Comte de Lautréamont. Isidore Ducasse.

Carte de visite représentant peut-être Isidore Ducasse (1847-1870). Portrait exécuté à Tarbes en 1867 par le studio Blanchard, place Maubourguet.

«Vieil océan, ô grand célibataire, quand tu parcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tu t’enorgueillis à juste titre de ta magnificence native, et des éloges vrais que je m’empresse de te donner. Balancé voluptueusement par les molles effluves de ta lenteur majestueuse, qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverain pouvoir t’a gratifié, tu déroules, au milieu d’un sombre mystère, sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec le sentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suivent parallèlement, séparées par de courts intervalles. À peine l’une diminue, qu’une autre va à sa rencontre en grandissant, accompagnées du bruit mélancolique de l’écume qui se fond, pour nous avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains, ces vagues vivantes, meurent l’un après l’autre, d’une manière monotone; mais sans laisser de bruit écumeux). L’oiseau de passage se repose sur elles avec confiance, et se laisse abandonner à leurs mouvements, pleins d’une grâce fière, jusqu’à ce que les os de ses ailes aient recouvré leur vigueur accoutumée pour continuer le pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté humaine ne fût que l’incarnation du reflet de la tienne. Je demande beaucoup, et ce souhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image de l’infini, est immense comme la réflexion du philosophe, comme l’amour de la femme, comme la beauté divine de l’oiseau, comme les méditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi, océan, veux-tu être mon frère? Remue-toi avec impétuosité… plus… plus encore, si tu veux que je te compare à la vengeance de Dieu; allonge tes griffes livides, en te frayant un chemin sur ton propre sein… c’est bien. Déroule tes vagues épouvantables, océan hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe, prosterné à tes genoux. La majesté de l’homme est empruntée; il ne m’imposera point: toi, oui. Oh!quand tu t’avances, la crête haute et terrible, entouré de tes replis tortueux comme d’une cour, magnétiseur et farouche, roulant tes ondes les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es, pendant que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine, comme accablé d’un remords intense que je ne puis pas découvrir, ce sourd mugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ils te contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage, alors, je vois qu’il ne m’appartient pas, le droit insigne de me dire ton égal. C’est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d’amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus bouffonne que l’on ait jamais vue dans la création: je ne puis pas t’aimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers tes bras amis, qui s’entr’ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaître la fièvre à leur contact! Je ne connais pas la destinée cachée; tout ce qui te concerne m’intéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi… dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encore connu que les illusions), et si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l’enfer si près de l’homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et te faire mes adieux! Vieil océan, aux vagues de cristal… Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n’ai pas la force de poursuivre; car, je sens que le moment est venu de revenir parmi les hommes, à l’aspect brutal; mais… courage! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec le sentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue, vieil océan!»

Les Champs de Maldoror. Chant premier, 1869.

Portrait du Comte de Lautréamont (Félix Vallotton), Le Livre des masques (vol. II, 1898) de Remy de Gourmont.

François-René de Chateaubriand

Portrait de Chateaubriand (Anne-Louis Girodet). Après 1808. Saint-Malo, Musée d’Histoire de la Ville et du Pays Malouin

“Le vaisseau sur lequel nous passions en Amérique s’étant élevé au-dessus du gisement des terres, bientôt l’espace ne fut plus tendu que du double azur de la mer et du ciel, comme une toile préparée pour recevoir les futures créations de quelque grand peintre. La couleur des eaux devint semblable à celle du verre liquide. Une grosse houle venait du couchant, bien que le vent soufflât de l’est; d’énormes ondulations s’étendaient du nord au midi, et ouvraient dans leurs vallées de longues échappées de vue sur les déserts de l’Océan. Ces mobiles paysages changeaient d’aspect à toute minute: tantôt une multitude de tertres verdoyants représentaient des sillons de tombeaux dans un cimetière immense; tantôt des lames en faisant moutonner leurs cimes imitaient des troupeaux blancs répandus sur des bruyères; souvent l’espace semblait borné, faute de point de comparaison; mais si une vague venait à se lever, un flot à se courber comme une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l’horizon, l’espace s’ouvrait subitement devant nous. On avait surtout l’idée de l’étendue lorsqu’une brume légère rampait à la surface de la mer et semblait accroître l’immensité même. Oh! qu’alors les aspects de l’Océan sont grands et tristes! Dans quelles rêveries ils vous plongent, soit que l’imagination s’enfonce sur les mers du Nord au milieu des frimas et des tempêtes, soit qu’elle aborde sur les mers du Midi à des îles de repos et de bonheur!
Il nous arrivait souvent de nous lever au milieu de la nuit et d’aller nous asseoir sur le pont, où nous ne trouvions que l’officier de quart et quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence. Pour tout bruit on entendait le froissement de la proue sur les flots, tandis que des étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long des flancs du navire.”

