Albert Camus – Georges Séféris

Je viens de finir le livre de Yannis Kiourtsakis : Camus et Séféris, Une affaire de lumière. La tête à l’envers, 2024. Je cite ici les dernières pages (74 et 75). On les retrouve aussi sur le site Terre de femmes (la revue de poésie & de critique d’Angèle Paoli)

https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2024/06/yannis-kiourtsakis-camus-et-s%C3%A9f%C3%A9ris-une-affaire-de-lumi%C3%A8re.html

La lumière, l’homme, l’amour

Telle est pour Camus comme pour Séféris, la triade sacrée, œuvre de la nature ou de la divinité, peu importe. Et à l’image de cette œuvre, la créature qu’est l’être humain est conçue par eux, loin de tout humanisme abstrait, dans sa présence la plus concrète, la plus charnelle, la plus humble.
Parions donc, avec Camus, pour la renaissance. Deux incidents, tout à fait menus, mais qu’ils prennent soin de narrer l’un et l’autre, nous y aideront :

Juin 1958. Camus et ses amis français déjeunent, après leur baignade, en plein air dans une taverne de Samos. Un groupe « de beaux enfants » viennent les observer. « L’une des petites filles, Matina, aux yeux dorés, touche, écrit-il, mon cœur ». Quand les amis quittent la taverne, Matina vient près de la voiture, et alors, note Camus, « je prends sa petite main ».

Novembre 1967. Séféris déjeune en compagnie près de la mer dans un village du Magne. Son attention est attirée par une petite vieille, mince, agile, vivace, qui marche au loin très vite en faisant jouer sa canne en l’air, sans s’y appuyer. « C’est ma tante, elle a 102 ans », dit un des convives. Cette apparition hante, il ne sait pourquoi, son esprit pendant plusieurs jours ; et il finit par écrire : « Cette créature est restée dans ma mémoire comme un don de Dieu. »

C’est à la lumière de tels faits, apparemment insignifiants, mais ô combien significatifs, que j’aimerais clore cet essai en lisant les deux pensées suivantes. Séféris – conférence sur Dante (1966) : « S’il est vrai que l’enfer c’est les autres, comme l’affirme l’un de nos maîtres penseurs, il est non moins vrai que le paradis c’est les autres. Et les autres sont aussi nous-mêmes […] Paradis et enfer ne peuvent, je crois, être séparés, et, si nous le pouvons, ne mettons pas en pièces l’âme humaine.»

Camus, Retour à Tipasa : « Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui mourons de ce malheur. »

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Georges Séféris (Giorgios Stylianou Séfériadès) est un des grands poètes grecs contemporains. Il est né à Smyrne (aujourd’hui Izmir en Turquie) le 29 février 1900.

Son père est professeur d’université et un traducteur renommé.

Georges Séféris suit sa famille à Athènes en 1914 où il termine sa scolarité secondaire. Il fait ensuite des études de droit et de littérature à Paris. Il y reste jusqu’en 1924.

Il s’engage dans la carrière diplomatique en 1926. En 1941, il s’exile avec le gouvernement grec libre pour échapper à l’occupation nazie. Il est envoyé dans divers pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Il sert son pays en Crète, au Caire, en Afrique du Sud, en Turquie et au Moyen-Orient.

Il est ambassadeur à Londres de 1957 à 1962. Il prend sa retraite en 1962. Il retourne alors à Athènes et se consacre entièrement à son oeuvre.

Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1963. Après le coup d’état militaire du 21 avril 1967, il fait une déclaration publique contre la junte des colonels.

Il meurt à Athènes le 20 septembre 1971. 30 000 personnes suivent son cercueil le lendemain et font de ses obsèques une manifestation spontanée contre la dictature.

Bibliographie

Journal 1945-1951. Traduction : Lorand Gaspar. Mercure de France, 1973.

Essais, Hellénisme et création. Traduction : Denis Kohler. Mercure de France, 1987.

Poèmes (1933-1955) suivi de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229. 1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Égérie Mavraki, Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar.

