Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues. Editions Conard, 1913.
” Homère. N’a jamais existé. — Célèbre par sa façon de rire : un rire homérique.”
"Il faut voyager pour frotter et lisser sa cervelle contre celle d'aultruy" Montaigne, Essais Livre I, 1595
Un ami est parti ce matin. Triste Noël. Adieu, Luc!
Tibulle (Elégies, 2, 4, 50):
«Et bene, discedens dicet, placideque quiescas,
Terraque securae sit super ossa levis.»
«Il s’éloignera en disant: «Dors en paisible repos!
Sois tranquille, et que la terre soit légère à tes os!»
Jean Giono, L’histoire de Monsieur Jules (L’oiseau bagué):
«Au fond, dans la vie, on a tant de besoin de consolation, de tendresse, de main sur les yeux; et toujours à faire le rodomont et le narquois au milieu du jour, et à rouler ses bras et à bomber sa poitrine, en criant moi, moi, moi, comme si l’on était capable de raser à la main les forêts de toutes les montagnes, et puis, pas plutôt caché, on pleure dans ses doigts.»
Je remercie Jean- Louis Trintignant de m’avoir rappelé ce poème que j’avais tant aimé quand j’avais lu L’homme rapaillé du poète québécois Gaston Miron, il y a bien longtemps.
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/141218/trintignant-au-firmament-final
La marche à l’amour
Tu as les yeux pers des champs de rosées
tu as des yeux d’aventure et d’années-lumière
la douceur du fond des brises au mois de mai
dans les accompagnements de ma vie en friche
avec cette chaleur d’oiseau à ton corps craintif
moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches
moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir
la tête en bas comme un bison dans son destin
la blancheur des nénuphars s’élève jusqu’à ton cou
pour la conjuration de mes manitous maléfiques
moi qui ai des yeux où ciel et mer s’influencent
pour la réverbération de ta mort lointaine
avec cette tache errante de chevreuil que tu as
tu viendras tout ensoleillée d’existence
la bouche envahie par la fraîcheur des herbes
le corps mûri par les jardins oubliés
où tes seins sont devenus des envoûtements
tu te lèves, tu es l’aube dans mes bras
où tu changes comme les saisons
je te prendrai marcheur d’un pays d’haleine
à bout de misères et à bout de démesures
je veux te faire aimer la vie notre vie
t’aimer fou de racines à feuilles et grave
de jour en jour à travers nuits et gués
de moellons nos vertus silencieuses
je finirai bien par te rencontrer quelque part
bon dieu!
et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
par le mince regard qui me reste au fond du froid
j’affirme ô mon amour que tu existes
je corrige notre vie
nous n’irons plus mourir de langueur
à des milles de distance dans nos rêves bourrasques
des filets de sang dans la soif craquelée de nos lèvres
les épaules baignées de vols de mouettes
non
j’irai te chercher nous vivrons sur la terre
la détresse n’est pas incurable qui fait de moi
une épave de dérision, un ballon d’indécence
un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profondes
frappe l’air et le feu de mes soifs
coule-moi dans tes mains de ciel de soie
la tête la première pour ne plus revenir
si ce n’est pour remonter debout à ton flanc
nouveau venu de l’amour du monde
constelle-moi de ton corps de voie lactée
même si j’ai fait de ma vie dans un plongeon
une sorte de marais, une espèce de rage noire
si je fus cabotin, concasseur de désespoir
j’ai quand même idée farouche
de t’aimer pour ta pureté
de t’aimer pour une tendresse que je n’ai pas connue
dans les giboulées d’étoiles de mon ciel
l’éclair s’épanouit dans ma chair
je passe les poings durs au vent
j’ai un coeur de mille chevaux-vapeur
j’ai un coeur comme la flamme d’une chandelle
toi tu as la tête d’abîme douce n’est-ce pas
la nuit de saule dans tes cheveux
un visage enneigé de hasards et de fruits
un regard entretenu de sources cachées
et mille chants d’insectes dans tes veines
et mille pluies de pétales dans tes caresses
tu es mon amour
ma clameur mon bramement
tu es mon amour ma ceinture fléchée d’univers
ma danse carrée des quatre coins d’horizon
le rouet des écheveaux de mon espoir
tu es ma réconciliation batailleuse
mon murmure de jours à mes cils d’abeille
mon eau bleue de fenêtre
dans les hauts vols de buildings
mon amour
de fontaines de haies de ronds-points de fleurs
tu es ma chance ouverte et mon encerclement
