Portrait de Charles Baudelaire (Édouard Manet) 1865 Château de Compiègne
Charles BAUDELAIRE est mort le 31 août 1867, malade de la syphilis. Il avait 46 ans. il est enterré au cimetière du Montparnasse (6 ème division), dans la même tombe que son beau-père détesté, le général Aupick, et sa mère Caroline.
Le crépuscule du matin
La diane chantait dans les cours des casernes,
Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.
C’était l’heure où l’essaim des rêves malfaisants
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;
Où, comme un oeil sanglant qui palpite et qui bouge,
La lampe sur le jour fait une tache rouge ;
Où l’âme, sous le poids du corps revêche et lourd,
Imite les combats de la lampe et du jour.
Comme un visage en pleurs que les brises essuient,
L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient,
Et l’homme est las d’écrire et la femme d’aimer.
Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
C’était l’heure où parmi le froid et la lésine
S’aggravent les douleurs des femmes en gésine ;
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.
L’aurore grelottante en robe rose et verte
S’avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.
Les Fleurs du Mal. Tableaux parisiens. 1857.
Les Fleurs du Mal (Charles Baudelaire). Illustration de Charles Meunier. Paris, 1900
Valery Larbaud est un écrivain français original de la première partie du XX ème siècle. Il est à la fois poète, romancier, essayiste et traducteur. Il a écrit sous les pseudonymes d’ Archibald-Orson Barnabooth, L. Hagiosy, X. M. Tourmier de Zamble. Né le 29 août 1881 à Vichy, il est le fils unique de Nicolas Larbaud, pharmacien de profession et d’Isabelle Bureau des Étivaux, fille d’un avocat et militant républicain. Son père meurt en 1889. Il est donc élevé dans une certaine rigueur protestante par sa mère et sa tante. En Bourbonnais, l’enfant vit entre trois demeures: une maison avenue Victoria à Vichy, une villa à Saint-Yorre et la propriété de Valbois près de Saint-Pourçain-sur-Sioule. La fortune familiale (son père était propriétaire de la source Vichy Saint-Yorre) lui assure une vie aisée. Il obtient une licence ès-lettres en 1908. En décembre 1908, il fait publier Poèmes par un riche amateur sans faire connaître sa véritable identité. Il se convertit au catholicisme en 1910. Valery Larbaud parcourt l’Europe entière à grands frais: Paquebots de luxe, Orient-Express, grands hôtels. Il mène une vie de dilettante, de dandy. Il fréquente Montpellier l’hiver et se rend dans de nombreuses stations thermales pour se soigner. En 1911, son roman Fermina Márquez, consacré aux amours de l’adolescence, obtient quelques voix au Prix Goncourt. Valery Larbaud parle anglais, allemand, italien et espagnol. Il fait connaître en France de nombreuses grandes œuvres étrangères: Samuel Butler, James Joyce, Ramón Gómez de la Serna entre autres. Il rencontre James Joyce en 1920. La première traduction française d’Ulysse a été commencée dès 1924 par Auguste Morel, assisté par Stuart Gilbert. Elle a été entièrement revue par Valery Larbaud et James Joyce et publiée par La maison des Amis des Livres d’Adrienne Monnier en 1929. Á Vichy, il reçoit ses amis: Charles-Louis Philippe, André Gide, Léon-Paul Fargue et G. Jean-Aubry, son biographe. Il oeuvre à la notoriété de Charles-Louis Philippe ou d’Henry J.M. Levet, deux auteurs morts jeunes. Á Paris, de 1919 à 1937, il habite un petit immeuble au 71, rue du Cardinal-Lemoine. James Joyce et sa famille y logent quand il est absent.
En novembre 1935, il est atteint d’hémiplégie et d’aphasie. Il passe les vingt-deux dernières années de sa vie, cloué dans un fauteuil. Il sera pendant des années soigné par son ami, le professeur Théophile Alajouanine, spécialiste des aphasies, qui écrira aussi sa biographie. Ayant dépensé sa fortune, il doit revendre ses propriétés et sa bibliothèque de quinze mille volumes en 1948 en viager à la ville de Vichy, sa ville natale.
Il est mort le 2 février 1957 et est enterré au cimetière des Bartins à Vichy. Cet écrivain attachant est plus qu’un «riche amateur» , qu’un « citoyen des wagons-lits ».
