Élévation (Charles Baudelaire)

Portrait-charge de Baudelaire (Nadar).

Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiement l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ;
Va te purifier dans l’air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensées, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
– Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

Les Fleurs du mal (1857)

Élévation est le troisième de la section Spleen et Idéal du recueil Les Fleurs du mal, publié en 1857. 5 quatrains d’alexandrins. Rimes embrassées. Forme classique. Baudelaire, précurseur du symbolisme.

Couverture d’une édition des Œuvres complètes de Charles Baudelaire (1869).

René Char – Albert Camus. L’éternité à Lourmarin.

René Char (dit Capitaine Alexandre) à Céreste en 1944.

L’éternité à Lourmarin, 1960.

( Le manuscrit de ce texte figure dans une lettre de René Char à Jean-Paul Samson, créateur de la revue Témoins, où il fut originellement publié en 1960. Il est repris en 1962 dans La Parole en archipel)

“Il n’ y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés. Où s’étourdit notre affection? Cerne après cerne, s’il approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un éclair glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part. Toutes les parties — presque excessives — d’une présence se sont d’un coup disloquées. Routine de notre vigilance…

Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.

Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.

À l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer, cette fois, ne transperce pas.”

Albert Camus René Char, Correspondance 1946-1959. Gallimard, 2007. Folio n°6274. 2017.

(J’ai déjà publié ce texte il y a un an. Albert Camus est mort le 4 janvier 1960, tué sur le coup dans un accident de voiture à Villeblevin, près de Montereau (Yonne). Mon père, J.F. est né le 4 janvier 1910 à Oran (Algérie).

Guillaume Apollinaire

(A mes deux grands-pères Gaspar Luis F. et Diego A. qui traversèrent la Méditerranée à la recherche d’ une vie meilleure.)

Homme cible ou Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (Giorgio de Chirico). 1914. Paris, Centre Georges Pompidou.

L’émigrant de Landor Road

À André Billy

Le chapeau à la main il entra du pied droit
Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi
Ce commerçant venait de couper quelques têtes
De mannequins vêtus comme il faut qu’on se vête

La foule en tous les sens remuait en mêlant
Des ombres sans amour qui se traînaient par terre
Et des mains vers le ciel plein de lacs de lumière
S’envolaient quelquefois comme des oiseaux blancs

Mon bateau partira demain pour l’Amérique
Et je ne reviendrai jamais
Avec l’argent gagné dans les prairies lyriques
Guider mon ombre aveugle en ces rues que j’aimais

Car revenir c’est bon pour un soldat des Indes
Les boursiers ont vendu tous mes crachats d’or fin
Mais habillé de neuf je veux dormir enfin
Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes

Les mannequins pour lui s’étant déshabillés
Battirent leurs habits puis les lui essayèrent
Le vêtement d’un lord mort sans avoir payé
Au rabais l’habilla comme un millionnaire

Au-dehors les années
Regardaient la vitrine
Les mannequins victimes
Et passaient enchaînées

Intercalées dans l’an c’étaient les journées veuves
Les vendredis sanglants et lents d’enterrements
De blancs et de tout noirs vaincus des cieux qui pleuvent
Quand la femme du diable a battu son amant

Puis dans un port d’automne aux feuilles indécises
Quand les mains de la foule y feuillolaient aussi
Sur le pont du vaisseau il posa sa valise
Et s’assit

Les vents de l’Océan en soufflant leurs menaces
Laissaient dans ses cheveux de longs baisers mouillés
Des émigrants tendaient vers le port leurs mains lasses
Et d’autres en pleurant s’étaient agenouillés

Il regarda longtemps les rives qui moururent
Seuls des bateaux d’enfant tremblaient à l’horizon
Un tout petit bouquet flottant à l’aventure
Couvrit l’Océan d’une immense floraison

Il aurait voulu ce bouquet comme la gloire
Jouer dans d’autres mers parmi tous les dauphins
Et l’on tissait dans sa mémoire
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire

Mais pour noyer changées en poux
Ces tisseuses têtues qui sans cesse interrogent
Il se maria comme un doge
Aux cris d’une sirène moderne sans époux

Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales
Jusqu’à l’aube ont guetté de loin avidement
Des cadavres de jours rongés par les étoiles
Parmi le bruit des flots et les derniers serments

Alcools, 1913.