à cause de toi
mon courage est un sapin toujours vert
et j’ai du chiendent d’achigan plein l’âme
tu es belle de tout l’avenir épargné
d’une frêle beauté soleilleuse contre l’ombre
ouvre-moi tes bras que j’entre au port
et mon corps d’amoureux viendra rouler
sur les talus du mont Royal
orignal, quand tu brames orignal
coule-moi dans ta palinte osseuse
fais-moi passer tout cabré tout empanaché
dans ton appel et ta détermination
Montréal est grand comme un désordre universel
tu es assise quelque part avec l’ombre et ton coeur
ton regard vient luire sur le sommeil des colombes
fille dont le visage est ma route aux réverbères
quand je plonge dans les nuits de sources
si jamais je te rencontre fille
après les femmes de la soif glacée
je pleurerai te consolerai
de tes jours sans pluies et sans quenouilles
des circonstances de l’amour dénoué
j’allumerai chez toi les phares de la douceur
nous nous reposerons dans la lumière
de toutes les mers en fleurs de manne
puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang
tu seras heureuse fille heureuse
d’être la femme que tu es dans mes bras
le monde entier sera changé en toi et moi
la marche à l’amour s’ébruite en un voilier
de pas voletant par les lacs de portage
mes absolus poings
ah violence de délices et d’aval
j’aime
que j’aime
que tu t’avances
ma ravie
frileuse aux pieds nus sur les frimas de l’aube
par ce temps profus d’épilobes en beauté
sur ces grèves où l’été
pleuvent en longues flammèches les cris des pluviers
harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes
ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs
lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée
et qu’en tangage de moisson ourlée de brises
je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale
je roule en toi
tous les saguenays d’eau noire de ma vie
je fais naître en toi
les frénésies de frayères au fond du coeur d’outaouais
puis le cri de l’engoulevent vient s’abattre dans ta gorge
terre meuble de l’amour ton corps
se soulève en tiges pêle-mêle
je suis au centre du monde tel qu’il gronde en moi
avec la rumeur de mon âme dans tous les coins
je vais jusqu’au bout des comètes de mon sang
haletant
harcelé de néant
et dynamité
de petites apocalypses
les deux mains dans les furies dans les féeries
ô mains
ô poings
comme des cogneurs de folles tendresses
mais que tu m’aimes et si tu m’aimes
s’exhalera le froid natal de mes poumons
le sang tournera ô grand cirque
je sais que tout mon amour
sera retourné comme un jardin détruit
qu’importe je serai toujours si je suis seul
cet homme de lisière à bramer ton nom
éperdument malheureux parmi les pluies de trèfles
mon amour ô ma plainte
de merle-chat dans la nuit buissonneuse
ô fou feu froid de la neige
beau sexe léger ô ma neige
mon amour d’éclairs lapidée
morte
dans le froid des plus lointaines flammes
puis les années m’emportent sens dessus dessous
je m’en vais en délabre au bout de mon rouleau
des voix murmurent les récits de ton domaine
à part moi je me parle
que vais-je devenir dans ma force fracassée
ma force noire du bout de mes montagnes
pour te voir à jamais je déporte mon regard
je me tiens aux écoutes des sirènes
dans la longue nuit effilée du clocher de Saint-Jacques
et parmi ces bouts de temps qui halètent
me voici de nouveau campé dans ta légende
tes grands yeux qui voient beaucoup de cortèges
les chevaux de bois de tes rires
tes yeux de paille et d’or
seront toujours au fond de mon coeur
et ils traverseront les siècles
je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi
lentement je m’affale de tout mon long dans l’âme
je marche à toi, je titube à toi, je bois
à la gourde vide du sens de la vie
à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud
à ces taloches de vent sans queue et sans tête
je n’ai plus de visage pour l’amour
je n’ai plus de visage pour rien de rien
parfois je m’assois par pitié de moi
j’ouvre mes bras à la croix des sommeils
mon corps est un dernier réseau de tics amoureux
avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus
je n’attends pas à demain je t’attends
je n’attends pas la fin du monde je t’attends
dégagé de la fausse auréole de ma vie
L’Homme Rapaillé, 1970.
Trintignant, Mille, Piazzolla Théâtre de la Porte-Saint-Martin
Du 11 au 22 décembre Du mardi au samedi à 18 h 30, sauf 16 et 17 décembre.
