Gustave Flaubert voyage par deux fois dans le Midi de la France en 1840 et 1845. Ses visites de Nîmes, du Pont du Gard et d’Arles lui font rêver à l’antiquité romaine.
Voyage aux Pyrénées et en Corse. « Pendant deux jours, c’est bien mieux, j’ai vécu en pleine antiquité, à Nîmes et à Arles. Rien ne se rattache au Pont du Gard que le vague souvenir qu’évoquent ces grands débris de grandeur romaine; il ne coule plus rien dans l’aqueduc comblé en partie dans son long tuyau de pierre par les stalactites que les cours des eaux ont formées et qui font comme une double enceinte intérieure. Trois rangs d’arcades superposés les uns sur les autres supportent la rivière aérienne dans le lit de laquelle on se promène maintenant à pied sec. En bas et tout petit, coule le Gard qui ne passait alors que sous deux arches, tant le pont est grand et s’étend sur la campagne; une partie s’est cachée et enfouie, des deux côtés du fleuve, dans les deux coteaux où l’édifice est appuyé, de sorte que ça fait comme un grand corps de pierre dont la tête et les pieds sont enfoncés dans le sable. En regardant d’en bas la hauteur du jet de ces voûtes, si fortes et si élégantes à la fois, il m’est venu à l’idée qu’on n’avait pas élevé de monument à l’ingénieur qui les avait élevées comme on l’a fait à M. Lebas pour le Luxor, et que les hommes qui ont fait tout cela ne sortaient pas de l’École polytechnique!
Le soleil était presque couché quand nous fûmes de retour à Nîmes ; la grande ombre des arènes se projetait tout alentour; le vent de la nuit s’élevant faisait battre au haut des arcades les figuiers sauvages poussés sous les assises des mâts du vélarium. C’était à cette heure-là que souvent le spectacle devait finir, quand il s’était bien prolongé et que lions et gladiateurs s’étaient longuement tués. Le gardien vint nous ouvrir la grille de fer et nous entrâmes seuls sous les galeries abandonnées où se croisèrent et allèrent tant de pas dont les pieds sont ailleurs.
L’arène était vide et on eût dit qu’on venait de la quitter, car les gradins sont là tout autour et dressés en amphithéâtre pour que tout le monde puisse voir. Voici la loge de l’Empereur, voici celle des chevaliers un peu plus bas, les vestales étaient en face ; voici les trois portes par où s’élançaient à la fois les gladiateurs et les bêtes fauves, si bien que si les morts revenaient, ils retrouveraient intactes leurs places laissées vides depuis deux mille ans, et pourraient s’y rasseoir encore, car personne ne la leur a prise, et le cirque a l’air d’attendre les vieux hôtes évanouis. Qui dira tout ce que savent ces pierres nues, tout ce qu’elles ont entendu, les jours qu’elles étaient neuves et quand la terre ne leur était pas montée jusqu’au cou? Cris féroces, trépignements d’impatience, tout ce qui s’est dit, sur ce seul coin de pierre, de triste, de gai, d’atroce et de folâtre, tous ceux qui ont ri, tous ceux qui sont venus, qui s’y sont assis et qui se sont levés ; il fut un temps où tout cela était retentissant de voix sonores, du bas jusqu’en haut, ce n’étaient que Iaticlaves bordés de rouge, manteaux de pourpre, sur l’épaule des sénateurs ; le vélarium flottait et le safran mouillait le sable,avant que la rosée de sang n’en ait fait une boue. Que disait-on en attendant la venue de César ou du préteur, quand sous ses pieds dans les caveaux qui sont là rugissaient les panthères et que tout le monde se penchait en avant pour voir de quel air elles allaient sortir? Qu’y disait Dave à Formion, Libertinus à Posthumus? Quelle histoire racontait Hippia au consul? de quel air riaient les sénateurs quand la place des chevaliers se trouvait prise? Et là-haut, suspendus au plus haut, pourquoi les affranchis crient-ils si fort que tout le monde se tourne vers eux ? Et à cette heure-là, au crépuscule, quand tout était fini, que l’empereur se levait de sa loge, quand la vapeur grasse du théâtre montait au ciel toute chaude de sang et d’haleines, le soleil se couchait comme aujourd’hui dans son ciel bleu, le bruit s’écoulait peu à peu; on venait enlever les morts, la courtisane remontait dans sa litière pour aller aux thermes avant souper, et Gito courait bien vite chez le barbier se faire nettoyer les ongles et épiler les joues, car la nuit va venir et on l’aime tant! Ce qu’on appelle la Fontaine à Nîmes est un grand jardin plein d’ombrage et de murmures. Il n’y avait pas tant d’eau du temps qu’on se baignait sous les colonnes de marbre qui se trouvent suspendre une grande allée de jardin dans laquelle vous marchez. Au milieu il y a une île avec des Amours et des Naïades du temps de Louis XIV qui a fait, construire le canal qui conduit l’eau jusqu’à la ville. Au fond du jardin et à côté de la fontaine, à gauche, est le temple de Diane dont la voûte est écroulée ; on marche sur les frises et les corniches, les acanthes de marbre sont couvertes de mousse, les statues sont brisées et on n’en voit que des tronçons, morceaux de draperies qui semblent déchirés et qui se tiennent debout seuls comme des loques de marbre ; on se demande où est le reste.