Génie du christianisme. 1802. Partie 1. Livre 5. Chapitre XII.


Louis Scutenaire 1905 – 1987

Louis Scutenaire.

Louis Scutenaire est né à Ollignies, près de Lessines, le 29 juin 1905. Il est mort le 15 août 1987 à Bruxelles, en regardant une émission de télévision consacrée à son ami, le peintre René Magritte. Cet écrivain est un bon exemple de l’humour des écrivains belges du XX ème siècle. C’est un compagnon des surréalistes belges René Magritte, Marcel Mariën, E.L.T. Mesens, Paul Nougé, Camille Goemans, André Blavier, Achille Chavée. Il est connu pour sa poésie et ses aphorismes. Le tome I de Mes inscriptions a été publié chez Gallimard en 1945 sur proposition de Paul Eluard (réédition Editions Labor 1990). Le titre est emprunté à Restif de la Bretonne. Les quatre autres tomes couvrent les années 1945 à 1987.

Un petit florilège de ces aphorismes:

«Je voudrais vivre assez vieux pour savoir ce que je deviendrai.

Les ronces de la vie m’affectent plus que ses roses ne m’enchantent.

Une banalité me convient mieux qu’une originalité à la mode.

Répéter, répéter sans répit que la main du riche est toujours dans la poche du pauvre.

Dès mon plus jeune âge, toujours j’ai été obsédé par les filles, et aujourd’hui encore, mais dans une faible mesure, propre à contenir les graines d’un canari pour un demi-jour.

J’écris pour des raisons qui poussent les autres à dévaliser une banque.

Ce sont des hommes publics : ils sont sortis de l’ombre pour entrer dans la boue.

Souvent, au lieu de penser, on se fait des idées.

Devant l’impossibilité de tout savoir, la plupart ont choisi de ne savoir rien.

Les chefs sont des salauds puissants. – Les sujets, des salauds en puissance.

Il y en a qui croient, il y en a qui doutent, il y en a qui pensent. Je suis de ceux qui pensent : je pense que je crois que je doute.

Il faut regarder la vie en farce.

Des penseurs qui se grattent la tête on dit qu’ils se la creusent.

Les pauvres ont des soucis, les riches s’en font.

J’ai trop d’ambition pour en avoir .

Prolétaires de tous les pays, je n’ai pas de conseils à vous donner.

Je jette des mots parce que je suis trop couard pour jeter des bombes.

L’homme cherche la nouveauté dans les cimetières.

Le malheur n’est pas difficile.

Le bon goût mène à l’impuissance.

Faire confiance aux masses. Á coup de pied au cul.

L’honnête homme est celui qui ne fait que ce qui lui plaît.

Partager mon opinion n’accrédite personne auprès de moi.

Ne parlez pas de moi, je suffis à la tâche.

L’humour est une façon de se tirer d’embarras sans se tirer d’affaire.

Je vais vous dire le présent, le passé et l’avenir: votre cul pue, il a toujours pué, il puera toujours.

L’Autriche. L’homme aussi.

Je ne suis pas tout heureux de penser tristement.

Nous voulons la proie avec l’ombre.

L’homme, le créateur de l’ennui.

C’est étonnant combien les honnêtes gens ont une connaissance parfaite de la saloperie.”

Plaque commémorative Louis Scutenaire au 20 rue de la Luzerne à Bruxelles.