Je n’ay plus que les os (Pierre de Ronsard)
Je n’ay plus que les os, un Schelette je semble,
Decharné, denervé, demusclé, depoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
Apollon et son fils deux grans maistres ensemble,
Ne me sçauroient guerir, leur mestier m’a trompé,
Adieu plaisant soleil, mon oeil est estoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se desassemble.
Quel amy me voyant en ce point despouillé
Ne remporte au logis un oeil triste et mouillé,
Me consolant au lict et me baisant la face,
En essuiant mes yeux par la mort endormis?
Adieu chers compaignons, adieu mes chers amis,
Je m’en vay le premier vous preparer la place.
Derniers vers, Posthume, 1586.
Marie-Sophie Leroyer de Chantepie (31 octobre 1800, Château-Gontier – 23 octobre 1888, Angers) est une écrivaine française.
Elle a hérité de ses parents, à leur mort (1830?), une confortable fortune: fermes et terres autour d’Angers, maisons dans la ville même. Dans sa propriété La Licorne, elle accueille généreusement beaucoup de nécessiteux. Leur nombre atteint parfois les dix-huit personnes. Célibataire, profondément croyante, elle souffrira toute sa vie d’obsessions intérieures: scrupules liés à la religion; conflits domestiques.
L’art lui apporte quelques consolations. Grande lectrice, amatrice de peinture, de musique (concerts, opéras), elle se désespère du néant de la vie culturelle de province. Elle voyage peu. Elle séjourne parfois à Nantes, où elle loue une maison pour assister à des opéras.
Pour pallier ses angoisses, elle correspond, entre autres, avec George Sand, et durant 19 ans, avec Gustave Flaubert .
Elle écrit pour la première fois à Flaubert depuis Angers, le 18 décembre 1856, afin de lui témoigner son admiration après la lecture de Madame Bovary qui venait de paraître dans la Revue de Paris, avant publication, chez l’éditeur Michel Lévy, au mois de septembre 1857:
«J’ai vu d’abord que vous aviez écrit un chef d’œuvre de naturel et de vérité. Oui, ce sont bien là les mœurs de cette province où je suis née, où j’ai passé ma vie…»
À Flaubert elle écrit aussi:
«Je crois, comme vous, au progrès, mais toujours il faudra se séparer, souffrir, mourir, et cette prévision seule suffira pour empêcher d’être heureux; alors il faut chercher ailleurs l’immortalité, l’union indissoluble, le bonheur… Je crois comme vous à l’évolution perpétuelle de l’humanité sur notre globe, mais voilà pour le temps, mais au-delà, mais ailleurs! Que se passera-t-il et que trouverons-nous? Voilà le grand, l’éternel problème, auprès duquel le problème social disparaît…»
Son premier roman est édité en 1844, Les Duranti. Elle publie ensuite Angélique Lagier (1851), Angèle ou Le Dévouement filial (1860). La Bibliothèque nationale de France mentionne 13 œuvres, certaines publiées après sa mort.
Elle écrit aussi des articles dans Le Phare de la Loire. On remarque aussi Mémoires d’une provinciale (1880) et la parution posthume de Souvenirs et Impressions littéraires (1892) dans lesquels Marie-Sophie consacre un chapitre à George Sand et un autre à Gustave Flaubert.
Aristocrate issue d’un milieu très privilégié, Marie-Sophie fréquente surtout des artistes et des Républicains. Ces derniers sont majoritaires dans son salon à partir de 1871. Armand Barbès est son héros, et les prolétaires des martyrs qui luttent pour une juste cause.
Mais la sensibilité politique de Mademoiselle de Chantepie, ses idées sociales, sont toujours le fruit de la dimension chrétienne de sa personnalité. Le républicain, chez elle, prend racine dans la spiritualité évangélique.
Elle meurt le 23 octobre 1888 dans sa maison d’Angers.
À MARIE-SOPHIE LEROYER DE CHANTEPIE
[Croisset, 6 juin 1857.]
[Cette lettre sera courte, mais il y a longtemps que je ne vous ai écrit, ce me semble? et comme je vais être dérangé tous ces jours-ci (j’attends trois amis de Paris qui viennent passer quelque temps chez moi) je ne veux pas remettre à plus longtemps, le plaisir de causer avec vous.]
