Pedro Salinas

Pedro Salinas. 1927. (Gregorio Prieto 1897-1992).

Pedro Salinas est un des principaux poètes de la Génération de 1927.

Il est né à Madrid le 27 novembre 1891 où il fait des études de lettres. De 1914 à 1917, il est lecteur à la Sorbonne.

Professeur d’université à Séville jusqu’en 1929, poète, traducteur de Marcel Proust, critique, créateur de l’Université Internationale d’été de Santander, il est contraint comme beaucoup d’intellectuels espagnols à l’exil à cause de la guerre civile (1936-1939). Il part s’installer aux États-Unis, où il enseigne au Wellesley College, à l’Université Johns-Hopkins de Baltimore et à l’Université de Porto Rico.

Il écrit pour Katherine R. Whitmore (1897-1982) sa trilogie poétique La voz a ti debida (1933), Razón de amor (1936) et Largo lamento (1936-1939).

Dans un monde chaotique, la poésie doit apporter ordre et clarté. Dans cette quête, le thème amoureux est privilégié.

Il est mort à Boston le 4 décembre 1951, mais repose dans le cimetière de San Juan de Puerto Rico.

¿Por qué tienes nombre tú,
Día, miércoles?
¿Por qué tienes nombre tú,
Tiempo, otoño?
Alegría, pena, siempre
¿Por qué tenéis nombre: amor?

Si tú no tuvieras nombre,
Yo no sabría qué era,
Ni cómo, ni cuándo. Nada.

¿Sabe el mar cómo se llama,
Que es el mar? ¿Saben los vientos
Sus apellidos, del Sur
Y del Norte, por encima
Del puro soplo que son?

Si tú no tuvieras nombre,
Todo sería primero,
Inicial, todo inventado
Por mí,
Intacto hasta el beso mío.
Gozo, amor: delicia lenta
De gozar, de amar, sin nombre.

Nombre: ¡qué puñal clavado
En medio de un pecho cándido
Que sería nuestro siempre
Si no fuese por su nombre!

La voz a ti debida, 1933.

Pourquoi as-tu un nom, toi,
Jour, mercredi?
Pourquoi as-tu un nom, toi,
Temps, automne?
Joie, peine, toujours
Pourquoi avez-vous un nom: amour?

Si toi tu n’avais pas de nom,
Je ne saurais ce que cela était,
Ni comment, ni quand. Rien.

La mer sait-elle comme on l’appelle,
Qu’elle est la mer? Savent les vents
Leurs noms, du Sud
Et du Nord, par-delà
Le pur souffle qu’ils sont?

Si toi tu n’avais pas de nom,
Tout serait premier,
Initial, tout inventé
Par moi,
Intact jusqu’à mon baiser.
Jouissance, amour: délice lent
De jouir, d’aimer, sans nom.

Nom, quel poignard cloué
Dans un coeur candide
Qui serait nôtre pour toujours
S’il n’y avait ce nom!

La voix qui t’est due. Traduction Bernard Sesé. Le Calligraphe. 1982.

Merci au professeur Bernard Sesé, disparu récemment.

Paul Éluard – Luis Cernuda

Portrait de Paul Éluard (Man Ray). 1936.

Luis Cernuda (1902-1963) a traduit 6 poèmes de L’amour la poésie de Paul Éluard (Éditions Gallimard, 1929) alors qu’il se trouvait à Toulouse comme lecteur d’Espagnol de l’École Normale.
Il s’agissait d’une commande de José María Hinojosa pour la revue de Málaga Litoral, créée en 1926 par Manuel Altolaguirre et Emilio Prados. Ces traductions seront publiées dans le numéro du 9 juillet 1929. Cette revue fut essentielle pour le rayonnement des poètes de la Génération de 1927.

Premièrement (Paul Eluard)

VIII.
Mon amour pour avoir figuré mes désirs
Mis tes lèvres au ciel de tes mots comme un astre
Tes baisers dans la nuit vivante
Et le sillage des tes bras autour de moi
Comme une flamme en signe de conquête
Mes rêves sont au monde
Clairs et perpétuels.