Du haut de la tour Magne on voit toute la plaine de Nîmes, ses maisonnettes éparses dans la campagne, à mi-côte, toutes entourées de jardins d’oliviers et de vignes, et chacune assise à son aise dans la verdure grise de ses touffes d’oliviers. De longues rues qui descendent vers la ville, encaissées dans deux couloirs de murs faits avec de la poussière et des cailloux, ressemblent à des lignes de craie serpentant sur un tapis vert.
Je n’ai pas eu le temps de voir complètement la Maison Carrée.»
Je viens de terminer la biographie de François Buot: Crevel. Grasset 1991.
Principales oeuvres de René Crevel: 1924 Détours. Éditions de la NRF. 1925 Mon corps et moi. Éditions du Sagittaire (Simon Kra). 1926 La Mort difficile. Simon Kra. 1927 Babylone. Simon Kra. L’Esprit contre la raison. Éditions des Cahiers du sud. 1929 Êtes-vous fous? Éditions de la NRF. 1930 Paul Klee. Éditions de la NRF. 1931 Dali ou l’Antiobscurantisme. Éditions surréalistes chez José Corti. 1932 Le Clavecin de Diderot. Éditions surréalistes chez José Corti. 1933 Les pieds dans le plat. Éditions du Sagittaire (anciennes Éditions Simon Kra). 1989 Le Roman cassé. Éditions Jean-Jacques Pauvert.
En 1932, René Crevel comme André Breton, Paul Éluard et René Char, intègre l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR, créée en France en mars 1932 par Paul Vaillant-Couturier), proche du parti communiste. Il participe très activement, dans ses dernières années, au combat antifasciste et particulièrement aux organisations qui portent secours aux victimes du fascisme comme le Secours Rouge ou le Comité Thaelmann. À cette époque, il est surtout proche de ses amis surréalistes Paul Éluard, René Char et Tristan Tzara.
Avant le début du Congrès international pour la défense de la culture, suscité par l’AEAR, et qui se tient du 21 au 25 juin 1935 à La Mutualité à Paris, René Crevel se suicide au gaz dans la nuit du 17 au 18 juin à 34 ans. Il ne laisse que ces mots sur un bristol: «Prière de m’incinérer. Dégoût.» Il n’est pas parvenu à concilier l’idéal surréaliste et les exigences de la lutte politique.
On peut trouver deux beaux textes de René Char sur Crevel, son ami, dans ses Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 1983)
Le pas ouvert de René Crevel
Mais si les mots sont des bêches?
Alors la mort, en dessous, n’aura capté que ton écho.
Ta parole bouclée se confond toujours avec la vapeur exhalée par nos bouches
Quand l’hiver sème son givre sur nos manteaux.
L’esprit ne veut pas durcir comme pierre
Et lutte avec le limon qui l’entraîne à s’y essayer.
Mais le sommeil, le sommeil, est une bêche parcimonieuse.
Ô, qui veut partir, disparaisse dans la nuit que la douleur ne malmène plus!
La parole en archipel. 1952-60. Au-dessus du vent.
René Crevel
…Écrire sur Crevel signifierait que je puis me pencher de sang-froid sur son image, tirer à moi, du fond du temps, cette branche où des fleurs tardives vivaient en bonne intelligence avec des fruits bientôt sur leur automne, enfin lever ce qui n’appartient qu’à mon souvenir, cette haute écluse d’amitié qui ne me déçut jamais tant son ordre était sensible et sa fraîcheur à toute épreuve.
