Deux autres poèmes d’Éluard pour saluer son grand ami, Pablo Picasso:
À PABLO PICASSO (Paul Éluard) I Les uns ont inventé l’ennui d’autres le rire Certains taillent à la vie un manteau d’orage Ils assomment les papillons font tourner les oiseaux en eau Et s’en vont mourir dans le noir Toi tu as ouvert des yeux qui vont leur voie Parmi les choses naturelles à tous les âges Tu as fait la moisson des choses naturelles Et tu sèmes pour tous les temps On te prêchait l’âme et le corps Tu as remis la tête sur le corps Tu as percé la langue d l’homme rassasié Tu as brûlé le pain bénit de la beauté Un seul cœur anima l’idole et les esclaves Et parmi tes victimes tu continues à travailler Innocemment C’en est fini des joies greffées sur le chagrin.
II
Un bol d’air bouclier de lumière
Derrière ton regard aux trois épées croisées
Tes cheveux nattent le vent rebelle
Sous ton teint renversé la coupole et la hache de ton front
Délivrent la bouche tendue à nu
Ton nez est rond et calme
Les sourcils sont légers l’oreille est transparente
À ta vue je sais que rien n’est perdu.
III
Fini d’errer tout est possible
Puisque la table est droite comme un chêne
Couleur de bure couleur d’espoir
Puisque dans notre champ petit comme un diamant
Tient le reflet de toutes les étoiles
Tout est possible on est ami avec l’homme et la bête
A la façon de l’arc-en-ciel
Tour à tour brûlante et glaciale
Notre volonté est de nacre
Elle change de bourgeons et de fleurs non selon l’heure mais selon
La main et l’œil que nous nous ignorions
Nous toucherons tout ce que nous voyons
Aussi bien le ciel que la femme
Nous joignons nos mains à nos yeux
La fête est nouvelle.
IV
L’oreille du taureau à la fenêtre
De la maison sauvage où le soleil blessé
Un soleil d’intérieur se terre
Tentures du réveil les parois de la chambre
Ont vaincu le sommeil.
V
Est-il argile plus aride que tous ces journaux déchirés
Avec lesquels tu te lanças à la conquête de l’aurore
De l’aurore d’un simple objet
Tu dessines avec amour ce qui attendait d’exister
Tu dessines dans le vide
Comme on ne dessine pas
Généreusement tu découpas la forme d’un poulet
Tes mains jouèrent avec ton paquet de tabac
Avec un verre avec un litre qui gagnèrent
Le monde enfant sortit d’un songe
Bon vent pour la guitare et pour l’oiseau
Une seule passion pour le lit et la barque
Pour la verdure morte et pour le vin nouveau
Les jambes des baigneuses dénudent vague et plage
Matin tes volets bleus se ferment sur la nuit
Dans les sillons la caille a l’odeur de noisette
Des vieux mois d’Août et des jeudis
Récoltes bariolées paysannes sonores
Écailles des marais sécheresse des nids
Visage aux hirondelles amères au couchant rauque
Le matin allume un fruit vert
Dore les blés les joues les cœurs
Tu tiens la flamme entre tes doigts
Et tu peins comme un incendie
Enfin la flamme unit enfin la flamme sauve.
VI
Je reconnais l’image variable de la femme Astre double miroir mouvant La négatrice du désert et de l’oubli Source aux seins de bruyère étincelle confiance Donnant le jour au jour et son sang au sang Je t’entends chanter sa chanson Ses mille formes imaginaires Ses couleurs qui préparent le lit de la campagne Puis qui s’en vont teinter des mirages nocturnes Et quand la caresse s’enfuit Reste l’immense violence Reste l’injure aux ailes lasses Sombre métamorphose un peuple solitaire Que le malheur dévore Drame de voir où il n’y a rien à voir Que soi et ce qui est semblable à soi Tu ne peux pas t’anéantir Tout renaît sous tes yeux justes Et sur les fondations des souvenirs présents Sans ordre ni désordre avec simplicité S’élève le prestige de donner à voir.
Cahiers d’Art n°3-10, automne 1938.
Pablo Picasso (Paul Éluard)
Les armes du sommeil ont creusé dans la nuit
Les sillons merveilleux qui séparent nos têtes.
À travers le diamant, toute médaille est fausse,
Sous le ciel éclatant, la terre est invisible.
Le visage du cœur a perdu ses couleurs
Et le soleil nous cherche et la neige est aveugle.
Si nous l’abandonnons, l’horizon a des ailes
Et nos regards au loin dissipent les erreurs.