Et quand tu n’es pas là
Je rêve que je dors je rêve que je rêve.

°°°

Para figurar mis deseos mi amor
De tus palabras en el cielo
Puso tus labios como un astro
En la noche vivaz tus besos
Y alrededor de mí la estela de tus brazos
Como una llama en signo de conquista
Mis sueños en el mundo
Son claros y perpetuos

Y cuando allí no estás
Sueño que duermo sueño que sueño.

XV.
Elle se penche sur moi
Le cœur ignorant
Pour voir si je l’aime
Elle a confiance elle oublie
Sous les nuages de ses paupières
Sa tête s’endort dans mes mains
Où sommes-nous
Ensemble inséparables
Vivants vivants
Vivant vivante
Et ma tête roule en ses rêves.

°°°

Sobre mí se inclina
Cozazón ignorante
Por ver si la amo
Confía y olvida
Sus párpados son nubes encima
De su cabeza dormida en mis manos
Estamos en dónde
Mezcla inseparable
Vivaces vivaces
Yo vivo ella viva
Mi cabeza rodando en sus sueños

XXII.
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Ciel dont j’ai dépassé la nuit
Plaines toutes petites dans mes mains ouvertes
Dans leur double horizon inerte indifférent
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Je te cherche par delà l’attente
Par delà moi même
Et je ne sais plus tant je t’aime
Lequel de nous deux est absent.

°°°
Como quien vela disgustos la frente al cristal
Cielo cuya noche transpuse
Llanuras pequeñísimas en mis manos abiertas
Inerte indiferente en su doble horizonte
Como quien vela disgustos la frente al cristal
Más allá de la espera te busco
Más allá de mí mismo
Y no sé ya tanto amor te tengo
Cuál de los dos está ausente

Seconde nature

II.
Toutes les larmes sans raison
Toute la nuit dans ton miroir
La vie du plancher au plafond
Tu doutes de la terre et de ta tête
Dehors tout est mortel
Pourtant tout est dehors
Tu vivras de la vie d’ici
Et de l’espace misérable
Qui répond à tes gestes
Qui placarde tes mots
Sur un mur incompréhensible

Et qui donc pense à ton visage?

°°°
Lágrimas todas sin razón
En tu espejo la noche entera
La vida del suelo en el techo
Dudas de la tierra y tu cabeza
Afuera todo es mortal
Aunque todo se halla fuera
Vivirás la vida de aquí
Y del miserable espacio
A tus gestos ¿quién responde?
Tus palabras ¿quién las guarda
En un muro incomprensible?

¿Y quién piensa en tu semblante?

IX.
Les yeux brûlés du bois
Le masque inconnu papillon d’aventure
Dans les prisons absurdes
Les diamants du cœur
Collier du crime.

Des menaces montrent les dents
Mordent le rire
Arrachent les plumes du vent
Les feuilles mortes de la fuite.

La faim couverte d’immondices
Étreint le fantôme du blé
La peur en loques perce les murs
Des plaines pâles miment le froid.

Seule la douleur prend feu.

°°°
Ojos quemados del bosque
Máscara incógnita mariposa de aventura
En prisiones absurdas
Diamantes del corazón
Collar del crimen

Las amenazas muestran los dientes
Muerden la risa
Arrancan las plumas del viento
Las hojas muertas de la fuga

El hambre cubierta de inmundicias
Abraza el fantasma del trigo
El miedo en girones atraviesa lo muros
Pálidas llanuras representan el frío.

Sólo el dolor se incendia.

XVI.
Ni crime de plomb
Ni justice de plume
Ni vivante d’amour
Ni morte de désir.

Elle est tranquille indifférente
Elle est fière d’être facile
Les grimaces sont dans les yeux
Des autres ceux qui la remuent.

Elle ne peut pas être seule
Elle se couronne d’oubli
Et sa beauté couvre les heures
Qu’il faut pour n’être plus personne.
Elle va partout fredonnant
Chanson monotone inutile
La forme de son visage.

