Charles Baudelaire (Gaspard Félix Tournachon, dit Nadar)
Deux textes très connus de Baudelaire:
XLVII. Harmonie du soir
Voici venir les temps ou vibrant sur sa tige Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir; Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir; Valse mélancolique et langoureux vertige!
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir; Le violon frémit comme un coeur qu’on afflige; Valse mélancolique et langoureux vertige! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un coeur qu’on afflige, Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir! Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir; Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige! Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige… Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir!
Les Fleurs du Mal, 1861.
I – L’Etranger “Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta soeur ou ton frère? Je n’ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère. –
Tes amis?
Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
Ta patrie?
J’ignore sous quelle latitude elle est située.
La beauté?
Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
L’or?
Je le hais comme vous haïssez Dieu.
Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages!” Petits poèmes en prose Le Spleen de Paris. 1869. Eugène Boudin, Le roi des ciels.
Baigneurs sur la plage de Trouville (Eugène Boudin). 1869. Paris, Musée d’ Orsay.
Portrait de Max Jacob (Amedeo Modigliani), 1920. Cincinnati Art Museum
Trépassés
Vous autres qui êtes vivants
Avec vos fils père et mère
Vous n’entendez pas crier les trépassés!
Entre Vannes et Redon
Mon âme est dans l’eau des marais
Mon drap mortuaire est pourri
Depuis que je suis enterré
Est-ce que vous pensez à la mort vous autres?
Avant peu vous gémirez
Ah! qu’il est triste de se plaindre
Plus de bonne lumière
Plus de lit de feignant, plus de sommeil
Gare à vous,
Gare à votre corps si doux
Moi je ne pensais pas davantage
A ceux qui ont quitté la terre
Et vous, mon Dieu où êtes-vous,
Vous qui me laissez dans la nuit et dans l’eau?
Poèmes de Morven le Gaëlique, 1953.
Amour du prochain
à Jean Rousselot
Qui a vu le crapaud traverser la rue? C’est un tout petit homme: une poupée n’est pas plus minuscule. Il se traîne sur les genoux: il a honte on dirait…? Non! Il est rhumatisant, une jambe reste en arrière, il la ramène! Où va-t-il ainsi? Il sort de l’égout, pauvre clown. Personne n’a remarqué ce crapaud dans la rue. Jadis personne ne me remarquait dans la rue, maintenant, les enfants se moquent de mon étoile jaune. Heureux crapaud! tu n’as pas d’étoile jaune.
1943.
Derniers poèmes en vers et en prose. Editions Gallimard, 1961.
Quimper. Maison des Jacob, 8 rue du Parc. Les Jacob habitaient au premier jusqu’en 1942 et tenaient au rez-de-chaussée un commerce de confection.
Max Jacob est né le 12 juillet 1876 à Quimper dans une famille juive voltairienne et non pratiquante Il est mort le 5 mars 1944 à Drancy, cinq jours avant sa déportation programmée pour Auschwitz.
Max Jacob Œuvres précédé de Portrait de Max en accordéon par Guy Goffette Édition d’Antonio Rodriguez. Collection Quarto, Gallimard 2012. 1824 pages, 203 illustrations.
«Les oeuvres de Max Jacob rassemblées, introduites et annotées par Antonio Rodriguez sont disponibles dans la collection Quarto de Gallimard.
Grand poète, Max Jacob (1876-1944) est un l’une des figures les plus marquantes du XX ème siècle. Sa production ne se borne pas à la poésie mais elle comprend aussi une œuvre graphique et musicale ainsi que l’une des plus riches correspondances de son temps.
Ses amitiés avec les peintres, avec Picasso en particulier qu’il rencontre en 1901, et ses liens privilégiés avec Guillaume Apollinaire, André Salmon ou Pierre Reverdy le placent au cœur des débats esthétiques de l’Esprit nouveau et à l’origine de la poésie moderne. Sa vie et les nombreuses légendes qui lui sont attribuées ou qu’il s’attribue lui-même le mêle à l’effervescence des avant-gardes picturales et littéraires parisiennes à Montmartre ou à Montparnasse. Éclaireur d’une relation profonde dans l’écriture du siècle entre la poésie et la peinture, rénovateur des qualités plastiques et musicales du poème en prose dont il va jusqu’à revendiquer la paternité, son œuvre est faite de contrastes : sa poésie est traversée d’élans religieux et mystiques mais roule aussi vers le cocasse porté au cœur de l’interrogation sur les fondations du sujet. Toute son œuvre montre les jeux multiples autour de la notion du personnage, ses éclats kaléidoscopiques, ses masques incessants, les attentes et les désillusions qu’elle engendre.
