Félix Fénéon 1861 – 1944

Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Fénéon en 1890, Opus 2171, (Paul Signac) Museum of Modern Art, New York.

Paris, Musée de l’Orangerie. Exposition Félix Fénéon. Les temps nouveaux, de Seurat à Matisse du 16 octobre 2019 au 27 janvier 2020.

Félix Fénéon fut un des acteurs majeurs de la scène artistique à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Le musée de l’Orangerie célèbre cette personnalité hors du commun et assez méconnue. L’exposition réunit un ensemble de peintures et de dessins de Seurat, Signac, Degas, Bonnard, Modigliani, Matisse, Derain, Severini, Balla, des pièces africaines et océaniennes ainsi que des documents et des archives.

Une autre exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac avait évoqué, du 28 mai au 29 septembre 2019, l’enquête de Félix Fénéon sur les “arts lointains“, publiée en 1920 interrogeant le statut des sculptures et objets d’art primitif.

Félix Fénéon sut concilier sa carrière de fonctionnaire – de 1881 à 1894, il fut employé au ministère de la Guerre – , son engagement artistique et ses convictions anarchistes.

Il fut chroniqueur, rédacteur à La Revue Blanche (de janvier 1894 à 1903), critique d’art, galeriste (à la galerie Bernheim-Jeune), éditeur – il publia Les Illuminations de Rimbaud -. C’était aussi un collectionneur exceptionnel qui réunit un nombre important de chefs d’œuvre comprenant un ensemble unique de sculptures africaines et océaniennes. Il fit connaître le néo-impressionnisme (Seurat, Signac et Maximilien Luce), défendit le fauvisme, le futurisme, Matisse. Sa collection fut mise en vente publique en 1941 et en 1947.

Entre février et novembre 1906, Félix Fénéon anima une rubrique dans le quotidien Le Matin intitulée Nouvelles en trois lignes. Il s’agissait de dépêches sous forme de brèves qui n’excèdaient pas trois lignes. Cette contrainte conférait à ces faits-divers, ou plutôt à ces «histoires», poésie et humour noir. En 1948, après la mort de l’auteur, elles furent réunies en volume par Jean Paulhan chez Gallimard et célébrées par les surréalistes. Elles ont été rééditées en poche par Libretto en 2019.

En voici quelques exemples:

« À Méréville, un chasseur d’Étampes a, croyant à du gibier, tué un mioche et, du même coup de fusil, blessé le père.»

« C’est au cochonnet que l’apoplexie terrassa, à 70 ans, M. André, de Levallois: sa boule roulait encore qu’il n’était déjà plus.»

« Mme Fournier, M. Voisin, M. Septeuil, de Sucy, Tripleval, Septeuil, se sont pendus: neurasthénie, cancer, chômage.»

« Le feu, 126, boulevard Voltaire. Un caporal fut blessé. Deux lieutenants reçurent sur la tête, l’un une poutre, l’autre un pompier.»

«Rattrapé par un tramway qui venait de le lancer à dix mètres, l’herboriste Jean Désille, de Vannes, a été coupé en deux.»

«Le professeur de natation Renard, dont les élèves tritonnaient en Marne, à Charenton, s’est mis à l’eau lui-même: il s’est noyé.»

« – La fourche en l’air, les Masson rentraient à Marainvillier (Meurthe-et-Moselle) ; le tonnerre tua l’homme et presque la femme. »

« – Explosion de gaz chez le Bordelais Larrieu; Iui fut blessé; les cheveux de sa belle-mère flambèrent. Le plafond creva. »

« – A peine humée sa prise, A. Chevrel éternua, et tombant du char de foin qu’il ramenait de Perven-chères (Orne), expira.»

« – Onofrias Scarcello tua-t-il quelqu’un à Charmes (Haute-Marne) le 5 juin? Quoi qu’il en soit, on l’a arrêté en gare de Dijon.»

« Le sombre rôdeur aperçu par le mécanicien Gicquel près de la gare d’Herblay, est retrouvé: Jules Mesnard, ramasseur d’escargots. »

« Avec un couteau à fromage, le banlieusard marseillais Coste a tué sa sœur qui, comme lui épicière, lui faisait de la concurrence.»

«Le Dunkerquois Scheid a tiré trois fois sur sa femme. Comme il la manquait toujours, il visa sa belle-mère: le coup porta.»

