Marcel Proust

Marcel Proust, vers 1892.

XII. Ephémère efficacité du chagrin.

Soyons reconnaissants aux personnes qui nous donnent du bonheur; elles sont les charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries. Mais soyons plus reconnaissants aux femmes méchantes ou seulement indifférentes, aux amis cruels qui nous ont causé du chagrin. Ils ont dévasté notre cœur, aujourd’hui jonché de débris méconnaissables, ils ont déraciné les troncs et mutilé les plus délicates branches, comme un vent désolé, mais qui sema quelques bons grains pour une moisson incertaine.

En brisant tous les petits bonheurs qui nous cachaient notre grande misère, en faisant de notre cœur un nu préau mélancolique, ils nous ont permis de le contempler enfin et de le juger. Les pièces tristes nous font un bien semblable; aussi faut-il les tenir pour bien supérieures aux gaies, qui trompent notre faim au lieu de l’assouvir: le pain qui doit nous nourrir est amer. Dans la vie heureuse, les destinées de nos semblables ne nous apparaissent pas dans leur réalité, que l’intérêt les masque ou que le désir les transfigure. Mais dans le détachement que donne la souffrance, dans la vie, et le sentiment de la beauté douloureuse, au théâtre, les destinées des autres hommes et la nôtre même font entendre enfin à notre âme attentive l’éternelle parole inentendue de devoir et de vérité. L’œuvre triste d’un artiste véritable nous parle avec cet accent de ceux qui ont souffert, qui forcent tout homme qui a souffert à laisser là tout le reste et à écouter.

Hélas! ce que le sentiment apporta, ce capricieux le remporte et la tristesse plus haute que la gaieté n’est pas durable comme la vertu. Nous avons oublié ce matin la tragédie qui hier soir nous éleva si haut que nous considérions notre vie dans son ensemble et dans sa réalité avec une pitié clairvoyante et sincère. Dans un an peut-être, nous serons consolés de la trahison d’une femme, de la mort d’un ami. Le vent, au milieu de ce bris de rêves, de cette jonchée de bonheurs flétris a semé le bon grain sous une ondée de larmes, mais elles sécheront trop vite pour qu’il puisse germer.

(Après l’Invitée de M. de Curel.)

Les plaisirs et les jours. 1896. Les regrets, rêveries couleur du temps.

Michel de Montaigne – De la solitude

Paris V. Rue des Ecoles. Statue de Montaigne, 1934 (Paul Landowski 1896-1961)

Michel de Montaigne, Essais I, 39. De la solitude.

« Or, la fin, ce crois-je, en est toute une, d’en vivre plus à loisir et à son aise; mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changées: il n’y a guère moins de tourment au gouvernement d’une famille que d’un état entier; où que l’âme soit empêchée, elle y est toute; et, pour être les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous être défaits de la cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie:

ratio et prudentia curas,

Non locus effusi late maris arbiter, aufert. (1)

L’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point, pour changer de contrée.

Et post equitem sedet atra cura.(2)

Elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et dans les écoles de philosophie. Ni les déserts, ni les rochers creusés, ni la haire, ni les jeûnes ne nous en démêlent:

hoeret lateri letalis arundo. (3)

On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était aucunement amendé en son voyage: «Je le crois bien, dit-il; il s’était emporté avec soi.» (4)

Quid terras alio calentes

Sole mutamus? Patria quis exul

Se quoque fugit? (5)

Si on ne se décharge premièrement et son âme, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage: comme en un navire les charges empêchent moins, quand elles sont rassises. Vous faites plus de mal que de bien au malade de lui faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant, comme les pals s’enfoncent plus avant et s’affermissent en les branlant et secouant. Par quoi, ce n’est pas assez de s’être écarté du peuple; ce n’est pas assez de changer de place: il se faut écarter des conditions populaires qui sont en nous; il se faut séquestrer et ravoir de soi.

Rupi jam vincula dicas:

Nam luctata canis nodum arripit; attanem illi

Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenae. (6)

Nous emportons nos fers quand et nous: ce n’est pas une entière liberté; nous tournons encore la vue vers ce que nous avons laissé; nous en avons la fantaisie pleine.

Nisi purgatum est pectus, quoe proelia nobis

Atque pericula tunc ingratis insunuandum?

Quantoe conscindunt hominem cuppedinis acres

Sollicitum curoe, quantique perinde timores?

Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas

Efficiunt clades? Quid luxux desidiesque? (7)

Notre mal nous tient en l’âme: or, elle ne se peut échapper à elle-même,

In culpa est animus, qui se non effugit unquam. (8)

Ains il la faut ramener et retirer en soi: c’est la vraie solitude, et qui se peut jouir au milieu des villes et des cours des rois; mais elle se jouit plus commodément à part.

Or, puisque nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que notre contentement dépende de nous; déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autrui; gagnons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à notre aise.

1. Horace, Épîtres, livre 1, épître 2: «C’est la raison et la sagesse qui ôtent les tourments, non le site d’où l’on découvre une vaste étendue de mer.»

2. Horace, livre III des Odes, I: «Le noir souci monte en croupe derrière le cavalier.»

3. Virgile, Énéide. Chant IV: «Le roseau mortel reste planté dans son flanc.»

4. Souvenir de Sénèque. Lettre 104 dont Montaigne s’inspire pour tout ce passage.

5. Horace, Odes, livre II, ode XVI: «Pourquoi chercher des terres chauffées par un autre soleil? Qui donc , exilé de sa patrie, se fuit aussi lui-même?»

6. Perse. Satire V. «J’ai rompu mes liens, dirais-tu: oui comme le chien brise sa chaîne après maints efforts; cependant, en fuyant, il en traîne un long bout à son cou.»

7. Lucrèce, De Natura Rerum. Chant V; « Si le coeur n’a pas été purgé de ces vices, quels combats et quels dangers nous faut-il affronter, nous qui sommes insatiables! Quels soucis pénétrants déchirent l’homme tourmenté par la passion! Que de craintes! Combien de catastrophes entraînent l’orgueil, la luxure, la colère! Combien aussi, l’amour du luxe et l’oisiveté!

8. Horace, Épîtres, livre 1, épître XIV. «Elle est en faute, l’âme qui n’échappe jamais à elle-même.»

Le voyage (Charles Baudelaire)

Portrait de Baudelaire (Roger Favier) pour l’illustration des Œuvres du poète , Editions Louis Conard 1922.

Composé en février 1859 durant le séjour que Charles Baudelaire fit à Honfleur chez sa mère, Mme Aupick, ce long poème qui clôt l’édition de 1861 (seconde édition) est dédié à son ami Maxime Du Camp (1822–1894) envers qui il avait quelques dettes de reconnaissance. Cette cantate finale reprend tous les thème majeurs des Fleurs du Mal. Elle semble bien la conclusion voulue par le poète pour cette édition et lui donne une unité. Il est ironique de placer ce poème sous l’égide de Maxime Du Camp, chantre inconditionnel du Progrès. Ce dernier, grand voyageur et écrivain bien oublié aujourd’hui, fut l’ami de Gustave Flaubert, de Théophile Gautier et de…Charles Baudelaire.

VII

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »

À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Les Fleurs du mal.1861.

Maxime Du Camp (Nadar). Années 1860.

René Char

René Char.

Marthe

Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s’approprier, fontaine où se mire ma monarchie solitaire, comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous: vous êtes le présent qui s’accumule. Nous nous unirons sans avoir à nous aborder, à nous prévoir comme deux pavots font en amour une anémone géante.

Je n’entrerai pas dans votre coeur pour limiter sa mémoire. je ne retiendrai pas votre bouche pour l’empêcher de s’ouvrir sur le bleu de l’air et la soif de partir. Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie qui passe le seuil de toujours avant que la nuit ne devienne introuvable.

Le Poème pulvérisé, 1945-1947 in Fureur et mystère, 1962.

André Malraux

André Malraux. 1934.

«J’ai cru connaître plus que ma culture parce que j’avais rencontré les foules militantes d’une foi, religieuses ou politiques; je sais maintenant qu’un intellectuel ce n’est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne la vie. Ceux qui m’entourent, eux, vivent au jour le jour depuis des millénaires.»

Les noyers de l’Altenburg, 1943.

Les noyers de l’Altenburg: c’est le dernier roman d’André Malraux. En 1943, il a quarante et un ans. Par la suite, il publiera de nombreux écrits sur l’art et les Antimémoires.
Dans ce livre, il y a de nombreux souvenirs personnels : l’Alsace entrevue en 1922, le premier retour en Europe, à Marseille, la découverte de la Perse et de l’Afghanistan, les décades de Pontigny, l’expérience militaire de 1939-1940. Ce qu’a vécu Malraux, il le «transforme en fiction», prêtant tantôt au narrateur, tantôt à son père, ses propres aventures et sentiments. Parfois l’auteur transpose simplement les lieux ou les dates : la cathédrale de Sens est transportée à Chartres. Pour le romancier, tout devient métamorphose : la vie, les lectures, les souvenirs, les passions.

