Arthur Rimbaud

Pourquoi ne pas mettre sur ce blog des poèmes que presque tout le monde connaît?

Arthur Rimbaud le crane rasé à la mi-décembre 1875 (Ernest Delahaye 1853-1930). La tronche à Machin.

Roman


I

On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
– Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants!
– On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin!
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière;
Le vent chargé de bruits, – la ville n’est pas loin, –
A des parfums de vigne et des parfums de bière…

II

-Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon
D’azur sombre, encadré d’une petite branche,
Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche…

Nuit de juin! Dix-sept ans! – On se laisse griser.
La sève est du champagne et vous monte à la tête…
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…

III

Le coeur fou Robinsonne à travers les romans,
– Lorsque, dans la clarté d’un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l’ombre du faux-col effrayant de son père…

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d’un mouvement vif…
– Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu’au mois d’août.
Vous êtes amoureux. – Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût.
– Puis l’adorée, un soir, a daigné vous écrire…!

-Ce soir-là,… – vous rentrez aux cafés éclatants,
Vous demandez des bocks ou de la limonade…
– On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade.

29 septembre 1870.
Le cahier de Douai.

Xavier Grall 1930 – 1981

Yvon le Men a lu le poème Solo sur Radio-Armorique, le jour de l’Ascension, en 1981, quelques mois avant la mort de Xavier Grall. Depuis, il déclame souvent les poèmes du poète breton.

Prologue de Besoin de poème, Editions du Seuil, 2006.

“Je fus le premier lecteur et diseur de ce poème. j’ai fait corps avec lui sans aucune distance, sans aucune protection. Vingt ans plus tard, je confirme ma chance de l’avoir lu, mon choix de l’avoir dit. Jamais prière ne fut plus juste, plus humble, plus incarnée par un corps aussi désincarné, par un homme aussi épuisé. A chaque phrase, Xavier lampait une gorgée d’air puis rejetait une gorgée de mots. jamais poème ne fut plus inspiré, jamais le mot respiration ne prit autant sa place entre inspiration et expiration. jamais souffle ne fut aussi essoufflé.”

Pont-Aven. Monument à Xavier Grall.

Solo


Seigneur me voici c’est moi
je viens de petite Bretagne
mon havresac est lourd de rimes
de chagrins et de larmes
j’ai marché
Jusqu’à votre grand pays
ce fut ma foi un long voyage
trouvère
j’ai marché par les villes
et les bourgades
François Villon
dormait dans une auberge
à Montfaucon
dans les Ardennes des corbeaux
et des hêtres
Rimbaud interpellait les écluses
les canaux et les fleuves
Verlaine pleurait comme une veuve
dans un bistrot de Lorraine
Seigneur me voici c’est moi
de Bretagne suis
ma maison est à Botzulan
mes enfants mon épouse y résident
mon chien mes deux cyprès
y ont demeurance
m’accorderez-vous leur recouvrance ?
Seigneur mettez vos doigts
dans mes poumons pourris
j’ai froid je suis exténué
O mon corps blanc tout ex-voté
j’ai marché
les grands chemins chantaient
dans les chapelles
les saints dansaient dans les prairies
parmi les chênes erraient les calvaires
O les pardons populaires
O ma patrie
j’ai marché
j’ai marché sur les terres bleues
et pèlerines
j’ai croisé les albatros
et les grives
mais je ne saurais dire
jusqu’aux cieux
l’exaltation des oiseaux
tant mes mots dérivent
et tant je suis malheureux

Seigneur me voici c’est moi
je viens à vous malade et nu
j’ai fermé tout livre
et tout poème
afin que ne surgisse
de mon esprit
que cela seulement
qui est ma pensée
Humble et sans apprêt
ainsi que la source primitive
avant l’abondance des pluies
et le luxe des fleurs

Seigneur me voici devant votre face
chanteur des manoirs et des haies
que vous apporterai-je
dans mes mains lasses
sinon les traces et les allées
l’âtre féal et le bruit des marées
les temps ont passé
comme l’onde sous le saule
et je ne sais plus l’âge
ni l’usage du corps
je ne sais plus que le dit
et la complainte
telle la poésie
mon âme serait-elle patiente
au bout des galantes années?