Max Jacob a été bouleversé par une apparition miraculeuse en septembre 1909 et s’est retiré à Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret) de 1921 à 1928 puis de 1936 à 1944 afin qu’une existence nouvelle refonde les enjeux spirituels initiés par sa conversion au catholicisme (18 février 1915). C’est dans ce village qu’il sera arrêté le 24 février 1944 par la police allemande.
Dès 1940, la législation antisémite bouleverse sa vie: il subit toutes les mesures de persécutions menées par le régime de Vichy et l’occupant contre les Juifs. En 1941, « Monsieur Max » est interdit de publication : il est spolié de ses droits d’auteur. Pendant l’Occupation, il assiste impuissant aux malheurs des siens : « aryanisation » des biens, arrestations, déportations. Lui qui se pensait, à tort, protégé est arrêté chez lui. Conduit à la prison d’Orléans, transféré le 28 février à Drancy, il meurt d’une congestion pulmonaire le 5 mars 1944.
En 1960, Max Jacob a été élevé, à titre civil, au rang de « poète mort pour la France.»
Patricia Sustrac, Présidente de l’association des Amis de Max Jacob.
Á mon ami Guillaume Apollinaie. (Pablo Picasso) 1916.
Les fiançailles
A Picasso
Le printemps laisse errer les fiancés parjures
Et laisse feuilloler longtemps les plumes bleues
Que secoue le cyprès où niche l’oiseau bleu
Une Madone à l’aube a pris les églantines
Elle viendra demain cueillir les giroflées
Pour mettre aux nids des colombes qu’elle destine
Au pigeon qui ce soir semblait le Paraclet
Au petit bois de citronniers s’énamourèrent
D’amour que nous aimons les dernières venues
Les villages lointains sont comme leurs paupières
Et parmi les citrons leurs cœurs sont suspendus
Mes amis m’ont enfin avoué leur mépris Je buvais à pleins verres les étoiles Un ange a exterminé pendant que je dormais Les agneaux les pasteurs des tristes bergeries De faux centurions emportaient le vinaigre Et les gueux mal blessés par l’épurge dansaient Étoiles de l’éveil je n’en connais aucune Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas À la clarté des bougies tombaient vaille que vaille Des faux-cols sur des flots de jupes mal brossées Des accouchées masquées fêtaient leurs relevailles La ville cette nuit semblait un archipel Des femmes demandaient l’amour et la dulie Et sombre sombre fleuve je me rappelle Les ombres qui passaient n’étaient jamais jolies
Je n’ai plus même pitié de moi Et ne puis exprimer mon tourment de silence Tous les mots que j’avais à dire se sont changés en étoiles Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes yeux Et porteur de soleils je brûle au centre de deux nébuleuses Qu’ai-je fait aux bêtes théologales de l’intelligence Jadis les morts sont revenus pour m’adorer Et j’espérais la fin du monde Mais la mienne arrive en sifflant comme un ouragan
J’ai eu le courage de regarder en arrière Les cadavres de mes jours Marquent ma route et je les pleure Les uns pourrissent dans les églises italiennes Ou bien dans de petits bois de citronniers Qui fleurissent et fructifient En même temps et en toute saison D’autres jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes Où d’ardents bouquets rouaient Aux yeux d’une mulâtresse qui inventait la poésie Et les roses de l’électricité s’ouvrent encore Dans le jardin de ma mémoire
Pardonnez-moi mon ignorance Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers Je ne sais plus rien et j’aime uniquement Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes Je médite divinement Et je souris des êtres que je n’ai pas créés Mais si le temps venait où l’ombre enfin solide Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour J’admirerais mon ouvrage