Oeuvres:
Les Portiques (1896)
Poèmes, par un riche amateur, ou Oeuvres françaises de M. Barnabooth (1908)
Fermina Marquez (l910)
A.O. Barnabooth: Journal d’un milliardaire (1913)
A.O. Barnabooth. Ses oeuvres complètes, c’est à dire un conte, ses poésies, et son journal intime (1913)
Enfantines (l 918)
Beauté, mon beau souci… (1920)
Amants, heureux amants… (1921)
Mon plus secret conseil… (1923)
Ce vice impuni, la lecture (l924)
Septimanie (1925)
Ce vice impuni, la lecture. Domaine anglais (l 925)
200 chambres, 200 chambres de bains (l926)
Allen (l 927)
Jaune, Bleu, Blanc. (1927)
Aux couleurs de Rome (l 938)
Ce vice impuni, la lecture. Domaine français (l941)
Sous l’invocation de de Saint Jérôme (Portrait de saint Jérôme du Greco. Collection Frick de New York (1946)
Gaston d’Ercoule (1952)
«Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise, D’un gris doux, la terre est bleue et le ciel bas Semble tout à la fois désespéré et tendre;»
En 1905, une amie le relançant de Mannheim, Valery Larbaud exprime le désir et la nécessité d’un voyage en Suède. Par Paris, Liège et Cologne, il atteint Mannheim le 10 août. Le lendemain, le couple est à Hambourg, le surlendemain à Kiel. De là, il va à Copenhague où il demeure une semaine. Pélerinage shakespearien au rivage d’Elseneur le 25 août. Par Kronenberg, les voyageurs gagnent Stockholm en bateau. Ils y restent une semaine, puis vont passer trois jours dans une auberge à Finja. Au début septembre, par Malmoe, ils reviennent à Copenhague. On trouve trace de ce voyage dans le poème Stockholm ainsi que dans A.O. Barnabooth: Journal intime d’un milliardaire.
Stockholm
Fillettes qui vendez les journaux, court-vêtues,
En bleu clair avec des cols marins blancs,
Vous revoilà, toujours pour moi mystérieuses.
On ne sait : vous avez entre douze et vingt ans;
On se demande si vous avez des amoureux;
Vous vous ressemblez non seulement de costume,
Mais de visage, beaux visages blancs, brillants,
Aux traits aimablement durs, aux yeux farouches et bleus.
Il y a quelques années, je fus amoureux de vous toutes,
Comme j’ai été amoureux des bouquetières romaines,
Des jeunes filles de l’île de Marken, qu’on va voir d’Amsterdam,
Des paysannes de Corfou, et même aussi
D’une fausse bohémienne joueuse d’orgue de Barbarie à Londres.
Le déguisement émeut toujours mon cœur de poète,
Et votre vue me fait imaginer des aventures.
Djürgarden, jardins pâles loin des longs quais de pierres
Grises d’un gris si doux, si pur et estival!
Je veux errer dans ces bocages, le long de ces théâtres,
Le cœur tout alourdi de calorie-punch glacé.
J’irai dans les jardins des restaurations
Où des messieurs enivrés dorment sur les tables;
J’irai entendre là les derniers airs de Berlin.
Et puis je regarderai l’étalage merveilleux
Du marchand de phonographes qui est au coin de l’Arsenalsgatan
Et la statue de Charles XII me sourira dans les verdures de cette place ombreuse et douce
Où j’ai souffert.
Stromparterren, place où l’on boit, au bord des eaux,
Comme dans l’eau, et sous un pont, sous des feuillages,
Le soir, du calorie-punch, et des liqueurs que l’on ne sert,
Qu’en flacons d’un quart de litre, qu’il faut bien vider!
Cela est la plus douce chose de Stockholm.
Cela fait penser à Venise et à des soirs sur la Tamise,
Et c’est plus beau que les marchandes de journaux…
Et, pour vous garantir de l’humidité des soirs,
On vous fait envelopper d’une couverture de laine
D’un rouge éclatant, en sorte
Que les dames sont toutes des petits Chaperons-Rouges.
1905
A.O. Barnabooth, Ses Oeuvres complètes, c’est-à-dire un Conte, ses Poésies et son Journal intime. 1913.