Je n’ai pu, depuis la mort de ce frère précieux, relire un seul de ses ouvrages. C’est dire combien je m’ennuie de lui, de l’éclat de sa présence, des conquêtes de sa pensée dont il était prodigue. C’est l’homme, parmi ceux que j’ai connus, qui donnait le mieux et le plus vite l’or de sa nature. Il ne partageait pas, il donnait. Sa main ruisselait de cadeaux optimistes, de gentillesses radicales qui vous mettaient les larmes aux yeux. Il s’en excusait car il n’aimait pas obliger. Il était courageux et fidèle, d’une bonne foi jamais relâchée. Il a lutté sa vie durant, sous les fausses apparences du papillon des trèfles, sans se dégrader dans les méandres et les clairs-obscurs de la lutte; lutté contre tout: contre ses microbes, contre l’héritage des siens, contre l’injustice des hommes, contre le mensonge qu’il avait en horreur, contre les besognes – tout en les accomplissant – auxquelles on voulait, les derniers temps, le plier sous prétexte de l’entraîner à je ne sais quelle abêtissante discipline. Mais comme cela est fréquent chez les natures désintéressées et généreuses, il ne croyait pas à son obstination, à son importance, à sa fermeté. Il ne s’est pas tué pour manquer l’heure ou la responsabilité d’un rendez-vous un peu plus lourd que les autres. Je puis m’en porter garant. Il n’était pas, lui, un voluptueux de vie maudite.
1948.
Recherche de la base et du sommet. III. Grands astreignants ou la conversation souveraine.
«Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend ses songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu. Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n’était encore qu’enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l’Antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère: il l’assassine; voilà du parfait: et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz. Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz. Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde: mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses. Il y a des fanatiques de sang-froid: ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que, n’étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison. Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod qui assassine le roi Églon; de Judith qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’Antiquité, sont abominables dans le temps présent: ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne. Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage: c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre. Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant? Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits. Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient: « Il faut du sang.» Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes. Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.»
Je relis René Crevel, La Mort difficile (Kra, 1926. Le Livre de poche biblio) et la biographie de François Buot (Grasset 1991). Retour aux auteurs surréalistes de notre jeunesse.
Quelques citations:
Lettre à Paul Éluard. 1926
«Mon cynisme est une mauvaise couverture. Mais comment me garantir du froid?»
Détours. 1924
« Une tisane sur le fourneau; la fenêtre bien close, j’ouvre le robinet d’arrivée; j’oublie de mettre l’alumette.»
Enquête des surréalistes sur le suicide, 15 janvier 1925
«On se suicide, dit-on, par amour, par peur, par vérole. Ce n’est pas vrai. Tout le monde aime ou croit aimer, tout le monde a peur, tout le monde est plus ou moins syphilitique. Le suicide est un moyen de sélection. Se suicident ceux-là qui n’ont point la quasi universelle lâcheté de lutter contre certaine sensation d’âme si intense qu’il la faut bien prendre, jusqu’à nouvel ordre, pour une sensation de vérité. Seule cette sensation permet d’accepter la plus vraisemblablement juste et définitive des solutions, le suicide.»
«Les réussites humaines sont monnaie de singe, graisse de chevaux de bois. Si le bonheur affectif permet de prendre patience, c’est négativement, à la manière d’un soporifique. La vie que j’accepte est le plus terrible argument contre moi-même. La mort qui plusieurs fois m’a tenté dépassait en beauté cette peur de mourir d’essence argotique et que je pourrais aussi bien appeler ma timide habitude.»
«Si je ne réussis rien, je me tuerai.»
Mot d’adieu. 18 juin 1935.
«Prière de m’incinérer. Dégoût.»
Dans sa biographie dans la Maitron (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social), sa notice a été rédigée par Nicole Racine.
René Crevel. Né et mort à Paris: 10 août 1900 – 18 juin 1935. Poète, écrivain, membre du groupe surréaliste. Membre du Parti communiste, de l’Association des Écrivains et Artistes révolutionnaires (AEAR).
René Crevel qui se donna la mort à la veille de l’ouverture du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture de juin 1935 avait tenté de concilier l’idéal surréaliste auquel il restait attaché et les exigences de la lutte politique et sociale qui l’avaient conduit au Parti communiste. Il naquit à Paris, rue de l’Échiquier, dans le dixième arrondissement, près de la Porte Saint-Denis, où son père Eugène, Paul Crevel était imprimeur de musique» spécialisé dans la chansonnette. Il reçut une éducation catholique et bourgeoise dont il dénoncera plus tard l’étroitesse et la tristesse. Son père se suicida en 1914; sa mère envers laquelle il allait développer une haine profonde lui fit contempler le spectacle de son père mort afin qu’il puisse en tirer la morale. L’obsession du suicide se retrouvera en maints endroits de son oeuvre, notamment dans La Mort difficile (1926).
