Susana Soca est née à Montevideo le 19 juillet 1906. C’est la fille unique de Francisco Soca, un médecin uruguayen très réputé et de Luisa Blanco Acevedo. Son père a soutenu sa thèse à Paris en 1888, sous le patronage de Charcot. Il a occupé jusqu’à sa mort en 1922 la chaire de médecine clinique de la faculté de Médecine de Montevideo.
Henri Michaux la rencontre en Argentine ou en Uruguay lors de son voyage en Amérique du Sud à l’automne 1936. Il en tombe amoureux et en a été sans doute aimé. Il écrit à Jean Paulhan: « Je suis amoureux / tu crois qu’elle m’aimera?? » Susana, catholique fervente, ne se décide pas à se séparer de sa mère. Michaux se lasse et repart vers Paris en janvier 1937. Sa présence est pourtant patente dans ses poèmes La Ralentie et Je vous écris d’un pays lointain.
Cette poétesse, éditrice et mécène uruguayenne s’installe à Paris en 1938 et y restera pendant toute la guerre. De 1938 à 1948, elle vit dans un grand hôtel parisien.
Proche de Paul Éluard, Valentine Hugo, Roger Caillois et d’autres écrivains, elle crée et dirige Les Cahiers de la Licorne (1947-1948).
À Montevideo, elle poursuit la revue sous le nom de Entregas de la Licorne (1953-1959). Elle organise dans sa ville la première grande exposition rétrospective de Nicolas de Staël.
Elle voyage en Russie et au Royaume-Uni pour récupérer des textes manuscrits de Boris Pasternak.
Pablo Picasso fait son portrait en hommage à la générosité qu’elle a déployée vis-à-vis des artistes espagnols réfugiés en France.
Elle publie Maurice Blanchot, Jules Supervielle, Pier Paolo Pasolini, Felisberto Hernández et un grand nombre d’intellectuels de l’époque.
Alors qu’elle rentre en Uruguay, le 11 janvier 1959, le vol de la Lufthansa dans lequel elle voyage glisse sur la piste de l’aéroport de Rio de Janeiro et prend feu. Elle disparaît à 52 ans.
Trois recueils de ses textes sont publiés après sa mort: En un país de la memoria (1959), Noche cerrada (1962) et Prosas de Susana Soca (1966).
Aimant les arts, Susana Soca avait constitué une importante pinacothèque avec des œuvres de Modigliani, Michaux, Chirico, Picasso, Nicolas de Staël, Monet et Soutine. Mais lors de sa mort son projet de fondation culturelle est resté oublié et sa collection dispersée.
Le numéro 16 de sa revue lui est consacré et de nombreux textes lui rendent hommage, dont Elle n’était pas d’ici d’Emil Cioran. Jorge Luis Borges lui a dédié en 1960 le sonnet Susana Soca. Juan Carlos Onetti lui a dédié son roman Juntacadáveres (1964) (Ramasse-Vioques, Gallimard,1986): «Para SUSANA SOCA: Por ser la mas desnuda forma de la piedad que he conocido, por su talento.»
Dans la localité de Soca, à une cinquantaine de kilomètres de Montevideo, se trouve la chapelle de la famille, dessinée par l’architecte catalan Antoni Bonet i Castellana (1913-1989) et construite en 1959-1960.
Depuis, quelques études lui ont été consacrées ainsi qu’une exposition, Susana Soca et sa constellation vues par Gisèle Freund, en 2006, à la Maison de l’Amérique Latine, et en 2007 à la Chapelle Soca.
La romancière uruguayenne Claudia Amengual a publié en 2012 sa biographie: Rara Avis. Vida y obra de Susana Soca, Montevideo, Prisa Ediciones,
Jorge Luis Borges
Las cosas ( Jorge Luis Borges )
El bastón, las monedas, el llavero,
la dócil cerradura, las tardías
Notas que no leerán los pocos días
que me quedan, los naipes y el tablero,
un libro y en sus páginas la ajada
violeta, monumento de una tarde
sin duda inolvidable y ya olvidada,
el rojo espejo occidental en que arde
una ilusoria aurora. ¡cuántas cosas,
láminas, umbrales, atlas, copas, clavos,
nos sirven como tácitos esclavos,
ciegas y extrañamente sigilosas!