°°°
Ni crimen de plomo
Ni justicia de pluma
Ni de amor viviendo
Ni muerta de deseo.

Es tranquila indiferente
Orgullosa de ser fácil
Los gestos van a los ojos
De aquellos que la conmueven.

Hallarse no puede sola
Y se corona de olvido
Su beldad cubre las horas
Justas para no ser nadie.

Silbando en todo lugar
Canción monótona inútil
La forma de su semblante.

Premier numéro de la revue Litoral. 1926. Dessin de María Ángeles Ortiz.

Guillaume Apollinaire

Portrait (prémonitoire) de Guillaume Apollinaire. Printemps 1914. Paris, Centre Georges Pompidou.

11 novembre 2020. La Première Guerre mondiale (1914-1918) était encore très présente et marquante dans les lectures de ma génération. Premier livre de poche lu vers 1963-1964: À l’Ouest, rien de nouveau (1929) de Erich Maria Remarque . 1968-1969. Année de Terminale: Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline. Surtout la première partie. L’auteur qualifie la guerre d’« abattoir international en folie ». Comme Serge Lasvignes, président du Centre Pompidou, le poème d’Apollinaire peut nous réconforter dans cette période de confinement.

La Jolie rousse

Me voici devant tous un homme plein de sens
Connaissant la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître
Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l’amour
Ayant su quelquefois imposer ses idées
Connaissant plusieurs langages
Ayant pas mal voyagé
Ayant vu la guerre dans l’Artillerie et l’Infanterie
Blessé à la tête trépané sous le chloroforme
Ayant perdu ses meilleurs amis dans l’effroyable lutte
Je sais d’ancien et de nouveau autant qu’un homme seul pourrait des deux savoir
Et sans m’inquiéter aujourd’hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention
De l’Ordre et de l’Aventure

Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu
Bouche qui est l’ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
À ceux qui furent la perfection de l’ordre
Nous qui quêtons partout l’aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines
Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité

Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait
Il y a aussi le temps qu’on peut chasser ou faire revenir
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés
Voici que vient l’été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
Ô Soleil c’est le temps de la Raison ardente
Et j’attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu’elle prend afin que je l’aime seulement
Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant
Elle a l’aspect charmant
D’une adorable rousse

Ses cheveux sont d’or on dirait
Un bel éclair qui durerait
Ou ces flammes qui se pavanent
Dans les roses-thé qui se fanent

Mais riez riez de moi
Hommes de partout surtout gens d’ici
Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi.

Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916. Mercure de France, 15 avril 1918.

Paul Éluard – Pablo Picasso III

Pablo Picasso (Robert Capa).

Deux autres poèmes d’Éluard pour saluer son grand ami, Pablo Picasso:

À PABLO PICASSO (Paul Éluard)
I
Les uns ont inventé l’ennui d’autres le rire
Certains taillent à la vie un manteau d’orage
Ils assomment les papillons font tourner les oiseaux en eau
Et s’en vont mourir dans le noir
Toi tu as ouvert des yeux qui vont leur voie
Parmi les choses naturelles à tous les âges
Tu as fait la moisson des choses naturelles
Et tu sèmes pour tous les temps
On te prêchait l’âme et le corps
Tu as remis la tête sur le corps
Tu as percé la langue d l’homme rassasié
Tu as brûlé le pain bénit de la beauté
Un seul cœur anima l’idole et les esclaves
Et parmi tes victimes tu continues à travailler
Innocemment
C’en est fini des joies greffées sur le chagrin.

                         II

Un bol d’air bouclier de lumière
Derrière ton regard aux trois épées croisées
Tes cheveux nattent le vent rebelle
Sous ton teint renversé la coupole et la hache de ton front
Délivrent la bouche tendue à nu
Ton nez est rond et calme
Les sourcils sont légers l’oreille est transparente
À ta vue je sais que rien n’est perdu.

