Olivier Barrot

J’ai lu avec plaisir ces derniers jours Boréales d’Olivier Barrot (Gallimard, 2019)
Après Mitteleuropa (2015), cette Europe centrale dont sa mère était originaire, et United States (2017), Olivier Barrot nous invite à un voyage imaginaire en Suède. Nous découvrons avec lui des paysages, des personnages d’hier et d’aujourd’hui: sportifs, écrivains, cinéastes, peintres, acteurs et surtout actrices.

Deux passages significatifs:

«Combien d’années depuis cet autre voyage en Suède, en automobile depuis Paris cette fois, hivernal, étendu jusqu’à la Norvège? Des heures de parcours entre lacs gelés et forêts de sapins, paysage immuable, sans fin, semé de fermes isolées que j’imagine peuplées de personnages comme chez Strinberg ou Tchékhov, dans une attente existentielle. Julien Gracq, je me remémorais un passage de ses Lettrines, s’était lassé de ces étendues boisées, monotones et obsédantes à ses yeux. Un col frontière, aucune différence d’un bord à l’autre. Noël est passée, mais on n’a pas encore retiré les décorations et les banderoles de fêtes. Seule la neige de la route a commencé de fondre. La haute église, de brique évidemment, n’ offre que portes closes et stalactites. J’arrête le moteur. Une unique sonorité me parvient, le croassement des corbeaux. Me reviennent ces mots de ma mère, il y a si longtemps: «Tu n’aimes que les choses sinistres.» Elle m’avait lu Nils Holgersson de Selma Lagerlöf dans une édition illustrée en couleurs, d’où provient aussi peut-être mon attrait de toujours pour cette région du monde.»

« Bergman ou la métonymie. Je perçois son nom comme synonyme de celui de son pays, d’autant que c’est aussi celui d’Ingrid. (…) Oui, Bergman, ou la révélation. Un demi-siècle que je vis son œuvre, qui m’est dévoilée à peu près en même temps que les toiles de Magritte et les romans de Modiano, puissances tutélaires définitives. Je crois que Bergman a fait entrer l’être, l’ontologie dans le cinéma. »

Le passage concernant Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman a attiré mon attention. En 1981, TF1 et Gaumont ont participé à la coproduction de ce film et Olivier Barrot s’est rendu sur le lieu du tournage avec Daniel Toscan de Plantier pour rencontrer le réalisateur suédois. J’ai revu ce film récemment à Paris au cinéma Arlequin dans sa version longue pour la télévision. Il était projeté en deux parties: la première de 2h51 (actes I, II et III) et la seconde de 2h26 (actes IV et V), soit un total de 317 minutes. J’avais vu ce film en 1982 dans une version de 188 minutes.

Il cite aussi un poème de Valéry Larbaud Stockholm. Je l’avais recherché sur Google et je ne l’avais pas trouvé. Deux jours plus tard, nous sommes allés en famille à Pont-Croix. Il y avait une brocante sur la place principale. J’y ai trouvé un Pléiade en piètre état des oeuvres de cet auteur attachant. Je l’ai acheté et j’ai pu lire le poème en entier.

http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19474844&cfilm=947.html?jwsource=cl

Luis Buñuel


Retrato de Luis Buñuel (Portrait de Luis Buñuel) (Salvador Dalí) 1924 Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Le réalisateur espagnol n’a parlé ni dans ses interviews ni dans ses mémoires de son activité militante dans le Parti Communiste d’Espagne. C’est seulement après sa mort que fut publiée la lettre qu’il a adressé à André Breton le 6 mai 1932. Elle est conservée à la Bibliothèque Nationale et marque sa rupture avec le groupe surréaliste.

