Il arrive tout le temps de nouvelles pensionnaires, on est les unes sur les autres, foussi comme on dit à Villeneuve, c’est à croire que tout le monde devient fou. Je ne sais pas si tu as l’intention de me laisser là mais c’est bien cruel pour moi ! On me dit que tu vas revenir pour le mariage de ta fille le 20 Avril. Il est fort probable que tu n’auras pas le temps de t’occuper de moi ; on s’arrangera pour t’envoyer encore à l’étranger faire des conférences. On saura t’éloigner de Paris et de moi surtout, j’ai bien peu de chance de vous toucher. Le départ d’ici est la seule chose que je souhaite, aucune modification ne peut me rendre heureuse ici ; il n’y a rien de bien de possible. Nous avons eu un hiver terrible: du mistral sans arrêter pendant six mois, l’océan glacial arctique n’est rien à côté de ça!

Dire qu’on est si bien à Paris et qu’il faut y renoncer pour des lubies que vous avez dans la tête.

J’ai entendu dire que Reine avait été très malade et qu’elle avait subi une opération très douloureuse. Espérons qu’elle va mieux à présent. Il parait que Louise aussi a été bien malade, tout cela me fait trembler. Surtout s’il arrive quelque malheur, ne m’abandonne pas ici toute seule et ne fais rien sans me consulter. Etant donné que je connais les mœurs de l’établissement c’est moi qui sait ce qu’il me faut.

Heureusement que j’ai la protection du docteur Charpenel et celle de mons. le Directeur, je te remercie de t’adresser à eux.

Ne prends pas ma lettre en mauvaise part.

Si tu n’as pas l’intention de venir me voir, tu devrais décider maman à faire le voyage, je serais bien heureuse de la voir encore une fois. En prenant le rapide, ce n’est pas si fatigant qu’on le dit, elle pourrait bien faire cela pour moi malgré son grand âge.

Là-dessus je te quitte en t’embrassant ainsi que ta fille Gigette qui je crois est encore avec toi.
Ta femme n’a pas voulu me voir ni les autres. Je n’espère plus les revoir.
Ta sœur Camille.

Lettres d’Albert Camus à René Char

René Char, Albert Camus. L’Isle-sur-la-Sorgue. Septembre 1949.

[Paris] 26 octobre 1951
Mon cher René,
Je suppose que vous avez maintenant reçu L’Homme révolté. La sortie en a été un peu retardée par des embarras d’imprimerie. Naturellement, je réserve pour votre retour un autre exemplaire, qui sera le bon. Bien avant que le livre soit sorti, les pages sur Lautréamont, parues dans les Cahiers du Sud, ont suscité une réaction particulièrement sotte et naïve, et qui se voulait méchante de Breton. Décidément, il n’en finira jamais avec le collège. J’ai répondu, sur un autre ton, et seulement parce que les affirmations gratuites de Breton risquaient de faire passer le livre pour ce qu’il n’était pas. Ceci pour vous tenir au courant de l’actualité bien parisienne, toujours aussi frivole et lassante, comme vous le voyez.
Je le ressens de plus en plus, malheureusement. D’avoir expulsé ce livre m’a laissé tout vide, et dans un curieux état de dépression « aérienne ». Et puis une certaine solitude… Mais ce n’est pas à vous que je peux apprendre cela. J’ai beaucoup pensé à notre dernière conversation, à vous, à mon désir de vous aider. Mais il y a en vous de quoi soulever le monde. Simplement, vous recherchez, nous recherchons le point d’appui. Vous savez du moins que vous n’êtes pas seul dans cette recherche. Ce que vous savez peut-être mal c’est à quel point vous êtes un besoin pour ceux qui vous aiment et, qui sans vous, ne vaudraient plus grand chose. Je parle d’abord pour moi qui ne me suis jamais résigné à voir la vie perdre de son sens, et de son sang. A vrai dire, c’est le seul visage que j’aie jamais connu à la souffrance. On parle de la douleur de vivre. Mais ce n’est pas vrai, c’est la douleur de ne pas vivre qu’il faut dire. Et comment vivre dans ce monde d’ombres? Sans vous, sans deux ou trois êtres que je respecte et chéris, une épaisseur manquerait définitivement aux choses. Peut-être ne vous ai-je pas assez dit cela, mais ce n’est pas au moment où je vous sens un peu désemparé que je veux manquer à vous le dire. Il y a si peu d’occasions d’amitié vraie aujourd’hui que les hommes en sont devenus trop pudiques, parfois. Et puis chacun estime l’autre plus fort qu’il n’est, notre force est ailleurs, dans la fidélité. C’est dire qu’elle est aussi dans nos amis et qu’elle nous manque en partie s’ils viennent à nous manquer. C’est pourquoi aussi, mon cher René, vous ne devez pas douter de vous, ni de votre œuvre incomparable: ce serait douter de nous aussi et de tout ce qui nous élève. Cette lutte qui n’en finit plus, cet équilibre harassant (et à quel point j’en sens parfois l’épuisement!) nous unissent, quelques-uns, aujourd’hui. La pire chose après tout serait de mourir seul, et plein de mépris. Et tout ce que vous êtes, ou faites, se trouve au-delà du mépris.
Revenez bien vite, en tous cas. Je vous envie l’automne de Lagnes, et la Sorgue, et la terre des Atrides. L’hiver est déjà là et le ciel de Paris a déjà sa gueule de cancer. Faites provisions de soleil et partagez avec nous.
Très affectueusement à vous
A.C.