                         III

Fini d’errer tout est possible
Puisque la table est droite comme un chêne
Couleur de bure couleur d’espoir
Puisque dans notre champ petit comme un diamant
Tient le reflet de toutes les étoiles
Tout est possible on est ami avec l’homme et la bête
A la façon de l’arc-en-ciel
Tour à tour brûlante et glaciale
Notre volonté est de nacre
Elle change de bourgeons et de fleurs non selon l’heure mais selon
La main et l’œil que nous nous ignorions
Nous toucherons tout ce que nous voyons
Aussi bien le ciel que la femme
Nous joignons nos mains à nos yeux
La fête est nouvelle.

                                 IV

L’oreille du taureau à la fenêtre
De la maison sauvage où le soleil blessé
Un soleil d’intérieur se terre
Tentures du réveil les parois de la chambre
Ont vaincu le sommeil.

                                 V

Est-il argile plus aride que tous ces journaux déchirés
Avec lesquels tu te lanças à la conquête de l’aurore
De l’aurore d’un simple objet
Tu dessines avec amour ce qui attendait d’exister
Tu dessines dans le vide
Comme on ne dessine pas
Généreusement tu découpas la forme d’un poulet
Tes mains jouèrent avec ton paquet de tabac
Avec un verre avec un litre qui gagnèrent
Le monde enfant sortit d’un songe
Bon vent pour la guitare et pour l’oiseau
Une seule passion pour le lit et la barque
Pour la verdure morte et pour le vin nouveau
Les jambes des baigneuses dénudent vague et plage
Matin tes volets bleus se ferment sur la nuit
Dans les sillons la caille a l’odeur de noisette
Des vieux mois d’Août et des jeudis
Récoltes bariolées paysannes sonores
Écailles des marais sécheresse des nids
Visage aux hirondelles amères au couchant rauque
Le matin allume un fruit vert
Dore les blés les joues les cœurs
Tu tiens la flamme entre tes doigts
Et tu peins comme un incendie
Enfin la flamme unit enfin la flamme sauve.

                           VI

Je reconnais l’image variable de la femme
Astre double miroir mouvant
La négatrice du désert et de l’oubli
Source aux seins de bruyère étincelle confiance
Donnant le jour au jour et son sang au sang
Je t’entends chanter sa chanson
Ses mille formes imaginaires
Ses couleurs qui préparent le lit de la campagne
Puis qui s’en vont teinter des mirages nocturnes
Et quand la caresse s’enfuit
Reste l’immense violence
Reste l’injure aux ailes lasses
Sombre métamorphose un peuple solitaire
Que le malheur dévore
Drame de voir où il n’y a rien à voir
Que soi et ce qui est semblable à soi
Tu ne peux pas t’anéantir
Tout renaît sous tes yeux justes
Et sur les fondations des souvenirs présents
Sans ordre ni désordre avec simplicité
S’élève le prestige de donner à voir.

Cahiers d’Art n°3-10, automne 1938.

Galerie Cahiers D’art, 14 rue du Dragon. Paris, VI.

Pablo Picasso (Paul Éluard)

Les armes du sommeil ont creusé dans la nuit
Les sillons merveilleux qui séparent nos têtes.
À travers le diamant, toute médaille est fausse,
Sous le ciel éclatant, la terre est invisible.

Le visage du cœur a perdu ses couleurs
Et le soleil nous cherche et la neige est aveugle.
Si nous l’abandonnons, l’horizon a des ailes
Et nos regards au loin dissipent les erreurs.

Nouveaux Poèmes.

Portrait de Paul Éluard (Salvador Dalí). 1929. Collection privée.

Paul Éluard – Pablo Picasso II

Paul Eluard . 8 janvier 1936. Saint-Denis, Musée d’art et d’histoire Paul Eluard.

Pablo Picasso fuit incognito (seul Jaume Sabartés était dans la confidence) le 23 mars 1936 à Juan-les-Pins avec Marie-Thérèse Walter et la petite Maya. Éluard, qui n’est pas au courant de leur existence, est étonné de cette disparition. Picasso réapparaît le 15 mai 1936 au vernissage de l’exposition Wolfgang Paalen.