Six Nuits sur l’Acropole. Traduction Gilles Ortlieb. Calmann-Lévy, 1994. Le bruit du temps, 2013.

Journées 1925-1944. Traduction Gilles Ortlieb. Le bruit du temps, 2021.

Les poèmes. Traduction Michel Volkovitch. Le miel des anges, 2023.

Antonio Skármeta – Arthur Rimbaud

Antonio Skármeta (Ulf Andersen). Paris, 2013.

L’écrivain chilien Antonio Skármeta est mort mardi 15 octobre à l’âge de 83 ans. il est né le 7 novembre 1940 à Antofagasta, dans le nord du Chili. Il a étudié la philosophie à l’université du Chili, où il a travaillé des années plus tard comme professeur à la faculté de philosophie et comme metteur en scène de théâtre. Après le coup d’Etat militaire d’Augusto Pinochet en 1973, il s’est exilé en Argentine puis en Allemagne, où il a été ambassadeur du Chili dans les années 2000. Il a aussi animé un programme culturel à la télévision chilienne, El show de los libros, de 1992 à 2002. Il est surtout connu comme auteur de Ardiente paciencia (1985) (Une ardente patience, Le Seuil 1985. Traduction de François Maspero) Ce roman a été adapté au cinéma en 1994 sous le titre Le Facteur (Il postino) par Michael Radford avec Massimmo Troisi et Philippe Noiret, dans le rôle de Pablo Neruda. Skármeta avait réalisé lui-même en 1983 une première version de cette histoire. Sa pièce de théâtre, El plebiscito, a été le point de départ du film de Pablo Larraín No (2012) qui évoque la participation d’un jeune publicitaire à la campagne en faveur du « non » lors du référendum chilien de 1988. Celui-ci a marqué la fin de la dictature militaire d’Augusto Pinochet et a ouvert la voie à la transition démocratique chilienne.

Le titre Ardiente paciencia rappelle le poème de Rimbaud que Neruda avait évoqué lorsqu’il avait reçu le Prix Nobel de Littérature en 1971 :

” Hace hoy cien años exactos, un pobre y espléndido poeta, el más atroz de los desesperados, escribió esta profecía: A l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides Villes. (Al amanecer, armados de una ardiente paciencia entraremos en las espléndidas ciudades.)

Yo creo en esa profecía de Rimbaud, el vidente. Yo vengo de una oscura provincia, de un país separado de todos los otros por la tajante geografía. Fui el más abandonado de los poetas y mi poesía fue regional, dolorosa y lluviosa. Pero tuve siempre confianza en el hombre. No perdí jamás la esperanza. Por eso tal vez he llegado hasta aquí con mi poesía, y también con mi bandera.

En conclusión, debo decir a los hombres de buena voluntad, a los trabajadores, a los poetas, que el entero porvenir fue expresado en esa frase de Rimbaud: solo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres.

Así la poesía no habrá cantado en vano. “

Adieu
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L’automne, déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, – loin des gens qui meurent sur les saisons.

L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.

Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort !

  • Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Suis-je trompé ? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi ?

Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

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Oui l’heure nouvelle est au moins très-sévère.

Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, – des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. – Damnés, si je me vengeais !

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, – j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; – et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

avril-août, 1873.

Une saison en enfer, 1873-1874.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/05/10/arthur-rimbaud/

Isla Negra. Playa. Océano Pacífico.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Étienne Carjat). 1866.

J’écoute en podcast Le Book Club de Marie Richeux sur France Culture. Elle nous fait découvrir la bibliothèque de personnalités diverses. (Grande invention les podcasts !). Il s’agit ici de la bibliothèque de l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman. Il nous fait suivre la présence des anges dans les pages de Walter Benjamin, Franz Kafka, Charles Baudelaire et D.H. Lawrence. Vers la fin de l’émission, il lit le poème Réversibilité.

Réversibilité (Charles Baudelaire)

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le coeur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,
Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avide ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté !
Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !

Les Fleurs du mal, 1857.