Lettre de Luis Buñuel à André Breton

Paris, 6 mai 1932

Je ne crois pas que malgré mon retard, ne soit encore temps de, par cette lettre, prendre position vis à vis du groupe surréaliste et faire face aux derniers évènemants qui ont marqué une étape aussi particulièrement grave dans l’avenir même du surréalisme.
Quand il y a quelques années j’ai voulu joindre mon activité a la votre – a part d’autres qualités d’ordre purement poétique – le grand reconfort moral, autentiquement subversif representé par le surréalisme, se dressant impitoyablement contre la pourriture intelectuelle de la bourgeoisie dont moi même je sortais et contre laquelle depuis longtemps je m’étais révolté. Le seul fait d’avoir uni mon propre devenir ideologique a celui du surréalisme a pû me conduire quelque temps après à donner mon adhesion au P.C.E. et je vois là, tant subjective qu’objectivement, une preuve de la valeur revolutionnaire du surréalisme, ma position actuelle étant la consequence obligée de notre collaboration de ces dernières années. Il y a seulement quelques mois je ne croyais pas à la possibilité qu’une contradiction apparemment violent allait se lever entre ces deux disciplines, surréaliste et communiste. Or, les derniers événements on démontré qu’aujourd’hui ces deux activités semblent être incompatibles, et d’une part et de l’autre. Vous comprendrez que sans ma recente adhesion au P.C. – avec tout ce que cela represente dans le terrain ideologique et pratique – le problème ne se poserait même pas et que je continuerais à travailler avec vous, mais dans l’état de choses actuelle ne saurait être question pour un communiste de douter un instant entre le choix de son parti et de n’importe quelle autre activité ou discipline. Je ne me crois pas très doué politiquement et je pretends que mes possibilites seraient plus avantageusement employées dans le surréalisme mais il me manque la conviction que je servirait mieux la revolution parmi vous que militant dans le parti, auquel, tout de même, j’ai des moyens pour aider.
Le fait que ma separation de votre activité n’implique pas l’abandon total de TOUTES vos conceptions mais seulement de celles qu’AUJOURD’HUI s’opposent à l’acceptation du surréalisme par le P .C. et que, je veux bien le croire, sont d’ordre purement formel et passager. Par exemple, poetiquement il n’est pas question que je puisse avoir d’autres conceptions que les votres tout en pensant qu’il est impossible aujourd’hui de maintenir une conception « fermée » de la poésie au dessus de la lutte de classes. C’est dans ce mot « fermée » que j’appuie une possible discrepance avec vous. La valeur subversive même de la poésie hors de ce contenu ne pourra être que subjetive sans que cette consideration n’empeche que, du point de vue emotive et de l’amour le poème « Union libre » ne soit pour moi tout ce qu’il y a de plus admirable. Je ne suis pas appelé à resoudre ce difficile problème et en attendant, je me contente d’admettre, a coté de la poésie telle que vous l’entendez ou plutot telle que je l’entends d’après le surréalisme, une forme d’expression moins pure qui puisse servir pour la propagande et qui arrive a toucher directement aux masses. C’est dans ce sens que j’ai toujours aimé le poème « Front rouge » ou tout au moins son intention.
Avant de finir cette lettre, que j’ai reduite juste pour dire l’essentiel, je veux vous exprimer également mon desaccord total avec les tracts et brochure qui ont suivi « Misère de la poésie », et tout specialement avec « Paillasse ». Comme j’ai toujours crû, je continue a croire à votre sincerité de revolutionnaire mais cela n’empeche pas que, si je tiens compte des « circonstances » qui ont precedé l’accusation dans l’Huma de votre brochure par Aragon, et su sens « stricte et litteral » de la dite accusation, je puisse le moins du monde me joindre a rien venant du groupe surréaliste, et qui tenterait de ruiner l’activité revolutionnaire d’Aragon dont l’affaire est loin d’être fini.

Très amicalement votre

Bunuel

(Orthographe respectée)

                                          
       

Guillaume Apollinaire

Guillaume Apollinaire et Jacqueline sur la terrasse de l’appartement, 202 bd St-Germain. Paris (VIIème arr.), 1918. Bibliothèque historique de la Ville de Paris.

J’ai déjà fait allusion à ce poème très apprécié par Julien Gracq (En lisant, en écrivant). Voir la note du 29 juillet 2018. Merci à C.W.