Aimé Césaire 1913 – 2008

Aimé Césaire à l’ENS. Promotion 1935.

En 1982, Aimé Césaire fait paraître au Seuil son dernier recueil de poésie publié: Moi, laminaire… Cet ensemble en trois parties est un bilan de son oeuvre poétique et de sa confrontation à la vie et à l’histoire. Un bilan désenchanté, même s'”il n’est pas question de livrer le monde aux assassins de l’aube”.

Calendrier lagunaire

J’habite une blessure sacrée
j’habite des ancêtres imaginaires
j’habite un vouloir obscur
j’habite un long silence
j’habite une soif irrémédiable
j’habite un voyage de mille ans
j’habite une guerre de trois cents ans
j’habite un culte désaffecté
entre bulbe et caïeu j’habite l’espace inexploité
j’habite du basalte non une coulée
mais de la lave le mascaret
qui remonte la valleuse à toute allure
et brûle toutes les mosquées
je m’accommode de mon mieux de cet avatar
d’une version du paradis absurdement ratée
-c’est bien pire qu’un enfer-
j’habite de temps en temps une de mes plaies
chaque minute je change d’appartement
et toute paix m’effraie

Tourbillon de feu
ascidie comme nulle autre pour poussières
de mondes égarés
ayant craché volcan mes entrailles d’eau vive
je reste avec mes pains de mots et mes minerais secrets
j’habite donc une vaste pensée
mais le plus souvent je préfère me confiner
dans la plus petite de mes idées
ou bien j’habite une formule magique
les seuls premiers mots
tout le reste étant oublié
j’habite l’embâcle
j’habite la débâcle
j’habite le pan d’un grand désastre
j’habite souvent le pis le plus sec
du piton le plus efflanqué -la louve de ces nuages-
j’habite l’auréole des cactacées
j’habite un troupeau de chèvres tirant sur la tétine
de l’arganier le plus désolé
à vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte
bathyale ou abyssale
j’habite le trou des poulpes
je me bats avec un poulpe pour un trou de poulpe
frère n’insistez pas
vrac de varech
m’accrochant en cuscute
ou me déployant en porana
c’est tout un
et que le flot roule
et que ventouse le soleil
et que flagelle le vent
ronde bosse de mon néant

la pression atmosphérique ou plutôt l’historique
agrandit démesurément mes maux
même si elle rend somptueux certains de mes mots

Moi laminaire… 1982. Éditions du Seuil.

Charles Baudelaire

Portrait de Charles Baudelaire (Édouard Manet) 1865 Château de Compiègne

Charles BAUDELAIRE est mort le 31 août 1867, malade de la syphilis. Il avait 46 ans. il est enterré au cimetière du Montparnasse (6 ème division), dans la même tombe que son beau-père détesté, le général Aupick, et sa mère Caroline.

Le crépuscule du matin

La diane chantait dans les cours des casernes,
Et le vent du matin soufflait sur les lanternes.

C’était l’heure où l’essaim des rêves malfaisants
Tord sur leurs oreillers les bruns adolescents ;
Où, comme un oeil sanglant qui palpite et qui bouge,
La lampe sur le jour fait une tache rouge ;
Où l’âme, sous le poids du corps revêche et lourd,
Imite les combats de la lampe et du jour.
Comme un visage en pleurs que les brises essuient,
L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient,
Et l’homme est las d’écrire et la femme d’aimer.

Les maisons çà et là commençaient à fumer.
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide ;
Les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids,
Soufflaient sur leurs tisons et soufflaient sur leurs doigts.
C’était l’heure où parmi le froid et la lésine
S’aggravent les douleurs des femmes en gésine ;
Comme un sanglot coupé par un sang écumeux
Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux ;
Une mer de brouillards baignait les édifices,
Et les agonisants dans le fond des hospices
Poussaient leur dernier râle en hoquets inégaux.
Les débauchés rentraient, brisés par leurs travaux.

L’aurore grelottante en robe rose et verte
S’avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

Les Fleurs du Mal. Tableaux parisiens. 1857.