Guillaume Apollinaire (1880- 1918) a été précepteur et professeur de français en Allemagne, en mai 1901. Il y rencontre Annie Playden, la gouvernante anglaise de Gabrielle, fille de Élinor Hölterhoff, vicomtesse de Milhau. Il en tombe amoureux et ont une liaison. Alcools présente deux cycles consacrés à deux femmes qu’il a aimées: Annie Playden (1880-1967) et Marie Laurencin (1883-1956).
L’Emigrant de Landor Road (1904) appartient au premier cycle. Il a été écrit après le second voyage à Londres et le départ de la jeune fille en Amérique. Le titre du poème évoque la rue où elle habitait à Londres. Le poète s’y est rendu plusieurs fois. Ce poème est empreint de la tristesse d’Apollinaire, séparé définitivement de celle qu’il aime. L’émigrant est à la fois la femme qui part et l’amant délaissé. Le texte retrace l’itinéraire physique et psychologique d’un homme qui court à sa perte. Il a été publié en décembre 1905 dans la revue Vers et Prose. Il sera réécrit, en 1906, en prose puis à nouveau en vers.

Homme cible ou Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire (Giorgio de Chirico). 1914. Paris, Centre Georges Pompidou.

Dans la partie arrière de tableau de Giorgio de Chirico, dans l’embrasure d’une lucarne, apparaît la silhouette de Guillaume Apollinaire de profil dans l’ombre. Un cercle au fin contour blanc a été tracé sur sa tempe. Il rappelle les cibles des stands de tir. Un autre, plus petit, a été dessiné sur sa clavicule. Il forme comme un clou planté dans l’épaule; un trait, blanc et fin souligne la naissance du bras.
Cette oeuvre de 1914 est un des tableaux fondateurs du Surréalisme. Ce terme sera inventé par Guillaume Apollinaire trois ans plus tard.
Il a une curieuse histoire. Homme cible est offert par de Chirico à son ami Apollinaire, qui est un de ses premiers et plus fervents défenseurs. En 1916, le poète est mobilisé et il est blessé par un éclat d’obus sur la tempe, à l’endroit précis où le peintre avait placé sa cible. De Chirico aurait eu la prescience du drame à venir. Il aurait anticipé le destin du poète. Un véritable hasard objectif. Homme cible devient Portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire.

Marcel Proust

Marcel Proust, vers 1892.

XII. Ephémère efficacité du chagrin.

Soyons reconnaissants aux personnes qui nous donnent du bonheur; elles sont les charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries. Mais soyons plus reconnaissants aux femmes méchantes ou seulement indifférentes, aux amis cruels qui nous ont causé du chagrin. Ils ont dévasté notre cœur, aujourd’hui jonché de débris méconnaissables, ils ont déraciné les troncs et mutilé les plus délicates branches, comme un vent désolé, mais qui sema quelques bons grains pour une moisson incertaine.

En brisant tous les petits bonheurs qui nous cachaient notre grande misère, en faisant de notre cœur un nu préau mélancolique, ils nous ont permis de le contempler enfin et de le juger. Les pièces tristes nous font un bien semblable; aussi faut-il les tenir pour bien supérieures aux gaies, qui trompent notre faim au lieu de l’assouvir: le pain qui doit nous nourrir est amer. Dans la vie heureuse, les destinées de nos semblables ne nous apparaissent pas dans leur réalité, que l’intérêt les masque ou que le désir les transfigure. Mais dans le détachement que donne la souffrance, dans la vie, et le sentiment de la beauté douloureuse, au théâtre, les destinées des autres hommes et la nôtre même font entendre enfin à notre âme attentive l’éternelle parole inentendue de devoir et de vérité. L’œuvre triste d’un artiste véritable nous parle avec cet accent de ceux qui ont souffert, qui forcent tout homme qui a souffert à laisser là tout le reste et à écouter.

Hélas! ce que le sentiment apporta, ce capricieux le remporte et la tristesse plus haute que la gaieté n’est pas durable comme la vertu. Nous avons oublié ce matin la tragédie qui hier soir nous éleva si haut que nous considérions notre vie dans son ensemble et dans sa réalité avec une pitié clairvoyante et sincère. Dans un an peut-être, nous serons consolés de la trahison d’une femme, de la mort d’un ami. Le vent, au milieu de ce bris de rêves, de cette jonchée de bonheurs flétris a semé le bon grain sous une ondée de larmes, mais elles sécheront trop vite pour qu’il puisse germer.

(Après l’Invitée de M. de Curel.)

Les plaisirs et les jours. 1896. Les regrets, rêveries couleur du temps.

Michel de Montaigne – De la solitude

Paris V. Rue des Ecoles. Statue de Montaigne, 1934 (Paul Landowski 1896-1961)

Michel de Montaigne, Essais I, 39. De la solitude.