J’observe le repos du dimanche Et je loue la paresse Comment comment réduire L’infiniment petite science Que m’imposent mes sens L’un est pareil aux montagnes au ciel Aux villes à mon amour Il ressemble aux saisons Il vit décapité sa tête est le soleil Et la lune son cou tranché Je voudrais éprouver une ardeur infinie Monstre de mon ouïe tu rugis et tu pleures Le tonnerre te sert de chevelure Et tes griffes répètent le chant des oiseaux Le toucher monstrueux m’a pénétré m’empoisonne Mes yeux nagent loin de moi Et les astres intacts sont mes maîtres sans épreuve La bête des fumées a la tête fleurie Et le monstre le plus beau Ayant la saveur du laurier se désole
À la fin les mensonges ne me font plus peur C’est la lune qui cuit comme un œuf sur le plat Ce collier de gouttes d’eau va parer la noyée Voici mon bouquet de fleurs de la Passion Qui offrent tendrement deux couronnes d’épines Les rues sont mouillées de la pluie de naguère Des anges diligents travaillent pour moi à la maison La lune et la tristesse disparaîtront pendant Toute la sainte journée Toute la sainte journée j’ai marché en chantant Une dame penchée à sa fenêtre m’a regardé longtemps M’éloigner en chantant
Au tournant d’une rue je vis des matelots Qui dansaient le cou nu au son d’un accordéon J’ai tout donné au soleil Tout sauf mon ombre
Les dragues les ballots les sirènes mi-mortes
À l’horizon brumeux s’enfonçaient les trois-mâts
Les vents ont expiré couronnés d’anémones
Ô Vierge signe pur du troisième mois
Templiers flamboyants je brûle parmi vous Prophétisons ensemble ô grand maître je suis Le désirable feu qui pour vous se dévoue Et la girande tourne ô belle ô belle nuit
Liens déliés par une libre flamme Ardeur
Que mon souffle éteindra Ô Morts à quarantaine
Je mire de ma mort la gloire et le malheur
Comme si je visais l’oiseau de la quintaine
Incertitude oiseau feint peint quand vous tombiez
Le soleil et l’amour dansaient dans le village
Et tes enfants galants bien ou mal habillés
Ont bâti ce bûcher le nid de mon courage
Marcel Proust est né le 10 juillet 1871 à Paris (quartier d’Auteuil dans le 16e arrondissement), dans la maison de son grand-oncle maternel, Louis Weil, au 96, rue La Fontaine.
«Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est.»
Victor Segalen est né le 14 janvier 1878 à Brest. L’oeuvre de ce poète est imprégnée des cultures qu’il a rencontrées dans l’exercice de son métier de médecin de marine.
Pour obtenir son doctorat de médecine, il soutient en 1902 une thèse dont le titre est Les Cliniciens ès lettres. Le sujet: les névroses dans la littérature contemporaine.
En 1903, il arrive en mission à Tahiti et découvre les restes de la culture Maorie, décimée par la présence européenne («Ici comme ailleurs, la race se meurt…» Journal de voyage). Lors d’une escale aux Marquises, il consulte les derniers croquis et carnets de Gauguin, mort trois mois auparavant («Je puis dire n’avoir rien vu du pays et de ses maoris avant d’avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin.»). De son séjour en Polynésie, il tire un livre, Les Immémoriaux, publié en 1907 sous le pseudonyme de Max Anély.
Dés 1908, Segalen s’intéresse à la Chine et souhaite devenir interprète. Il s’y installe avec sa femme et son fils Yvon en 1910. Il publie la première édition des Stèles à Pékin en 1912. Interrompu par la guerre dans le cours d’une expédition archéologique en Chine, il rentre en France, passe quelque temps au front, puis retourne en Chine pour y recruter des volontaires. Il continue ses recherches archéologiques qui inspirent Chine, la grande statutaire.
Malade, il quitte définitivement l’Asie fin 1917. Il prend part à la lutte contre l’épidémie de « grippe espagnole» à l’hôpital de Brest, mais son travail l’épuise. Il essaye de créer un centre culturel extrême oriental en France en 1918. Après deux mois de convalescence à Alger, il meurt le 21 mai 1919 en forêt d’Huelgoat.
Huelgoat. 23 mai 1919, la mort mystérieuse de l’écrivain Victor Segalen (Ouest France, 26/05/2019)
Victor Segalen est mort le 23 mai 1919, en forêt d’Huelgoat. Mais sa mort comme son œuvre est assez mystérieuse. Comme s’il l’avait lui-même mise en scène.