«Jugeant sa fille (19 ans) trop peu austère, l’horloger stéphanois Jallat l’a tuée. Il est vrai qu’il lui reste onze autres enfants.»

«Avec une fourche à quatre dents, le laboureur David, de Courtemaux (Loiret), a tué sa femme qu’il croyait, bien à tort, infidèle.»

«Le mendiant septuagénaire Verniot, de Clichy, est mort de faim. Sa paillasse recelait 2000F. Mais il ne faut pas généraliser.»

«Emilienne Moreau, de la Plaine-Saint-Denis, s’était jetée à l’eau. Hier elle sauta du quatrième étage. Elle vit encore, mais elle avisera.»

«À Marseille, le Napolitain Sosio Merello a tué sa femme : elle ne voulait pas faire commerce de ses agréments. (Havas.)»

«La couturière Adolphine Julien, 35 ans, a vitriolé son amant fugitif, l’étudiant Barthuel. Deux passants furent éclaboussés.»

http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article155192

Félix Fénéon.

Marcel Proust

Journées de lecture. Texte extrait de Pastiches et mélanges.

(Le texte a paru en préface à la traduction par Proust du livre de John Ruskin : Sésame et les lys; troisième édition, Paris, Société du Mercure de France, 1906.)

«Sans doute, l’amitié, l’amitié qui a égard aux individus, est une chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c’est une amitié sincère, et le fait qu’elle s’adresse à un mort, à un absent, lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C’est de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence, gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont stériles et fatigantes. De plus, – dès les premières relations de sympathie, d’admiration, de reconnaissance, – les premières paroles que nous prononçons, les premières lettres que nous écrivons, tissent autour de nous les premiers fils d’une toile d’habitudes, d’une véritable manière d’être, dont nous ne pouvons plus nous débarrasser dans les amitiés suivantes ; sans compter que pendant ce temps-là les paroles excessives que nous avons prononcées restent comme des lettres de change que nous devons payer, ou que nous paierons plus cher encore toute notre vie des remords de les avoir laissé protester. Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. Avec les livres, pas d’amabilité. Ces amis-là, si nous passons la soirée avec eux, c’est vraiment que nous en avons envie. Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. Et quand nous les avons quittés, aucune de ces pensées qui gâtent l’amitié : Qu’ont-ils pensé de nous ? – N’avons-nous pas manqué de tact ? – Avons-nous plu ? – et la peur d’être oublié pour tel autre. Toutes ces agitations de l’amitié expirent au seuil de cette amitié pure et calme qu’est la lecture. Pas de déférence non plus ; nous ne rions de ce que dit Molière que dans la mesure exacte où nous le trouvons drôle ; quand il nous ennuie nous n’avons pas peur d’avoir l’air ennuyé, et quand nous avons décidément assez d’être avec lui, nous le remettons à sa place aussi brusquement que s’il n’avait ni génie ni célébrité. L’atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. Aussi le silence ne porte pas, comme la parole, la trace de nos défauts, de nos grimaces. Il est pur, il est vraiment une atmosphère. Entre la pensée de l’auteur et la nôtre il n’interpose pas ces éléments irréductibles, réfractaires à la pensée, de nos égoïsmes différents. Le langage même du livre est pur (si le livre mérite ce nom), rendu transparent par la pensée de l’auteur qui en a retiré tout ce qui n’était pas elle-même jusqu’à le rendre son image fidèle, chaque phrase, au fond, ressemblant aux autres, car toutes sont dites par l’inflexion unique d’une personnalité ; de là une sorte de continuité, que les rapports de la vie et ce qu’ils mêlent à la pensée d’éléments qui lui sont étrangers excluent et qui permet très vite de suivre la ligne même de la pensée de l’auteur, les traits de sa physionomie qui se reflètent dans ce calme miroir. Nous savons nous plaire tour à tour aux traits de chacun sans avoir besoin qu’ils soient admirables, car c’est un grand plaisir pour l’esprit de distinguer ces peintures profondes et d’aimer d’une amitié sans égoïsme, sans phrases, comme en soi-même.»

Robert de Flers, Marcel Proust, Lucien Daudet (Otto Wegener) vers 1894.