« Or, la fin, ce crois-je, en est toute une, d’en vivre plus à loisir et à son aise; mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changées: il n’y a guère moins de tourment au gouvernement d’une famille que d’un état entier; où que l’âme soit empêchée, elle y est toute; et, pour être les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous être défaits de la cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie:

ratio et prudentia curas,

Non locus effusi late maris arbiter, aufert. (1)

L’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point, pour changer de contrée.

Et post equitem sedet atra cura.(2)

Elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et dans les écoles de philosophie. Ni les déserts, ni les rochers creusés, ni la haire, ni les jeûnes ne nous en démêlent:

hoeret lateri letalis arundo. (3)

On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était aucunement amendé en son voyage: «Je le crois bien, dit-il; il s’était emporté avec soi.» (4)

Quid terras alio calentes

Sole mutamus? Patria quis exul

Se quoque fugit? (5)

Si on ne se décharge premièrement et son âme, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage: comme en un navire les charges empêchent moins, quand elles sont rassises. Vous faites plus de mal que de bien au malade de lui faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant, comme les pals s’enfoncent plus avant et s’affermissent en les branlant et secouant. Par quoi, ce n’est pas assez de s’être écarté du peuple; ce n’est pas assez de changer de place: il se faut écarter des conditions populaires qui sont en nous; il se faut séquestrer et ravoir de soi.

Rupi jam vincula dicas:

Nam luctata canis nodum arripit; attanem illi

Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenae. (6)

Nous emportons nos fers quand et nous: ce n’est pas une entière liberté; nous tournons encore la vue vers ce que nous avons laissé; nous en avons la fantaisie pleine.

Nisi purgatum est pectus, quoe proelia nobis

Atque pericula tunc ingratis insunuandum?

Quantoe conscindunt hominem cuppedinis acres

Sollicitum curoe, quantique perinde timores?

Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas

Efficiunt clades? Quid luxux desidiesque? (7)

Notre mal nous tient en l’âme: or, elle ne se peut échapper à elle-même,

In culpa est animus, qui se non effugit unquam. (8)

Ains il la faut ramener et retirer en soi: c’est la vraie solitude, et qui se peut jouir au milieu des villes et des cours des rois; mais elle se jouit plus commodément à part.

Or, puisque nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que notre contentement dépende de nous; déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autrui; gagnons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à notre aise.

1. Horace, Épîtres, livre 1, épître 2: «C’est la raison et la sagesse qui ôtent les tourments, non le site d’où l’on découvre une vaste étendue de mer.»

2. Horace, livre III des Odes, I: «Le noir souci monte en croupe derrière le cavalier.»

3. Virgile, Énéide. Chant IV: «Le roseau mortel reste planté dans son flanc.»

4. Souvenir de Sénèque. Lettre 104 dont Montaigne s’inspire pour tout ce passage.

5. Horace, Odes, livre II, ode XVI: «Pourquoi chercher des terres chauffées par un autre soleil? Qui donc , exilé de sa patrie, se fuit aussi lui-même?»

6. Perse. Satire V. «J’ai rompu mes liens, dirais-tu: oui comme le chien brise sa chaîne après maints efforts; cependant, en fuyant, il en traîne un long bout à son cou.»

7. Lucrèce, De Natura Rerum. Chant V; « Si le coeur n’a pas été purgé de ces vices, quels combats et quels dangers nous faut-il affronter, nous qui sommes insatiables! Quels soucis pénétrants déchirent l’homme tourmenté par la passion! Que de craintes! Combien de catastrophes entraînent l’orgueil, la luxure, la colère! Combien aussi, l’amour du luxe et l’oisiveté!

8. Horace, Épîtres, livre 1, épître XIV. «Elle est en faute, l’âme qui n’échappe jamais à elle-même.»

Le voyage (Charles Baudelaire)

Portrait de Baudelaire (Roger Favier) pour l’illustration des Œuvres du poète , Editions Louis Conard 1922.

Composé en février 1859 durant le séjour que Charles Baudelaire fit à Honfleur chez sa mère, Mme Aupick, ce long poème qui clôt l’édition de 1861 (seconde édition) est dédié à son ami Maxime Du Camp (1822–1894) envers qui il avait quelques dettes de reconnaissance. Cette cantate finale reprend tous les thème majeurs des Fleurs du Mal. Elle semble bien la conclusion voulue par le poète pour cette édition et lui donne une unité. Il est ironique de placer ce poème sous l’égide de Maxime Du Camp, chantre inconditionnel du Progrès. Ce dernier, grand voyageur et écrivain bien oublié aujourd’hui, fut l’ami de Gustave Flaubert, de Théophile Gautier et de…Charles Baudelaire.

VII

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »

À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Les Fleurs du mal.1861.