Le mercredi 21 mai 1919, Victor Segalen, très affaibli par une dépression qui le ronge depuis sept mois, quitte l’hôtel d’Angleterre où il séjourne, à Huelgoat. Il a sa canne et son pique-nique. Au moment de sortir, il se ravise et revient troquer ses bottines de chasse contre une paire de souliers bas. Le détail aura son importance. Il prend le chemin de la forêt vers 11 heures. Nul ne le reverra vivant.
L’après-midi, un violent orage éclate. On se dit qu’il s’est réfugié dans une auberge. Mais, le lendemain, l’inquiétude grandit. Les recherches commencent. Le vendredi 23, sa femme, Yvonne, arrive de Brest. Elle n’hésite pas un instant. Elle escalade le sentier qui domine le gouffre, parvient au sommet, et découvre son mari.
Une entaille à la cheville Il est en position assise, les yeux ouverts. Il a plié son manteau d’officier de marine pour s’en faire un oreiller. Près de lui, un volume des œuvres de Shakespeare en anglais, ouvert sur une page de Hamlet, avec, comme garde page, une photo de sa femme.
La cause du décès saute aux yeux. Il a le pied gauche déchaussé, une entaille au creux de la cheville. Un mouchoir est noué au-dessus de la blessure, comme pour faire un garrot. Et, tout autour du pied, une grande mare de sang.
«Blessé, sans doute par un bois taillé en biseau, il a eu la force de venir mourir là où il savait que seule je saurais le retrouver», écrit Yvonne Segalen. En effet, une semaine plus tôt, les deux époux étaient venus à cet endroit, ils y avaient lu la page de Hamlet qu’on retrouvera ouverte près du corps. Malgré ces circonstances troublantes, Yvonne impose la thèse de l’accident et refuse l’autopsie. Les obsèques sont célébrées dès le lendemain matin, et l’écrivain est enterré au cimetière d’Huelgoat.
L’hypothèse du suicide Pourtant, dès le début, l’hypothèse du suicide, si difficile à admettre à cette époque, est évoquée par certains de ses amis, ainsi que par ses collègues médecins de l’hôpital maritime de Brest. Victor Segalen souffre en effet d’une profonde dépression: il ne peut plus écrire, ne parvient pas à arrêter l’opium, se trouve dans une impasse affective entre sa femme Yvonne et sa maîtresse Hélène Hilpert, il a perdu le commandement de l’hôpital maritime de Brest, n’obtient pas de la Marine une mise en congés.
Des faits matériels sont aussi troublants: il a revêtu pour cette promenade son uniforme d’officier de Marine, ce qu’il ne faisait jamais. Il a mis des chaussures basses, ce qui rend l’accident possible. L’entaille a sectionné une petite artère de la malléole interne, un geste quasi-chirurgical. Un canif est retrouvé à proximité. Par contre, on ne retrouve aucune trace de sang dans le sentier, ni de «bois taillé en biseau». Certes, la pluie de l’orage a pu laver le sang, mais comment se fait-il alors que les pages du livre de Shakespeare n’aient absolument pas souffert de la pluie? Serait-il mort bien plus tard? Enfin, s’il était blessé, pourquoi ne pas être descendu vers la route, où il pouvait trouver du secours rapidement, plutôt que d’avoir escaladé le sentier?
Tout laisse penser que Victor Segalen a lui-même voulu donner une aura mystérieuse et symbolique à sa mort (il comparait les chaos rocheux d’Huelgoat aux stèles des tombeaux chinois). «Il existe en chacun de nous une irréductible et forclose tanière que nous ne pouvons qu’entrouvrir à autrui, écrivait-il.Le moi essentiel reste tapi dans le fond de son antre.»
Stèle marquant l’endroit où fut retrouvé le corps de l’écrivain, il y a cent ans, en haut d’un étroit sentier, au-dessus du gouffre d’Huelgoat
Victor Segalen. Région de Nankin [Nanjing], Tan-yang [Danyang], allée funéraire de Siao Chouen-tche [Xiao Shunzhi, aussi nommé Liang Wendi] (mort en 494 ap. J.-C.), colonne cannelée.
Stèles, Avant-propos.
Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription. Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats. On les heurte à l’improviste: aux bords des routes, dans les cours des temples, devant les tombeaux. Marquant un fait, une volonté, une présence, elles forcent l’arrêt debout, face à leurs faces. Dans le vacillement délabré de l’Empire, elles seules impliquent la stabilité. […]
Le socle se réduit à un plateau ou à une pyramide trapue. Le plus souvent c’est une tortue géante, cou tendu, menton méchant, pattes arquées recueillies sous le poids. Et l’animal est vraiment emblématique; son geste ferme et son port élogieux. On admire sa longévité: allant sans hâte, il mène son existence par-delà mille années.
Conseils au bon voyageur
Ville au bout de la route et route
prolongeant la ville : ne choisis donc
pas l’une ou l’autre, mais l’une
et l’autre bien alternées.
Montagne encerclant ton regard le rabat
et le contient que la plaine ronde libère.
Aime à sauter roches et marches;
mais caresse les dalles où le pied pose bien à plat.
Repose-toi du son dans le silence,
et, du silence, daigne revenir au son.
Seul si tu peux, si tu sais être seul,
déverse-toi parfois jusqu’à la foule.
Garde bien d’élire un asile.
Ne crois pas à la vertu d’une vertu durable :
romps-la quelque forte épice
qui brûle et morde et
donne un goût même à la fadeur.
Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable,
sans mérites ni peine, tu parviendras,
non point, ami, au marais des joies immortelles,
Mais aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve Diversité.
Stèles du bord du chemin.
Huelgoat . Stèle à la mémoire de Victor Segalen au-dessus du gouffre
Portrait de Guillaume Apollinaire (Jean Metzinger 1883-1956), 1910. Collection particulière.
Guillaume Apollinaire (1880-1918) s’est engagé dans l’armée bien que n’ayant pas la nationalité française. Il a été blessé à la tempe le 17 mars 1916 devant Berry-au-Bac (Aisne) par un éclat d’obus alors qu’il lisait le Mercure de France. Il est évacué vers une ambulance et opéré dans la nuit. Il est trépané le 9 mai 1916 à la villa Molière, annexe du Val-de-Grâce, boulevard Montmorency. Affaibli par cette blessure de guerre, il meurt chez lui, au 202 boulevard Saint-Germain, le 9 novembre 1918 de la grippe “espagnole ». Paul Léautaud écrit dans son Journal le 11 novembre 1918 qu’il est décédé d’une «grippe intestinale compliquée de congestion pulmonaire» . Alors qu’il agonise par asphyxie, les Parisiens défilent sous ses fenêtres en criant «À bas Guillaume!», faisant référence non au poète, mais à l’empereur Guillaume II d’Allemagne qui a abdiqué le même jour. Il est enterré le 13 novembre au cimetière du Père-Lachaise, division 86.
En mai 1921, ses amis constituent un comité afin de collecter des fonds pour l’exécution d’un monument funéraire par Pablo Picasso. Soixante-cinq artistes offrent des œuvres. La vente aux enchères a lieu à la Galerie Paul Guillaume les 16 et 18 juin 1924. Elle rapporte 30 450 francs. En 1927 et 1928, Picasso propose deux projets. Aucun n’est retenu. Le premier est jugé obscène par le comité. Pour le second – une construction de tiges en métal – Picasso s’est inspiré du «monument en vide» créé par l’oiseau du Bénin pour Croniamantal dans Le Poète assassiné. À l’automne 1928, il réalise quatre constructions avec l’aide de son ami, le sculpteur et peintre espagnol, Julio González (1876-1942), que le comité refuse; trois sont conservés au Musée Picasso à Paris, la quatrième appartient à une collection privée. Sa tête sculptée de Dora Maar, censéé représenter le poète, sera installée dans le square de Saint-Germain-des-Prés en 1955.
C’est le peintre Serge Férat (1881-1958), ami d’Apollinaire, qui dessinera finalement le monument-menhir en granit surmontant la tombe. Elle porte également une double épitaphe extraite du recueil Calligrammes, trois strophes discontinues de Colline, qui évoquent son projet poétique et sa mort, et un calligramme de tessons verts et blancs en forme de cœur qui se lit «mon cœur pareil à une flamme renversée».