Guillaume Apollinaire

La Muse inspirant le poète (Marie Laurencin et Guillaume Apollinaire) (Le Douanier Rousseau) .1909. Bâle, Kunstmuseum.

Automne malade

Automne malade et adoré
Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies
Quand il aura neigé
dans les vergers

Pauvre automne
Meurs en blancheur et en richesse
de neige et fruits mûrs.
Au fond du ciel
Des éperviers planent
Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n’ont jamais aimé

Aux lisières lointaines,
les cerfs ont bramé

Et que j’aime ô saison, que j’aime tes rumeurs
Les fruits tombant, sans qu’on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille
Les feuilles
qu’on foule,
Un train
qui roule
La vie
s’écoule…

Alcools, 1913.

Torcy (Seine-et-Marne). L’Arche Guédon.
Annie Playden.

En évoquant cet automne malheureux qu’on délaisse et qui se meurt, le poète évoque sa propre situation, et la déception amoureuse qu’il a connue avec Annie Playden.
Celle-ci est née en Angleterre le 28 janvier 1880. Elle est morte en 1967. Elle aurait inspiré au poète entre autres Annie, La Chanson du mal-aimé et L’Émigrant de Landor Road.

En juillet 1900, Guillaume Apollinaire trouve un emploi dans une officine financière où il fait la connaissance de René Nicosia. La mère de celui-ci est le professeur de piano de Gabrielle, la fille de Élinor Hölterhoff, vicomtesse de Milhau. Celle-ci cherche un professeur de français pour Gabrielle. Madame Nicosia lui présente Apollinaire qui est engagé en mai 1901. Quand la vicomtesse de Milhau décide de faire un long séjour en Allemagne où sa famille habite, Apollinaire est du voyage, ainsi qu’Annie Playden, la gouvernante anglaise de Gabrielle. Une idylle s’ébauche entre les deux jeunes gens qui sont nés tous les deux en 1880. En août 1902, Apollinaire a terminé son contrat d’un an et il rentre à Paris. En novembre 1903, il se rend à Londres, où il loge chez son ami Faik Konica. Il essaie de revoir Annie Playden, rentrée en Angleterre. Il y retourne en mai 1904. Il se heurte au refus de la jeune fille. Peu de temps après, Annie Playden quitte l’Angleterre et s’installe aux États-Unis. Elle fut retrouvée cinquante ans plus tard par des spécialistes d’Apollinaire, devenue Mrs Postings. Elle n’avait aucune connaissance de la destinée de son soupirant, qu’elle ne connaissait que sous le nom de Wilhelm Kostrowicki et qu’on appelait «Kostro».

Témoignage d’Apollinaire
««Aubade» n’est pas un poème à part mais un intermède intercalé dans «La Chanson du mal aimé» qui datant de 1903 commémore mon premier amour à vingt ans, une Anglaise rencontrée en Allemagne, ça dura un an, nous dûmes retourner chacun chez nous, puis ne nous écrivîmes plus. Et bien des expressions de ce poème sont trop sévères et injurieuses pour une fille qui ne comprenait rien à moi et qui m’aima puis fut déconcertée d’aimer un poète, être fantasque; je l’aimais charnellement mais nos esprits étaient loin l’un de l’autre. Elle était fine et gaie cependant. J’en fus jaloux sans raison et par l’absence vivement ressentie, ma poésie qui peint bien cependant mon état d’âme, poète inconnu au milieu d’autres poètes inconnus, elle loin et ne pouvant venir à Paris. Je fus la voir deux fois à Londres, mais le mariage était impossible et tout s’arrangea par son départ à l’Amérique, mais j’en souffris beaucoup, témoin ce poème où je me croyais mal-aimé, tandis que c’était moi qui aimait mal et aussi «L’Émigrant de Landor Road» qui commémore le même amour, de même que «Cors de chasse» commémore les mêmes souvenirs déchirants que «Zone», «Le Pont Mirabeau» et «Marie» le plus déchirant de tous je crois.»

Guillaume Apollinaire, Lettre à Madeleine Pagès, 30 juillet 1915.

Lettres à Madeleine. Folio n°4428. 2006.

Blaise Pascal

Pensées, Livre de Poche classique n°823-824, 1962.

“88. Quand je considère la petite durée de ma vie, absorbée devant l’éternité précédente et suivante, le petit espace que je remplis, et même que je vois, abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi? Memoria hospitis unius diei praetereuntis.