Maxime Du Camp (Nadar). Années 1860.

René Char

René Char.

Marthe

Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s’approprier, fontaine où se mire ma monarchie solitaire, comment pourrais-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous: vous êtes le présent qui s’accumule. Nous nous unirons sans avoir à nous aborder, à nous prévoir comme deux pavots font en amour une anémone géante.

Je n’entrerai pas dans votre coeur pour limiter sa mémoire. je ne retiendrai pas votre bouche pour l’empêcher de s’ouvrir sur le bleu de l’air et la soif de partir. Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie qui passe le seuil de toujours avant que la nuit ne devienne introuvable.

Le Poème pulvérisé, 1945-1947 in Fureur et mystère, 1962.

André Malraux

André Malraux. 1934.

«J’ai cru connaître plus que ma culture parce que j’avais rencontré les foules militantes d’une foi, religieuses ou politiques; je sais maintenant qu’un intellectuel ce n’est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne la vie. Ceux qui m’entourent, eux, vivent au jour le jour depuis des millénaires.»

Les noyers de l’Altenburg, 1943.

Les noyers de l’Altenburg: c’est le dernier roman d’André Malraux. En 1943, il a quarante et un ans. Par la suite, il publiera de nombreux écrits sur l’art et les Antimémoires.
Dans ce livre, il y a de nombreux souvenirs personnels : l’Alsace entrevue en 1922, le premier retour en Europe, à Marseille, la découverte de la Perse et de l’Afghanistan, les décades de Pontigny, l’expérience militaire de 1939-1940. Ce qu’a vécu Malraux, il le «transforme en fiction», prêtant tantôt au narrateur, tantôt à son père, ses propres aventures et sentiments. Parfois l’auteur transpose simplement les lieux ou les dates : la cathédrale de Sens est transportée à Chartres. Pour le romancier, tout devient métamorphose : la vie, les lectures, les souvenirs, les passions.

Pierre Autin-Grenier

Pierre Autin-Grenier

Lecture ce week-end de Pierre Autin-Grenier. Friterie-Bar Brunetti a été republié dans la collection La petite Vermillon (Éditions de la Table Ronde). Un peu d’anarchisme, un brin de nihilisme, cela fait du bien dans cette période où nos gouvernants essaient de nous faire prendre des vessies pour des lanternes et osent parler d’égalité.

Les écrivains qu’il aime: Céline, Louis Calaferte, Cioran, Thomas Bernhard.

Rencontre entre Brigitte Giraud et Pierre Autin-Grenier (Le Matricule des Anges n°68 Novembre-Décembre 2005)

“B.G.: Je voulais aussi que tu me parles de Thomas Bernhard que tu cites aussi dans Friterie-bar Brunetti : ” Il faut pouvoir se lever et partir de toute société qui n’est bonne à rien “. ” Rien ” et ” inutile ” sont des mots qu’on retrouve souvent dans tes livres…
P. A-G. : J’ai lu tout Thomas Bernhard. Ça a été une grande découverte. L’exergue que j’ai mis rejoint Calaferte et son côté libertaire que j’aime beaucoup. Son esprit révolté.
B. G. : Mais on est au-delà de la révolte, on est déjà dans le rien et l’inutile, dans le nihilisme, non ?
P. A-G. : Ah non, je ne suis pas du tout un nihiliste.
B. G. : Mais tu parles de Cioran aussi…
P. A-G. : Pour moi Cioran n’est pas nihiliste ! Si j’ai le moral qui remonte à peine à zéro, je lis Cioran et ça va mieux, c’est roboratif et pas du tout nihiliste.”

Friterie-Bar Brunetti. Gallimard, L’ Arpenteur. 2005. La petite vermillon (n° 469) 2019. pages 88-90.