Seigneur me voici c’est moi
de votre terre j’ai tout aimé
les mers et les saisons
et les hommes étranges
meilleurs que leurs idées
et comme la haine est difficile
les amants marchent dans la ville
souvenez-vous de la beauté humaine
dans les siècles et les cités
mais comme la peine est prochaine!

Seigneur me voici c’est moi
j’arrive de lointaine Bretagne
O ma barque belle
parmi les bleuets et les dauphins
les brumes y sont plus roses
que les toits de l’Espagne
je viens d’un pays de marins
les rêves sur les vagues
sont de jeunes rameurs
qui vont aux îles bienheureuses
de la grande mer du Nord

Je viens d’un pays musicien
liesses colères et remords
amènent les vents hurleurs
sur le clavier des ports

je viens d’un pays chrétien
ma Galilée des lacs et des ajoncs
enchante les tourterelles
dans les vallons d’avril
me voici Seigneur devant votre face
sainte et adorable
mendiant un coin de paradis
parmi les poètes de votre extrace
si maigre si nu
je prendrai si peu de place
que cette grâce
je vous supplie de l’accorder
au pauvre hère que je suis
ayez pitié Seigneur
des bardes et des bohémiennes
qui ont perdu leur vie
sur le chemin des auberges
nulle orgue grégorienne
n’a salué leur trépas
pour ceux qui meurent
dans les fossés
une feuille d’herbe dans la bouche
le cœur troué d’une vielle peine
de lourdes larmes dans le paletot
et dans les veines des lais et des rimes
Seigneur ayez pitié!

La mort vient tôt frapper
à notre porte
les vents d’hiver emportent
les poitrinaires
et pour flétrir les pâles primevères
il suffit que l’ondée se conforte
d’un peu de givre et de Galerne
la vie s’en va la vie s’en vient
ma belle passante mon étrangère
la vie s’en vient la vie s’en va
lonla lonlaine et caetera
S
SOL
L
O
ma rose des vents
mon signe de croix
S
O
ILE
O
Mon ex-voto
dans la crypte marine
chantez saxos
S
O
L
FOL
stèle et fanal
flamme
amer du littoral
signe vertical
de la raison
face aux fatales démences
de la mer et des lames
 
J’aurais aimé chanter le triomphe
des marées à la corne des caps
et la douceur des plages
dans les criques pélagiennes
un orchestre de pianistes
et de harpeurs
eût repris le thème de l’antienne
car je portais dans mon sang
mystique
des hymnes marins
et des fureur liturgiques
j’aurais aimé chanter
les varechs verts
les germons bleus
les daurades d’or
les couleurs et les chaos
par la harpe et le saxo
mon Dieu je vous adore
Orgues de Benjamin Britten
Cuivres de Ludwig Van Beethoven
Les symphonies fusent
dans les rocs d’Ouessant
les tintamarres furieux
fracassent les brisants
qui dira les sonorités multicolores
dans la gorge des rias
les corps morts dansent
les cormorans fustigent les amarres
les coques des naufrages
cognent dans les baies
des oiseaux hurleurs
descendent dans mes veines
mon âme est cette porte battante
ouverte sur la mer
j’attends la fuite des vents
à la renverse
paix sur les noyés et les goémons
paix sur les îles et les quais
mon cœur
tranquille caboulot
à la bonne brise
au-dessus des limons
affiche son enseigne
«Au repos du marin»

                    

Solo

Solo de mes noyades
solo de mes sanglots
j’agite des violons brisé
sur mes amours mortes
mes barques chavirées
accrochent des grelots
aux chagrins sourds
qui lentement m’emportent
Solo
Solo d’oraisons ferventes
il m’arrive de prier
dans les églises défuntes
Notre-Dame des poètes
mère des Atlantes
pitié pour ce voilier perdu
au large des pâles limbes
Solo
Solo de mes années passantes
haleurs et musiciens
désertent les bordées
mon âme est cette Marie-Galante
que défoncent les vins
et les rhums boucanés