Pierre Autin-Grenier

Pierre Autin-Grenier

Lecture ce week-end de Pierre Autin-Grenier. Friterie-Bar Brunetti a été republié dans la collection La petite Vermillon (Éditions de la Table Ronde). Un peu d’anarchisme, un brin de nihilisme, cela fait du bien dans cette période où nos gouvernants essaient de nous faire prendre des vessies pour des lanternes et osent parler d’égalité.

Les écrivains qu’il aime: Céline, Louis Calaferte, Cioran, Thomas Bernhard.

Rencontre entre Brigitte Giraud et Pierre Autin-Grenier (Le Matricule des Anges n°68 Novembre-Décembre 2005)

“B.G.: Je voulais aussi que tu me parles de Thomas Bernhard que tu cites aussi dans Friterie-bar Brunetti : ” Il faut pouvoir se lever et partir de toute société qui n’est bonne à rien “. ” Rien ” et ” inutile ” sont des mots qu’on retrouve souvent dans tes livres…
P. A-G. : J’ai lu tout Thomas Bernhard. Ça a été une grande découverte. L’exergue que j’ai mis rejoint Calaferte et son côté libertaire que j’aime beaucoup. Son esprit révolté.
B. G. : Mais on est au-delà de la révolte, on est déjà dans le rien et l’inutile, dans le nihilisme, non ?
P. A-G. : Ah non, je ne suis pas du tout un nihiliste.
B. G. : Mais tu parles de Cioran aussi…
P. A-G. : Pour moi Cioran n’est pas nihiliste ! Si j’ai le moral qui remonte à peine à zéro, je lis Cioran et ça va mieux, c’est roboratif et pas du tout nihiliste.”

Friterie-Bar Brunetti. Gallimard, L’ Arpenteur. 2005. La petite vermillon (n° 469) 2019. pages 88-90.

« Quant aux maîtres et aux bourgeois, pour n’être pas né de la dernière couvée je vois bien aussi comment ces protozoaires et leurs sous-fifres comptent s’y prendre, et pas à plusieurs fois, pour nous faire passer le goût du pain, astreindre le populo à leur discipline de caserne et subordonner toutes nos envies de seulement respirer à leur brutal appétit de marchandises, à leur soif jamais apaisée du pouvoir, à leur tyrannique besoin de paraître et se penser sel de la terre quand ils ne sont qu’espèces en phase terminale.
Á l’instar de Ginette, de ses cinquante annuités et des poussières pour une pension à piétiner chaque fin de mois dans les files d’attente du bureau de bienfaisance, c’est d’abord tuer le prolétaire au turbin leur programme. User en usine et partout ailleurs les forces de la bête sans trêve ni merci jusqu’à l‘empêcher de jouir du moindre instant de répit. Le travail rend libre, on connaît la chanson. Oh! dans leur calcul d’aujourd’hui il ne saurait surtout s’agir de trente-cinq, ni quarante, ni même cinquante, non, leur petite idée sur la question c’est la semaine de soixante-quinze heures de crève-corps pour tous et jusqu’à soixante-quinze ans; voilà le carême qu’ils prêchent pour pouvoir, eux, encore rajouter des dentelles à leurs caleçons pendant que nous autres irions quasiment sans culotte au charbon, ben voyons! J’exagère? Je divague? J’extrapole?… Laissez-moi rire!
Le bourgeois n’a jamais travaillé de ses mains, c’est même ce qui le caractérise historiquement; depuis qu’il s’est emparé en sournois des manettes, envoyant pour ce faire le peuple à sa place au casse-pipe, il n’a trouvé son compte, entre deux guerres pour soutenir ses intérêts, que dans l’abrutissement des masses par le boulot et l’hécatombe généralisée des travailleurs transbahutés dès l’aube en bétaillère dans les abattoirs du patronat. C’est comme je vous le dis, et vous ne changerez couic au tableau si vous ne vous décidez pas enfin à chasser le bourgeois et ses larbins en leur flanquant une bonne révolution aux fesses. – Tous en charrette à Sainte-Pélagie! Voilà l’idéal slogan; pour rien au monde vous ne m’en ferez démordre.»

Pierre Autin-Grenier est né à Lyon le 4 avril 1949, il y est mort le 12 avril 2014.

Il a partagé son temps entre sa ville natale et Carpentras. Auteur de proses poétiques, de récits, de nouvelles, c’est un adepte de la forme brève.