« Quant aux maîtres et aux bourgeois, pour n’être pas né de la dernière couvée je vois bien aussi comment ces protozoaires et leurs sous-fifres comptent s’y prendre, et pas à plusieurs fois, pour nous faire passer le goût du pain, astreindre le populo à leur discipline de caserne et subordonner toutes nos envies de seulement respirer à leur brutal appétit de marchandises, à leur soif jamais apaisée du pouvoir, à leur tyrannique besoin de paraître et se penser sel de la terre quand ils ne sont qu’espèces en phase terminale.
Á l’instar de Ginette, de ses cinquante annuités et des poussières pour une pension à piétiner chaque fin de mois dans les files d’attente du bureau de bienfaisance, c’est d’abord tuer le prolétaire au turbin leur programme. User en usine et partout ailleurs les forces de la bête sans trêve ni merci jusqu’à l‘empêcher de jouir du moindre instant de répit. Le travail rend libre, on connaît la chanson. Oh! dans leur calcul d’aujourd’hui il ne saurait surtout s’agir de trente-cinq, ni quarante, ni même cinquante, non, leur petite idée sur la question c’est la semaine de soixante-quinze heures de crève-corps pour tous et jusqu’à soixante-quinze ans; voilà le carême qu’ils prêchent pour pouvoir, eux, encore rajouter des dentelles à leurs caleçons pendant que nous autres irions quasiment sans culotte au charbon, ben voyons! J’exagère? Je divague? J’extrapole?… Laissez-moi rire!
Le bourgeois n’a jamais travaillé de ses mains, c’est même ce qui le caractérise historiquement; depuis qu’il s’est emparé en sournois des manettes, envoyant pour ce faire le peuple à sa place au casse-pipe, il n’a trouvé son compte, entre deux guerres pour soutenir ses intérêts, que dans l’abrutissement des masses par le boulot et l’hécatombe généralisée des travailleurs transbahutés dès l’aube en bétaillère dans les abattoirs du patronat. C’est comme je vous le dis, et vous ne changerez couic au tableau si vous ne vous décidez pas enfin à chasser le bourgeois et ses larbins en leur flanquant une bonne révolution aux fesses. – Tous en charrette à Sainte-Pélagie! Voilà l’idéal slogan; pour rien au monde vous ne m’en ferez démordre.»

Pierre Autin-Grenier est né à Lyon le 4 avril 1949, il y est mort le 12 avril 2014.

Il a partagé son temps entre sa ville natale et Carpentras. Auteur de proses poétiques, de récits, de nouvelles, c’est un adepte de la forme brève.

Publications:

Une histoire:
I. Je ne suis pas un héros. Gallimard (L’Arpenteur), 1996. Folio n° 3798, 2003.
II. Toute une vie bien ratée. Gallimard (L’Arpenteur), 1997. Folio n° 3195, 1999.
III. L’Éternité est inutile. Gallimard (L’Arpenteur), 2002. Prix du Livre du Département du Rhône 2002 et Prix Alexandre-Vialatte 2003.
Jours anciens. L’Arbre éditeur (02370 Aizy-Jouy), 1980. Rééditions augmentées en 1986 et 2003.
Histoires secrètes. L.-O. Four, 1982. Rééditions La Dragonne, 2000 et 2013.
L’Ange au gilet rouge. Syros, 1990. Réédition Gallimard (L’Arpenteur), 2007.
Les Radis bleus. Le dé bleu, 1991. Folio n° 4163, 2005.
Chroniques des faits. L’Arbre éditeur (02370 Aizy-Jouy), 1992. Réédition Carnet du Dessert de Lune 2014.
Impressions de Lozère : La Margeride (ouvrage collectif). Les Presses du Languedoc, 1992.
Légende de Zahkor. L’Arbre à paroles (Bruxelles), 1996. Réédition Éditions en Forêt/Velag Im Wald (D-93495 Rimbach), 2002, édition trilingue (français, italien, allemand) sous une couverture de Ibrahim Shahda.
13, quai de la Pécheresse, 69000 Lyon (roman collectif). Éditions du Ricochet, 1999.
Là-haut, accompagné de 14 peintures de Ronan Barrot. Éditions du Chemin de fer, 2005.
Friterie-Bar Brunetti. Gallimard (L’Arpenteur), 2005. Réédition collection La petite Vermillon (Éditions de la Table Ronde) 2019.
Un Cri, avec une préface de Dominique Fabre et des illustrations de Laurent Dierick. Éditions Cadex, 2006. Prix Léo Ferré / Ville de Grigny 2007.
C’est tous les jours commé ça: les dernières notes d’Anthelme Bonnard, Finitude, 2010. Prix loin du marketing 2010 et Grand Prix de l’Humour noir 2011.
Élodie Cordou, la Disparition. Accompagné de de peintures de Ronan Barrot. Éditions du Chemin de fer, 2010.
Quand j’étais écrivain, en collaboration avec Christian Garcin. Finitude, 2011.
Rats, illustré par Georges Rubel , Circa 1924. 2013.
Analyser la situation, Finitude, 2014.
Élodie Cordou, une présence: suivi de Edvard Munch, une anecdote. Éditions du Chemin de fer, 2015.

Portrait de Pierre Autin-Grenier en rouge (Shahda) (vers 1982-83)

Charles Baudelaire

Portrait de Charles Baudelaire (Félix Vallotton), 1901.

XLI
Le port

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie. L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.
Petits poèmes en prose (Le spleen de Paris), 1869.

Húsafik (Islande).