” Baudelaire avait adressé ce poème, anonymement, le 3 mai 1853, à Mme Sabatier. il lui fait cet envoi de Versailles, où il se trouve alors, avec Philoxène Boyer… Baudelaire a donné comme titre à ce poème un terme emprunté au lexique théologique de Joseph de Maistre. ” (Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade I. Notes.)

Georges Didi-Huberman (Patrice Normand).

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/dans-la-bibliotheque-de-georges-didi-huberman-8432288

Georges Didi-Huberman : “Le titre de ce poème Réversibilité, c’est un mot philosophique, c’est un mot qui nous dit que dans tout désir et dans tout espoir, il y a une inquiétude et une angoisse. Réversibilité, c’est ce mélange. Freud avait ce terme extrêmement fort en disant ce sentiment d’inquiétante étrangeté qu’on a quand on se sent très mal à l’aise. Par exemple, quand on est dans un endroit dont on se dit, qu’on a déjà été là quelque part, c’est-à-dire qu’il y a une familiarité, mais c’est extrêmement angoissant. Freud dit très bien que tout ça, c’est lié à l’angoisse infantile, l’angoisse des enfants.”

Angelus Novus (Paul Klee). 1920. Jérusalem, Musée d’israël. Exposition L’ironie à l’oeuvre 6 avril – 1 août 2016 au centre Pompidou. La photo n’est pas bonne, mais je l’ai prise avec émotion en avril 2016.

Jacques Réda 1929 – 2024

Le poète Jacques Réda est décédé le 30 septembre à l’âge de 95 ans.

« Le désespoir n’existe pas pour un homme qui marche. ».

Lire ou relire :

Amen, récitatif, la tourne. Poésie Gallimard N° 221. 1988.

Les ruines de Paris. Poésie Gallimard N° 268. 1993.

Hors les murs. Poésie Gallimard N° 358. 2001.

Leçons de l’arbre et du vent. Gallimard Blanche. 2023.

Il est une forêt sans borne où je voudrais
M’enfoncer, en mourant, loin de la médecine
Qui m’impose pour vivre une foule d’extraits
Chimiques. J’y prendrais tout doucement racine,
Jusqu’au jour où, non moins en douceur, j’entrerais
D’abord aussi fragile et fin qu’une houssine,
Quitte de mes devoirs et de mes intérêts,
Dans l’absence de temps où l’Arbre se dessine
Sans crayon ni pastel, sanguine ni pinceau.
Vite, j’y deviendrais vigoureux arbrisseau.
Puis l’artiste inconnu qui conçut la rosée.
Et la houle des monts et les yeux des vivants
Me laisserait songer tout au fond du musée
Végétal où, distraits, viennent errer les vents.

Une pensée pour Nicole Réda-Euvremer.

Juan Ramón Jiménez – Charles Baudelaire

J’ai reçu hier le magnifique livre de Juan Ramón Jiménez (1881-1958), Guerra en España: Prosa y verso (1936-1954). Athenaica Ediciones. 2024. 1065 pages.

Une première édition de cet ouvrage fut élaborée et éditée par le poète Ángel Crespo (1926-1995) en 1985. Il faut rappeler qu’il s’agit du traducteur en espagnol du Livro do Desassossego de Fernando Pessoa pour Seix Barral (1984). Cette édition fut reprise par Soledad González Ródenas en 2009. Celle d’avril 2024 est encore plus complète. Elle a travaillé comme Ángel Crespo sur les archives du poète conservées à Puerto Rico.

De son vivant, Juan Ramón Jiménez avait commencé à réunir des aphorismes, des poèmes, des traductions, des articles, des conférences, des manifestes, des critiques, des lettres, des entretiens, des brouillons, des notes, des photos, des articles de journaux. Dans son idée, cet énorme collage sur la guerre et l’exil permettrait de transmettre son expérience du conflit et sa lutte incessante contre ses ennemis.

On oublie trop souvent que le Prix Nobel de Littérature 1956 fut un poète engagé aux côtés de La République, contre la Guerre et contre le Franquisme.