Non, détrompez-vous! je ne raille nullement (et pas même dans le plus profond de ma conscience) vos sentiments religieux. Toute piété m’attire. Et la catholique par-dessus toutes les autres. Mais je ne comprends pas la nature de vos doutes. Ont-ils rapport au dogme ou à vous-même? Si je comprends ce que vous m’écrivez, il me semble que vous vous sentez indigne? Alors rassurez-vous. Car vous péchez par excès d’humilité, ce qui est une grande vertu. Indigne! pourquoi? pourquoi, pauvre chère âme endolorie que vous êtes? Rassurez-vous. Votre Dieu est bon et vous avez assez souffert pour qu’il vous aime. Mais si vous avez des doutes sur le fond même de la religion (ce que je crois, quoi que vous en disiez), pourquoi vous affliger de manquer à des devoirs, qui dès lors ne sont plus des devoirs? Qu’un catholique sincère se fasse musulman (pour un motif ou pour un autre), cela est un crime aux yeux de la religion comme à ceux de la philosophie. Mais si ce catholique n’est pas un croyant, son changement de religion n’a pas plus d’importance qu’un changement d’habit. Tout dépend de la valeur que nous donnons aux choses. C’est nous qui faisons la moralité ou la vertu. Le cannibale qui mange son semblable est aussi innocent que l’enfant qui suce son sucre d’orge. Pourquoi donc vous désespérer de ne pouvoir ni vous confesser, ni communier, puisque vous ne le pouvez pas? Du moment que ce devoir vous est impraticable, ce n’est plus un devoir. – Mais non! L’admiration que vous me témoignez pour Jean Reynaud me prouve que vous êtes en plein dans le courant de la critique contemporaine et cependant vous tenez par l’éducation, par l’habitude et par votre nature personnelle aux croyances du passé. Si vous voulez sortir de là, je vous le répète, il faut prendre un parti, vous enfoncer résolument dans l’un ou dans l’autre. Soyez avec sainte Thérèse ou avec Voltaire. Il n’y a pas de milieu, quoi qu’on dise
L’humanité maintenant est exactement comme vous. Le sang du moyen âge palpite encore dans ses veines et elle aspire le grand vent des siècles futurs, qui ne lui apporte que des tempêtes.
Et tout cela, parce qu’on veut une solution. Oh! orgueil humain. Une solution! le but, la cause! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause. Et à mesure que nous irons, elle se reculera indéfiniment, parce que notre horizon s’élargira. Plus les télescopes seront parfaits et plus les étoiles seront nombreuses. Nous sommes condamnés à rouler dans les ténèbres et dans les larmes.
Quand je regarde une des petites étoiles de la voie lactée, je me dis que la terre n’est pas plus grande que l’une de ces étincelles. – Et moi qui gravite une minute sur cette étincelle, que suis-je donc, que sommes-nous? Ce sentiment de mon infirmité, de mon néant, me rassure. Il me semble être devenu un grain de poussière perdu dans l’espace, et pourtant je fais partie de cette grandeur illimitée qui m’enveloppe. Je n’ai jamais compris que cela fût désespérant. Car il se pourrait bien qu’il n’y eût rien du tout, derrière le rideau noir. L’infini, d’ailleurs, submerge toutes nos conceptions. Et du moment qu’il est, pourquoi y aurait-il un but à une chose aussi relative que nous?
Imaginez un homme qui, avec des balances de mille coudées voudrait peser le sable de la mer. Quand il aurait empli ses deux plateaux, ils déborderaient et son travail ne serait pas plus avancé qu’au commencement. Toutes les philosophies en sont là. Elles ont beau se dire: «Il y a un poids cependant, il y a un certain chiffre qu’il faut savoir. Essayons»; on élargit les balances, la corde casse, et toujours ainsi, toujours! Soyez donc plus chrétienne. Et résignez-vous à l’ignorance. Vous me demandez quels livres lire. Lisez Montaigne, lisez-le lentement, posément! Il vous calmera. Et n’écoutez pas les gens qui parlent de son égoïsme. Vous l’aimerez, vous verrez. Mais ne lisez pas, comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez pour vivre. Faites à votre âme une atmosphère intellectuelle qui sera composée par l’émanation de tous les grands esprits. Étudiez, à fond, Shakespeare et Goethe. Lisez des traductions des auteurs grecs et romains, Homère, Pétrone, Plaute, Apulée, etc., et quand quelque chose vous ennuiera, acharnez-vous dessus. Vous le comprendrez bientôt, ce sera une satisfaction pour vous. Il s’agit de travailler, me comprenez-vous? Je n’aime pas à voir une aussi belle nature que la vôtre s’abîmer dans le chagrin et le désœuvrement. Élargissez votre horizon et vous respirerez plus à l’aise. Si vous étiez un homme et que vous eussiez vingt ans, je vous dirais de vous embarquer pour faire le tour du monde. Eh bien! faites le tour du monde dans votre chambre. Étudiez ce dont vous ne vous doutez pas: la Terre. Mais je vous recommande d’abord Montaigne. Lisez-le d’un bout à l’autre et quand vous aurez fini, recommencez. Les conseils (de médecins, sans doute) que l’on vous donne me paraissent peu intelligents. Il faut, au contraire, fatiguer votre pensée. Ne croyez pas qu’elle soit usée. Ce n’est point une courbature qu’elle a, mais des convulsions. Ces gens-là, d’ailleurs, n’entendent rien à l’âme. Je les connais, allez!