Marie

Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux

Les brebis s’en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un coeur à moi ce coeur changeant
Changeant et puis encor que sais-je

Sais-je où s’en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l’automne
Que jonchent aussi nos aveux

Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine

Alcools, 1913.

Léo Ferré. Album: Sur la scène (2001).

https://www.youtube.com/watch?v=7jdPErEdenc&feature=share

Arthur Rimbaud

Un coin de table. (Détail: Arthur Rimbaud) 1872. Paris, Musée d’ Orsay.

Beauté. Mélancolie. L’un des plus beaux poèmes de la langue française.

Sensation

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Mars 1870.

Poésies.

Le portrait que réalise Henri Fantin-Latour du jeune poète de Charleville est, avec la célèbre photo faite par Étienne Carjat, la représentation de Rimbaud la plus connue et reproduite. Peint en février ou mars 1872. Il n’avait pas encore 18 ans.

Albert Camus

Albert Camus. New Yorl, 1946. (Cecil Beaton).

Albert Camus sera une des rares voix de protestation après l’explosion de la bombe atomique d’Hiroshima (6 mai 1945).

Combat, 8 août 1945. Éditorial.

Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique.

On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase: la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.

En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.
Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu’elles sont, annoncées au monde pour que l’homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d’une littérature pittoresque ou humoristique, c’est ce qui n’est pas supportable.

Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d’une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.

Au reste, il est d’autres raisons d’accueillir avec réserve le roman d’anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l’Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu’il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.

Qu’on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d’Hiroshima et par l’effet de l’intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable société internationale, où les grandes puissances n’auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l’intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.

Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison.

Actuelles. Chroniques 1944-1948, Œuvres complètes, tome II, Éditions Gallimard.

Une de Combat. 8 mai 1945.

Blaise Cendrars 1887 -1961

Blaise Cendrars (Amedeo Modigliani). 1917. Rome, Collection Riccardo Gualino.

Réveil

Je dors toujours les fenêtres ouvertes
J’ai dormi comme un homme seul
Les sirènes à vapeur et à air comprimé ne m’ont pas trop réveillé

Ce matin je me penche par la fenêtre
Je vois

Le ciel
La mer
La gare maritime par laquelle j’arrivais de New-York en 1911
La baraque du pilotage
Et
A gauche
Des fumées des cheminées des grues des lampes à arc à contre-jour
Le premier tram grelotte dans l’aube glaciale
Moi j’ai trop chaud
Adieu
Paris
Bonjour soleil

Feuilles de route, 1924.

Réveil

Je suis nu
J’ai déjà pris mon bain
Je me frictionne à l’eau de Cologne
Un voilier lourdement secoué passe dans mon hublot
Il fait froid ce matin
Il y a de la brume
Je range mes papiers
J’établis un horaire
Mes journées seront bien remplies
Je n’ai pas une minute à perdre
J’écris

Feuilles de route, 1924.

Lettre

Tu m’as dit si tu m’écris
Ne tape pas tout à la machine
Ajoute une ligne de ta main
Un mot un rien oh pas grand chose
Oui oui oui oui oui oui oui oui

Ma Remington est belle pourtant
Je l’aime beaucoup et travaille bien
Mon écriture est nette est claire
On voit très bien que c’est moi qui l’ai tapée

Il y a des blancs que je suis seul à savoir faire
Vois donc l’oeil qu’à ma page
Pourtant, pour te faire plaisir j’ajoute à l’encre
Deux trois mots
Et une grosse tache d’encre
Pour que tu ne puisses pas les lire.

Feuilles de route, 1924.

Eustache Deschamps vers 1340 – 1404

Eustache Deschamps

Balade de Nostre Dame moult belle

Secourez moy, douce vierge Marie,
Port de salut que l’en doit réclamer!
Je sens ma nef foible, povre et pourrie,
De sept tourments assaillie en la mer
Mon voile est roupt, ancres n’y puet encrer
J’ai grant paour que plunge ou que n’affonde
Se voz pitiez envers moy ne se fonde.