Élève du lycée Janson de Sailly où il eut pour ami Marc Allégret, Crevel obtint en 1917 le prix spécial de Composition française. Il entreprit des études littéraires à la Sorbonne, des études de droit, puis commença une thèse sur Diderot. En 1921, durant son service militaire, il fit la connaissance de Marcel Arland, Jacques Baron, Max Morise, Georges Limbour et Roger Vitrac, avec lesquels il fonda, en novembre, la revue mensuelle Aventure. Les jeunes gens entrèrent en contact avec le groupe de la revue Littérature (André Breton, Louis Aragon, Soupault). En avril 1922, Crevel fit paraître avec Marcel Arland la revue Dés qui n’eut qu’un numéro. A la fin 1922, il initia Breton et ses amis aux expériences de «sommeils hypnotiques» qui jouèrent un grand rôle dans le surréalisme naissant. En 1923, Crevel s’éloigna de Breton, se rapprocha de Tristan Tzara et des dadaïstes avec lesquels Breton avait rompu. Le 6 juillet 1923, il participa à la représentation de la pièce de Tzara, Le Coeur à gaz qui fut troublée par les surréalistes. Son service militaire terminé, Crevel entra en août 1923 comme secrétaire de rédaction aux Nouvelles littéraires où il resta jusqu’en juillet 1925. Il collabora à différentes revues, le Disque vert, les Feuilles libres, la Revue européenne, Montparnasse. Il participa aux tentatives d’Ivan Goll et de Paul Dermée pour susciter un mouvement surréaliste rival de celui qu’animait Breton. Il se rapprocha de nouveau du groupe surréaliste, à l’occasion de l’enquête sur le suicide lancée par la Révolution surréaliste (n°2, 15 janvier 1925) à laquelle il répondit. Crevel participa alors à l’activité du groupe surréaliste, collaborant à la Révolution surréaliste, signant les tracts surréalistes comme la « Déclaration » du 27 janvier 1925, la «Lettre ouverte à M. Paul Claudel» (1er juillet 1925). En août 1925, il fut un des signataires du manifeste «la Révolution d’abord et toujours» par laquelle les surréalistes se ralliaient à la révolution économique et sociale. Détours, son premier livre, parut en août 1925 à la NRF, avec un portrait par Eugène Mac Cown, avec lequel il avait une liaison. D’autres ouvrages suivirent, La Mort difficile (1926), Babylone (1927), Êtes-vous fous? (1929). Atteint de tuberculose pulmonaire, Crevel dut faire, à partir de 1926, de fréquents séjours en sanatorium, subir opérations et traitements. En 1926, il se lia d’amitié avec Klaus Mann, avec Mopsa Sternheim, fille de l’écrivain expressionniste Carl Sternheim, ainsi qu’avec Gertrude Stein.
Après la publication du Second manifeste du surréalisme en décembre 1929, René Crevel resta solidaire d’André Breton contre lequel certains des «exclus» avaient lancé le pamphlet «Un Cadavre». Il collabora à la nouvelle revue Le Surréalisme au service de la Révolution (SASDLR) et signa les tracts contre l’Exposition coloniale (mai et juillet 1931) ainsi que le tract «La mobilisation contre la guerre n’est pas la paix» critiquant les mots d’ordre du Congrès international contre la guerre (juin 1933). Il fut un des rédacteurs de la brochure Paillasse! (1932) consacrant la rupture du groupe surréaliste avec Aragon. Il publia Salvador Dali ou l’anti-obscurantisme (1931), Le Clavecin de Diderot (1932), Les Pieds dans le plat (1933).