Pablo Picasso fuit incognito (seul Jaume Sabartés était dans la confidence) le 23 mars 1936 à Juan-les-Pins avec Marie-Thérèse Walter et la petite Maya. Éluard, qui n’est pas au courant de leur existence, est étonné de cette disparition. Picasso réapparaît le 15 mai 1936 au vernissage de l’exposition Wolfgang Paalen.
À Pablo Picasso ( Paul Éluard)
I
Bonne journée j’ai revu qui je n’oublie pas
Qui je n’oublierai jamais
Et des femmes fugaces dont les yeux
Me faisaient une haie d’honneur
Elles s’enveloppèrent dans leurs sourires
Bonne journée j’ai vu mes amis sans soucis Les hommes ne pesaient pas lourd Un qui passait Son ombre changée en souris Fuyait dans le ruisseau
J’ai vu le ciel très grand
Le beau regard de gens privés de tout
Plage distant où personne n’aborde
Bonne journée qui commença mélancolique Noir sous les arbres verts Mais qui soudain trempée d’aurore M’entra dans le coeur par surprise.
15 mai 1936
II
Montrez-moi cet homme de toujours si doux
Qui disait les doigts font monter la terre
L’arc-en-ciel qui se noue le serpent qui roule
Le miroir de chair où perle un enfant
Et ces mains tranquilles qui vont leur chemin
Nues obéissantes réduisant l’espace
Chargées de désirs et d’images
L’une suivant l’autre aiguilles de la même horloge
Montrez-moi le ciel chargé de nuages
Répétant le monde enfoui sous mes paupières
Montrez-moi le ciel dans une seule étoile
Je vois bien la terre sans être ébloui
Les pierres obscures les herbes fantômes
Ces grands verres d’eau des grands blocs d’ambre des paysages
Les jeux du fer et de la cendre
Les géographies solennelles des limites humaines
Montrez-moi aussi le corsage noir Les cheveux tirés les yeux perdus De ces filles noires et pures qui sont d’ici de passage et d’ailleurs à mon gré. Qui sont de fières portes dans les murs de cet été D’étranges jarres sans liquide toutes en vertus Inutilement faites pour des rapports simples Montrez-moi ces secrets qui unissent leurs tempes Á ces palais absents qui font monter la terre.
Pablo Picasso, Paul Éluard. Una amistad sublime (Pablo Picasso, Paul Eluard, une amitié sublime).
Cette exposition a été présentée au Musée Picasso de Barcelone du 8 novembre 2019 au 15 mars 2020. Elle le sera au musée d’Art et d’Histoire Paul-Éluard de Saint-Denis du 13 novembre 2020 au 15 février 2021.
Paul Éluard et Pablo Picasso font connaissance en 1916. Parmi les surréalistes, Éluard est un des plus attentifs à la peinture. Encore dadaïste, il achète des œuvres du peintre espagnol dès 1921 lors des ventes Kahnweiler.
Éluard et Picasso deviennent vraiment très proches à la fin de 1935. Fin 1935 – début 1936, Éluard présente au peintre espagnol à Saint-Germain-des-Prés la photographe Dora Maar (Henriette Theodora Markovitch) qui sera la compagne du peintre de 1936 à 1945.
Pablo Picasso fuit incognito (seul Jaume Sabartés était dans la confidence) le 23 mars 1936 à Juan-les-Pins avec Marie-Thérèse Walter et la petite Maya. Éluard n’est pas au courant de leur existence et est très étonné de cette disparition. Picasso réapparaît le 15 mai 1936 au vernissage de l’exposition Wolfgang Paalen. Éluard écrit alors le premier poème intitulé À Pablo Picasso.
Les deux artistes parcourent ensemble la période de la Guerre d’Espagne, de l’Occupation, de la Libération, mais aussi l’engagement dans le Parti Communiste Français (Éluard adhère au début de 1942 et Picasso le 4 octobre 1944) et le Mouvement pour la Paix.
Leurs créations se font écho: ainsi les poèmes Novembre 1936, publié dans L’Humanité, ou La Victoire de Guernica et les gravures de Picasso, Sueño y mentira de Franco (8 janvier 1937) ou l’extraordinaire Guernica.
Ils réalisent et publient ensemble des livres illustrés. Chacun inspire l’autre, et aux portraits du poète par Picasso répondent les poèmes d’Éluard consacrés au peintre.
Paul Éluard est le témoin de la rupture de Picasso et de Dora Maar, mais il continue de rendre visite à la photographe qu’il apprécie beaucoup.