Les Fleurs du Mal (Charles Baudelaire). Illustration de Charles Meunier. Paris, 1900

Valery Larbaud II 1881 – 1957

Valery Larbaud.

Valery Larbaud est un écrivain français original de la première partie du XX ème siècle. Il est à la fois poète, romancier, essayiste et traducteur. Il a écrit sous les pseudonymes d’ Archibald-Orson Barnabooth, L. Hagiosy, X. M. Tourmier de Zamble.
Né le 29 août 1881 à Vichy, il est le fils unique de Nicolas Larbaud, pharmacien de profession et d’Isabelle Bureau des Étivaux, fille d’un avocat et militant républicain. Son père meurt en 1889. Il est donc élevé dans une certaine rigueur protestante par sa mère et sa tante. En Bourbonnais, l’enfant vit entre trois demeures: une maison avenue Victoria à Vichy, une villa à Saint-Yorre et la propriété de Valbois près de Saint-Pourçain-sur-Sioule. La fortune familiale (son père était propriétaire de la source Vichy Saint-Yorre) lui assure une vie aisée. Il obtient une licence ès-lettres en 1908. En décembre 1908, il fait publier Poèmes par un riche amateur sans faire connaître sa véritable identité. Il se convertit au catholicisme en 1910.
Valery Larbaud parcourt l’Europe entière à grands frais: Paquebots de luxe, Orient-Express, grands hôtels. Il mène une vie de dilettante, de dandy. Il fréquente Montpellier l’hiver et se rend dans de nombreuses stations thermales pour se soigner.
En 1911, son roman Fermina Márquez, consacré aux amours de l’adolescence, obtient quelques voix au Prix Goncourt. Valery Larbaud parle anglais, allemand, italien et espagnol. Il fait connaître en France de nombreuses grandes œuvres étrangères: Samuel Butler, James Joyce, Ramón Gómez de la Serna entre autres. Il rencontre James Joyce en 1920. La première traduction française d’Ulysse a été commencée dès 1924 par Auguste Morel, assisté par Stuart Gilbert. Elle a été entièrement revue par Valery Larbaud et James Joyce et publiée par La maison des Amis des Livres d’Adrienne Monnier en 1929.
Á Vichy, il reçoit ses amis: Charles-Louis Philippe, André Gide, Léon-Paul Fargue et G. Jean-Aubry, son biographe. Il oeuvre à la notoriété de Charles-Louis Philippe ou d’Henry J.M. Levet, deux auteurs morts jeunes. Á Paris, de 1919 à 1937, il habite un petit immeuble au 71, rue du Cardinal-Lemoine. James Joyce et sa famille y logent quand il est absent.

En novembre 1935, il est atteint d’hémiplégie et d’aphasie. Il passe les vingt-deux dernières années de sa vie, cloué dans un fauteuil. Il sera pendant des années soigné par son ami, le professeur Théophile Alajouanine, spécialiste des aphasies, qui écrira aussi sa biographie. Ayant dépensé sa fortune, il doit revendre ses propriétés et sa bibliothèque de quinze mille volumes en 1948 en viager à la ville de Vichy, sa ville natale.

Il est mort le 2 février 1957 et est enterré au cimetière des Bartins à Vichy. Cet écrivain attachant est plus qu’un «riche amateur» , qu’un « citoyen des wagons-lits ».

Oeuvres:

  • Les Portiques (1896)
  • Poèmes, par un riche amateur, ou Oeuvres françaises de M. Barnabooth (1908)
  • Fermina Marquez (l910)
  • A.O. Barnabooth: Journal d’un milliardaire (1913)
  • A.O. Barnabooth. Ses oeuvres complètes, c’est à dire un conte, ses poésies, et son journal intime (1913) 
  • Enfantines (l 918)
  • Beauté, mon beau souci… (1920)
  • Amants, heureux amants… (1921)
  • Mon plus secret conseil… (1923)
  • Ce vice impuni, la lecture (l924)
  • Septimanie (1925)
  • Ce vice impuni, la lecture. Domaine anglais (l 925)
  • 200 chambres, 200 chambres de bains (l926)
  • Allen (l 927)
  • Jaune, Bleu, Blanc. (1927)
  • Aux couleurs de Rome (l 938)
  • Ce vice impuni, la lecture. Domaine français (l941)
  • Sous l’invocation de de Saint Jérôme (Portrait de saint Jérôme du Greco. Collection Frick de New York (1946)
  • Gaston d’Ercoule (1952)

«Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise,
D’un gris doux, la terre est bleue et le ciel bas
Semble tout à la fois désespéré et tendre;»

Carpe diem, Lucrin, 1903.