Admis avec les autres surréalistes à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), Crevel participa avec Eluard à la manifestation du 21 mars 1933 contre l’avènement de Hitler. Il se solidarisa avec Breton lorsque celui-ci, refusant de désavouer l’article de F. Alquié paru dans le n°5 du SASDLR (juillet 1933) fut exclu de l’AEAR puis du PC (voir son «Brouillon de lettre à un dirigeant du Parti communiste», publié dans Les Pieds dans le Plat, édit. 1974). Cependant Crevel rentra en grâce et collabora fin 1933 à l’Almanach ouvrier et paysan qui parut en 1934. Après les événements du 6 février 1934, il signa, avec les autres membres du groupe surréaliste, l’«Appel à la lutte» du 10 février 1934 puis l’«Enquête sur l’unité d’action» du 18 avril. Il signa la protestation du groupe surréaliste contre l’expulsion de France de Léon Trotski («La Planète sans visa», 24 avril 1934). Il se donna à l’action antifasciste, militant à l’AEAR, au Comité pour la libération de Thaelmann et des antifascistes allemands emprisonnés. Il collabora au journal Pour Thaelmann (n° 4, avril 1935) avec un article sur la situation politique en Espagne. Il se dépensa pour l’aide aux réfugiés allemands. A partir de la fin 1934, Crevel qui n’approuvait pas l’évolution du groupe surréaliste vers l’opposition, s’éloigna de Breton. Proche de Tzara et de Char, il appuya une tentative de programme commun qui définirait une ligne différente de celle du groupe surréaliste. Il cessa en 1935 de participer aux activités du groupe surréaliste, tout en restant proche, par la sensibilité, de Breton et d’Eluard et en rêvant à un rapprochement entre surréalistes et communistes. Il collabora à des revues proches du PC, Monde (où il tint à partir du 23 mai une rubrique «La foire aux vanités») et Commune, milita de plus en plus activement à l’AEAR, sans pour autant approuver les théories du réalisme socialiste. Le 1er mai 1935, dans un discours devant des métallurgistes de Boulogne, il plaida pour l’engagement des intellectuels au sein du mouvement ouvrier («Discours aux ouvriers de Boulogne», Commune, avril 1935). Chargé avec Aragon et Cassou de l’enquête sur la peinture contemporaine lancée par l’AEAR, il recueillit le témoignage de nombreux peintres (voir «Où va la peinture?», Commune, numéros 21 et 22, mai et juin 1935). Commune publia son témoignage sur la situation artistique dans l’Allemagne nazie («L’art à l’ombre de la maison brune», mai 1935). Le 9 mai 1935, Crevel fit une conférence à la Maison de la Culture rue Navarin où se tenait une exposition des photomontages antinazis de John Heartfield («Discours aux peintres», Commune, juin 1935). Le 7 juin il présenta à la Maison de la Culture un film inédit soviétique; le 11 juin, il prit la parole sur le thème «La photographie qui accuse» à une réunion organisée par la section photographique de l’AEAR.
Membre du comité organisateur du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui devait se réunir à Paris du 21 au 25 juin 1935, il se trouva au coeur des tractations sur la participation des surréalistes (ceux-ci avaient annoncé leur volonté d’aborder, notamment, le cas de l’écrivain Victor Serge). Après que la participation de Breton fut finalement acceptée, celui-ci s’était vu retirer la parole, à la suite d’un incident fortuit (la gifle à Ilya Ehrenbourg, membre de la délégation soviétique, qui avait décrié l’activité surréaliste). Crevel s’était dépensé sans compter pour que le droit d’expression fut reconnu à Breton. Épuisé par des démarches vaines auprès des organisateurs du Congrès placés devant la menace d’un retrait de la délégation soviétique, après l’échec d’une ultime réunion de conciliation le soir du 17 juin à la Closerie des Lilas où Ehrenbourg était resté intransigeant, Crevel qui, le même jour avait pris connaissance des mauvais résultats de ses analyses de santé, se donna la mort dans la nuit. A cause de cette mort tragique, il fut admis que le discours de Breton pouvait être lu au Congrès (il le fut par Eluard, le 24 juin au soir, à une fin de séance). Un hommage fut rendu à Crevel le 22 juin; le discours qu’il avait préparé pour le congrès, intitulé «Individu et société» n’ayant pas été retrouvé, on lut son discours aux ouvriers de Boulogne («Individu et société» parut dans le numéro de juillet de Commune). «En lui — écrivit André Breton dans ses Entretiens— nous perdions un de nos meilleurs amis de la première heure, ou presque, l’un de ceux dont les émotions et les réactions avaient été vraiment constitutives de notre état d’esprit commun, l’auteur d’ouvrages tels que L’Esprit contre la raison, Le Clavecin de Diderot, sans quoi il eût manqué une des ses plus belles volutes au surréalisme. Il est bien certain que le geste de désespoir de Crevel n’a pu être ainsi que “surdéterminé” et qu’il admettait d’autres causes latentes depuis longtemps».
https://maitron.fr/spip.php?article107446, notice CREVEL René par Nicole Racine, version mise en ligne le 4 novembre 2010, dernière modification le 4 novembre 2010.