Qui est la nef, fort ceste mortel vie
Qui a paines puet LX ans passer?
Les sept tourments sont Orgueil et Envie
Detraccion, Luxure et Murmurer
Convoitise qui ne laisse durer,
Et leurs consors me tuent en ce monde,
Se voz pitiez envers moy ne se fonde.

Mon voile est roupt, qui vertu signifie,
Et mon encre ne se puet arrester
Pour ce chetif monde qui me detrie,
Qui ne me laisse à mon ame penser.
Or me vueillez mon volie relever,
Vierge, ou je doubt pechiez ne me confunde,
Se voz pitiez envers moy ne se fonde.

Eustache Deschamps en son temps sous la direction de Jean-Patrice Boudet et Hélène Millet. Publications de la Sorbonne 1997.

Merci à J.A.

Ballade n°134. Tome 1. page 258.

“Dans cet appel au secours à Notre-Dame, le poète parle de sa vie et de lui-même comme d’un bateau (Une nef, vers 3 et 8) devant se rendre au port du salut, d’où le vocable donné à la Vierge (vers 2). L’embarcation est en mauvais état (vers 3 et 5) et doit affronter sept tourmens. Ce sont les sept péchés capitaux qui sont ainsi désignés, dont trois sont nommés dans la seconde strophe (Orgueil, Envie et Luxure). Les quatre autres (Colère, Avarice, Paresse et Gourmandise), englobés sous le nom de consors (vers 13) ont été ici remplacés par Detraccion, Murmurer et Convoitise, qui sont plutôt des dérivés d’Envie. Le poète renouvelle sa prière dans la troisième strophe: Marie doit l’aider à relever sa voile (vers 19), c’est à dire à cultiver les vertus. Touchée, la Vierge répond dans la ballade 135 en lui indiquant les vertus qu’il doit pratiquer pour éviter l’Enfer.”

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Gaspard Félix Tournachon, dit Nadar)

Deux textes très connus de Baudelaire:

XLVII. Harmonie du soir

Voici venir les temps ou vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir;
Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir;
Valse mélancolique et langoureux vertige!


Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir;
Le violon frémit comme un coeur qu’on afflige;
Valse mélancolique et langoureux vertige!
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.


Le violon frémit comme un coeur qu’on afflige,
Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir!
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir;
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige.


Un coeur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige!
Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige…
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir!


Les Fleurs du Mal, 1861.

I – L’Etranger
“Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta soeur ou ton frère? Je n’ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère. –

  • Tes amis?
  • Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
  • Ta patrie?
  • J’ignore sous quelle latitude elle est située.
  • La beauté?
  • Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
  • L’or?
  • Je le hais comme vous haïssez Dieu.
  • Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
  • J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages!”
    Petits poèmes en prose Le Spleen de Paris. 1869.
    Eugène Boudin, Le roi des ciels.
Baigneurs sur la plage de Trouville (Eugène Boudin). 1869. Paris, Musée d’ Orsay.

Max Jacob II 1876 – 1944

Portrait de Max Jacob (Amedeo Modigliani), 1920. Cincinnati Art Museum

Trépassés

Vous autres qui êtes vivants
Avec vos fils père et mère
Vous n’entendez pas crier les trépassés!

Entre Vannes et Redon
Mon âme est dans l’eau des marais
Mon drap mortuaire est pourri
Depuis que je suis enterré

Est-ce que vous pensez à la mort vous autres?

Avant peu vous gémirez
Ah! qu’il est triste de se plaindre
Plus de bonne lumière
Plus de lit de feignant, plus de sommeil

Gare à vous,
Gare à votre corps si doux
Moi je ne pensais pas davantage
A ceux qui ont quitté la terre
Et vous, mon Dieu où êtes-vous,
Vous qui me laissez dans la nuit et dans l’eau?

Poèmes de Morven le Gaëlique, 1953.