Valery Larbaud I 1881 – 1957

Valery Larbaud. Vers 1900.

En 1905, une amie le relançant de Mannheim, Valery Larbaud exprime le désir et la nécessité d’un voyage en Suède. Par Paris, Liège et Cologne, il atteint Mannheim le 10 août. Le lendemain, le couple est à Hambourg, le surlendemain à Kiel. De là, il va à Copenhague où il demeure une semaine. Pélerinage shakespearien au rivage d’Elseneur le 25 août. Par Kronenberg, les voyageurs gagnent Stockholm en bateau. Ils y restent une semaine, puis vont passer trois jours dans une auberge à Finja. Au début septembre, par Malmoe, ils reviennent à Copenhague. On trouve trace de ce voyage dans le poème Stockholm ainsi que dans A.O. Barnabooth: Journal intime d’un milliardaire.

Stockholm

Fillettes qui vendez les journaux, court-vêtues,
En bleu clair avec des cols marins blancs,
Vous revoilà, toujours pour moi mystérieuses.
On ne sait : vous avez entre douze et vingt ans;
On se demande si vous avez des amoureux;
Vous vous ressemblez non seulement de costume,
Mais de visage, beaux visages blancs, brillants,
Aux traits aimablement durs, aux yeux farouches et bleus.
Il y a quelques années, je fus amoureux de vous toutes,
Comme j’ai été amoureux des bouquetières romaines,
Des jeunes filles de l’île de Marken, qu’on va voir d’Amsterdam,
Des paysannes de Corfou, et même aussi
D’une fausse bohémienne joueuse d’orgue de Barbarie à Londres.
Le déguisement émeut toujours mon cœur de poète,
Et votre vue me fait imaginer des aventures.

Djürgarden, jardins pâles loin des longs quais de pierres
Grises d’un gris si doux, si pur et estival!
Je veux errer dans ces bocages, le long de ces théâtres,
Le cœur tout alourdi de calorie-punch glacé.
J’irai dans les jardins des restaurations
Où des messieurs enivrés dorment sur les tables;
J’irai entendre là les derniers airs de Berlin.
Et puis je regarderai l’étalage merveilleux
Du marchand de phonographes qui est au coin de l’Arsenalsgatan
Et la statue de Charles XII me sourira dans les verdures de cette place ombreuse et douce
Où j’ai souffert.

Stromparterren, place où l’on boit, au bord des eaux,
Comme dans l’eau, et sous un pont, sous des feuillages,
Le soir, du calorie-punch, et des liqueurs que l’on ne sert,
Qu’en flacons d’un quart de litre, qu’il faut bien vider!
Cela est la plus douce chose de Stockholm.
Cela fait penser à Venise et à des soirs sur la Tamise,
Et c’est plus beau que les marchandes de journaux…
Et, pour vous garantir de l’humidité des soirs,
On vous fait envelopper d’une couverture de laine
D’un rouge éclatant, en sorte
Que les dames sont toutes des petits Chaperons-Rouges.

1905

A.O. Barnabooth, Ses Oeuvres complètes, c’est-à-dire un Conte, ses Poésies et son Journal intime. 1913.

Olivier Barrot

J’ai lu avec plaisir ces derniers jours Boréales d’Olivier Barrot (Gallimard, 2019)
Après Mitteleuropa (2015), cette Europe centrale dont sa mère était originaire, et United States (2017), Olivier Barrot nous invite à un voyage imaginaire en Suède. Nous découvrons avec lui des paysages, des personnages d’hier et d’aujourd’hui: sportifs, écrivains, cinéastes, peintres, acteurs et surtout actrices.