Le poète Claude Vigée est décédé le 2 octobre à Paris.
Claude Vigée (de son vrai nom Claude André Strauss) est né à Bischwiller (Bas-Rhin) le 3 janvier 1921 dans une famille juive établie en Alsace. Son enfance se passe dans une région où on parlait surtout le dialecte alsacien. Le dialecte bas-alémanique sera donc sa première langue. Il n’apprendra le français qu’à l’école, à l’âge de six ans. Il fait ses études secondaires au collège classique de Bischwiller, puis au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg. En 1938, il est évacué, puis expulsé d’Alsace avec sa famille à la suite de l’occupation nazie. Étudiant en médecine, il participe à l’organisation de la résistance juive (Action juive) à Toulouse contre l’occupation hitlérienne et le gouvernement de Vichy d’octobre 1940 à fin 1942. Il publie ses premiers vers dans la revue résistante Poésie 42 de Pierre Seghers. Réfugié aux États-Unis au début de 1943, il se marie après la guerre avec sa cousine Évelyne Meyer, et termine son doctorat en langues et littératures romanes en 1947. Il enseigne la littérature française aux États-Unis, puis à l’Université hébraïque de Jérusalem (Israel) de 1960 à 1984. Depuis 2001, Claude et Evy Vigée étaient installés à Paris. Claude Vigée a choisi son nom dans les années 40 “Comme mon aïeul Jacob sortant du gué du Yabbok vainqueur, mais blessé, après le combat avec l’ange, « je boîte, mais vie j’ai -, moi aussi !» Désormais, Claude Vigée sera mon nom, celui d’un poète juif” (Cité in Anne Mounic, La poésie de Claude Vigée, l’Harmattan, 2005, p. 61)
«Qu’est-ce donc que la poésie?»
«Un feu de camp abandonné
qui fume longuement dans la nuit d’été
sur la montagne déserte».
En 1978, une anthologie de ses poèmes est publiée dans la collection Poètes d’aujourd’hui (éditions Seghers).
La meilleure introduction à son œuvre est l’anthologie publiée en poche en 2013: L’homme naît grâce au cri, poésies choisies (1950-2012), Points Seuil. 336 pages, 7,8 euros. Édition établie, présentée et annotée par Anne Mounic.
On peut aussi trouver une édition complète de son oeuvre sur papier bible: Mon heure sur la terre. Éditions Galaade. 2008. Poésies complètes, 1936-2008.
La
grande Passacaille
Écoute
le roulement des galets dans la mer!
Hors
les murs nus de l’être prolongeant
la
hantise de la musique muette,
soudain murmurent en nous les
flûtes du crépuscule.
Dans le passage de notre souffle
mortel
les mots tracent le sens que nous espérions
rencontrer
en explorant du regard
chaque soir chaque matin
qui hennit en plein ciel –
la bouche ouverte boit
le vent
pluvieux toujours resurgissant,
le vent qui vient d’ailleurs
et
porte en soi comme une absence
le silence pareil au germe
jaillissant
hors du commencement sans visage et sans
lieu:
respirer de nouveau, plonger dans le temps fabuleux des
noces
où s’étreignent le jour et la nuit emmêlés.
Afflux
divin du livre qui en porte le rythme
comme une lame de fond
arrachée au ventre de la mer,
chevaux d’écume dansant,
caracolant, puis tout à coup
se cabrant pour jouir
jusqu’à
la crête mortelle et blanchissante du ressac.
Juillet
2001 – septembre 2002.
Danser vers l’abîme, in Dans le Creuset du Vent, Essais, Poésie, entretiens, Parole et Silence, 2003, p. 161.
L’acteur franco-britannique Michael Lonsdale est décédé le 21 septembre 2020 à Paris, il avait 89 ans. Il avait lu en 2008 L’Etranger (1942), la première oeuvre d’Albert Camus parue en livre-audio chez Ecoutez Lire/Gallimard. Le début du roman peut être écouté gratuitement sur ce lien.
“Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.”
Les traces de François Mauriac à Bordeaux sont toujours bien présentes. En 1925, il a publié Bordeaux. Une enfance provinciale. Ce récit autobiographique est une visite de la ville riche et intime. L’ouvrage a été réédité en 2019 dans son intégralité par L’Esprit du Temps, 33 rue Carnot à Bègles. On peut regretter un certain nombre de fautes d’impression.
Bordeaux, une enfance provinciale. 1925. La Revue hebdomadaire.