Il écrit un texte pour le documentaire Guernica (1950) d’Alain Resnais. C’est un des films les plus justes sur Picasso.
Pablo Picasso et Françoise Gilot sont les témoins du mariage d’Éluard avec Odette, dite Dominique Lemort, le 15 juin 1951 à Saint-Tropez.
Le poète meurt le 18 novembre 1952 à 56 ans. Le peintre en est très affecté. Il veille le corps d’Éluard et dessine une colombe avec l’inscription «pour mon cher Paul Éluard». Le poète est enterré le 22 novembre 1952 au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Picasso assiste à la cérémonie alors que le plus souvent lorsqu’il apprend la mort d’un proche, il s’enferme dans le silence. Pour lui, toute parole est alors vaine.
Gustave Flaubert voyage par deux fois dans le Midi de la France en 1840 et 1845. Ses visites de Nîmes, du Pont du Gard et d’Arles lui font rêver à l’antiquité romaine.
Voyage aux Pyrénées et en Corse. « Pendant deux jours, c’est bien mieux, j’ai vécu en pleine antiquité, à Nîmes et à Arles. Rien ne se rattache au Pont du Gard que le vague souvenir qu’évoquent ces grands débris de grandeur romaine; il ne coule plus rien dans l’aqueduc comblé en partie dans son long tuyau de pierre par les stalactites que les cours des eaux ont formées et qui font comme une double enceinte intérieure. Trois rangs d’arcades superposés les uns sur les autres supportent la rivière aérienne dans le lit de laquelle on se promène maintenant à pied sec. En bas et tout petit, coule le Gard qui ne passait alors que sous deux arches, tant le pont est grand et s’étend sur la campagne; une partie s’est cachée et enfouie, des deux côtés du fleuve, dans les deux coteaux où l’édifice est appuyé, de sorte que ça fait comme un grand corps de pierre dont la tête et les pieds sont enfoncés dans le sable. En regardant d’en bas la hauteur du jet de ces voûtes, si fortes et si élégantes à la fois, il m’est venu à l’idée qu’on n’avait pas élevé de monument à l’ingénieur qui les avait élevées comme on l’a fait à M. Lebas pour le Luxor, et que les hommes qui ont fait tout cela ne sortaient pas de l’École polytechnique!
Le soleil était presque couché quand nous fûmes de retour à Nîmes ; la grande ombre des arènes se projetait tout alentour; le vent de la nuit s’élevant faisait battre au haut des arcades les figuiers sauvages poussés sous les assises des mâts du vélarium. C’était à cette heure-là que souvent le spectacle devait finir, quand il s’était bien prolongé et que lions et gladiateurs s’étaient longuement tués. Le gardien vint nous ouvrir la grille de fer et nous entrâmes seuls sous les galeries abandonnées où se croisèrent et allèrent tant de pas dont les pieds sont ailleurs.
L’arène était vide et on eût dit qu’on venait de la quitter, car les gradins sont là tout autour et dressés en amphithéâtre pour que tout le monde puisse voir. Voici la loge de l’Empereur, voici celle des chevaliers un peu plus bas, les vestales étaient en face ; voici les trois portes par où s’élançaient à la fois les gladiateurs et les bêtes fauves, si bien que si les morts revenaient, ils retrouveraient intactes leurs places laissées vides depuis deux mille ans, et pourraient s’y rasseoir encore, car personne ne la leur a prise, et le cirque a l’air d’attendre les vieux hôtes évanouis. Qui dira tout ce que savent ces pierres nues, tout ce qu’elles ont entendu, les jours qu’elles étaient neuves et quand la terre ne leur était pas montée jusqu’au cou? Cris féroces, trépignements d’impatience, tout ce qui s’est dit, sur ce seul coin de pierre, de triste, de gai, d’atroce et de folâtre, tous ceux qui ont ri, tous ceux qui sont venus, qui s’y sont assis et qui se sont levés ; il fut un temps où tout cela était retentissant de voix sonores, du bas jusqu’en haut, ce n’étaient que Iaticlaves bordés de rouge, manteaux de pourpre, sur l’épaule des sénateurs ; le vélarium flottait et le safran mouillait le sable,avant que la rosée de sang n’en ait fait une boue. Que disait-on en attendant la venue de César ou du préteur, quand sous ses pieds dans les caveaux qui sont là rugissaient les panthères et que tout le monde se penchait en avant pour voir de quel air elles allaient sortir? Qu’y disait Dave à Formion, Libertinus à Posthumus? Quelle histoire