Solo

Solo de mes pensées dolentes
musiques enfuies motets anciens
tout périt dans les marées violentes
l’Océan tracasse des pianos
à la gueule des chiens
Seigneur me voici c’est moi
je viens à vous issu d’un pays de mer
les tempêtes ont réjoui mon amère jeunesse
la liesse des alizés roulait dans les collèges
les goélands croisaient dans mes classes latines
des Maris Stella à matines
éclataient dans les nefs
les noroîts jouaient de l’harmonium
délirium du graduel
cantique des grèves ivres
O les navires et les chapelles
Etoile de la mer
Qu’ai-je fait de ma chère jeunesse?
Seigneur me voici c’est moi
dans les bonnes auberges
j’ai traîné ma détresse
les bouteilles entonnaient des pavanes
dans les verres je buvais des rengaines
les bars roulaient comme des rivières
j’ai prié comme jamais dans les ivresses
faisant des femmes des suzeraines
qu’elles fussent allemandes
bretonnes françaises
leur beauté glorifiée par l’absinthe
dissolvait la bassesse
c’était ma tournée aux tables saintes
Seigneur
les bars chantent toujours dans les villes
ma santé trop vile les déserte
je ne vois plus les Belles
qu’au fond de ma mémoire
Brestoises Rhénanes ou Parisiennes
elles ont quitté mon domaine
fermons les persiennes
sur mes cinquante et une années
j’écrase les feuilles mortes
dans les allées
les temps ronge les vies et les grimoires
adieu les Reines les bars et camarades
je tiens comme un pourboire
votre souvenir
adieu mes fêtes et mes délires
adieu mes désirades
……………………………………………………….
Seigneur Dieu
A mes frères et amis
Aux femmes que j’ai aimées
A tous ceux que mon cœur à croisés
Avant que d’entrer dans les ténèbres
Transmettez je vous prie mon espérance testamentaire
Nul chant nul solo
Nulle symphonie nul concerto
Qui porte nostalgie d’amour
Et soif et faim de tendresse
Ne sera perdu dans la détresse de lamer
Voilà et puis encore ceci

Par la dernière larme
Par l’ultime halètement
Par le dernier frémissement
Par le moineau qui s’envole
Par le geai sur la branche
Par la dernière chanson
Par la joie dans la grange
Par le vent qui se lève
Par le matin qui vient
Tout simplement
Je vous rends grâce
D’avoir été dans le bondissement incroyable
De votre création
Et misérable
Oui
Tout simplement
Un être humain
Parmi les milliards et les milliards
De vos créatures
A présent que les feuilles et les mains
De douce Nature
Me closent les yeux !
Mais Seigneur Dieu
Comme la vie était jolie
En ma Bretagne bleue !”

Solo et autres poèmes, Editions Calligrammes, 29000 Quimper 1981.

Xavier Grall , sa femme Françoise, et ses cinq filles (Catherine, Geneviève, Isabelle, Véronique, Lucie) , à Nizon, près de Pont-Aven, dans la ferme de Bossulan.

Yvon Le Men – Victor Hugo

Yvon Le Men.

Yvon Le Men (Tréguier, Côtes d’Armor, 1953), Prix Goncourt de la Poésie 2019, cite ce poème si célèbre de Victor Hugo ce matin à la radio…Il vit à Lannion.

Demain, dès l’aube…

XIV
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

3 septembre 1847.

Pauca meae (quelques vers pour ma fille), livre quatrième Les Contemplations. 1856.

Villequier (Seine – Maritime). Tombe de Charles Vacquerie et Léopoldine Hugo.
                           

Victor Hugo

Victor Hugo, 1829. (Hugo Devéria). Paris, Musée carnavalet.

Soleils couchants

VI.

Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui s’enfuit!

Tous ces jours passeront; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.

Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S’iront rajeunissant; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.

Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !

Avril 1829.

Les feuilles d’automne (1831).

Luis Cernuda

Luis Cernuda (Ramón Gaya) 1932.