Durarán más allá de nuestro olvido;
no sabrán nunca que nos hemos ido.
Antología poética 1923-1977, 1981.
Les choses (Traduction Nestor Ibarra)
La canne, le stylo, la rame de papier,
La clef docile, le portefeuille, les vieilles
Notes que ne reliront pas le peu de veilles
Qui me restent, le jeu de cartes, l’échiquier,
Un vieux livre où se fripe au cœur de Millevoye
La violette, monument exténué
D’un soir inoubliable assez vite oublié,
La glace occidentale où rutile et flamboie
Une illusoire aurore… Ô combien, ô combien
De choses, atlas, clous, tasses, limes, lunettes,
Portes, nous servant en esclaves et sans rien
Dire ni voir, toujours étrangement discrètes !
Elles vont persister au-delà des oublis ;
Elles ne sauront pas que nous sommes partis.
Eloge de l’ombre 1967-1969 in L’or des tigres 1976. Poésie Gallimard n°411. 2005. Mis en vers français par Nestor Ibarra.
Cette mise en vers français de Nestor Ibarra me laisse perplexe. L’évocation du poète Charles-Louis Millevoye (1782-1816) me paraît pour le moins curieuse.
Millevoye est né en 1782 à Abbeville, France. Durant son enfance, sa fragilité extrême inquiète ses parents qui l’entourent particulièrement. Si son état de santé n’est pas aussi stable que celui des autres garçons de son âge, il développe très rapidement ses facultés intellectuelles et dépasse ses condisciples. Sous l’influence de son professeur Collenot, il se consacre très tôt à la littérature.
Il tombe amoureux d’une jeune fille dont le père ne veut pas qu’elle l’épouse. Il « aimait mieux voir sa fille morte que femme d’un homme de lettres. » Désespérée, elle tombe malade et meurt peu de temps après. Millevoye ne s’est jamais remis de cette mort qui apparaît dans un certain nombre de ses poèmes regroupés sous le titre d’Élégies.
De son vivant, ses œuvres sont couronnées par plusieurs prix et distinctions dont le Grand Prix des Jeux Floraux décerné par l’Académie de Toulouse pour son poème le plus célèbre, « La chute des feuilles ». En 1807, Napoléon lui commande même un poème sur ses campagnes d’Italie. Il est pensionné impérial.
Il est considéré comme un des précurseurs du romantisme français. Il meurt en 1815 à l’âge de trente-trois ans des suites d’une chute de cheval. La cécité l’avait empêché de retravailler ses Œuvres complètes.
Philippe Jaccottet
L’ignorant
Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent:
que reste-t-il ? que reste-t-il à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir? Quelle force
le fait encor parler entre ses quatre murs?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague:
«Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »
(L’ignorant 1952-1956, Editions Gallimard, 1957)
Albert Camus
Autres citations tirées d’Actuelles. Deux réponses à Emmanuel d’Astier de la Vigerie.
Première réponse Caliban n°16. Mai 1948.
«Il me semblait, et il me semble toujours, qu’on ne peut pas être du côté des camps de concentration. J’ai compris alors que je détestais moins la violence, que les institutions de la violence.»
«Nous sommes au temps des hurlements et un homme qui refuse cette ivresse facile fait figure de résigné. J’ai le malheur de ne pas aimer les parades, civiles ou militaires. Laissez-moi vous dire cependant, sans élever le ton, que la vraie résignation conduit à l’aveugle orthodoxie et le désespoir aux philosophies de la violence. C’est assez vous dire que je ne me résignerai jamais à rien de ce à quoi vous avez déjà consenti.»
«…Je n’ai pas appris la liberté dans Marx. Il est vrai: je l’ai apprise dans la misère.
«…Et je continue de penser qu’on ne combat pas le mauvais par le pire, mais par le moins mauvais.»