racontait Hippia au consul? de quel air riaient les sénateurs quand la place des chevaliers se trouvait prise? Et là-haut, suspendus au plus haut, pourquoi les affranchis crient-ils si fort que tout le monde se tourne vers eux ? Et à cette heure-là, au crépuscule, quand tout était fini, que l’empereur se levait de sa loge, quand la vapeur grasse du théâtre montait au ciel toute chaude de sang et d’haleines, le soleil se couchait comme aujourd’hui dans son ciel bleu, le bruit s’écoulait peu à peu; on venait enlever les morts, la courtisane remontait dans sa litière pour aller aux thermes avant souper, et Gito courait bien vite chez le barbier se faire nettoyer les ongles et épiler les joues, car la nuit va venir et on l’aime tant! Ce qu’on appelle la Fontaine à Nîmes est un grand jardin plein d’ombrage et de murmures. Il n’y avait pas tant d’eau du temps qu’on se baignait sous les colonnes de marbre qui se trouvent suspendre une grande allée de jardin dans laquelle vous marchez. Au milieu il y a une île avec des Amours et des Naïades du temps de Louis XIV qui a fait, construire le canal qui conduit l’eau jusqu’à la ville. Au fond du jardin et à côté de la fontaine, à gauche, est le temple de Diane dont la voûte est écroulée ; on marche sur les frises et les corniches, les acanthes de marbre sont couvertes de mousse, les statues sont brisées et on n’en voit que des tronçons, morceaux de draperies qui semblent déchirés et qui se tiennent debout seuls comme des loques de marbre ; on se demande où est le reste.
Du haut de la tour Magne on voit toute la plaine de Nîmes, ses maisonnettes éparses dans la campagne, à mi-côte, toutes entourées de jardins d’oliviers et de vignes, et chacune assise à son aise dans la verdure grise de ses touffes d’oliviers. De longues rues qui descendent vers la ville, encaissées dans deux couloirs de murs faits avec de la poussière et des cailloux, ressemblent à des lignes de craie serpentant sur un tapis vert.
Je n’ai pas eu le temps de voir complètement la Maison Carrée.»
Je viens de terminer la biographie de François Buot: Crevel. Grasset 1991.
Principales oeuvres de René Crevel: 1924 Détours. Éditions de la NRF. 1925 Mon corps et moi. Éditions du Sagittaire (Simon Kra). 1926 La Mort difficile. Simon Kra. 1927 Babylone. Simon Kra. L’Esprit contre la raison. Éditions des Cahiers du sud. 1929 Êtes-vous fous? Éditions de la NRF. 1930 Paul Klee. Éditions de la NRF. 1931 Dali ou l’Antiobscurantisme. Éditions surréalistes chez José Corti. 1932 Le Clavecin de Diderot. Éditions surréalistes chez José Corti. 1933 Les pieds dans le plat. Éditions du Sagittaire (anciennes Éditions Simon Kra). 1989 Le Roman cassé. Éditions Jean-Jacques Pauvert.
En 1932, René Crevel comme André Breton, Paul Éluard et René Char, intègre l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR, créée en France en mars 1932 par Paul Vaillant-Couturier), proche du parti communiste. Il participe très activement, dans ses dernières années, au combat antifasciste et particulièrement aux organisations qui portent secours aux victimes du fascisme comme le Secours Rouge ou le Comité Thaelmann. À cette époque, il est surtout proche de ses amis surréalistes Paul Éluard, René Char et Tristan Tzara.
Avant le début du Congrès international pour la défense de la culture, suscité par l’AEAR, et qui se tient du 21 au 25 juin 1935 à La Mutualité à Paris, René Crevel se suicide au gaz dans la nuit du 17 au 18 juin à 34 ans. Il ne laisse que ces mots sur un bristol: «Prière de m’incinérer. Dégoût.» Il n’est pas parvenu à concilier l’idéal surréaliste et les exigences de la lutte politique.
On peut trouver deux beaux textes de René Char sur Crevel, son ami, dans ses Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 1983)
Le pas ouvert de René Crevel
Mais si les mots sont des bêches?
Alors la mort, en dessous, n’aura capté que ton écho.
Ta parole bouclée se confond toujours avec la vapeur exhalée par nos bouches
Quand l’hiver sème son givre sur nos manteaux.
L’esprit ne veut pas durcir comme pierre
Et lutte avec le limon qui l’entraîne à s’y essayer.
Mais le sommeil, le sommeil, est une bêche parcimonieuse.
Ô, qui veut partir, disparaisse dans la nuit que la douleur ne malmène plus!