Je reprends ici le poème de Cernuda qui doit beaucoup aux surréalistes français, mais cette fois avec la très bonne traduction de Jacques Ancet, publiée en 1972 dans sa monographie Luis Cernuda pour la mythique collection des éditions Pierre Seghers Poètes d’aujourd’hui (n°207).

Si el hombre pudiera decir

Si el hombre pudiera decir lo que ama,
Si el hombre pudiera levantar su amor por el cielo
Como una nube en la luz;
Si como muros que se derrumban,
Para saludar la verdad erguida en medio,
Pudiera derrumbar su cuerpo, dejando sólo la verdad de su amor,
La verdad de sí mismo,
Que no se llama gloria, fortuna o ambición,
Sino amor o deseo,
Yo sería aquel que imaginaba;
Aquel que con su lengua, sus ojos y sus manos
Proclama ante los hombres la verdad ignorada,
La verdad de su amor verdadero.

Libertad no conozco sino la libertad de estar preso en alguien
Cuyo nombre no puedo oír sin escalofrío;
Alguien por quien me olvido de esta existencia mezquina,
Por quien el día y la noche son para mí lo que quiera,
Y mi cuerpo y espíritu flotan en su cuerpo y espíritu
Como leños perdidos que el mar anega o levanta
Libremente, con la libertad del amor,
La única libertad que me exalta,
La única libertad por que muero.

Tú justificas mi existencia:
Si no te conozco, no he vivido;
Si muero sin conocerte, no muero, porque no he vivido.

13 de abril de 1931.

Los placeres prohibidos (1931)

Si l’homme pouvait dire ce qu’il aime

Si l’homme pouvait dire ce qu’il aime,
Si l’homme pouvait élever son amour au ciel
Comme un nuage dans la lumière;
Si comme murs qui s’écroulent,
Pour saluer la vérité dressée au milieu,
Il pouvait détruire son corps, ne laissant que la vérité de son amour,
La vérité de lui-même,
Qui ne s’appelle ni gloire, ni fortune, ni ambition,
Mais amour ou désir,
Je serais celui que j’imaginais;
Celui qui de sa langue, de ses yeux et de ses mains
Proclame devant les hommes la vérité ignorée,
La vérité de son véritable amour.

Je ne connais d’autre liberté que celle d’être le captif d’un être
Dont je ne peux entendre le nom sans frisson;
Un être par qui j’oublie cette existence mesquine,
Par qui le jour et la nuit sont pour moi ce qu’il voudra,
Et mon corps et mon esprit flottent dans son corps et son esprit
Comme des planches perdues que la mer engloutit ou élève,
Librement, avec la liberté de l’amour,
L’unique liberté qui m’exalte,
L’unique liberté pour quoi je meurs.

Tu justifies mon existence:
Si je ne te connais pas, je n’ai pas vécu;
Si je meurs sans te connaître, je ne meurs pas, car je n’ai pas vécu.

(Traduction Jacques Ancet)

Une amie de la famille (Jean-Marie-Laclavetine)

Jean-Marie Laclavetine.

J’ai lu avec interêt le livre de Jean-Marie Laclavetine. Je n’avais encore jamais rien lu de lui. Ce romancier et nouvelliste est né en 1954. Il est aussi éditeur, membre du comité de lecture des éditions Gallimard depuis 1989 et directeur de “La Blanche”. Sa famille, plutôt traditionnelle, vécut d’abord à Bordeaux, puis à Tours. Son père était cheminot, toujours en déplacement; sa mère, assistante sociale.

Il se souvient de l’année 1968. Au cours d’une promenade près du phare de Biarritz, aux rochers de la Chambre d’amour, sa sœur aînée Annie fut emportée par une vague le 1 novembre 1968 à 15h35. Elle mourut noyée. L’auteur était présent ainsi que son frère Bernard et le fiancé d’Annie, Gilles. Sa famille, déchirée par le chagrin, s’est enfermée dans le silence. Jean-Marie Laclavetine affirme, lui, qu’il est né ce jour-là à 14 ans.
Avec ce roman, il mène l’enquête pour reconstruire l’histoire de cette disparition. Il ne cherche pas la vérité. Il essaie seulement de reconstituer l’image de cette jeune femme écorchée vive, libre, moderne. Elle étudiait l’espagnol, avait voyagé en Espagne et au Mexique. Ses auteurs préférés étaient Calderón, Machado, García Lorca.