Quelques citations:
« Cette ville où nous naquîmes, où nous fûmes un enfant, un adolescent, c’est la seule qu’ il faudrait nous défendre de juger: elle se confond avec nous, elle est nous-mêmes; nous la portons en nous. L’histoire de Bordeaux est l’histoire de mon corps et de mon âme.»
«Les maisons, les rues de Bordeaux, ce sont les événements de ma vie.»
«Un grenier suffit à Rimbaud pour connaître le monde et illustrer la comédie humaine; il m’a suffi de cette ville triste et belle, de son fleuve limoneux, des vignes qui la couronnent, des pignadas, des sables qui l’enserrent et la font brûlante, pour tout connaître de ce qui devait m’être révélé. Où que j’aille désormais, au-delà des océans et des déserts, mon miel aura toujours le goût de la bruyère chaude, en août, quand l’appel du tocsin et l’odeur de la résine brûlée interrompaient mes devoirs de vacances. Quelque douleur qui m’attende encore, je sais que je l’ai par avance connue dans la clarté mortelle des jours où je devins un homme, sur cette terrasse, à quarante kilomètres de Bordeaux, près d’un calvaire. Plusieurs, qui admirent ou haïssent notre étoile, flattent en nous un beau destin commençant ; mais nous savons, au plus secret de notre âme, que tout est déjà fini : notre enfance à Bordeaux fut une préfiguration.»
«L’enfant a autant besoin que l’homme d’être beau pour être aimé.»
«Bordeaux est ce port qui nous fait rêver de la mer, mais d’où l’on ne voit ni n’entend jamais la mer; et jamais les grands vaisseaux ne remontent le fleuve dont ils redoutent la vase. L’enfant s’enlisait aussi, dans quelles solitudes!»
« Au retour de la Faculté des Lettres, il manquait rarement de traverser la cathédrale. Telle fut la place qu’occupa dans sa vie d’alors cette primatiale Saint-André, qu’il lui arrive aujourd’hui encore de s’étonner lorsque les spécialistes ne lui assignent pas un rang parmi les plus belles cathédrales de France. Peu lui importait que tant de styles y fussent confondus. C’était, en pleine ville, un lieu clos où l’atmosphère de la ville ne pénétrait pas; une terre étrangère où il était assuré d’avance de ne pas rencontrer tel ou tel; une nuit où, sans être taxé de folie, chacun était libre de risquer des gestes aussi extraordinaires que de joindre les mains, se mettre à genoux, cacher son visage ou le lever vers les voûtes. L’enfant s’asseyait dans l’immense nef unique, sans bas-côtés, au bout de laquelle le chœur s’élevait, si étroit, si mince, si pur, que sa grâce était comme féminine et d’abord faisait songer à la Vierge. Le bonheur que l’enfant goûtait là, peut-être était-ce celui de l’insecte qui se terre, et pour qui c’est une angoisse que d’être vu. Comment faire dix pas dans les rues de Bordeaux, sans rencontrer quelqu’un que l’on a déjà salué le matin même? Sans être hélé par un oncle, de la plate-forme d’un tramway : “Où vas-tu comme ça?” (Sans compter ceux qui vous diront: “Je suis passé à côté de toi. dans le Jardin public, tu ne m’as pas vu…, tu faisais des gestes…, tu parlais seul…”) A la cathédrale, il était naturel de parler seul; la prière est d’abord le droit de parler seul. »
«J’ai renié Bordeaux plus de septante fois sept fois.»
Je lis avec plaisir les livres achetés la semaine dernière à la Librairie Mollat de Bordeaux, parmi eux deux livres de François Mauriac: Bordeaux, une enfance provinciale (1925, La revue hebdomadaire) et Le Cahier noir ( publié sous le pseudonyme de Forez en 1943 aux Éditions de Minuit clandestines).