La parole en archipel. 1952-60. Au-dessus du vent.
René Crevel
…Écrire sur Crevel signifierait que je puis me pencher de sang-froid sur son image, tirer à moi, du fond du temps, cette branche où des fleurs tardives vivaient en bonne intelligence avec des fruits bientôt sur leur automne, enfin lever ce qui n’appartient qu’à mon souvenir, cette haute écluse d’amitié qui ne me déçut jamais tant son ordre était sensible et sa fraîcheur à toute épreuve.
Je n’ai pu, depuis la mort de ce frère précieux, relire un seul de ses ouvrages. C’est dire combien je m’ennuie de lui, de l’éclat de sa présence, des conquêtes de sa pensée dont il était prodigue. C’est l’homme, parmi ceux que j’ai connus, qui donnait le mieux et le plus vite l’or de sa nature. Il ne partageait pas, il donnait. Sa main ruisselait de cadeaux optimistes, de gentillesses radicales qui vous mettaient les larmes aux yeux. Il s’en excusait car il n’aimait pas obliger. Il était courageux et fidèle, d’une bonne foi jamais relâchée. Il a lutté sa vie durant, sous les fausses apparences du papillon des trèfles, sans se dégrader dans les méandres et les clairs-obscurs de la lutte; lutté contre tout: contre ses microbes, contre l’héritage des siens, contre l’injustice des hommes, contre le mensonge qu’il avait en horreur, contre les besognes – tout en les accomplissant – auxquelles on voulait, les derniers temps, le plier sous prétexte de l’entraîner à je ne sais quelle abêtissante discipline. Mais comme cela est fréquent chez les natures désintéressées et généreuses, il ne croyait pas à son obstination, à son importance, à sa fermeté. Il ne s’est pas tué pour manquer l’heure ou la responsabilité d’un rendez-vous un peu plus lourd que les autres. Je puis m’en porter garant. Il n’était pas, lui, un voluptueux de vie maudite.
1948.
Recherche de la base et du sommet. III. Grands astreignants ou la conversation souveraine.
«Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend ses songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu. Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n’était encore qu’enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l’Antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère: il l’assassine; voilà du parfait: et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz. Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz. Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde: mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses. Il y a des fanatiques de sang-froid: ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que, n’étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison. Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod qui assassine le roi Églon; de Judith qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’Antiquité, sont abominables dans le temps présent: ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne. Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage: c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre. Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant? Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits. Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient: « Il faut du sang.» Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes. Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.»
Je relis René Crevel, La Mort difficile (Kra, 1926. Le Livre de poche biblio) et la biographie de François Buot (Grasset 1991). Retour aux auteurs surréalistes de notre jeunesse.
Quelques citations:
Lettre à Paul Éluard. 1926
«Mon cynisme est une mauvaise couverture. Mais comment me garantir du froid?»
Détours. 1924
« Une tisane sur le fourneau; la fenêtre bien close, j’ouvre le robinet d’arrivée; j’oublie de mettre l’alumette.»
Enquête des surréalistes sur le suicide, 15 janvier 1925
«On se suicide, dit-on, par amour, par peur, par vérole. Ce n’est pas vrai. Tout le monde aime ou croit aimer, tout le monde a peur, tout le monde est plus ou moins syphilitique. Le suicide est un moyen de sélection. Se suicident ceux-là qui n’ont point la quasi universelle lâcheté de lutter contre certaine sensation d’âme si intense qu’il la faut bien prendre, jusqu’à nouvel ordre, pour une sensation de vérité. Seule cette sensation permet d’accepter la plus vraisemblablement juste et définitive des solutions, le suicide.»
«Les réussites humaines sont monnaie de singe, graisse de chevaux de bois. Si le bonheur affectif permet de prendre patience, c’est négativement, à la manière d’un soporifique. La vie que j’accepte est le plus terrible argument contre moi-même. La mort qui plusieurs fois m’a tenté dépassait en beauté cette peur de mourir d’essence argotique et que je pourrais aussi bien appeler ma timide habitude.»
«Si je ne réussis rien, je me tuerai.»
Mot d’adieu. 18 juin 1935.
«Prière de m’incinérer. Dégoût.»
Dans sa biographie dans la Maitron (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social), sa notice a été rédigée par Nicole Racine.
René Crevel. Né et mort à Paris: 10 août 1900 – 18 juin 1935. Poète, écrivain, membre du groupe surréaliste. Membre du Parti communiste, de l’Association des Écrivains et Artistes révolutionnaires (AEAR).