«D’Annie que reste-t-il? Qui était-elle? L’ai-je connue? Ce grand trou de silence en moi, par qui est-il habité? Cinquante ans plus tard, je me penche enfin au bord du puits noir.»

Epigraphe: Guillaume Apollinaire, La maison des morts.

Car y a-t-il rien qui vous élève
Comme d’avoir aimé un mort ou une morte
On devient si pur qu’on en arrive
Dans les glaciers de la mémoire
A se confondre avec le souvenir
On est fortifié pour la vie
Et l’on n’a plus besoin de personne

Alcools, 1913.

«J’ai toujours pensé, quoi qu’il en soit, que la parole mémorielle est une autre forme d’ensevelissement, de déformation, de destruction progressive. Les mots , pas plus que le silence, ne peuvent rien contre la mort.»

«On ne rencontre pas les morts on les porte.»

« La littérature ne répare pas, elle rend possible une autre vie, elle permet aux flux vitaux confinés dans l’obscurité de recommencer à circuler, de passer d’un corps à l’autre. Elle est la vie, le sang qui court, elle n’évite ni les maladies, ni les contagions, ni les douleurs»

« J’aime les secrets, pourvoyeurs de mystère, et j’aime le silence, souvent plus chargé de sens que les bavardages communs.»

«Nous portons tous en nous notre propre mort, ou plus exactement nos morts successives, mais ces morts ne surviennent que pour donner naissance à de nouveaux aspects de nous-mêmes.»

« La littérature a peut-être du moins ce pouvoir de réunir ce qui se disperse, d’assembler ce qui s’éparpille au vent des destinées singulières, de coudre ensemble les lambeaux épars que la mémoire accroche dans les recoins de nos consciences.»

«La mort m’a fait ce que je suis»

Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud à Harar. 1983.

Adieu

L’automne déjà!—Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons.

L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.

Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort!

— Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée!

Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan!

Suis-je trompé, la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi?

Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie ! et où puiser le secours?

————

Oui, l’heure nouvelle est au moins très sévère.

Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent,—des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes.—Damnés, si je me vengeais !

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Que parlais-je de main amie ! un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, —j’ai vu l’enfer des femmes là-bas;—et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

Avril-août, 1873. Une saison en enfer, 1873-1874

Couverture de la plaquette de 1873.

Gustave Flaubert

Tableau attribué à Thomas Couture (1815-1879).

Gustave Flaubert publie le 31 mars 1874 La Tentation de saint Antoine chez Georges Charpentier, un nouvel éditeur. Le premier tirage est de deux mille exemplaires. Ils sont vendus en moins de trois semaines. D’autres éditions suivent. Pourtant, la critique est dans l’ensemble très négative. Pendant vingt-sept ans, il avait pensé écrire ce livre. C’est une sorte de poème fantastique construit sur le personnage du célèbre ermite hanté par des visions et tenté par le diable. Il avait vu le tableau attribué à Pieter Brueghel le Jeune en 1845 au Palais Balbi de Gênes. Il accompagnait alors sa sœur Caroline et son mari Emile Hamard lors de leur voyage de noces en Italie.

Cet échec le déprime. Il se sent vidé. Son médecin, le Docteur Hardy, lui conseille de passer une vingtaine de jours dans les Alpes suisses pour se «dénévropathiser». Au début de juillet 1874, il commence son séjour à Kaltbad Rigi où il occupe une petite chambre d’hôtel face au Lac des Quatre-Cantons et aux sommets du Rigi. Il marche, se repose, mais la solitude lui pèse. La présence de touristes allemands ou anglais l’énerve. Il s’ennuie. Il écrit à George Sand le 3 juillet: « Je ne suis pas l’homme de la Nature. Et je ne comprends rien aux pays qui n’ont pas d’histoire. Je donnerais tous les glaciers de la Suisse pour le musée du Vatican. C’est là qu’on rêve.» Le 18 juillet, son ami Edmond Laporte vient le rejoindre et il rentre à Rouen en passant par Dieppe.