Deuxième réponse La Gauche. Octobre 1948.
«On n’a pas le mérite de sa naissance, on a celui de ses actions. Mais il faut savoir se taire sur elles pour que le mérite soit entier.»
«Mon rôle, je le reconnais, n’est pas de transformer le monde, ni l’homme: je n’ai pas assez de vertu ni de lumières pour cela. Mais il est, peut-être, de servir à ma place les quelques valeurs sans lesquelles un monde, même transformé, ne vaut pas la peine d’être vécu, sans lesquelles un homme, même nouveau, ne vaudra pas d’être respecté. C’est là ce que je veux vous dire avant de vous quitter: vous ne pouvez pas vous passer de ces valeurs, et vous les retrouverez, croyant les recréer. On ne vit pas que de lutte et de haine. On ne meurt pas toujours les armes à la main. Il y a l’histoire et il y a autre chose, le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle. Ce sons aussi des racines, que l’histoire ignore, et l’Europe parce qu’elles les a perdues, est aujourd’hui un désert. »
Albert Camus
“Ce n’est pas me réfuter que de réfuter la non-violence. Je n’ai jamais plaidé pour elle. Et c’est une attitude qu’on me prête pour la commodité d’une polémique. Je ne pense qu’il faille répondre aux coups par la bénédiction. Je crois que la violence est inévitable, les années d’occupation me l’ont appris. Pour tout dire, il y a eu, en ce temps-là, de terribles violences qui ne m’ont posé aucun problème. Je ne dirai donc point qu’il faut supprimer toute violence, ce qui serait souhaitable, mais utopique, en effet. Je dis seulement qu’il faut refuser toute légitimation de la violence, que cette violence lui vienne d’une raison d’État absolue, ou d’une philosophie totalitaire. La violence est à la fois inévitable et injustifiable. Je crois qu’il faut lui garder son caractère exceptionnel et la resserrer dans les limites qu’on peut. Je ne prêche donc ni la non-violence, j’en sais malheureusement l’impossibilité, ni, comme disent les farceurs, la sainteté: je me connais trop pour croire à la vertu toute pure. Mais dans un monde où on s’emploie à justifier la terreur avec des arguments opposés, je pense qu’il faut apporter une limitation à la violence, la cantonner dans certains secteurs quand elle est inévitable, amortir ces effets terrifiants en l’empêchant d’aller jusqu’au bout de sa fureur. J’ai horreur de la violence confortable. J’ai horreur de ceux dont les paroles vont plus loin que les actes. C’est en cela que je me sépare de quelques-uns de nos grands esprits, dont je m’arrêterai de mépriser les appels au meurtre quand ils tiendront eux-mêmes les fusils de l’exécution.”
Deux réponses à d’Astier de la Vigerie in Actuelles. Écrits politiques, 1950. Gallimard-Folio. Première réponse publiée dans Caliban n°16. Mai 1948.
Emmanuel d’Astier de la Vigerie, grand résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, fonde en 1941 le mouvement Libération-Sud et le journal Libération, puis devient, en novembre 1943 et jusqu’en septembre 1944, commissaire à l’Intérieur de la France libre. Élu député après-guerre, il est l’un des «compagnons de route» du Parti communiste français, puis devient gaulliste de gauche. Fait unique dans l’ordre de la Libération, ses frères François (1886-1956) et Henri (1897-1952) sont également compagnons de la Libération.
Un grand article de Philippe Lançon sur Camus. Libération 02/01/2010.
https://next.liberation.fr/culture/2010/01/02/camus-cet-etrange-ami_602169
Albert Camus
Albert Camus est mort un 4 janvier. Mon père est né un 4 janvier.
https://www.ina.fr/video/I09335535
Albert Camus, L’Eté. La mer au plus près. 1954. «J’ai grandi dans la mer et la pauvreté m’a été fastueuse, puis j’ai perdu la mer, tous les luxes alors m’ont paru gris, la misère intolérable. Depuis, j’attends.»