Memoria hospitis unius diei praetereuntis = l’espoir de l’impie est comme le souvenir de l’hôte d’un jour qui passe. (Sag.V, 15)

89. Pourquoi ma connaissance est-elle bornée ? ma taille ? ma durée à cent ans plutôt qu’à mille ? Quelle raison a eue la nature de me la donner telle, et de choisir ce nombre plutôt qu’un autre, dans l’infinité desquels il n’y a pas plus de raison de choisir l’un que l’autre, rien ne tentant plus que l’autre ?

90. Combien de royaumes nous ignorent !

91. Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie.

158. Es-tu moins esclave, pour être aimé et flatté de ton maître ? Tu as bien du bien, esclave. Ton maître te flatte, il te battra tantôt.

227. Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais.

264. L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser: une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale.”

Épitaphe de Pascal.Église Saint-Étienne-du-Mont ( Paris V).

Raymond Queneau

Raymond Queneau (1903-1976)

Un grand merci à Marie Paule Farina…

Exercices de style. 1947. Editions Gallimard, Folio n°1363.

NOTATIONS (Page 7) « Dans l’S, à une heure d’affluence. Un type dans les vingt-six ans, chapeau mou avec cordon remplaçant le ruban, cou trop long comme si on lui avait tiré dessus. Les gens descendent. Le type en question s’irrite contre un voisin. Il lui reproche de le bousculer chaque fois qu’il passe quelqu’un. Ton pleurnichard qui se veut méchant. Comme il voit une place libre, se précipite dessus.
Deux heures plus tard, je le rencontre cour de Rome, devant la gare Saint- Lazare. Il est avec un camarade qui lui dit : “tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus.”; il lui montre où (à l’échancrure) et pourquoi ».

EN PARTIE DOUBLE (Pages 8-9) « Vers le milieu de la journée et à midi, je me trouvai et montai sur la plate-forme et la terrasse arrière d’un autobus et d’un véhicule des transports en commun bondé et quasiment complet de la ligne S et qui va de la Contrescarpe à Champerret. Je vis et remarquai un jeune homme et un vieil adolescent assez ridicule et pas mal grotesque : cou maigre et tuyau décharné , ficelle et cordelière autour du chapeau et couvre-chef. Après une bousculade et confusion, il dit et profère d’une voix et d’un ton larmoyants et pleurnichards que son voisin et covoyageur fait exprès et s’efforce de le pousser et de l’importuner chaque fois qu’on descend et sort. Ceci déclaré et après avoir ouvert la bouche, il se précipite et se dirige vers une place et un siège vides et libres.
Deux heures après et cent vingt minutes plus tard, je le rencontre et le revois cour de Rome et devant la gare Saint-Lazare. Il est et se trouve avec un ami et copain qui lui conseille de et l’incite à faire ajouter et coudre un bouton et un rond de corozo à son pardessus et manteau ».

LITOTES (Page 10) « Nous étions quelques-uns à nous déplacer de conserve. Un jeune homme, qui n’avait pas l’air très intelligent, parla quelques instants avec un monsieur qui se trouvait à côté de lui, puis il alla s’asseoir. Deux heures plus tard, je le rencontrai de nouveau ; il était en compagnie d’un camarade et parlait chiffons.»

RÉTROGRADE (Page 12) « Tu devrais ajouter un bouton à ton pardessus, lui dit son ami. Je le rencontrai au milieu de la cour de Rome, après l’avoir quitté se précipitant avec avidité vers une place assise. Il venait de protester contre la poussée d’un autre voyageur, qui, disait-il, le bousculait chaque fois qu’il descendait quelqu’un. Ce jeune homme décharné était porteur d’un chapeau ridicule. Cela se passa sur la plate-forme d’un S complet ce midi-là ».