Amour du prochain

à Jean Rousselot

Qui a vu le crapaud traverser la rue? C’est un tout petit homme: une poupée n’est pas plus minuscule. Il se traîne sur les genoux: il a honte on dirait…? Non! Il est rhumatisant, une jambe reste en arrière, il la ramène! Où va-t-il ainsi? Il sort de l’égout, pauvre clown. Personne n’a remarqué ce crapaud dans la rue. Jadis personne ne me remarquait dans la rue, maintenant, les enfants se moquent de mon étoile jaune. Heureux crapaud! tu n’as pas d’étoile jaune.

1943.

Derniers poèmes en vers et en prose. Editions Gallimard, 1961.

Quimper. Maison des Jacob, 8 rue du Parc. Les Jacob habitaient au premier jusqu’en 1942 et tenaient au rez-de-chaussée un commerce de confection.

Max Jacob I 1876 – 1944

Max Jacob.

Max Jacob est né le 12 juillet 1876 à Quimper dans une famille juive voltairienne et non pratiquante Il est mort le 5 mars 1944 à Drancy, cinq jours avant sa déportation programmée pour Auschwitz.

Max Jacob Œuvres précédé de Portrait de Max en accordéon par Guy Goffette
Édition d’Antonio Rodriguez. Collection Quarto, Gallimard 2012. 1824 pages, 203 illustrations.

«Les oeuvres de Max Jacob rassemblées, introduites et annotées par Antonio Rodriguez sont disponibles dans la collection Quarto de Gallimard.

Grand poète, Max Jacob (1876-1944) est un l’une des figures les plus marquantes du XX ème siècle. Sa production ne se borne pas à la poésie mais elle comprend aussi une œuvre graphique et musicale ainsi que l’une des plus riches correspondances de son temps.

Ses amitiés avec les peintres, avec Picasso en particulier qu’il rencontre en 1901, et ses liens privilégiés avec Guillaume Apollinaire, André Salmon ou Pierre Reverdy le placent au cœur des débats esthétiques de l’Esprit nouveau et à l’origine de la poésie moderne. Sa vie et les nombreuses légendes qui lui sont attribuées ou qu’il s’attribue lui-même le mêle à l’effervescence des avant-gardes picturales et littéraires parisiennes à Montmartre ou à Montparnasse. Éclaireur d’une relation profonde dans l’écriture du siècle entre la poésie et la peinture, rénovateur des qualités plastiques et musicales du poème en prose dont il va jusqu’à revendiquer la paternité, son œuvre est faite de contrastes : sa poésie est traversée d’élans religieux et mystiques mais roule aussi vers le cocasse porté au cœur de l’interrogation sur les fondations du sujet. Toute son œuvre montre les jeux multiples autour de la notion du personnage, ses éclats kaléidoscopiques, ses masques incessants, les attentes et les désillusions qu’elle engendre.

Max Jacob a été bouleversé par une apparition miraculeuse en septembre 1909 et s’est retiré à Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret) de 1921 à 1928 puis de 1936 à 1944 afin qu’une existence nouvelle refonde les enjeux spirituels initiés par sa conversion au catholicisme (18 février 1915). C’est dans ce village qu’il sera arrêté le 24 février 1944 par la police allemande.

Dès 1940, la législation antisémite bouleverse sa vie: il subit toutes les mesures de persécutions menées par le régime de Vichy et l’occupant contre les Juifs. En 1941, « Monsieur Max » est interdit de publication : il est spolié de ses droits d’auteur. Pendant l’Occupation, il assiste impuissant aux malheurs des siens : « aryanisation » des biens, arrestations, déportations. Lui qui se pensait, à tort, protégé est arrêté chez lui. Conduit à la prison d’Orléans, transféré le 28 février à Drancy, il meurt d’une congestion pulmonaire le 5 mars 1944.

En 1960, Max Jacob a été élevé, à titre civil, au rang de « poète mort pour la France.»

Patricia Sustrac, Présidente de l’association des Amis de Max Jacob.