Amitiés aux Mathieu, aux Roux, à tous.


Sorel-Moussel (par Anet)                                                                   17 septembre 1957
Eure-et-Loir
30 à Sorel-Moussel

Cher René,

Je suis en Normandie avec mes enfants, près de Paris en somme, et encore plus près de vous par le cœur. Le temps ne sépare, il n’est lâche que pour les séparés — Sinon, il est fleuve, qui porte, du même mouvement. Nous nous ressemblons beaucoup et je sais qu’il arrive qu’on ait envie de « disparaître », de n’être rien en somme. Mais vous disparaîtriez pendant dix ans que vous retrouveriez en moi la même amitié, aussi jeune qu’il y a des années quand je vous ai découvert en même temps que votre œuvre. Et je ne sais pourquoi, j’ai le sentiment qu’il en est de même pour vous, à mon égard. Quoi qu’il en soit, je voudrais que vous vous sentiez toujours libre et d’une liberté confiante, avec moi.
Plus je vieillis et plus je trouve qu’on ne peut vivre qu’avec les êtres qui vous libèrent, qui vous aiment d’une affection aussi légère à porter que forte à éprouver. La vie d’aujourd’hui est trop dure, trop amère, trop anémiante, pour qu’on subisse encore de nouvelles servitudes, venues de qui on aime. À la fin, on mourrait de chagrin, littéralement. Et il faut que nous vivions, que nous trouvions les mots, l’élan, la réflexion qui fondent une joie, la joie. Mais c’est ainsi que je suis votre ami, j’aime votre bonheur, votre liberté, votre aventure en un mot, et je voudrais être pour vous le compagnon dont on est sûr, toujours.
Je rentre dans une semaine. Je n’ai rien fait pendant cet été, sur lequel je comptais, beaucoup, pourtant. Et cette stérilité, cette insensibilité subite et durable m’affectent beaucoup. Si vous êtes libre à la fin de la semaine prochaine (jeudi ou vendredi, le temps de me retourner) déjeunons ou dînons. Un mot dans ma boîte et ce sera convenu. Je me réjouis du fond du cœur, de vous revoir.
Votre ami”

Albert Camus

Triste Normandie! Sage, médiocre et bien peignée. Et puis un été de limaces. Je meurs de soif, privé de lumière [écrit dans la marge gauche de la lettre]

Chez Michel Gallimard
à Sorel-Moussel
Eure-et-Loir

Albert Camus (1913 – 1960)

Albert Camus, Pourquoi l’Espagne ? (Combat, 1948).

“C’est cela, justement, que je ne puis pardonner à la société politique contemporaine: qu’elle soit une machine à désespérer les hommes”.

Albert Camus (Henri Cartier-Bresson, 1944).

Emil Cioran (1911 – 1995)

Emil Cioran.