PHILOSOPHIQUE (Pages 75-76) «Les grandes villes seules peuvent présenter à la spiritualité phénoménologique les essentialités des coïncidences temporelles et improbabilistes. Le philosophe qui monte parfois dans l’inexistentialité futile et outilitaire d’un autobus S y peut apercevoir avec la lucidité de son œil pinéal les apparences fugitives et décolorées d’une conscience profane affligée du long cou de la vanité et de la tresse chapeautière de l’ignorance. Cette matière sans entéléchie véritable se lance parfois dans l’impératif catégorique de son élan vital et récriminatoire contre l’irréalité néoberkeleyienne d’un mécanisme corporel inalourdi de conscience. Cette attitude morale entraîne alors le plus inconscient des deux vers une spatialité vide où il se décompose en ses éléments premiers et crochus.
La recherche philosophique se poursuit normalement par la rencontre fortuite mais anagogique du même être accompagné de sa réplique inessentielle et couturière, laquelle lui conseille nouménalement de transposer sur le plan de l’entendement le concept de bouton de pardessus situé sociologiquement trop bas.»

Gustave Flaubert – Federico García Lorca

Portrait charge de Gustave Flaubert [à 47 ans] (E.Brun).

Merci à M-P F. qui m’a rappelé ce passage d’une lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet du 26 août 1846 (Correspondance I 1830-1861, page 314).

“Oui j’ai un dégoût profond du journal, c’est à dire de l’éphémère, du passager, de ce qui est important aujourd’hui et de ce qui ne le sera pas demain. Il n’y a pas d’insensibilité à cela. Seulement je sympathise tout aussi bien, peut-être mieux, aux misères disparues des peuples morts auxquelles personne ne pense maintenant, à tous les cris qu’ils ont poussés et qu’on n’entend plus. Je ne m’apitoie pas davantage sur le sort des classes ouvrières actuelles que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou tout autant. Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois, et l’idée de la patrie c’est à dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu sur la carte et de détester les autres coins en vert ou en noir m’a paru toujours étroite, bornée et d’une stupidité féroce. Je suis le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme, et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l’univers.”

«Diálogo con García Lorca». 10 de junio de 1936. Diario El Sol. Encuentro entre el periodista , pintor, dibujante y caricaturista catalán Luis Bagaría i Bou (1882-1940) y Federico García Lorca.

«¿No cree, Federico, que la patria no es nada, que las fronteras están llamadas a desaparecer? ¿Por qué un español malo tiene que ser más hermano nuestro que un chino bueno?
Yo soy español integral, y me sería imposible vivir fuera de mis límites geográficos; pero odio al que es español por ser español nada más. Yo soy hermano de todos y execro al hombre que se sacrifica por una idea nacionalista abstracta por el solo hecho de que ama a su patria con una venda en los ojos. El chino bueno está más cerca de mí que el español malo. Canto a España y la siento hasta la médula; pero antes que esto soy hombre del mundo y hermano de todos. Desde luego, no creo en la frontera política.»

(Le texte intégral de ce dialogue a été publié sur ce blog le 26 mars 2019)

Dibujo de Federico García Lorca.

Patrick Modiano

Patrick Modiano (Maurice Rougemont).

Patrick Modiano, Encre sympathique. Editions Gallimard, 144 pages, 16 euros.

Il y a très peu de romanciers vivants dont j’achète les livres les yeux fermés, dès leur parution. Avant, il y avait Philip Roth, Milan Kundera… Philip Roth a arrêté de publier en septembre 2012. Pire, il est mort le 22 mai 2018. Milan Kundera a 90 ans et sa dernière publication date de 2014. Il reste le Prix Nobel de Littérature 2014 qui a publié le 3 octobre son 29ème roman ou récit. Je l’ai acheté à la Librairie Compagnie comme souvent et je l’ai lu une semaine plus tard.

Pour commencer, il y a une très belle épigraphe de Maurice Blanchot, tirée du Livre à venir (1959): «Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu, et à ce beau hasard que devient alors le souvenir.».

Jean Eyben, le narrateur du livre, est, à 20 ans un jeune employé de l’agence de détectives Hutte. Il part sur les traces d’une jeune femme, Noëlle Lefebvre, d’abord à Paris, dans le XVème arrondissement, plus tard du côté d’Annecy, enfin à Rome. Elle a disparu du jour au lendemain. Les autres personnages sont, eux aussi, tout à fait ordinaires

Comme dans ses autres livres, les aspects autobiographiques sont bien présents. L’auteur évoque son adolescence terrible. De septembre 1960 à juin 1962, sa famille l’a éloigné en le confiant aux pères du collège-lycée Saint-Joseph (Thônes), en Haute-Savoie, prison où il attrape la gale dans un linge rarement changé et éprouve avec ses camarades paysans la solidarité de la faim. Il a raconté tout cela dans son autobiographie, Pedigree, publiée en 2005.