Deux passages significatifs:

«Combien d’années depuis cet autre voyage en Suède, en automobile depuis Paris cette fois, hivernal, étendu jusqu’à la Norvège? Des heures de parcours entre lacs gelés et forêts de sapins, paysage immuable, sans fin, semé de fermes isolées que j’imagine peuplées de personnages comme chez Strinberg ou Tchékhov, dans une attente existentielle. Julien Gracq, je me remémorais un passage de ses Lettrines, s’était lassé de ces étendues boisées, monotones et obsédantes à ses yeux. Un col frontière, aucune différence d’un bord à l’autre. Noël est passée, mais on n’a pas encore retiré les décorations et les banderoles de fêtes. Seule la neige de la route a commencé de fondre. La haute église, de brique évidemment, n’ offre que portes closes et stalactites. J’arrête le moteur. Une unique sonorité me parvient, le croassement des corbeaux. Me reviennent ces mots de ma mère, il y a si longtemps: «Tu n’aimes que les choses sinistres.» Elle m’avait lu Nils Holgersson de Selma Lagerlöf dans une édition illustrée en couleurs, d’où provient aussi peut-être mon attrait de toujours pour cette région du monde.»

« Bergman ou la métonymie. Je perçois son nom comme synonyme de celui de son pays, d’autant que c’est aussi celui d’Ingrid. (…) Oui, Bergman, ou la révélation. Un demi-siècle que je vis son œuvre, qui m’est dévoilée à peu près en même temps que les toiles de Magritte et les romans de Modiano, puissances tutélaires définitives. Je crois que Bergman a fait entrer l’être, l’ontologie dans le cinéma. »

Le passage concernant Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman a attiré mon attention. En 1981, TF1 et Gaumont ont participé à la coproduction de ce film et Olivier Barrot s’est rendu sur le lieu du tournage avec Daniel Toscan de Plantier pour rencontrer le réalisateur suédois. J’ai revu ce film récemment à Paris au cinéma Arlequin dans sa version longue pour la télévision. Il était projeté en deux parties: la première de 2h51 (actes I, II et III) et la seconde de 2h26 (actes IV et V), soit un total de 317 minutes. J’avais vu ce film en 1982 dans une version de 188 minutes.

Il cite aussi un poème de Valéry Larbaud Stockholm. Je l’avais recherché sur Google et je ne l’avais pas trouvé. Deux jours plus tard, nous sommes allés en famille à Pont-Croix. Il y avait une brocante sur la place principale. J’y ai trouvé un Pléiade en piètre état des oeuvres de cet auteur attachant. Je l’ai acheté et j’ai pu lire le poème en entier.

http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19474844&cfilm=947.html?jwsource=cl

Luis Buñuel


Retrato de Luis Buñuel (Portrait de Luis Buñuel) (Salvador Dalí) 1924 Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.

Le réalisateur espagnol n’a parlé ni dans ses interviews ni dans ses mémoires de son activité militante dans le Parti Communiste d’Espagne. C’est seulement après sa mort que fut publiée la lettre qu’il a adressé à André Breton le 6 mai 1932. Elle est conservée à la Bibliothèque Nationale et marque sa rupture avec le groupe surréaliste.