Publications:

Une histoire:
I. Je ne suis pas un héros. Gallimard (L’Arpenteur), 1996. Folio n° 3798, 2003.
II. Toute une vie bien ratée. Gallimard (L’Arpenteur), 1997. Folio n° 3195, 1999.
III. L’Éternité est inutile. Gallimard (L’Arpenteur), 2002. Prix du Livre du Département du Rhône 2002 et Prix Alexandre-Vialatte 2003.
Jours anciens. L’Arbre éditeur (02370 Aizy-Jouy), 1980. Rééditions augmentées en 1986 et 2003.
Histoires secrètes. L.-O. Four, 1982. Rééditions La Dragonne, 2000 et 2013.
L’Ange au gilet rouge. Syros, 1990. Réédition Gallimard (L’Arpenteur), 2007.
Les Radis bleus. Le dé bleu, 1991. Folio n° 4163, 2005.
Chroniques des faits. L’Arbre éditeur (02370 Aizy-Jouy), 1992. Réédition Carnet du Dessert de Lune 2014.
Impressions de Lozère : La Margeride (ouvrage collectif). Les Presses du Languedoc, 1992.
Légende de Zahkor. L’Arbre à paroles (Bruxelles), 1996. Réédition Éditions en Forêt/Velag Im Wald (D-93495 Rimbach), 2002, édition trilingue (français, italien, allemand) sous une couverture de Ibrahim Shahda.
13, quai de la Pécheresse, 69000 Lyon (roman collectif). Éditions du Ricochet, 1999.
Là-haut, accompagné de 14 peintures de Ronan Barrot. Éditions du Chemin de fer, 2005.
Friterie-Bar Brunetti. Gallimard (L’Arpenteur), 2005. Réédition collection La petite Vermillon (Éditions de la Table Ronde) 2019.
Un Cri, avec une préface de Dominique Fabre et des illustrations de Laurent Dierick. Éditions Cadex, 2006. Prix Léo Ferré / Ville de Grigny 2007.
C’est tous les jours commé ça: les dernières notes d’Anthelme Bonnard, Finitude, 2010. Prix loin du marketing 2010 et Grand Prix de l’Humour noir 2011.
Élodie Cordou, la Disparition. Accompagné de de peintures de Ronan Barrot. Éditions du Chemin de fer, 2010.
Quand j’étais écrivain, en collaboration avec Christian Garcin. Finitude, 2011.
Rats, illustré par Georges Rubel , Circa 1924. 2013.
Analyser la situation, Finitude, 2014.
Élodie Cordou, une présence: suivi de Edvard Munch, une anecdote. Éditions du Chemin de fer, 2015.

Portrait de Pierre Autin-Grenier en rouge (Shahda) (vers 1982-83)

Charles Baudelaire

Portrait de Charles Baudelaire (Félix Vallotton), 1901.

XLI
Le port

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.
Petits poèmes en prose (Le spleen de Paris), 1869.

Húsafik (Islande).

Louis Brauquier

Louis Brauquier.

(Un grand merci à Pierre Cohen-Bacrie qui m’a rappelé l’existence de ce poète méconnu.)

Louis Brauquier est né le 14 août 1900, rue Sainte-Marthe, à Marseille. Son ami durant toute sa vie sera l’écrivain de la Méditerranée, Gabriel Audisio (1900-1978). Il fait des études de droit et obtiendra sa licence. Commis en douane à dix-huit ans, il passe le concours du commissariat de la Marine marchande pour s’en aller naviguer sur les lignes de la Méditerranée et sur la ligne de l’Extrême-Orient. Membre du personnel des agences extérieures des Messageries Maritimes à partir de 1926, Louis Brauquier sillonne les mers et multiplie les postes, les ports et les poèmes pendant trente-cinq ans. Il se retire à Marseille en 1960, où il poursuit son œuvre de peintre. Il meurt à Paris le 7 septembre 1976, d’une congestion cérébrale, alors qu’il se rendait au chevet de Gabriel Audisio, son ami hospitalisé.

Louis Brauquier visita au Panama le cimetière français de Paraiso près de Panama City où sont enterrés des Français qui construisirent le Canal. Il ressentit « la pudeur d’être vivant ». La plupart des travailleurs enterrés là sont originaires de Martinique et de Guadeloupe. Les simples croix de fonte peintes en blanc ne comportent que des numéros. Il retint le nom de deux jeunes ingénieurs, “morts de la fièvre jaune et du Canal inachevé”. Les historiens estiment aujourd’hui que durant cette période 19 000 à 20 000 travailleurs français ont trouvé la mort sur ce chantier.