“Todo cambia… Las cosas y las personas, pero hay algo que es permanente: la vocación de libertad. Jamás he sido político en el mezquino sentido de simple afiliación a partidos. Me he educado con Cossío, con Giner, con aquellos grandes hombres de la Institución Libre de Enseñanza y al espíritu de los maestros le sigo siendo fiel…Lo demás, no importa…Lo esencial es vivir con decencia entre personas honradas y en un régimen de libertad.”

Pour le moment, je n’ai pu que le feuilleter. J’y ai trouvé une belle traduction du poème de Baudelaire La musique.

La Musique

La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J’escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
D’un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur l’immense gouffre
Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !

Les Fleurs du mal. 1861.

La música

La música me coje a veces como la mar!
A mi pálida estrella,
bajo un techo de bruma o en una vasta atmósfera
yo me hago a la vela.

El pecho adelantado y llenos los pulmones
lo mismo que la lona,
escalo el lomo de la ola amontonada
que la noche me borra.

Siento vibrar en mí la pasión multiforme
de un navío que sufre;
la bonanza, la tempestad y sus convulsiones

sobre la inmensa cava
me mecen. ¡ Y otra vez calma plena, ancho espejo,
de mi desesperanza!

Traduction : Juan Ramón Jiménez.

Juan Ramón Jiménez a traduit tout au long de sa vie des poètes comme Ibsen, Verlaine, Moréas, Pierre Louÿs, Leopardi, Shelley, Shakespeare, Trelawny. Robert Frost, Yeats, Synge, Mallarmé, Blake, Eliot, Goethe, Baudelaire, Santayana, Ezra Pound et Edgar A. Poe, entre autres.

Hervé Le Tellier

Hervé Le Tellier devant sa maison (Hélène Pambrun) . Hameau de La Paillette, à Montjoux (Drôme).

Je viens de terminer Le nom sur le mur d’Hervé Le Tellier (Gallimard, 2024). Je n’avais jamais encore rien lu de cet auteur.
Le Prix Goncourt 2020 a acheté une maison dans le hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit dans la Drôme provençale. Cette bâtisse a longtemps appartenu à une céramiste allemande, Tina, qui a déménagé à Granville. Sur le crépi d’un côté, après que l’ancienne propriétaire a retiré des plaques de céramique, est apparu un nom gravé : André Chaix. Il s’agit d’un jeune maquisard mort pour la France le 23 août 1944 après être tombé dans une embuscade allemande. Son nom figure aussi sur le monument aux morts de la commune. Il avait à peine vingt ans.
L’écrivain a rassemblé des archives, interrogé des gens, mené une enquête pour essayer d’approcher la personnalité du jeune résistant. Il raconte sa courte vie et lui rend hommage.
Des tracts des Francs-Tireurs et Partisans, des photographies, des lettres sont insérées dans le texte. L’auteur mêle à la narration des éléments de réflexion.

Dieulefit, sous l’Occupation, était un village de 3.000 habitants. Plus de 1.500 personnes ont réussi à s’y cacher : des Juifs, des résistants, des artistes, des intellectuels, des orphelins. ils ont trouvé refuge là. Aucun d’eux ne fut dénoncé, aucun d’eux ne fut arrêté. À ce jour, seuls neuf habitants du village – tous décédés – se sont vus décerner le titre de «Juste parmi les nations» par l’institut Yad Vashem. La commune du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), qui a caché plus d’un millier de juifs, compte 90 Justes. Le maire de Dieulefit, Pierre Pizot, était un ancien colonel protestant, fidèle au régime de Vichy. Sa secrétaire, Jeanne Barnier (1918-2002), a pourtant distribué sous l’Occupation plus de tickets de rationnement que le village ne comptait d’habitants. Elle produisait à la chaîne des faux papiers d’identité. Les trois directrices d’un établissement scolaire alternatif, créé en 1929 dans le village, l’École de Beauvallon, (Marguerite Soubeyran – 1894-1980 – , Catherine Krafft – 1899-1982 -, Simone Monnier) ont également joué un rôle actif dans la résistance. Grâce à elles, des centaines d’enfants ont pu être sauvés. En octobre 2014, un mémorial dédié à la résistance civile a été inauguré dans le village.