Lettre de Luis Buñuel à André Breton

Paris, 6 mai 1932

Je ne crois pas que malgré mon retard, ne soit encore temps de, par cette lettre, prendre position vis à vis du groupe surréaliste et faire face aux derniers évènemants qui ont marqué une étape aussi particulièrement grave dans l’avenir même du surréalisme.
Quand il y a quelques années j’ai voulu joindre mon activité a la votre – a part d’autres qualités d’ordre purement poétique – le grand reconfort moral, autentiquement subversif representé par le surréalisme, se dressant impitoyablement contre la pourriture intelectuelle de la bourgeoisie dont moi même je sortais et contre laquelle depuis longtemps je m’étais révolté. Le seul fait d’avoir uni mon propre devenir ideologique a celui du surréalisme a pû me conduire quelque temps après à donner mon adhesion au P.C.E. et je vois là, tant subjective qu’objectivement, une preuve de la valeur revolutionnaire du surréalisme, ma position actuelle étant la consequence obligée de notre collaboration de ces dernières années. Il y a seulement quelques mois je ne croyais pas à la possibilité qu’une contradiction apparemment violent allait se lever entre ces deux disciplines, surréaliste et communiste. Or, les derniers événements on démontré qu’aujourd’hui ces deux activités semblent être incompatibles, et d’une part et de l’autre. Vous comprendrez que sans ma recente adhesion au P.C. – avec tout ce que cela represente dans le terrain ideologique et pratique – le problème ne se poserait même pas et que je continuerais à travailler avec vous, mais dans l’état de choses actuelle ne saurait être question pour un communiste de douter un instant entre le choix de son parti et de n’importe quelle autre activité ou discipline. Je ne me crois pas très doué politiquement et je pretends que mes possibilites seraient plus avantageusement employées dans le surréalisme mais il me manque la conviction que je servirait mieux la revolution parmi vous que militant dans le parti, auquel, tout de même, j’ai des moyens pour aider.
Le fait que ma separation de votre activité n’implique pas l’abandon total de TOUTES vos conceptions mais seulement de celles qu’AUJOURD’HUI s’opposent à l’acceptation du surréalisme par le P .C. et que, je veux bien le croire, sont d’ordre purement formel et passager. Par exemple, poetiquement il n’est pas question que je puisse avoir d’autres conceptions que les votres tout en pensant qu’il est impossible aujourd’hui de maintenir une conception « fermée » de la poésie au dessus de la lutte de classes. C’est dans ce mot « fermée » que j’appuie une possible discrepance avec vous. La valeur subversive même de la poésie hors de ce contenu ne pourra être que subjetive sans que cette consideration n’empeche que, du point de vue emotive et de l’amour le poème « Union libre » ne soit pour moi tout ce qu’il y a de plus admirable. Je ne suis pas appelé à resoudre ce difficile problème et en attendant, je me contente d’admettre, a coté de la poésie telle que vous l’entendez ou plutot telle que je l’entends d’après le surréalisme, une forme d’expression moins pure qui puisse servir pour la propagande et qui arrive a toucher directement aux masses. C’est dans ce sens que j’ai toujours aimé le poème « Front rouge » ou tout au moins son intention.
Avant de finir cette lettre, que j’ai reduite juste pour dire l’essentiel, je veux vous exprimer également mon desaccord total avec les tracts et brochure qui ont suivi « Misère de la poésie », et tout specialement avec « Paillasse ». Comme j’ai toujours crû, je continue a croire à votre sincerité de revolutionnaire mais cela n’empeche pas que, si je tiens compte des « circonstances » qui ont precedé l’accusation dans l’Huma de votre brochure par Aragon, et su sens « stricte et litteral » de la dite accusation, je puisse le moins du monde me joindre a rien venant du groupe surréaliste, et qui tenterait de ruiner l’activité revolutionnaire d’Aragon dont l’affaire est loin d’être fini.

Très amicalement votre

Bunuel

(Orthographe respectée)

                                          
       

Guillaume Apollinaire

Guillaume Apollinaire et Jacqueline sur la terrasse de l’appartement, 202 bd St-Germain. Paris (VIIème arr.), 1918. Bibliothèque historique de la Ville de Paris.

J’ai déjà fait allusion à ce poème très apprécié par Julien Gracq (En lisant, en écrivant). Voir la note du 29 juillet 2018. Merci à C.W.

Marie

Vous y dansiez petite fille
Y danserez-vous mère-grand
C’est la maclotte qui sautille
Toutes les cloches sonneront
Quand donc reviendrez-vous Marie

Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux

Les brebis s’en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un coeur à moi ce coeur changeant
Changeant et puis encor que sais-je

Sais-je où s’en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l’automne
Que jonchent aussi nos aveux

Je passais au bord de la Seine
Un livre ancien sous le bras
Le fleuve est pareil à ma peine
Il s’écoule et ne tarit pas
Quand donc finira la semaine

Alcools, 1913.

Léo Ferré. Album: Sur la scène (2001).

https://www.youtube.com/watch?v=7jdPErEdenc&feature=share