René Crevel qui se donna la mort à la veille de l’ouverture du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture de juin 1935 avait tenté de concilier l’idéal surréaliste auquel il restait attaché et les exigences de la lutte politique et sociale qui l’avaient conduit au Parti communiste. Il naquit à Paris, rue de l’Échiquier, dans le dixième arrondissement, près de la Porte Saint-Denis, où son père Eugène, Paul Crevel était imprimeur de musique» spécialisé dans la chansonnette. Il reçut une éducation catholique et bourgeoise dont il dénoncera plus tard l’étroitesse et la tristesse. Son père se suicida en 1914; sa mère envers laquelle il allait développer une haine profonde lui fit contempler le spectacle de son père mort afin qu’il puisse en tirer la morale. L’obsession du suicide se retrouvera en maints endroits de son oeuvre, notamment dans La Mort difficile (1926).
Élève du lycée Janson de Sailly où il eut pour ami Marc Allégret, Crevel obtint en 1917 le prix spécial de Composition française. Il entreprit des études littéraires à la Sorbonne, des études de droit, puis commença une thèse sur Diderot. En 1921, durant son service militaire, il fit la connaissance de Marcel Arland, Jacques Baron, Max Morise, Georges Limbour et Roger Vitrac, avec lesquels il fonda, en novembre, la revue mensuelle Aventure. Les jeunes gens entrèrent en contact avec le groupe de la revue Littérature (André Breton, Louis Aragon, Soupault). En avril 1922, Crevel fit paraître avec Marcel Arland la revue Dés qui n’eut qu’un numéro. A la fin 1922, il initia Breton et ses amis aux expériences de «sommeils hypnotiques» qui jouèrent un grand rôle dans le surréalisme naissant. En 1923, Crevel s’éloigna de Breton, se rapprocha de Tristan Tzara et des dadaïstes avec lesquels Breton avait rompu. Le 6 juillet 1923, il participa à la représentation de la pièce de Tzara, Le Coeur à gaz qui fut troublée par les surréalistes. Son service militaire terminé, Crevel entra en août 1923 comme secrétaire de rédaction aux Nouvelles littéraires où il resta jusqu’en juillet 1925. Il collabora à différentes revues, le Disque vert, les Feuilles libres, la Revue européenne, Montparnasse. Il participa aux tentatives d’Ivan Goll et de Paul Dermée pour susciter un mouvement surréaliste rival de celui qu’animait Breton. Il se rapprocha de nouveau du groupe surréaliste, à l’occasion de l’enquête sur le suicide lancée par la Révolution surréaliste (n°2, 15 janvier 1925) à laquelle il répondit. Crevel participa alors à l’activité du groupe surréaliste, collaborant à la Révolution surréaliste, signant les tracts surréalistes comme la « Déclaration » du 27 janvier 1925, la «Lettre ouverte à M. Paul Claudel» (1er juillet 1925). En août 1925, il fut un des signataires du manifeste «la Révolution d’abord et toujours» par laquelle les surréalistes se ralliaient à la révolution économique et sociale. Détours, son premier livre, parut en août 1925 à la NRF, avec un portrait par Eugène Mac Cown, avec lequel il avait une liaison. D’autres ouvrages suivirent, La Mort difficile (1926), Babylone (1927), Êtes-vous fous? (1929). Atteint de tuberculose pulmonaire, Crevel dut faire, à partir de 1926, de fréquents séjours en sanatorium, subir opérations et traitements. En 1926, il se lia d’amitié avec Klaus Mann, avec Mopsa Sternheim, fille de l’écrivain expressionniste Carl Sternheim, ainsi qu’avec Gertrude Stein.
Après la publication du Second manifeste du surréalisme en décembre 1929, René Crevel resta solidaire d’André Breton contre lequel certains des «exclus» avaient lancé le pamphlet «Un Cadavre». Il collabora à la nouvelle revue Le Surréalisme au service de la Révolution (SASDLR) et signa les tracts contre l’Exposition coloniale (mai et juillet 1931) ainsi que le tract «La mobilisation contre la guerre n’est pas la paix» critiquant les mots d’ordre du Congrès international contre la guerre (juin 1933). Il fut un des rédacteurs de la brochure Paillasse! (1932) consacrant la rupture du groupe surréaliste avec Aragon. Il publia Salvador Dali ou l’anti-obscurantisme (1931), Le Clavecin de Diderot (1932), Les Pieds dans le plat (1933).