Les collines
(…)
Je me suis enfin détaché De toutes choses naturelles Je peux mourir mais non pécher Et ce qu’on n’a jamais touché Je l’ai touché je l’ai palpé
Et j’ai scruté tout ce que nul Ne peut en rien imaginer Et j’ai soupesé maintes fois Même la vie impondérable Je peux mourir en souriant (…)
Habituez-vous comme moi
À ces prodiges que j’annonce
À la bonté qui va régner
À la souffrance que j’endure
Et vous connaîtrez l’avenir
Caricature de Charles Baudelaire. 1863. (Sébastien Charles Giraud 1819-1892). Collection particulière.
Le 4 février 1857, Charles Baudelaire remet à l’éditeur Auguste Poulet-Malassis, installé à Alençon, un manuscrit contenant 100 poèmes. Ce chiffre lui apparaît comme un nombre d’or, symbole de perfection. Tirée à 1 300 exemplaires, la première édition des Fleurs du Mal est mise en vente le 25 juin et vendue 3 francs.
LXIX. La musique
La musique souvent me prend comme une mer! Vers ma pâle étoile, Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, Je mets à la voile;
La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J’escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile;
Je sens vibrer en moi toutes les passions D’un vaisseau qui souffre ; Le bon vent, la tempête et ses convulsions
Sur l’immense gouffre Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir De mon désespoir!
Les Fleurs du mal. Section Spleen et Idéal. 1857.
Baudelaire développe dans ce poème la conception qu’il expose dans sa lettre du 17 février 1860 à Richard Wagner: “…j’ai éprouvé souvent un sentiment d’une nature assez bizarre, c’est l’orgueil et la jouissance de comprendre, de me laisser pénétrer, envahir, volupté vraiment sensuelle, et qui ressemble à celle de monter dans l’air ou de rouler sur la mer.”
C’est aujourd’hui la Fête de la Musique. Le solstice d’été.
Illustration pour Les Fleurs du Mal. 1899. (Armand Rassenfosse 1862-1934)
Le Panthéon 1757-1790 (Jacques-Germain Soufflot-Jean-Baptiste Rondelet). Paris V.
On peut toujours voir sur la Montagne Sainte-Geneviève (Paris, Ve arrondissement) les portraits graffés de 28 personnalités inhumées ou honorées au Panthéon par l’artiste urbain CR 215 (Christian Guéry). Ils figurent sur le mobilier urbain des rues du V ème arrondissement. Au détour d’une ruelle, sur une façade en briques ou sur le côté d’une boîte aux lettres, surgissent ces fantômes du passé.
Aujourd’hui j’ai croisé Denis Diderot (1713-1784) rue Clotilde, près du Lycée Henri IV et du Panthéon.
Autorité politique -Article de l’Encyclopédie -1751.
” Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d’en jouir aussitôt qu’il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c’est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes, et dans l’état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d’une autre origine que de la nature. Qu’on examine bien, et on la fera toujours remonter à l’une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s’en est emparé, ou le consentement de ceux qui s’y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l’autorité. […] »
Entretiens sur “Le Fils naturel” : Dorval et moi », 1757.
«L’homme le plus heureux est celui qui fait le bonheur d’un plus grand nombre d’autres.»
Lettres à Sophie Volland, 1759-1774.
« Sommes nous-faits pour attendre toujours le bonheur, et le bonheur est-il fait pour ne venir jamais? »
Le Neveu de Rameau, 1762-1773. Publié en 1891.
« Pourquoi voyons-nous si fréquemment les dévots si durs, si fâcheux, si insociables? C’est qu’ils se sont imposés une tâche qui ne leur est pas naturelle. Ils souffrent, et quand on souffre, on fait souffrir les autres. »
Jacques le fataliste et son maître, 1765-1784. Publié en 1796.
«Nous croyons conduire le destin, mais c’est toujours lui qui nous mène.» «On passe les trois quarts de sa vie à vouloir, sans faire.» «La vérité est souvent froide, commune et plate.»
Supplément au voyage de Bougainville, 1772. « Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner, c’est toujours se rendre le maître des autres en les gênant. »
La Religieuse, vers 1780. Publié en 1796. «Il faut peut-être plus de force d’âme encore pour résister à la solitude qu’à la misère: la misère avilit, la retraite déprave».
Denis Diderot (CR 215-Christian Guéry). Rue Clotilde. Paris V.