Carnets, II, 1942-1951 « Celui qui désespère des événements est un lâche, mais celui qui espère en la condition humaine est un fou »
Carnets III (1951-1959) “Mes dix mots préférés : le monde, la douleur, la terre, la mère, les hommes, le désert, l’honneur, la misère, l’été, la mer.”
Carnets III (1951-1959)”Ce que je désire de plus profond aujourd’hui est une mort silencieuse, qui laisserait pacifiés ceux que j’aime”.
Albert Camus, Chroniques algériennes 1939-1958.
https://www.ina.fr/video/CAF90037025
Voir l’Algérie de Camus (Belcourt, Tipasa), celle de mon père (Oran, Blida, Alger, Bab el Oued), celle de ma mère (Blida, Alger, Bab el Oued, Saint-Eugène).
George Sand – Gustave Flaubert
George Sand à Gustave Flaubert
Nohant, 8 décembre 1874
Pauvre cher ami,
Je t’aime d’autant plus que tu deviens plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu t’affectes de la vie! Car tout ce dont tu te plains, c’est la vie, elle n’a jamais été meilleure pour personne et dans aucun temps. On la sent plus ou moins, on la comprend plus ou moins, on en souffre donc plus ou moins, et plus on est en avant de l’époque où l’on vit, plus on souffre. Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce à peine et rarement, et nous crions sans cesse après ce soleil qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer nos nuages.
Tu aimes trop la littérature, elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise, que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels, car c’est une enfance, et toute enfance est sacrée. Quelle haine tu lui as vouée, quelle guerre tu lui fais ! Tu as trop de savoir et d’intelligence, mon Cruchard, tu oublies qu’il y a quelque chose au-dessus de l’art, à savoir la sagesse, dont l’art à son apogée, n’est jamais que l’expression. La sagesse comprend tout, le beau, le vrai, le bien, l’enthousiasme par conséquent. Elle nous apprend à voir hors de nous quelque chose de plus élevé que ce qui est en nous, et à nous de l’assimiler peu à peu par la contemplation et l’admiration.
Mais je ne réussirais pas à te changer, je ne réussirais même pas à te faire comprendre comment j’envisage et saisis le bonheur, c’est-à-dire l’acceptation de la vie, quelle qu’elle soit! Il y a une personne qui pourrait te modifier et te sauver, c’est le père Hugo, car il a un côté par lequel il est grand philosophe, tout en étant le grand artiste qu’il te faut et que je ne suis pas. Il faut le voir souvent. Je crois qu’il te calmera : moi, je n’ai plus assez d’orage en moi pour que tu me comprennes. Lui je crois qu’il a gardé son foudre et qu’il a tout de même acquis la douceur et la mansuétude de la vieillesse.
Vois-le, vois-le souvent et conte lui tes peines, qui sont grosses, je le vois bien, et qui tournent trop au spleen. Tu penses trop aux morts, tu les crois trop arrivés au repos. Ils n’en ont point. Il sont comme nous, ils cherchent. Ils travaillent à chercher.
Tout mon monde va bien et t’embrasse. Moi, je ne guéris pas, mais j’espère, guerre ou non, marcher encore pour élever mes petites-filles, et pour t’aimer, tant qu’il me restera un souffle.
George Sand
Tu aimes trop la littérature, elle te tuera. Correspondance, de George Sand et Gustave Flaubert, édité par Danielle Bahiaoui, Le Passeur, 672 p., 11,90 €.
Homère
Sit tibi terra levis
Un ami est parti ce matin. Triste Noël. Adieu, Luc!
Tibulle (Elégies, 2, 4, 50):
«Et bene, discedens dicet, placideque quiescas,
Terraque securae sit super ossa levis.»
«Il s’éloignera en disant: «Dors en paisible repos!
Sois tranquille, et que la terre soit légère à tes os!»
Jean Giono, L’histoire de Monsieur Jules (L’oiseau bagué):
«Au fond, dans la vie, on a tant de besoin de consolation, de tendresse, de main sur les yeux; et toujours à faire le rodomont et le narquois au milieu du jour, et à rouler ses bras et à bomber sa poitrine, en criant moi, moi, moi, comme si l’on était capable de raser à la main les forêts de toutes les montagnes, et puis, pas plutôt caché, on pleure dans ses doigts.»