Dieulefit. Place Jeanne Barnier.

Hervé Le Tellier. Le Monde 8 septembre 2024.

« Dans Le Nom sur le mur, j’avais l’ambition de faire un livre pour le centenaire d’André Chaix, qui correspondait au 80 ème anniversaire du Débarquement et à la campagne des élections européennes. Mais je ne pouvais imaginer que cela coïnciderait aussi avec la dissolution de l’Assemblée nationale, la fracture de la France en trois et le risque d’un Rassemblement national majoritaire. Comme disait Marc Twain, « l’histoire ne se répète pas, mais elle rime ». La montée du RN nous ramène au nazisme et à ses rescapés. On a vu, ces dernières semaines, que ce parti n’avait pas changé de nature, malgré les tentatives de Marine Le Pen d’en repeindre la façade. »

Hervé le Tellier, Le nom sur le mur. Gallimard, 2024. Pages 78-80.

« Cet automne de 1972, alors que je lisais le livre de Primo Levi, un parti était fondé, le 5 octobre exactement, le « Front national ». On parle évidemment du « nouveau », pas du vrai, celui de la Résistance, l’extrême droite ayant toujours aimé brouiller les repères, défaire le sens des mots, et les salir au passage.
On y découvre, libres depuis longtemps, bien des rescapés du radeau nazi : celui qui dépose les statuts, accompagné par un ancien député poujadiste plus présentable que lui et dénommé Jean-Marie Le Pen, s’appelle Pierre Bousquet. Bousquet est l’un de ces trois cents Waffen-SS de la division Charlemagne protégeant jusqu’au bout le bunker d’Hitler à Berlin, en avril 1945, des soldats de l’Armée rouge.
Le premier secrétaire du FN s’appelle, lui, Victor Barthélemy : c’est le numéro deux du PPF, le parti de Doriot, et l’un des créateurs de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, cette fameuse LVF portant uniforme allemand, et qui fusionnera avec la Waffen-SS Charlemagne. Barthélémy, milicien, auxiliaire zélé de la police pendant la rafle du Vél’ d’Hiv, se réfugiera en 1944 dans l’éphémère et sanglante République de Salò de Mussolini, tentera de fonder début 1945 un « maquis blanc » en France. Fait prisonnier, il obtient de passer devant un tribunal militaire, lui, le civil : un bon choix, il fera quelques mois de prison.
N’omettons pas André Dufraisse, cofondateur du FN, lui aussi engagé dans la LVF, puis dans une division blindée allemande sur le front de l’Est. Cela lui valait chez ses amis du Front national le surnom affectueux de « Tonton Panzer ».
On pourrait étirer longtemps la liste de ces anciens nazis français présents à la fondation de l’ancêtre du Rassemblement national : Léon Gaultier, cofondateur du FN, quelques années plus tôt « saint des saints de la Waffen-SS » selon l’expression de Jean Mabire, hagiographe de ce corps d’armée. Roland Gaucher, membre de son comité directeur, qui écrivait en mai 1944 dans Le National populaire, sous son vrai nom de Roland Goguillot, que « la législation antisémite pèche par de grands défauts. Elle n’est pas suffisante, elle n’est pas appliquée ». François Brigneau, premier vice-président du FN, propagandiste raciste et antisémite dans La Fronde, dont le « manifeste » refuse que « des nomades plus ou moins francisés par le Journal officiel [ne] fassent la loi chez nous ». Pierre Gérard, secrétaire général du FN en 1980, et sous Vichy numéro deux de la Direction générale de l’aryanisation économique et directeur de la Propagande du Commissariat général à la question juive.
J’en oublie, mais j’en ai fini.
C’est décidément non, la mansuétude n’est pas mon fort. S’il est écrit sur les monuments aux morts qu’André, Célestin, et beaucoup d’autres, sont « morts pour la France », alors ces gens-là ont vécu contre elle, et ceux qui leur succèdent et perpétuent leurs obsessions aussi.
On ne débat pas de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine de l’autre ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient : « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »

Les Fées de Dieulefit : Marguerite Soubeyran, Catherine Krafft, Simone Monnier.