J’ai lu avec plaisir ces derniers jours Boréales d’Olivier Barrot (Gallimard, 2019) Après Mitteleuropa (2015), cette Europe centrale dont sa mère était originaire, et United States (2017), Olivier Barrot nous invite à un voyage imaginaire en Suède. Nous découvrons avec lui des paysages, des personnages d’hier et d’aujourd’hui: sportifs, écrivains, cinéastes, peintres, acteurs et surtout actrices.
Deux passages significatifs:
«Combien d’années depuis cet autre voyage en Suède, en automobile depuis Paris cette fois, hivernal, étendu jusqu’à la Norvège? Des heures de parcours entre lacs gelés et forêts de sapins, paysage immuable, sans fin, semé de fermes isolées que j’imagine peuplées de personnages comme chez Strinberg ou Tchékhov, dans une attente existentielle. Julien Gracq, je me remémorais un passage de ses Lettrines, s’était lassé de ces étendues boisées, monotones et obsédantes à ses yeux. Un col frontière, aucune différence d’un bord à l’autre. Noël est passée, mais on n’a pas encore retiré les décorations et les banderoles de fêtes. Seule la neige de la route a commencé de fondre. La haute église, de brique évidemment, n’ offre que portes closes et stalactites. J’arrête le moteur. Une unique sonorité me parvient, le croassement des corbeaux. Me reviennent ces mots de ma mère, il y a si longtemps: «Tu n’aimes que les choses sinistres.» Elle m’avait lu Nils Holgersson de Selma Lagerlöf dans une édition illustrée en couleurs, d’où provient aussi peut-être mon attrait de toujours pour cette région du monde.»
« Bergman ou la métonymie. Je perçois son nom comme synonyme de celui de son pays, d’autant que c’est aussi celui d’Ingrid. (…) Oui, Bergman, ou la révélation. Un demi-siècle que je vis son œuvre, qui m’est dévoilée à peu près en même temps que les toiles de Magritte et les romans de Modiano, puissances tutélaires définitives. Je crois que Bergman a fait entrer l’être, l’ontologie dans le cinéma. »
Le passage concernant Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman a attiré mon attention. En 1981, TF1 et Gaumont ont participé à la coproduction de ce film et Olivier Barrot s’est rendu sur le lieu du tournage avec Daniel Toscan de Plantier pour rencontrer le réalisateur suédois. J’ai revu ce film récemment à Paris au cinéma Arlequin dans sa version longue pour la télévision. Il était projeté en deux parties: la première de 2h51 (actes I, II et III) et la seconde de 2h26 (actes IV et V), soit un total de 317 minutes. J’avais vu ce film en 1982 dans une version de 188 minutes.
Il cite aussi un poème de Valéry Larbaud Stockholm. Je l’avais recherché sur Google et je ne l’avais pas trouvé. Deux jours plus tard, nous sommes allés en famille à Pont-Croix. Il y avait une brocante sur la place principale. J’y ai trouvé un Pléiade en piètre état des oeuvres de cet auteur attachant. Je l’ai acheté et j’ai pu lire le poème en entier.
Retrato de Luis Buñuel (Portrait de Luis Buñuel) (Salvador Dalí) 1924 Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.
Le réalisateur espagnol n’a parlé ni dans ses interviews ni dans ses mémoires de son activité militante dans le Parti Communiste d’Espagne. C’est seulement après sa mort que fut publiée la lettre qu’il a adressé à André Breton le 6 mai 1932. Elle est conservée à la Bibliothèque Nationale et marque sa rupture avec le groupe surréaliste.