Gaston Miron (1928-1998)
Je remercie Jean- Louis Trintignant de m’avoir rappelé ce poème que j’avais tant aimé quand j’avais lu L’homme rapaillé du poète québécois Gaston Miron, il y a bien longtemps.
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/141218/trintignant-au-firmament-final
La marche à l’amour
Tu as les yeux pers des champs de rosées
tu as des yeux d’aventure et d’années-lumière
la douceur du fond des brises au mois de mai
dans les accompagnements de ma vie en friche
avec cette chaleur d’oiseau à ton corps craintif
moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches
moi je fonce à vive allure et entêté d’avenir
la tête en bas comme un bison dans son destin
la blancheur des nénuphars s’élève jusqu’à ton cou
pour la conjuration de mes manitous maléfiques
moi qui ai des yeux où ciel et mer s’influencent
pour la réverbération de ta mort lointaine
avec cette tache errante de chevreuil que tu as
tu viendras tout ensoleillée d’existence
la bouche envahie par la fraîcheur des herbes
le corps mûri par les jardins oubliés
où tes seins sont devenus des envoûtements
tu te lèves, tu es l’aube dans mes bras
où tu changes comme les saisons
je te prendrai marcheur d’un pays d’haleine
à bout de misères et à bout de démesures
je veux te faire aimer la vie notre vie
t’aimer fou de racines à feuilles et grave
de jour en jour à travers nuits et gués
de moellons nos vertus silencieuses
je finirai bien par te rencontrer quelque part
bon dieu!
et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
par le mince regard qui me reste au fond du froid
j’affirme ô mon amour que tu existes
je corrige notre vie
nous n’irons plus mourir de langueur
à des milles de distance dans nos rêves bourrasques
des filets de sang dans la soif craquelée de nos lèvres
les épaules baignées de vols de mouettes
non
j’irai te chercher nous vivrons sur la terre
la détresse n’est pas incurable qui fait de moi
une épave de dérision, un ballon d’indécence
un pitre aux larmes d’étincelles et de lésions profondes
frappe l’air et le feu de mes soifs
coule-moi dans tes mains de ciel de soie
la tête la première pour ne plus revenir
si ce n’est pour remonter debout à ton flanc
nouveau venu de l’amour du monde
constelle-moi de ton corps de voie lactée
même si j’ai fait de ma vie dans un plongeon
une sorte de marais, une espèce de rage noire
si je fus cabotin, concasseur de désespoir
j’ai quand même idée farouche
de t’aimer pour ta pureté
de t’aimer pour une tendresse que je n’ai pas connue
dans les giboulées d’étoiles de mon ciel
l’éclair s’épanouit dans ma chair
je passe les poings durs au vent
j’ai un coeur de mille chevaux-vapeur
j’ai un coeur comme la flamme d’une chandelle
toi tu as la tête d’abîme douce n’est-ce pas
la nuit de saule dans tes cheveux
un visage enneigé de hasards et de fruits
un regard entretenu de sources cachées
et mille chants d’insectes dans tes veines
et mille pluies de pétales dans tes caresses
tu es mon amour
ma clameur mon bramement
tu es mon amour ma ceinture fléchée d’univers
ma danse carrée des quatre coins d’horizon
le rouet des écheveaux de mon espoir
tu es ma réconciliation batailleuse
mon murmure de jours à mes cils d’abeille
mon eau bleue de fenêtre
dans les hauts vols de buildings
mon amour
de fontaines de haies de ronds-points de fleurs
tu es ma chance ouverte et mon encerclement
à cause de toi
mon courage est un sapin toujours vert
et j’ai du chiendent d’achigan plein l’âme
tu es belle de tout l’avenir épargné
d’une frêle beauté soleilleuse contre l’ombre
ouvre-moi tes bras que j’entre au port
et mon corps d’amoureux viendra rouler
sur les talus du mont Royal
orignal, quand tu brames orignal
coule-moi dans ta palinte osseuse
fais-moi passer tout cabré tout empanaché
dans ton appel et ta détermination
Montréal est grand comme un désordre universel