«La lucidité et la fatigue ont eu raison de moi – j’entends une fatigue philosophique autant que biologique – quelque chose en moi s’est détraqué. On écrit par nécessité et la lassitude fait disparaître cette nécessité. Il vient un temps où cela ne nous intéresse plus. En outre, j’ai fréquenté trop de gens qui ont écrit plus qu’il n’aurait fallu, qui se sont obstinés à produire, stimulés par le spectacle de la vie littéraire parisienne. Mais il me semble que moi aussi j’ai trop écrit. Un seul livre aurait suffi. Je n’ai pas eu la sagesse de laisser inexploitées mes virtualités, comme les vrais sages que j’admire, ceux qui, délibérément, n’ont rien fait de leur vie.»

Entretien avec Sylvie Jaudeau, José Corti, 1990.

 

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire. Autoportrait. Dessin a la plume. 1845.

Paysage

Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.

II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

Les Fleurs du Mal, 1857.

Frontispice de la première édition des Fleurs du mal annotée par Charles Baudelaire.

Philippe Soupault – Marcel Proust

J’ai un peu écouté hier en voiture Répliques sur France Culture, l’émission d’Alain Finkielkraut,  puis tranquillement dans l’après-midi en podcast. “La mort de la grand-mère dans la recherche du temps perdu.”

Un peu déçu. Manque de dialogue réel entre Philippe Lançon et Antoine Compagnon. Deux mondes différents? Une certain rancoeur semblait couver encore à cause d’ un article peu amène publié par le critique de Libération il y a peu: Nathalie Quintane à la recherche du sens perdu. (20 avril 2018)

https://www.franceculture.fr/emissions/repliques/la-mort-de-la-grand-mere-dans-la-recherche-du-temps-perdu

Philippe Soupault. (Man Ray) 1923.

J’ai retrouvé dans ma bibliothèque un livre de souvenirs de Philippe Soupault  (1897-1990) que j’avais bien aimé (Folio n°3165). L’évocation de Marcel Proust est assez belle et plutôt tendre.

Philippe Soupault, Profils perdus, Mercure de France, 1963.