À IVAN TOURGUENEFF.
Jeudi, 2 juillet 1874.
Kaltbad, Rigi, Suisse.

Moi aussi j’ai chaud, et je possède cette supériorité ou infériorité sur vous que je m’embête d’une façon gigantesque. Je suis venu ici pour faire acte d’obéissance, parce qu’on m’a dit que l’air pur des montagnes me dérougirait et me calmerait les nerfs. Ainsi soit-il. Mais jusqu’à présent je ne ressens qu’un immense ennui, dû à la solitude et à l’oisiveté ; et puis, je ne suis pas l’homme de la Nature: «ses merveilles» m’émeuvent moins que celles de l’Art. Elle m’écrase sans me fournir aucune «grande pensée». J’ai envie de lui dire intérieurement: «C’est beau; tout à l’heure je suis sorti de toi; dans quelques minutes j’y rentrerai; laisse-moi tranquille, je demande d’autres distractions.»
Les Alpes, du reste, sont en disproportion avec notre individu. C’est trop grand pour nous être utile. Voilà la troisième fois qu’elles me causent un désagréable effet. J’espère que c’est la dernière. Et puis mes compagnons, mon cher vieux, ces messieurs les étrangers qui habitent l’Hôtel! tous Allemands ou Anglais, munis de bâtons et de lorgnettes. Hier, j’ai été tenté d’embrasser trois veaux que j’ai rencontrés dans un herbage, par humanité et besoin d’expansion.
Mon voyage a mal commencé, car je me suis fait, à Lucerne, extraire une dent par un artiste du lieu. Huit jours avant de partir pour la Suisse j’ai fait une tournée dans l’Orne et le Calvados et j’ai enfin trouvé l’endroit où je gîterai mes deux bonshommes. Il me tarde de me mettre à ce bouquin-là, qui me fait d’avance une peur atroce. (…)
Pour m’occuper, je vais tâcher de creuser deux sujets encore fort obscurs. Mais je me connais, je ne ferai ici absolument rien. Il faudrait avoir vingt-cinq ans et se promener ici avec la bien-aimée. Les chalets se suivant dans l’eau sont des nids à passion. Comme on la serrerait bien contre son coeur au bord des précipices; quelles expansions, couchés sur l’herbe, au bruit des cascades, avec le bleu dans le coeur et sur la tête! Mais tout cela n’est plus à notre usage, mon vieux, et a toujours été fort peu au mien.

Je répète qu’il fait atrocement chaud, les montagnes couvertes de neige au sommet sont éblouissantes. Phoebus darde toutes ses flèches. Messieurs les voyageurs confinés dans leurs chambres dînent et boivent. Ce qu’on boit et ce qu’on mange en Helvétie est effrayant. Partout des buvettes, des «restaurations». Les domestiques de Kaltbad ont des tenues irréprochables: habit noir dès 9 heures du matin; et comme ils sont fort nombreux, il vous semble qu’on est servi par un peuple de notaires, ou par une foule d’invités à un enterrement; on pense au sien, c’est gai.

Écrivez-moi souvent et longuement; vos lettres seront pour moi «la goutte d’eau dans le désert».

Depuis Dieppe le 29 juillet 1874, il écrit encore à Ivan Tourgueniev «Mon séjour (ou plutôt mon oisiveté crasse) au Righi m’a abruti. On ne devrait jamais se reposer, car du moment qu’on ne fait plus rien, on songe à soi, et dès lors on est malade, ou l’on se trouve malade, ce qui est synonyme.»

Il se lance ensuite dans l’écriture de Bouvard et Pécuchet. le projet de ce roman remonte à 1872.

(Merci à M-P F. et N. de C.)

La Tentation de saint Antoine, tableau attribué à Pieter Brueghel le Jeune. Peinture du début du XVIe siècle exposée au Palazzo Spinola di San Luca, à Gênes.