Cementerio francés Paraiso.

II

A onze heures du matin
Il fait chaud dans le cimetière
De Panama.

Il y a beaucoup de Français
Cachés sous les pierres tombales,
Dans une écoeurante chaleur.
Ils s’appelaient Ernest, André
Etaient nés à Auch dans le Gers,
A Nomeny, Meurthe et Moselle.

A onze heures du matin
Il fait chaud dans le cimetière
De Panama.
Ils sont tous morts en même temps.
81-85.
Ils sont morts de la fièvre jaune
Et du Canal inachevé

De vieux parents ont dû pleurer
Face à face, à Auch dans le Gers
Á Nomeny, Meurthe-et-Moselle

Bonne épouse, bonne mère
4 novembre 85
Pourquoi venir mourir ici?

C’est dégoûtant cette chaleur,
Il faut laisser la porte ouverte;
On entend les bruits de la rue;
On ne peut pas mourir chez soi,
Et le prêtre qui vous confesse
N’a que des péchés espagnols.

Dans l’épaisseur bleue du matin,
Âmes, je vous rends visite.
Je marche amicalement entre vous,
J’apprends vos noms et je vous offre
De la tendresse, du silence,
La pensée de notre pays
Et la pudeur d’être vivant.

Eau douce pour navires, Gallimard, 1930.

Je connais des îles lointaines.p.210. Editions de la Table Ronde 1994.

Lors de notre voyage en Islande le 28 juin, nous avons visité le village de Fáskrúðsfjörður à l’est de l’île. Le cimetière de Krossar à la sortie du village abrite les tombes de 49 marins français et belges qui perdirent la vie à proximité du fjord. Ce village accueillit des marins français venant pêcher sur les côtes islandaises de 1880 à 1914. Entre 4 000 et 5 000 marins Français pêchaient le cabillaud chaque hiver sur les bancs d’Islande.

Fáskrúðsfjörður (Islande). Cimetière des pêcheurs francais.

Arthur Rimbaud II

Arthur Rimbaud (Ernest Pignon-Ernest). 1978.

Georges Izambard (11 décembre 1848 – février 1931) était professeur de rhétorique. Il fut nommé à 22 ans, en janvier 1870, au collège de Charleville et devint l’ami d’Arthur Rimbaud, son élève. Poète lui-même, il encourage celui-ci dans son activité littéraire. A l’automne 1870, lorsque Arthur Rimbaud est mis en prison à la maison d’arrêt de Mazas pour vagabondage lors de sa première fugue, c’est Izambard qu’il appelle à l’aide. Il se réfugie à nouveau chez lui à Douai à l’issue de sa seconde fugue. Le climat d’amitié qui unissait le maître et l’élève se dégrade un peu pourtant quand Izambard, sous la pression de Madame Vitalie Rimbaud, accepte de renvoyer Arthur chez lui sous garde policière. Ensuite, le jeune professeur s’engage pendant la guerre franco-prussienne. Il est démobilisé en février 1871, après la défaite, et accepte en avril un poste de vacataire au lycée de Douai. Rimbaud lui adresse alors cette lettre. D’où la formule initiale : “Vous revoilà professeur”, qui ressemble à un reproche. Il faut entendre implicitement : “alors que moi, je n’ai pas voulu redevenir élève”. En effet, Rimbaud a refusé de reprendre ses études lorsque le collège de Charleville a rouvert ses portes au mois de février, après des vacances prolongées pour cause de guerre.

La lettre a comme premier objectif de justifier cette dissidence. Il s’agit bien d’une argumentation, organisée comme une sorte de dialogue où Rimbaud tient les deux rôles. Il rapporte un propos de son ancien professeur (le “principe”), il résume les idées ou les attitudes qu’il lui prête (“Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective”), il imagine les questions qu’il pourrait lui poser (“Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi ?”), il anticipe ses objections (“est-ce de la satire comme vous diriez ?), et en réponse il développe ses propres arguments. Mais cette lettre (surtout dans sa dernière partie) répond à un second objectif qui est d’exposer une théorie de la poésie.

C’est ce second aspect que l’histoire littéraire a retenu sous l’appellation de “lettre du voyant”. Il est difficile donc de séparer cette lettre à Georges Izambard de la seconde “lettre du voyant”, celle que Rimbaud envoie deux jours plus tard (15 mai 1871) à Paul Demeny (1844-1918), poète, ami d’Izambart, et lui aussi de Douai. On y trouve les mêmes idées, les mêmes formules. Cette seconde lettre est beaucoup plus développée et explicite que celle-ci sur certains points.