Marcel Proust
«J’ai toujours aimé les gens que l’on qualifie d’extravagants. Dès mon enfance quand j’avais le plaisir de rencontrer des femmes et des hommes qu’on traite d’individus bizarres, je ne pouvais m’empêcher de leur adresser la parole alors que mes contemporains les évitent et les fuient.(…)
C’est à la même époque que je rencontrai pendant mes vacances à Cabourg un homme dont l’étrangeté m’attira et je voulus, selon ma coutume, faire sa connaissance. Un de mes amis, plus âgé que moi, me présenta à cet homme qui se promenait parfois le soir dans les salles du casino. Il se nommait Marcel Proust. J’éprouvais la même stupéfaction et la même sympathie que pour mon étrange amie du VIII ème arrondissement.
Marcel Proust réussit toujours à m’étonner. Vers six heures du soir, au coucher du soleil, on apportait sur la terrasse du grand hôtel de Cabourg un fauteuil de rotin. Pendant quelques minutes, ce fauteuil restait vide.Le «personnel» attendait. Puis Marcel Proust s’approchait lentement, une ombrelle à la main. Il guettait sur le seuil de la porte vitrée la tombée de la nuit. Lorsqu’ils passaient près de son fauteuil, les grooms se parlaient par signes comme les sourds-muets. Puis les amis de Proust s’approchaient. Ils parlaient d’abord du temps et de la température. A cette époque – c’était en 1913 – Marcel Proust craignait ou semblait craindre le soleil. Mais c’est le bruit surtout qui lui faisait horreur.
Tous les habitants de l’hôtel racontaient que M.Proust avait loué cinq chambres au prix fort. L’une pour y habiter, les quatre autres pour y «enfermer» le silence.
Quand, fasciné, je m’approchais de lui pour le regarder, il m’adressait la parole parce qu’il avait appris que j’étais le fils d’une de ses jeunes filles en fleurs. Il me parlait souvent d’un cours de danse qui se donnait dans un appartement de la rue de Ville-l’Evêque.
– C’est là que j’ai rencontré votre mère, votre tante, elle s’appelait Louise, n’est-ce pas? Je vois ses yeux, les seuls dont on pouvait dire qu’ils étaient violets.
Il parlait beaucoup de sa jeunesse, des coïncidences, des rencontres, des regrets. Son sourire était jeune, ses yeux profonds, son regard las, ses gestes lents. Bien sûr, j’ignorais qu’il écrivait. Il ne parlait jamais de son œuvre. C’est pourtant à cette époque qu’il écrivait A la recherche du temps perdu. Personne d’ailleurs ne semblait s’en douter. Il posait cependant beaucoup de questions. Je ne me souviens malheureusement que de quelques-unes. Elles me paraissaient puériles. Ainsi: A quelle époque exactement, demandait-il, à un garçon de café, fleurissent les cerisiers dans les vergers de Cabourg, pas les pommiers, les cerisiers?
Un autre jour il fit venir un des cuisiniers de l’hôtel pour lui demander la recette des sôles à la Mornay. Le cuisinier la récita. Marcel Proust lui glissa un billet de banque. Et le cuisinier empochant le pourboire partit en murmurant: «C’est trop, c’est trop!» Un autre jour il demanda quelle marque de cigares fumait le Prince de Galles qui était devenu Edouard VII. Qu’appelle-t-on un chapeau Cronstadt?
Je n’en revenais pas. Je l’écoutais bouche bée.
Parfois on le retrouvait assis devant une grande table. Il offrait à ceux qui l’approchaient une coupe de champagne. Quand il réclamait des cigares pour ses amis, on savait que c’était le signal de son départ.
– Excusez-moi, disait-il, la fumée du cigare me fait tousser…
Et il se levait. Il semblait avoir hâte de retrouver sa chambre et le silence.
Je ne le revis que quelques années plus tard, après la guerre. Je savais qu’il était un écrivain puisqu’il avait eu la gentillesse de m’envoyer Du côté de chez Swann. On commençait à parler de lui. Mais il sortait de moins en moins. Je l’aperçus une nuit au Boeuf sur le Toit. Il avait terriblement changé. J’allai le saluer et m’assis en face de lui. Il était fiévreux, anxieux même. Il parlait à voix basse. Il me demanda si j’étais retourné à Cabourg. Petite tirade sur Cabourg. Mais il avait l’air si fatigué que je n’insistai pas. Il se retira sur la pointe des pieds.
Quelques mois plus tard, je lui envoyai les Champs magnétiques qui venaient de paraître. J’habitais à cette époque dans l’île Saint-Louis, quai Bourbon, tout près de ses amis Bibesco. Un soir, à huit heures, on sonna à ma porte. Un chauffeur me demanda si j’accepterais de venir parler à M. Marcel Proust qui attendait dans sa voiture devant ma porte. J’acceptai, bien sûr. Pourtant, j’habitais à l’entresol. Qu’importe.
Marcel Proust, emmitouflé, était assis dans le fond d’un taxi. On voyait briller ses yeux, comme ceux d’un hibou. Il me remercia longuement, trop longuement à mon gré, d’avoir bien voulu me déranger.
– Je viens de chez les Bibesco qui sont vos voisins.
Il n’aurait pas voulu passer devant ma porte, me précisa-t-il, sans me remercier pour l’envoi d’un livre «capital» (Marcel Proust n’hésitait pas à employer les superlatifs).
– Je suis si fatigué que je ne puis vous remercier très longuement comme je le devrais et comme je n’étais pas sûr de vous trouver je vous ai écrit une lettre. La voici.
Il ferma soudain les yeux. Il paraissait épuisé. Jouait-il la comédie? Je ne le crois pas. Je le remerciai et pris congé. Il avait, une fois de plus, réussi à m’étonner. Son extrême politesse, excessive, était peut-être de l’insolence.
Je voulus à mon tour le remercier de l’envoi d’un de ses livres mais il me fit dire par son chauffeur qu’il était trop fatigué pour recevoir mais qu’il me ferait signe un soir si je ne craignais pas de sortir après minuit.
Je crus, et ne fus pas le seul, qu’il se cachait et qu’il refusait de revoir ceux qu’il auraient pu lui rappeler des souvenirs dont il n’avait plus l’usage. En vérité, et je le compris aisément, il avait hâte de finir son œuvre qui d’ailleurs ne fut jamais finie bien qu’il ait cru nécessaire d’écrire le mot fin au bas d’une des feuilles de son manuscrit.