Gustave Flaubert – George Sand – Marcel Proust

Gustave Flaubert, lui, sera l’ ami de George Sand. Tout les sépare pourtant : l’âge, la manière d’écrire, les idées politiques, la façon de vivre. De 1866 à 1876, les deux écrivains échangent plusieurs centaines de lettres. George Sand ira trois fois à Croisset (du 28 au 30 août 1866, du 3 au 10 novembre 1866, puis du 24 au 26 mai 1868) et Flaubert viendra deux fois à Nohant (du 23 au 28 décembre 1869 puis du 12 au 19 avril 1873).
George Sand meurt le 8 juin 1876. Flaubert va à ses obsèques et verse d’abondantes larmes.

Le Passeur, 2021.

Lettre de Flaubert à Tourgueniev (25 juin 1976) :
« La mort de la pauvre mère Sand m’a fait une peine infinie. – J’ai pleuré comme un veau, et par deux fois : la première en embrassant sa petite-fille Aurore (dont les yeux ce jour-là ressemblaient tellement aux siens que c’était comme une résurrection) – et la seconde, en voyant passer devant moi son cercueil.(…)
Vous avez raison de regretter notre amie, car elle vous aimait beaucoup et ne parlait jamais de vous qu’en vous appelant « le bon Tourgueneff ». Mais pourquoi la plaindre ? Rien ne lui a manqué, – elle restera une très grande figure.
Les bonnes gens de la campagne pleuraient beaucoup autour de la fosse. Dans ce petit cimetière de campagne, on avait de la boue jusqu’aux chevilles. Une pluie douce tombait. Son enterrement ressemblait à un chapitre d’un de ses livres. »

Illiers-Combray. Maison de Tante Léonie. Musée Marcel Proust. La chambre du petit Marcel.

La lecture à voix haute par sa mère de François le Champi de George Sand était l’un des grands plaisirs de Marcel Proust enfant. Ce roman que Proust n’aimait probablement plus lorsqu’il était adulte joue pourtant un grand rôle dans À la recherche du temps perdu.

« Maman s’assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n’avais jamais lu encore de vrais romans. J’avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose d’indéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l’attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simplement – à moi qui considérais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, n’ayant de raison d’exister qu’en soi – une émanation troublante de l’essence particulière à François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ces choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L’action s’engagea ; elle me parut d’autant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le récit, s’ajoutait, quand c’était maman qui me lisait à haute voix, qu’elle passait toutes les scènes d’amour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisent dans l’attitude respective de la meunière et de l’enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès d’un amour naissant me paraissaient empreints d’un profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de « Champi » qui mettait sur l’enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle c’était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l’interprétation, par la beauté et la douceur du son. Même dans la vie, quand c’étaient des êtres et non des oeuvres d’art qui excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, c’était touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel éclat de gaieté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, d’anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu’il faut, l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue. »

Conclusion d’André Fermigier dans sa préface de l’édition de François le Champi. (Gallimard 1976. Folio classique n°4203) :

« Une femme qui a eu Chopin, Liszt, Delacroix, Louis Blanc, Taine, Renan, Flaubert, Tourgueniev, Balzac et, bien sûr, Musset pour correspondants, pour convives ou pour amants ne pouvait être une grosse bête. »

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

Charles Baudelaire – George Sand

Gallimard. Collection Folio classique (n° 1727). 1986.

Baudelaire haïssait-il vraiment George Sand ? Le 14 août 1855, il lui écrit avec déférence et politesse pour lui demander son intercession auprès des directeurs du Théâtre de l’Odéon en faveur de son amie et amante, Marie Daubrun, pour qu’elle puisse jouer le rôle de Marianne dans la pièce dont George Sand est l’auteur, Maître Favilla, et qui sera représentée pour la première fois le 15 septembre 1855. Celle-ci intervient dans ce sens, mais sans succès. Baudelaire pense avoir été trompé par George Sand.