A la page 110, on passe de Paris à Rome. Le «je» se transforme en «il». Ce basculement narratif indique le moment où tout se dévoile. La fin est ouverte: «Demain, ce serait elle qui parlerait la première. Elle lui expliquerait tout.» Le «happy end» ressemble plutôt à un point d’interrogation.

Comme tous ses autres romans, celui-ci est traversé par le thème de l’absence, de la survie des personnes disparues et l’espoir de retrouver un jour ceux qu’on a perdus dans le passé. Ses détracteurs disent qu’il écrit toujours le même roman. Peu m’importe.

«C’est dans cette espèce de chambre noire de la solitude qu’il faut que je voie vivre mes livres avant de les écrire.»

“Il y a des blancs dans une vie, mais parfois ce qu’on appelle un refrain. Pendant des périodes plus ou moins longues, vous ne l’entendez pas, et puis, un jour, il revient à l’improviste quand vous êtes seul et que rien autour ne peut vous distraire. Il revient, comme les paroles d’une chanson enfantine qui exerce encore son magnétisme”.

« Il suffisait que cette pensée me visite quelques heures, ou même quelques minutes, pour qu’elle ait son importance. Dans le tracé assez rectiligne de ma vie, elle était une question demeurée sans réponse. Et si je continue à écrire ce livre, c’est uniquement dans l’espoir, peut-être chimérique, de trouver une réponse. Je me demande : Faut-il vraiment trouver une réponse? J’ai peur qu’une fois que vous avez toutes les réponses votre vie se referme sur vous comme un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper?»

Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud (Manuel Luque de Soria dit « Luque »). Revue Les Hommes d’aujourd’hui, janvier 1888.

(Gracias a David Rey Fernández)

Paul Verlaine publie ce sonnet, dans le numéro du 5 au 12 octobre 1883 de la revue Lutèce.

Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu: voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes:
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombres; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges;
– O l’Oméga, rayon violet de Ses yeux!

Poésies.

Manuscrit autographe du poème Voyelles. 1871-72. Charleville-Mézières, Musée Rimbaud.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Etienne Carjat). Bruxelles, 1865.

CHANT D’AUTOMNE

                            I        

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts!
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l’hiver va rentrer dans mon être: colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon coeur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.

J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? – C’était hier l’été; voici l’automne!
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.

                              II

J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.

Et pourtant aimez-moi, tendre cœur! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant;
Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.

Courte tâche! La tombe attend; elle est avide!
Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon jaune et doux!

Les Fleurs du mal, 1857.

Adieu, vive clarté (1998) est un récit roman autobiographique de Jorge Semprún qui se déroule pendant la période précédant sa déportation au camp de concentration de Buchenwald.

Christian Garcin

La résurrection de Lazare. 1616. Madrid, Musée du Prado.

Lazare de Magdala

Il dort. C’est un garçon aux gestes élégants et au regard triste, à qui il arrive d’oublier le monde autour de lui pour s’enfermer lentement au-dedans de lui-même. Un absent, un de ceux à qui l’on n’ose parler de choses ordinaires. Un exalté aussi, qui vit de vérités insoupçonnées.
Il est atteint d’un mal qui effraie les hommes et intrigue les chiens. Aux plus fortes chaleurs, lorsque les ciels sont blancs et les bêtes silencieuses, on le voit se raidir, tituber, et s’effondrer dans la poussière, endormi sous le soleil de plomb. C’est là une affection étrange que l’on suppose en relation avec l’état du ciel. mais nul n’en est absolument certain. Lui-même n’en sait rien. Il dit qu’il sent un couvercle parfois se refermer sur lui, et que cela se produit toujours quand le soleil est vertical. Il dort et il tombe, voilà tout.
Il dit que Dieu l’a choisi, car Dieu est unique au ciel des hommes, et règne impitoyablement sur les étendues désertiques qu’il écrase de Son infinie bonté. Dieu est une lumière aveuglante, insoutenable. Une chaleur intarissable. Le monde alors s’éloigne, devient souvenir d’un murmure, et il dort. Là il atteint la paix. Couché pour ne plus rien entendre, ivre de silence et d’oubli.