La Tondue de Chartres

Femme tondue pour avoir eu un enfant d’un soldat allemand. Chartres, rue Collin-d’Harleville, 16 août 1944. (Robert Capa)

J’ai lu le livre La tondue, 1944-1947 (Vendémiaire, 2011). Les auteurs, Philippe Frétigné (facteur de clavecins à Chartres) et Gérard Leray (professeur d’histoire-géographie), ont longtemps travaillé sur l’histoire de la Libération de Chartres.
Le point de départ du livre c’est une des photographies les plus connues de la Libération. La Tondue de Chartres a été prise le 16 août 1944, rue du Cheval-Blanc à Chartres, par Robert Capa (pseudonyme d’Endre Ernő Friedmann 1913-1954). Ce photographe a couvert cinq conflits en dix-huit ans. Il est mort le 25 mai 1954 pendant la guerre d’Indochine en sautant sur une mine.
Simone Touzeau, vingt-trois ans, a été tondue et marquée au front par un fer rouge. Elle s’avance dans les rues de Chartres, tenant dans ses bras un bébé. La foule qui l’accompagne est à la fois curieuse et hostile. Cette femme est exhibée avec sa famille dans les rues parce qu’elle a eu cet enfant d’un soldat allemand. Mais, quelques jours plus tard, elle est aussi soupçonnée d’être à l’origine d’une rafle. Dans la nuit du 24 au 25 février 1943, cinq chefs de famille de son voisinage avaient été arrêtés par la police de sûreté allemande et accusés d’avoir écouté la BBC. Quatre seront déportés au camp de concentration de Mauthausen. Deux d’entre eux, Fernand Guilbault et Edouard Babouin, n’en reviendront pas.
L’accusation n’était pas fondée, mais Simone Touseau avait été embauchée comme secrétaire-interprète par l’armée d’occupation en décembre 1942. C’était une adhérente du PPF de Jacques Doriot depuis 1943. Elle était aussi partie comme volontaire pour travailler en Allemagne de septembre à novembre 1943.
Sa mère et elle seront ensuite arrêtées, incarcérées à la prison de Chartres puis transférées au camp de Pithiviers. Elles seront traduites en justice au printemps 1945 pour « atteinte à la sûreté extérieure de l’État ». Elles risquaient la peine de mort. Toute la famille Touseau sera ostracisée ensuite par les Chartrains.
En 1946, Simone Touseau apprit la mort de son fiancé allemand, Erich Göz, tué près de Minsk le 8 juillet 1944 à 44 ans. Transférée à Fresnes, elle bénéficiera d’un classement sans suite et sera libérée le 29 novembre 1946. Le 8 mars 1947, elle sera condamnée à dix ans d’indignité nationale.
La responsable des dénonciations semble avoir été Ella Amerzin-Meyer ( née le 22 août 1911 ), une autre interprète de nationalité suisse, maîtresse du chef de la sécurité nazie locale. Elle s’enfuiera en Allemagne, sera retrouvée et condamnée aux travaux forcés à perpétuité. Mais le jugement sera ensuite annulé, car elle avait obtenu entre temps la nationalité allemande. Elle décédera le 20 janvier 2016 à 104 ans.
La pression du voisinage étant très forte, la famille Touseau déménagera à Saint-Arnoult-en-Yvelines, mais la rumeur finira par les rattraper. Simone Touzeau se mariera en 1954, aura deux autres enfants, puis mourra, dépressive et alcoolique, à l’Hôtel-Dieu de Chartres le 21 février 1966 à 44 ans.
L’enfant de la photo ( née le 23 mai 1944 ) est toujours vivant mais souhaite rester anonyme. Convaincu de l’innocence de sa famille dans la rafle de 1943 et désireux de protéger ses proches, il a brûlé toutes les lettres de ses parents.
Entre juin et décembre 1944, environ 20 000 femmes françaises ont subi l’humiliation de la tonte.

Bibliographie
Alain Brossat, Les Tondues, un carnaval moche, Paris, éditions Manya, janvier 1993. Réédition en 2008. Les Tondues, éditions Hachette.
Fabrice Virgili La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération. Petite Bibliothèque Payot, 2004.