Lettre de Luis Buñuel à André Breton
Paris, 6 mai 1932
Je ne crois pas que malgré mon retard, ne soit encore temps de, par cette lettre, prendre position vis à vis du groupe surréaliste et faire face aux derniers évènemants qui ont marqué une étape aussi particulièrement grave dans l’avenir même du surréalisme. Quand il y a quelques années j’ai voulu joindre mon activité a la votre – a part d’autres qualités d’ordre purement poétique – le grand reconfort moral, autentiquement subversif representé par le surréalisme, se dressant impitoyablement contre la pourriture intelectuelle de la bourgeoisie dont moi même je sortais et contre laquelle depuis longtemps je m’étais révolté. Le seul fait d’avoir uni mon propre devenir ideologique a celui du surréalisme a pû me conduire quelque temps après à donner mon adhesion au P.C.E. et je vois là, tant subjective qu’objectivement, une preuve de la valeur revolutionnaire du surréalisme, ma position actuelle étant la consequence obligée de notre collaboration de ces dernières années. Il y a seulement quelques mois je ne croyais pas à la possibilité qu’une contradiction apparemment violent allait se lever entre ces deux disciplines, surréaliste et communiste. Or, les derniers événements on démontré qu’aujourd’hui ces deux activités semblent être incompatibles, et d’une part et de l’autre. Vous comprendrez que sans ma recente adhesion au P.C. – avec tout ce que cela represente dans le terrain ideologique et pratique – le problème ne se poserait même pas et que je continuerais à travailler avec vous, mais dans l’état de choses actuelle ne saurait être question pour un communiste de douter un instant entre le choix de son parti et de n’importe quelle autre activité ou discipline. Je ne me crois pas très doué politiquement et je pretends que mes possibilites seraient plus avantageusement employées dans le surréalisme mais il me manque la conviction que je servirait mieux la revolution parmi vous que militant dans le parti, auquel, tout de même, j’ai des moyens pour aider. Le fait que ma separation de votre activité n’implique pas l’abandon total de TOUTES vos conceptions mais seulement de celles qu’AUJOURD’HUI s’opposent à l’acceptation du surréalisme par le P .C. et que, je veux bien le croire, sont d’ordre purement formel et passager. Par exemple, poetiquement il n’est pas question que je puisse avoir d’autres conceptions que les votres tout en pensant qu’il est impossible aujourd’hui de maintenir une conception « fermée » de la poésie au dessus de la lutte de classes. C’est dans ce mot « fermée » que j’appuie une possible discrepance avec vous. La valeur subversive même de la poésie hors de ce contenu ne pourra être que subjetive sans que cette consideration n’empeche que, du point de vue emotive et de l’amour le poème « Union libre » ne soit pour moi tout ce qu’il y a de plus admirable. Je ne suis pas appelé à resoudre ce difficile problème et en attendant, je me contente d’admettre, a coté de la poésie telle que vous l’entendez ou plutot telle que je l’entends d’après le surréalisme, une forme d’expression moins pure qui puisse servir pour la propagande et qui arrive a toucher directement aux masses. C’est dans ce sens que j’ai toujours aimé le poème « Front rouge » ou tout au moins son intention. Avant de finir cette lettre, que j’ai reduite juste pour dire l’essentiel, je veux vous exprimer également mon desaccord total avec les tracts et brochure qui ont suivi « Misère de la poésie », et tout specialement avec « Paillasse ». Comme j’ai toujours crû, je continue a croire à votre sincerité de revolutionnaire mais cela n’empeche pas que, si je tiens compte des « circonstances » qui ont precedé l’accusation dans l’Huma de votre brochure par Aragon, et su sens « stricte et litteral » de la dite accusation, je puisse le moins du monde me joindre a rien venant du groupe surréaliste, et qui tenterait de ruiner l’activité revolutionnaire d’Aragon dont l’affaire est loin d’être fini.
Guillaume Apollinaire et Jacqueline sur la terrasse de l’appartement, 202 bd St-Germain. Paris (VIIème arr.), 1918. Bibliothèque historique de la Ville de Paris.
J’ai déjà fait allusion à ce poème très apprécié par Julien Gracq (En lisant, en écrivant). Voir la note du 29 juillet 2018. Merci à C.W.
Marie
Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie
Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux
Les brebis s’en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un coeur à moi ce coeur changeant
Changeant et puis encor que sais-je
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l’automne
Que jonchent aussi nos aveux
Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine
Un coin de table. (Détail: Arthur Rimbaud) 1872. Paris, Musée d’ Orsay.
Beauté. Mélancolie. L’un des plus beaux poèmes de la langue française.
Sensation
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.
Mars 1870.
Poésies.
Le portrait que réalise Henri Fantin-Latour du jeune poète de Charleville est, avec la célèbre photo faite par Étienne Carjat, la représentation de Rimbaud la plus connue et reproduite. Peint en février ou mars 1872. Il n’avait pas encore 18 ans.
Albert Camus sera une des rares voix de protestation après l’explosion de la bombe atomique d’Hiroshima (6 mai 1945).
Combat, 8 août 1945. Éditorial.
Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique.
On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase: la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.
En attendant, il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d’aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d’idéalisme impénitent, ne songera à s’en étonner.
Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu’elles sont, annoncées au monde pour que l’homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d’une littérature pittoresque ou humoristique, c’est ce qui n’est pas supportable.
Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu’une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d’être définitive. On offre sans doute à l’humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d’une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.
Au reste, il est d’autres raisons d’accueillir avec réserve le roman d’anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l’Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu’il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.
Qu’on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d’Hiroshima et par l’effet de l’intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d’une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d’une véritable société internationale, où les grandes puissances n’auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l’intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.
Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison.
Actuelles. Chroniques 1944-1948, Œuvres complètes, tome II, Éditions Gallimard.
Je
dors toujours les fenêtres ouvertes
J’ai dormi comme un homme
seul
Les sirènes à vapeur et à air comprimé ne m’ont pas
trop réveillé
Ce matin je me penche par la fenêtre
Je
vois
Le ciel
La mer
La gare maritime par
laquelle j’arrivais de New-York en 1911
La baraque du
pilotage
Et
A gauche
Des fumées des cheminées des
grues des lampes à arc à contre-jour
Le premier tram grelotte
dans l’aube glaciale
Moi j’ai trop chaud
Adieu
Paris
Bonjour
soleil
Feuilles de route, 1924.
Réveil
Je suis nu
J’ai déjà pris mon bain
Je me frictionne à l’eau de Cologne
Un voilier lourdement secoué passe dans mon hublot
Il fait froid ce matin
Il y a de la brume
Je range mes papiers
J’établis un horaire
Mes journées seront bien remplies
Je n’ai pas une minute à perdre
J’écris
Feuilles de route, 1924.
Lettre
Tu m’as dit si tu m’écris
Ne tape pas tout à la machine
Ajoute une ligne de ta main
Un mot un rien oh pas grand chose
Oui oui oui oui oui oui oui oui
Ma Remington est belle pourtant
Je l’aime beaucoup et travaille bien
Mon écriture est nette est claire
On voit très bien que c’est moi qui l’ai tapée
Il y a des blancs que je suis seul à savoir faire
Vois donc l’oeil qu’à ma page
Pourtant, pour te faire plaisir j’ajoute à l’encre
Deux trois mots
Et une grosse tache d’encre
Pour que tu ne puisses pas les lire.
Secourez moy, douce vierge Marie,
Port de salut que l’en doit réclamer!
Je sens ma nef foible, povre et pourrie,
De sept tourments assaillie en la mer
Mon voile est roupt, ancres n’y puet encrer
J’ai grant paour que plunge ou que n’affonde
Se voz pitiez envers moy ne se fonde.
Qui est la nef, fort ceste mortel vie
Qui a paines puet LX ans passer?
Les sept tourments sont Orgueil et Envie
Detraccion, Luxure et Murmurer
Convoitise qui ne laisse durer,
Et leurs consors me tuent en ce monde,
Se voz pitiez envers moy ne se fonde.
Mon voile est roupt, qui vertu signifie,
Et mon encre ne se puet arrester
Pour ce chetif monde qui me detrie,
Qui ne me laisse à mon ame penser.
Or me vueillez mon volie relever,
Vierge, ou je doubt pechiez ne me confunde,
Se voz pitiez envers moy ne se fonde.
Eustache Deschamps en son temps sous la direction de Jean-Patrice Boudet et Hélène Millet. Publications de la Sorbonne 1997.
Merci à J.A.
Ballade n°134. Tome 1. page 258.
“Dans cet appel au secours à Notre-Dame, le poète parle de sa vie et de lui-même comme d’un bateau (Une nef, vers 3 et 8) devant se rendre au port du salut, d’où le vocable donné à la Vierge (vers 2). L’embarcation est en mauvais état (vers 3 et 5) et doit affronter sept tourmens. Ce sont les sept péchés capitaux qui sont ainsi désignés, dont trois sont nommés dans la seconde strophe (Orgueil, Envie et Luxure). Les quatre autres (Colère, Avarice, Paresse et Gourmandise), englobés sous le nom de consors (vers 13) ont été ici remplacés par Detraccion, Murmurer et Convoitise, qui sont plutôt des dérivés d’Envie. Le poète renouvelle sa prière dans la troisième strophe: Marie doit l’aider à relever sa voile (vers 19), c’est à dire à cultiver les vertus. Touchée, la Vierge répond dans la ballade 135 en lui indiquant les vertus qu’il doit pratiquer pour éviter l’Enfer.”