Admis avec les autres surréalistes à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), Crevel participa avec Eluard à la manifestation du 21 mars 1933 contre l’avènement de Hitler. Il se solidarisa avec Breton lorsque celui-ci, refusant de désavouer l’article de F. Alquié paru dans le n°5 du SASDLR (juillet 1933) fut exclu de l’AEAR puis du PC (voir son «Brouillon de lettre à un dirigeant du Parti communiste», publié dans Les Pieds dans le Plat, édit. 1974). Cependant Crevel rentra en grâce et collabora fin 1933 à l’Almanach ouvrier et paysan qui parut en 1934. Après les événements du 6 février 1934, il signa, avec les autres membres du groupe surréaliste, l’«Appel à la lutte» du 10 février 1934 puis l’«Enquête sur l’unité d’action» du 18 avril. Il signa la protestation du groupe surréaliste contre l’expulsion de France de Léon Trotski («La Planète sans visa», 24 avril 1934). Il se donna à l’action antifasciste, militant à l’AEAR, au Comité pour la libération de Thaelmann et des antifascistes allemands emprisonnés. Il collabora au journal Pour Thaelmann (n° 4, avril 1935) avec un article sur la situation politique en Espagne. Il se dépensa pour l’aide aux réfugiés allemands. A partir de la fin 1934, Crevel qui n’approuvait pas l’évolution du groupe surréaliste vers l’opposition, s’éloigna de Breton. Proche de Tzara et de Char, il appuya une tentative de programme commun qui définirait une ligne différente de celle du groupe surréaliste. Il cessa en 1935 de participer aux activités du groupe surréaliste, tout en restant proche, par la sensibilité, de Breton et d’Eluard et en rêvant à un rapprochement entre surréalistes et communistes. Il collabora à des revues proches du PC, Monde (où il tint à partir du 23 mai une rubrique «La foire aux vanités») et Commune, milita de plus en plus activement à l’AEAR, sans pour autant approuver les théories du réalisme socialiste. Le 1er mai 1935, dans un discours devant des métallurgistes de Boulogne, il plaida pour l’engagement des intellectuels au sein du mouvement ouvrier («Discours aux ouvriers de Boulogne», Commune, avril 1935). Chargé avec Aragon et Cassou de l’enquête sur la peinture contemporaine lancée par l’AEAR, il recueillit le témoignage de nombreux peintres (voir «Où va la peinture?», Commune, numéros 21 et 22, mai et juin 1935). Commune publia son témoignage sur la situation artistique dans l’Allemagne nazie («L’art à l’ombre de la maison brune», mai 1935). Le 9 mai 1935, Crevel fit une conférence à la Maison de la Culture rue Navarin où se tenait une exposition des photomontages antinazis de John Heartfield («Discours aux peintres», Commune, juin 1935). Le 7 juin il présenta à la Maison de la Culture un film inédit soviétique; le 11 juin, il prit la parole sur le thème «La photographie qui accuse» à une réunion organisée par la section photographique de l’AEAR.
Membre du comité organisateur du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui devait se réunir à Paris du 21 au 25 juin 1935, il se trouva au coeur des tractations sur la participation des surréalistes (ceux-ci avaient annoncé leur volonté d’aborder, notamment, le cas de l’écrivain Victor Serge). Après que la participation de Breton fut finalement acceptée, celui-ci s’était vu retirer la parole, à la suite d’un incident fortuit (la gifle à Ilya Ehrenbourg, membre de la délégation soviétique, qui avait décrié l’activité surréaliste). Crevel s’était dépensé sans compter pour que le droit d’expression fut reconnu à Breton. Épuisé par des démarches vaines auprès des organisateurs du Congrès placés devant la menace d’un retrait de la délégation soviétique, après l’échec d’une ultime réunion de conciliation le soir du 17 juin à la Closerie des Lilas où Ehrenbourg était resté intransigeant, Crevel qui, le même jour avait pris connaissance des mauvais résultats de ses analyses de santé, se donna la mort dans la nuit. A cause de cette mort tragique, il fut admis que le discours de Breton pouvait être lu au Congrès (il le fut par Eluard, le 24 juin au soir, à une fin de séance). Un hommage fut rendu à Crevel le 22 juin; le discours qu’il avait préparé pour le congrès, intitulé «Individu et société» n’ayant pas été retrouvé, on lut son discours aux ouvriers de Boulogne («Individu et société» parut dans le numéro de juillet de Commune). «En lui — écrivit André Breton dans ses Entretiens— nous perdions un de nos meilleurs amis de la première heure, ou presque, l’un de ceux dont les émotions et les réactions avaient été vraiment constitutives de notre état d’esprit commun, l’auteur d’ouvrages tels que L’Esprit contre la raison, Le Clavecin de Diderot, sans quoi il eût manqué une des ses plus belles volutes au surréalisme. Il est bien certain que le geste de désespoir de Crevel n’a pu être ainsi que “surdéterminé” et qu’il admettait d’autres causes latentes depuis longtemps».
https://maitron.fr/spip.php?article107446, notice CREVEL René par Nicole Racine, version mise en ligne le 4 novembre 2010, dernière modification le 4 novembre 2010.