tu es assise quelque part avec l’ombre et ton coeur
ton regard vient luire sur le sommeil des colombes
fille dont le visage est ma route aux réverbères
quand je plonge dans les nuits de sources
si jamais je te rencontre fille
après les femmes de la soif glacée
je pleurerai te consolerai
de tes jours sans pluies et sans quenouilles
des circonstances de l’amour dénoué
j’allumerai chez toi les phares de la douceur
nous nous reposerons dans la lumière
de toutes les mers en fleurs de manne
puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang
tu seras heureuse fille heureuse
d’être la femme que tu es dans mes bras
le monde entier sera changé en toi et moi
la marche à l’amour s’ébruite en un voilier
de pas voletant par les lacs de portage
mes absolus poings
ah violence de délices et d’aval
j’aime
que j’aime
que tu t’avances
ma ravie
frileuse aux pieds nus sur les frimas de l’aube
par ce temps profus d’épilobes en beauté
sur ces grèves où l’été
pleuvent en longues flammèches les cris des pluviers
harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes
ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs
lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée
et qu’en tangage de moisson ourlée de brises
je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale
je roule en toi
tous les saguenays d’eau noire de ma vie
je fais naître en toi
les frénésies de frayères au fond du coeur d’outaouais
puis le cri de l’engoulevent vient s’abattre dans ta gorge
terre meuble de l’amour ton corps
se soulève en tiges pêle-mêle
je suis au centre du monde tel qu’il gronde en moi
avec la rumeur de mon âme dans tous les coins
je vais jusqu’au bout des comètes de mon sang
haletant
harcelé de néant
et dynamité
de petites apocalypses
les deux mains dans les furies dans les féeries
ô mains
ô poings
comme des cogneurs de folles tendresses
mais que tu m’aimes et si tu m’aimes
s’exhalera le froid natal de mes poumons
le sang tournera ô grand cirque
je sais que tout mon amour
sera retourné comme un jardin détruit
qu’importe je serai toujours si je suis seul
cet homme de lisière à bramer ton nom
éperdument malheureux parmi les pluies de trèfles
mon amour ô ma plainte
de merle-chat dans la nuit buissonneuse
ô fou feu froid de la neige
beau sexe léger ô ma neige
mon amour d’éclairs lapidée
morte
dans le froid des plus lointaines flammes
puis les années m’emportent sens dessus dessous
je m’en vais en délabre au bout de mon rouleau
des voix murmurent les récits de ton domaine
à part moi je me parle
que vais-je devenir dans ma force fracassée
ma force noire du bout de mes montagnes
pour te voir à jamais je déporte mon regard
je me tiens aux écoutes des sirènes
dans la longue nuit effilée du clocher de Saint-Jacques
et parmi ces bouts de temps qui halètent
me voici de nouveau campé dans ta légende
tes grands yeux qui voient beaucoup de cortèges
les chevaux de bois de tes rires
tes yeux de paille et d’or
seront toujours au fond de mon coeur
et ils traverseront les siècles
je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi
lentement je m’affale de tout mon long dans l’âme
je marche à toi, je titube à toi, je bois
à la gourde vide du sens de la vie
à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud
à ces taloches de vent sans queue et sans tête
je n’ai plus de visage pour l’amour
je n’ai plus de visage pour rien de rien
parfois je m’assois par pitié de moi
j’ouvre mes bras à la croix des sommeils
mon corps est un dernier réseau de tics amoureux
avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus
je n’attends pas à demain je t’attends
je n’attends pas la fin du monde je t’attends
dégagé de la fausse auréole de ma vie
L’Homme Rapaillé, 1970.
Trintignant, Mille, Piazzolla Théâtre de la Porte-Saint-Martin
Du 11 au 22 décembre Du mardi au samedi à 18 h 30, sauf 16 et 17 décembre.