Gallimard. NRF. Bibliothèque de la Pléiade n°2. 1932.

Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages II (Charles Baudelaire). Revue de Paris, avril 1852.

« Un autre caractère particulier de sa littérature est qu’elle est tout à fait anti-féminine. Je m’explique. Les femmes écrivent, écrivent avec une rapidité débordante ; leur cœur bavarde à la rame. Elles ne connaissent généralement ni l’art, ni la mesure, ni la logique ; leur style traîne et ondoie comme leurs vêtements. Un très grand et très justement illustre écrivain, George Sand elle-même, n’a pas tout à fait, malgré sa supériorité, échappé à cette loi du tempérament ; elle jette ses chefs-d’œuvre à la poste comme des lettres. Ne dit-on pas qu’elle écrit ses livres sur du papier à lettres ? Ne dit-on pas qu’elle écrit ses livres sur du papier à lettres ? »

Mon coeur mis à nu. ( commencé en 1859 ?, publié à titre posthume en 1887)

« Un grand livre auquel je rêve depuis deux ans : Mon cœur mis à nu, et où j’entasserai toutes mes colères. Ah ! si jamais celui-là voit le jour, Les Confessions de Jean-Jacques paraîtront pâles. Tu vois que je rêve encore. » (Lettre à sa mère, 1er avril 1861)

« Oui, ce livre tant rêvé sera un livre de rancunes. (…) Je tournerai contre la France entière mon réel talent d’impertinence. J’ai un besoin de vengeance comme un homme fatigué a besoin d’un bain. » (Lettre à sa mère, 5 juin 1853)

[26] mon coeur mis à nu

Sur George Sand.
La femme Sand est le Prudhomme de l’immoralité.

Elle a toujours été moraliste.
Seulement elle faisait autrefois de la contre-morale – aussi elle n’a jamais été artiste.
Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois.
Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde ; elle a, dans les idées morales, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entretenues.
Ce qu’elle dit de sa mère.
Ce qu’elle dit de la poésie.

Son amour pour les ouvriers.

Que quelques hommes aient pu s’amouracher de cette latrine, c’est bien la preuve de l’abaissement des hommes de ce siècle.

Voir la préface de Mademoiselle La Quintinie, où elle prétend que les vrais chrétiens ne croient pas à l’Enfer. La Sand est pour le Dieu des bonnes gens, le Dieu des concierges et des domestiques filous. Elle a de bonnes raisons pour vouloir supprimer l’Enfer.

[27] MON COEUR MIS A NU

LE DIABLE ET GEORGE SAND

Il ne faut pas croire que le Diable ne tente que les hommes de génie. Il méprise sans doute les imbéciles, mais il ne dédaigne pas leur concours. Bien au contraire, il fonde ses grands espoirs sur ceux-là.
Voyez George Sand. Elle est surtout, et plus que toute autre chose, une grosse bête ; mais elle est possédée. C’est le Diable qui lui a persuadé de se fier à son bon cœur et à son bon sens, afin qu’elle persuadât toutes les autres grosses bêtes de se fier à leur bon cœur et à leur bon sens.
Je ne puis penser à cette stupide créature, sans un certain frémissement d’horreur. Si je la rencontrais, je ne pourrais m’empêcher de lui jeter un bénitier à la tête.

[28] mon coeur mis à nu

George Sand est une de ces vieilles ingénues qui ne veulent jamais quitter les planches…”

(Charles Baudelaire. Œuvres complètes I, II. Coffret de deux volumes vendus ensemble. Gallimard NRF. Collection Bibliothèque de la Pléiade, 2024)

Nietzsche, Barbey d’Aurevilly, les Goncourt, Jules Renard figurent aussi parmi les détracteurs de George Sand.

Portrait de George Sand (Auguste Charpentier 1813-1880). 1837. Paris, Musée de la Vie romantique.