Je ne vous parle pas aujourd’hui d’Angélique, parce que je n’ai ni le temps ni la place. Je vous en ferai une critique détaillée dans ma prochaine lettre.
Adieu, et comptez toujours sur mon affection. Je pense très souvent à vous, et j’ai grande envie de vous voir. Cela viendra, espérons-le […].
Gve Flaubert
La guerre et ce qui s’ensuivit
Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates-formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles
Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure
et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées
On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève
Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations
Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital
Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés
Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille
Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux
Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur
Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées
Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt
Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri
Le roman inachevé, 1956.
Enregistré a la radio en 1959, avec Léo Ferré au piano, deux ans avant la sortie du disque 25cm “Les chansons d’Aragon”.
Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire est mort à Paris le 9 novembre 1918, il y a 100 ans. Il avait 38 ans.
Si je mourais là-bas…
Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur
Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier
Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants
Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté
Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
– Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur –
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie
Ô mon unique amour et ma grande folie
La nuit descend
On y pressent
Un long destin de sang
Guillaume APOLLINAIRE, Poèmes à Lou (1947).
Poème composé à Nîmes le 30 janvier 1915.
Réponse de Paul Gadenne à une enquête de René Char dans la revue Empédocle (Mai 1950) sur les incompatibilités de l’écrivain (« Y a-t-il des incompatibilités?»)
«Votre questionnaire me parvient à Amsterdam où je suis en passant, et j’y réponds entre deux averses et deux tables. Je suis venu dans ce pays non en touriste, mais pour vérifier quelques-uns des événements, quelques-unes des structures de ma vie intérieure. – J’ose me servir de cette expression abhorrée : il y a des terreurs que je ne veux pas subir. [Ce qui me met dans une position spéciale, un peu spécieuse, qui échappe à la compétence de l’entourage le mieux disposé, et même m’instruit assez sur moi-même, et sur autrui : il serait peut-être prétentieux de souhaiter autre chose.
C’est déjà répondre à la question, et je voudrais que l’on sente toute la modestie, toute la nostalgie même que je me permets d’introduire dans cette enquête.]*
C’est déjà répondre à la question. Je suis un voyageur dont le type ne se rencontre plus. Aussi les réponses qui parviennent à mes propres questions, sur le terrain modeste de la vie quotidienne, témoignent-elles d’un décalage, et sont-elles faites d’éléments que mon attention n’enregistre pas. Cela revient à se savoir assez seul, ce qui est notre condition même, et le prix de notre authenticité. Déjà c’est un fait, en mainte occasion il y a des incompatibilités entre le monde des hommes et moi. Et je veux bien accepter pour moitié la responsabilité de ces incompatibilités, c’est moi qui les crée autant que le monde : elles sont la preuve de mon existence. J’existe par ce conflit toujours ouvert et que je ne veux pas laisser éteindre, même s’il me tue. La force brutale n’a aucune chance de m’impressionner, elle peut me supprimer tout au plus. «Except my life», comme dit si bien lord Hamlet. Et peut-être qu’Ariel ne pourrait subsister sans Caliban. Mais il est vrai aussi qu’il ne peut que le combattre – à moins qu’il ne puisse l’éclairer. Tel est le mystère.
Amsterdam 30 juin 1950.»
*Le passage entre crochets correspond à une deuxième version.
(source: La Rue Profonde. Carnets Paul Gadenne, n° 1, p. 102-103)