Paul Eluard (1895-1952) (Pablo Picasso) 1936.

Comprenne qui voudra ( Paul Eluard )

                 En ce temps là, pour ne pas châtier
                 les coupables, on maltraitait des filles.
                 On allait même jusqu’à les tondre.    

Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés

Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres

Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête

Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté

Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.

Texte initialement publié dans Les Lettres françaises du 2 décembre 1944

Au rendez-vous allemand, 1944.

Le 1er septembre 1969, Gabrielle Russier, jeune professeur agrégée de Lettres, mère de deux enfants et épouse divorcée (donc libre), se suicidait. Elle avait, dans l’après-Mai 68, entretenu une liaison avec l’un de ses élèves du Lycée Antoine de Saint-Exupéry de Marseille appelé aussi lycée Nord, Christian Rossi, (elle : 32 ans ; lui : 17 ans). Elle venait d’être condamnée à un an de prison avec sursis, sur plainte des parents de la ” victime ” pour détournement de mineur.

Le 22 septembre 1969 le nouveau Président de la République, Georges Pompidou ( élu le 15 juin précédent ) tenait sa première conférence de presse. À la fin de la conférence, le journaliste de Radio Monte-Carlo, Jean-Michel Royer, lui demanda ce qu’il pensait de ce fait-divers ” qui pose des problèmes de fond “.

Surpris par la question ou ému par le drame, le Chef de l’État répondit, en se ménageant de longs silences :
“Je ne vous dirai pas tout ce que j’ai pensé sur cette affaire. Ni même d’ailleurs ce que j’ai fait. Quant à ce que j’ai ressenti, comme beaucoup, eh bien,
Comprenne qui voudra !
Moi, mon remords, ce fut
la victime raisonnable
au regard d’enfant perdue,
celle qui ressemble aux morts
qui sont morts pour être aimés.
C’est de l’Éluard. Mesdames et Messieurs, je vous remercie “.

Paul Éluard, écrivit dans un tout autre contexte, celui de l’épuration ( et de la ” collaboration sentimentale ” de nombreuses Françaises avec des soldats allemands ). Georges Pompidou devait s’attendre à la question et avait préparé quelques vers de ce poème. L’intention était louable et l’émotion non feinte.

On a su, depuis, qu’il avait effectivement ordonné une enquête sur la responsabilité mêlée de l’Éducation nationale et de la Justice, et plus précisément sur le fait que le cas de Gabrielle Russier avait échappé aux mesures d’amnistie qui, traditionnellement, accompagnent toute nouvelle élection.

Louis Aragon

« Le dernier lambeau du jour donnait un air de féerie au paysage dans lequel la maison avançait en pointe comme un navire. On était au-dessus de ces arbres larges et singuliers qui garnissaient le bout de l’île, on voyait sur la gauche la Cité où déjà brillaient les réverbères, et le dessin du fleuve qui l’enserre, revient, la reprend et s’allie à l’autre bras, au-delà des arbres, à droite, qui cerne l’île Saint-Louis. Il y avait Notre-Dame, tellement plus belle du côté de l’abside que du côté du parvis, et les ponts, jouant à une marelle curieuse, d’arche en arche entre les îles, et là, en face, de la Cité à la rive droite… et Paris, Paris ouvert comme un livre avec sa pente gauche plus voisine vers Sainte-Geneviève, le Panthéon, et l’autre feuillet, plein de caractères d’imprimerie difficiles à lire à cette heure jusqu’à cette aile blanche du Sacré-Cœur…Paris, immense, et non pas dominé comme de la terrasse des Barbentane, Paris vu de son cœur, à son plus mystérieux, avec ses bruits voisins, estompés par le fleuve multiple où descendait une péniche, une longue péniche aux bords peints au minium, avec du linge séchant sur des cordes, et des ombres qui semblaient jouer à cache-cache à son bord… Le ciel aussi avait son coin de minium…
Et tout d’un coup, tout s’éteignit, la ville devint épaisse, et dans la nuit battit comme un cœur.»

Aurélien, 1944.