Il est grand, la voix basse, le cheveu fou. Il parle lentement en agitant ses longues mains aux doigts minces, très belles. Il est toujours vêtu d’une robe de lin blanc, sous laquelle il est nu.
On dit qu’il a étudié à Qûmran, et qu’il y serait sans doute resté si ses endormissements soudains avaient été tolérées par les pères du monastère. c’est là qu’il a connu celui dont il est demeuré l’ami très précieux.
Il aime le mauve des aurores de mai, les roses, las jarres, le pain, le bruit de l’eau, l’odeur des citronniers. Il aime aussi la folie meurtrière qui habite les chiens lorsqu’ils se battent entre eux et que le sang gicle. Ce sont des choses simples et terribles, des désirs obscurs qu’il ne s’avoue pas toujours. Un soir il a vu une panthère saisir un enfant qui s’en allait chercher de l’eau au puits. Son regard avait été capté par ce rapt fulgurant, et c’est lui-même qu’il avait cru voir dans les machoires du fauve. Il avait alors ressenti une sensation inédite, comme un frisson de volupté.
Les femmes ne sont pas de son monde. Suzanne et Salomé l’ont aimé, il ne les a pas vues. sans doute les jugeait-il trop futiles, trop soucieuses de leur apparence. Il éprouva un vague intérêt pour Joanna de Chouza, qui disait avoir été séduite par la grâce et la lente gravité qui émanait de lui. Mais elle disparut un jour. On ne lui connaît aucune autre tentation d’amour féminin. Il marche parfois dans la nuit sur les collines au nord de la ville. Il est une ombre blanche, un fantôme qui glisse entre les oliviers et les buissons arides. Il pense à son ami. Il se dit que l’amour est une faiblesse de la chair et une grandeur de l’âme. Entre les deux il ne sait pas choisir.

Il n’y a pas que sous l’effet du soleil que son mal se manifeste. Parfois une intense contrariété suffit, ou une peur extrême. Il semble alors que son coeur ne bat plus, et son corps devient froid, insensible aux morsures du jour. Cette faible complexion l’empêche d’être un disciple exemplaire, un arpenteur de villages et de chemins. Au début il a fait partie des quinze, mais ensuite il a dû les quitter. Il n’est même pas l’un des soixante-dix que son ami envoie à travers la contrée. Il est pourtant le disciple le plus cher et le plus attentif sans doute, celui dont l’amour est le plus pur.
Parfois, lorsqu’il le regarde, il se dit qu’il aimerait être identique à lui. Un jour il l’a entendu dire que les renards avaient une tanière, et les oiseaux un nid, tandis que lui n’avait nul endroit où reposer sa tête. Il s’est mis à pleurer alors, car il sentait que l’ami parlait comme il eût pu le faire. C’est ainsi: il l’écoute et il pleure parfois, lorsqu’il l’entend parler de la folie des hommes et des royaumes célestes, de la grandeur des humbles et du mépris des puissants, de charité, de pardon et d’amour. Il aime sa voix et la lumière qu’il voit dans ses yeux. Un geste ou un regard le comblent. Il n’est qu’amour et désir d’être aimé.

Il dort. L’ami est venu jusqu’ici pour le sauver. Il vient pour l’extirper de l’endroit froid et obscur où on l’a déposé.

Il dort, et c’est comme un bruissement soudain. L’ami est là et le monde lentement redevient un murmure. Il entend comme une source, ou bien comme un écho très lointain. puis il perçoit un frôlement sur son bras. Une infime tension. Les bandelettes qui entourent son corps se mettent à frémir. Ses paupières bougent un peu, mais il ne le sait pas. Lui ne sait que ce bleu qui peu à peu s’installe. Opaque tout d’abord, puis de plus en plus clair, comme pénétré d’une eau pure – l’eau pure de l’enfance.

C’est une voix alors. Une voix qui est bleue, qui est eau et écho du passé, qui est frôlement minuscule sur lui. Une voix douce et chaude, qui enfle et vient briser le barrières qu’il avait érigées, qui se faufile, s’insinue, une voix qui devient un appel, une puissante clameur, un cri désespéré enfin, qui le fait se dresser et marcher vers ce point lumineux tout au fond.

Vidas (1993) suivi de Vies volées (1999). Folio n°4494.