Albert Camus – Marseille

Carnets Tome 1 : Mai 1935 – février 1942. Gallimard. Folio n° 5617.

Août 37
Dernier chapitre ? Paris Marseille. La descente vers la Méditerranée. Et il entra dans l’eau et il lava sur sa peau les images noires et grimaçantes qu’y avait laissées le monde. Soudain l’odeur de sa peau renaissait pour lui dans le jeu de ses muscles. Jamais peut-être il n’avait autant senti son accord avec le monde, sa course accordée à celle du soleil. À cette heure où la nuit débordait d’étoiles, ses gestes se dessinaient sur le grand visage muet du ciel. S’il bouge ce bras, il dessine l’espace qui sépare cet astre brillant de celui qui semble disparaître par moments, il entraîne dans son élan des gerbes d’étoiles, des traînes de nuées. Ainsi l’eau du ciel battue par son bras et, autour de lui, la ville comme un manteau de coquillages resplendissants…

Septembre
À Marseille, bonheur et tristesse – Tout au bout de moi-même. Ville vivante que j’aime. Mais, en même temps, ce goût amer de solitude.

8 septembre
Marseille, chambre d’hôtel. Grosses fleurs jaunes de la tapisserie à fond gris. Géographies de la crasse. Coins gras et boueux derrière le radiateur énorme. Lit à lamelles, commutateur brisé…. Cette sorte de liberté qui vous vient du douteux et de l’interlope.

Marseille, Jardin Missak Manouchian. Vieux-Port. Fort Saint-Jean.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Nadar). Vers 1860-61. Paris, Musée d’Orsay.

Charles Baudelaire. Œuvres complètes I, II. Coffret de deux volumes vendus ensemble. Édition publiée sous la direction d’André Guyaux et Andrea Schellino. Avec la collaboration d’Aurélia Cervoni, Antoine Compagnon, Romain Jalabert, Bertrand Marchal, Henri Scepi, Jean-Luc Steinmetz, Matthieu Vernet et Julien Zanetta. Préface d’Antoine Compagnon.

La nouvelle édition des Œuvres complètes de Charles Baudelaire est très utile. Elle innove puisque tous les textes sont publiés dans l’ordre chronologique. Le 10 septembre 1931, Charles Baudelaire fut le premier auteur à être publié dans la Bibliothèque de la Pléiade collection créée par Jacques Schiffrin, éditeur et traducteur (1892-1950).

Plaisir de passer d’un texte en prose à un texte en vers. La composition d’ ” Un hémisphère dans une chevelure ” (publié en août 1857) précède probablement celle de ” La Chevelure ” (publié en mai 1859). On remarquera la symétrie entre le poème en prose (sept paragraphes) et le poème en vers (sept strophes). Entrons dans ce monde onirique.

Le Nuage (Léon Spilliaert 1881-1946). 1902. Encre de Chine et aquarelle sur papier. Berchem (Belgique), Collection privée.

XVII

Un hémisphère dans une chevelure

Poème exotique

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Publié dans Le Présent 24 août 1857

Le Spleen de Paris. 1869.

Vertige (Léon Spilliaert 1881-1946) . 1908. Lavis d’encre de Chine, aquarelle et crayons de couleur sur papier. Gand, Musée des Beaux-Arts.

XXIII. La chevelure

Ô Toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure,
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d’autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève !
Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

Un port retentissant où mon âme peut boire
Á grands flots le parfum, le son et la couleur ;
Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D’un ciel pur où frémit l’éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé !

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

Revue française, 20 mai 1859.

Les Fleurs du mal, 1861.

Je conseille la lecture de la critique de Laurent Fassin des deux tomes de La Pléiade dans la revue en ligne, La Cause Littéraire.

https://www.lacauselitteraire.fr/oeuvres-completes-charles-baudelaire-en-la-pleiade-par-laurent-fassin

Baudelaire. Biographie de Claude Pichois & Jean Ziegler (Nouvelle édition. Fayard, 2005 )