Les souvenirs d’Izambard sur cette période ont été réunis dans Rimbaud tel que je l’ai connu. Mercure de France, 1946.

Georges Izambard.

La lettre de Rimbaud à Izambard contient un poème, Le Cœur supplicié.

Lettre d’Arthur Rimbaud à Georges Izambard
Charleville, [13] mai 1871.
Cher Monsieur!
Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit; vous faites partie des corps enseignants: vous roulez dans la bonne ornière. — Moi aussi, je suis le principe: je me fais cyniquement entretenir; je déterre d’anciens imbéciles de collège: tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en paroles, je le leur livre: on me paie en bocks et en filles. Stat mater dolorosa, dum pendet filius. — Je me dois à la Société, c’est juste; — et j’ai raison. — Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd’hui. Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective: votre obstination à regagner le râtelier universitaire, — pardon! — le prouve! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j’espère, — bien d’autres espèrent la même chose, — je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez! — Je serai un travailleur: c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris, — où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris! Travailler maintenant, jamais, jamais; je suis en grève.
Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi? je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant: vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire: Je pense: on devrait dire: On me pense. — Pardon du jeu de mots.
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait!
Vous n’êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci: est-ce de la satire, comme vous diriez? Est-ce de la poésie? C’est de la fantaisie, toujours. — Mais je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée:

LE COEUR SUPPLICIÉ

                                          

Mon triste cœur bave à la poupe …
Mon cœur est plein de caporal!
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bave à la poupe…
Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe,
Mon cœur est plein de caporal!

Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé;
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques;
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé!
Ithyphalliques et pioupiesques,
Leurs insultes l’ont dépravé.

Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques!
J’aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé!
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé?

Ça ne veut pas rien dire. — RÉPONDEZ-MOI: chez Mr. Deverrière, pour A. R.
Bonjour de cœur,
Art. Rimbaud.

Arthur Rimbaud I

L’homme aux semelles devant. Hommage à Arthur Rimbaud (1984) de Jean-Robert Ipoustéguy. Place du Père-Teilhard-de-Chardin. Paris. IV ème arrondissement.

Paris. IV ème arrondissement. Place du Père-Teilhard-de-Chardin. La statue du sculpteur Jean-Robert Ipoustéguy (1920-2006), intitulée L’Homme aux semelles devant, parodie du surnom donné à Arthur Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent », inaugurée en 1984, a été déplacée à l’automne 2018. Un jardin public a été aménagé sur la place. Les vestiges de l’enceinte Charles V (construite entre 1356 et 1383) découverts lors des excavations préliminaires sont accessibles au public par un escalier. L’ oeuvre d’Ipousteguy se trouve maintenant dans le musée de la Sculpture en plein air dans le V ème arrondissement. Je préférais l’emplacement primitif, près de la belle Bibliothèque de l’Arsenal.

DÉLIRES
II
Alchimie du verbe

À moi. L’histoire d’une de mes folies.
Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie modernes.
J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents: je croyais à tous les enchantements.
J’inventai la couleur des voyelles! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu,U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.
(…)
Je devins un opéra fabuleux: je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur: l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.
À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. — Ainsi, j’ai aimé un porc.
Aucun des sophismes de la folie, — la folie qu’on enferme, — n’a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.
Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons.
Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver: ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
Le Bonheur! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus sombres villes:

Ô saisons ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?

Ô saisons, ô châteaux,

J’ai fait la magique étude
Du Bonheur, que nul n’élude.

Ô vive lui, chaque fois
Que chante son coq gaulois.

Mais ! je n’aurai plus d’envie,
Il s’est chargé de ma vie.

Ce Charme ! il prit âme et corps.
Et dispersa tous efforts.

Que comprendre à ma parole ?
Il fait qu’elle fuie et vole !

Ô saisons, ô châteaux !

Et, si le malheur m’entraîne,
Sa disgrâce m’est certaine.

Il faut que son dédain, las !
Me livre au plus prompt trépas !

Ô Saisons, ô Châteaux !

Une saison en enfer, 1873.

L’homme aux semelles devant. Hommage à Arthur Rimbaud (1984) de Jean-Robert Ipoustéguy. Musée de la Sculpture en plein air – Jardin Tino Rossi – Port Saint Bernard – Paris. Vème arrondissement