«Chaque destinée humaine comporte une révélation où, comme dans la révélation chrétienne, les prophéties ne prennent de sens que lorsque les événements les ont éclairées. Bordeaux te rappelle cette saison de ta vie où tu étais entouré de signes que tu ne sus pas interpréter. Alors la ville maternelle touchait doucement toutes les places douloureuses de ton cœur et de ta chair pour que tu fusses averti et que tu te prémunisses contre le destin; elle t’a exercé à la solitude, à la prière, à plusieurs sortes de renoncements. En prévision des jours futurs, elle t’emplissait de visages grotesques ou charmants, de paysages, d’impressions, d’émotions, enfin de tout ce qu’il faut pour écrire. Tu ne l’as payée que d’offenses, mais elle te pardonne; peut-être même te réserve-t-elle, comme à certains de ses fils d’une gloire médiocre, Maxime Lalanne ou Léon Valade, un buste à quelque tournant d’allée du jardin public. Un de tes jeunes amis parisiens, devenu grisonnant et illustre, viendra entre deux trains pour l’inauguration et lira un discours sous un parapluie que l’on verra bouger trois secondes sur l’écran du Pathé-Journal. Puis, la petite troupe dispersée, il ne restera plus que les moineaux qui couvriront ton effigie de larmes blanches, et les enfants pour qui tu ne seras rien que “le but” dans leurs parties de cache-cache.»
En empruntant l’entrée principale du Jardin public de Bordeaux (1746), située cours de Verdun on peut assez rapidement voir un buste aux multiples facettes. Il s’agit de celui de François Mauriac réalisé par le sculpteur d’origine russe Ossip Zadkine (1890-1967). L’original de ce buste est un plâtre qui se trouve au musée d’Aquitaine et qui a donné lieu à trois bronzes dont l’un se trouve au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Le buste original du Jardin public a été volé en 1993 et il n’a été retrouvé que deux ans plus tard avant d’être offert à la famille de François Mauriac. C’est une copie que l’on peut voir aujourd’hui dans les allées du Jardin public.
De 1941 à 1945, Ossip Zadkine est exilé à New York. Il réalise le buste de François Mauriac d’après des photographies.
La mer fascinera toujours ceux chez qui le dégoût de la vie et l’attrait du mystère ont devancé les premiers chagrins, comme un pressentiment de l’insuffisance de la réalité à les satisfaire. Ceux-là qui ont besoin de repos avant d’avoir éprouvé encore aucune fatigue, la mer les consolera, les exaltera vaguement. Elle ne porte pas comme la terre les traces des travaux des hommes et de la vie humaine. Rien n’y demeure, rien n’y passe qu’en fuyant, et des barques qui la traversent, combien le sillage est vite évanoui ! De là cette grande pureté de la mer que n’ont pas les choses terrestres. Et cette eau vierge est bien plus délicate que la terre endurcie qu’il faut une pioche pour entamer. Le pas d’un enfant sur l’eau y creuse un sillon profond avec un bruit clair, et les nuances unies de l’eau en sont un moment brisées; puis tout vestige s’efface, et la mer est redevenue calme comme aux premiers jours du monde. Celui qui est las des chemins de la terre ou qui devine, avant de les avoir tentés, combien ils sont âpres et vulgaires, sera séduit par les pâles routes de la mer, plus dangereuses et plus douces, incertaines et désertes. Tout y est plus mystérieux, jusqu’à ces grandes ombres qui flottent parfois paisiblement sur les champs nus de la mer, sans maisons et sans ombrages, et qu’y étendent les nuages, ces hameaux célestes, ces vagues ramures.
La mer a le charme des choses qui ne se taisent pas la nuit, qui sont pour notre vie inquiète une permission de dormir, une promesse que tout ne va pas s’anéantir, comme la veilleuse des petits enfants qui se sentent moins seuls quand elle brille. Elle n’est pas séparée du ciel comme la terre, est toujours en harmonie avec ses couleurs, s’émeut de ses nuances les plus délicates. Elle rayonne sous le soleil et chaque soir semble mourir avec lui. Et quand il a disparu, elle continue à le regretter, à conserver un peu de son lumineux souvenir, en face de la terre uniformément sombre. C’est le moment de ses reflets mélancoliques et si doux qu’on sent son coeur se fondre en les regardant. Quand la nuit est presque venue et que le ciel est sombre sur la terre noircie, elle luit encore faiblement, on ne sait par quel mystère, par quelle brillante relique du jour enfouie sous les flots. Elle rafraîchit notre imagination parce qu’elle ne fait pas penser à la vie des hommes, mais elle réjouit notre âme, parce qu’elle est, comme elle, aspiration infinie et impuissante, élan sans cesse brisé de chutes, plainte éternelle et douce. Elle nous enchante ainsi comme la musique, qui ne porte pas comme le langage la trace des choses, qui ne nous dit rien des hommes, mais qui imite les mouvements de notre âme. Notre coeur en s’élançant avec leurs vagues, en retombant avec elles, oublie ainsi ses propres défaillances, et se console dans une harmonie intime entre sa tristesse et celle de la mer, qui confond sa destinée et celle des choses. Septembre 1892