Le poète Claude Vigée est décédé le 2 octobre à Paris.
Claude Vigée (de son vrai nom Claude André Strauss) est né à Bischwiller (Bas-Rhin) le 3 janvier 1921 dans une famille juive établie en Alsace. Son enfance se passe dans une région où on parlait surtout le dialecte alsacien. Le dialecte bas-alémanique sera donc sa première langue. Il n’apprendra le français qu’à l’école, à l’âge de six ans. Il fait ses études secondaires au collège classique de Bischwiller, puis au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg. En 1938, il est évacué, puis expulsé d’Alsace avec sa famille à la suite de l’occupation nazie. Étudiant en médecine, il participe à l’organisation de la résistance juive (Action juive) à Toulouse contre l’occupation hitlérienne et le gouvernement de Vichy d’octobre 1940 à fin 1942. Il publie ses premiers vers dans la revue résistante Poésie 42 de Pierre Seghers. Réfugié aux États-Unis au début de 1943, il se marie après la guerre avec sa cousine Évelyne Meyer, et termine son doctorat en langues et littératures romanes en 1947. Il enseigne la littérature française aux États-Unis, puis à l’Université hébraïque de Jérusalem (Israel) de 1960 à 1984. Depuis 2001, Claude et Evy Vigée étaient installés à Paris. Claude Vigée a choisi son nom dans les années 40 “Comme mon aïeul Jacob sortant du gué du Yabbok vainqueur, mais blessé, après le combat avec l’ange, « je boîte, mais vie j’ai -, moi aussi !» Désormais, Claude Vigée sera mon nom, celui d’un poète juif” (Cité in Anne Mounic, La poésie de Claude Vigée, l’Harmattan, 2005, p. 61)
«Qu’est-ce donc que la poésie?»
«Un feu de camp abandonné
qui fume longuement dans la nuit d’été
sur la montagne déserte».
En 1978, une anthologie de ses poèmes est publiée dans la collection Poètes d’aujourd’hui (éditions Seghers).
La meilleure introduction à son œuvre est l’anthologie publiée en poche en 2013: L’homme naît grâce au cri, poésies choisies (1950-2012), Points Seuil. 336 pages, 7,8 euros. Édition établie, présentée et annotée par Anne Mounic.
On peut aussi trouver une édition complète de son oeuvre sur papier bible: Mon heure sur la terre. Éditions Galaade. 2008. Poésies complètes, 1936-2008.
La
grande Passacaille
Écoute
le roulement des galets dans la mer!
Hors
les murs nus de l’être prolongeant
la
hantise de la musique muette,
soudain murmurent en nous les
flûtes du crépuscule.
Dans le passage de notre souffle
mortel
les mots tracent le sens que nous espérions
rencontrer
en explorant du regard
chaque soir chaque matin
qui hennit en plein ciel –
la bouche ouverte boit
le vent
pluvieux toujours resurgissant,
le vent qui vient d’ailleurs
et
porte en soi comme une absence
le silence pareil au germe
jaillissant
hors du commencement sans visage et sans
lieu:
respirer de nouveau, plonger dans le temps fabuleux des
noces
où s’étreignent le jour et la nuit emmêlés.
Afflux
divin du livre qui en porte le rythme
comme une lame de fond
arrachée au ventre de la mer,
chevaux d’écume dansant,
caracolant, puis tout à coup
se cabrant pour jouir
jusqu’à
la crête mortelle et blanchissante du ressac.
Juillet
2001 – septembre 2002.
Danser vers l’abîme, in Dans le Creuset du Vent, Essais, Poésie, entretiens, Parole et Silence, 2003, p. 161.
L’acteur franco-britannique Michael Lonsdale est décédé le 21 septembre 2020 à Paris, il avait 89 ans. Il avait lu en 2008 L’Etranger (1942), la première oeuvre d’Albert Camus parue en livre-audio chez Ecoutez Lire/Gallimard. Le début du roman peut être écouté gratuitement sur ce lien.
“Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.”