À Pablo Picasso ( Paul Éluard)

                           I

Bonne journée j’ai revu qui je n’oublie pas
Qui je n’oublierai jamais
Et des femmes fugaces dont les yeux
Me faisaient une haie d’honneur
Elles s’enveloppèrent dans leurs sourires

Bonne journée j’ai vu mes amis sans soucis
Les hommes ne pesaient pas lourd
Un qui passait
Son ombre changée en souris
Fuyait dans le ruisseau

J’ai vu le ciel très grand
Le beau regard de gens privés de tout
Plage distant où personne n’aborde

Bonne journée qui commença mélancolique
Noir sous les arbres verts
Mais qui soudain trempée d’aurore
M’entra dans le coeur par surprise.

15 mai 1936

II

Montrez-moi cet homme de toujours si doux
Qui disait les doigts font monter la terre
L’arc-en-ciel qui se noue le serpent qui roule
Le miroir de chair où perle un enfant
Et ces mains tranquilles qui vont leur chemin
Nues obéissantes réduisant l’espace
Chargées de désirs et d’images
L’une suivant l’autre aiguilles de la même horloge

Montrez-moi le ciel chargé de nuages
Répétant le monde enfoui sous mes paupières
Montrez-moi le ciel dans une seule étoile
Je vois bien la terre sans être ébloui
Les pierres obscures les herbes fantômes
Ces grands verres d’eau des grands blocs d’ambre des paysages
Les jeux du fer et de la cendre
Les géographies solennelles des limites humaines

Montrez-moi aussi le corsage noir
Les cheveux tirés les yeux perdus
De ces filles noires et pures qui sont d’ici de passage et d’ailleurs à mon gré.
Qui sont de fières portes dans les murs de cet été
D’étranges jarres sans liquide toutes en vertus
Inutilement faites pour des rapports simples
Montrez-moi ces secrets qui unissent leurs tempes
Á ces palais absents qui font monter la terre.

30 août 1936

Les Yeux fertiles, 1936.

Paul Éluard – Pablo Picasso I

Paul Eluard . 1941. Saint-Denis, Musée d’art et d’histoire Paul Eluard.

Pablo Picasso, Paul Éluard. Una amistad sublime (Pablo Picasso, Paul Eluard, une amitié sublime).

Cette exposition a été présentée au Musée Picasso de Barcelone du 8 novembre 2019 au 15 mars 2020. Elle le sera au musée d’Art et d’Histoire Paul-Éluard de Saint-Denis du 13 novembre 2020 au 15 février 2021.

Paul Éluard et Pablo Picasso font connaissance en 1916. Parmi les surréalistes, Éluard est un des plus attentifs à la peinture. Encore dadaïste, il achète des œuvres du peintre espagnol dès 1921 lors des ventes Kahnweiler.

Éluard et Picasso deviennent vraiment très proches à la fin de 1935. Fin 1935 – début 1936, Éluard présente au peintre espagnol à Saint-Germain-des-Prés la photographe Dora Maar (Henriette Theodora Markovitch) qui sera la compagne du peintre de 1936 à 1945.

Pablo Picasso fuit incognito (seul Jaume Sabartés était dans la confidence) le 23 mars 1936 à Juan-les-Pins avec Marie-Thérèse Walter et la petite Maya. Éluard n’est pas au courant de leur existence et est très étonné de cette disparition. Picasso réapparaît le 15 mai 1936 au vernissage de l’exposition Wolfgang Paalen. Éluard écrit alors le premier poème intitulé À Pablo Picasso.

Les deux artistes parcourent ensemble la période de la Guerre d’Espagne, de l’Occupation, de la Libération, mais aussi l’engagement dans le Parti Communiste Français (Éluard adhère au début de 1942 et Picasso le 4 octobre 1944) et le Mouvement pour la Paix.

Leurs créations se font écho: ainsi les poèmes Novembre 1936, publié dans L’Humanité, ou La Victoire de Guernica et les gravures de Picasso, Sueño y mentira de Franco (8 janvier 1937) ou l’extraordinaire Guernica.

Ils réalisent et publient ensemble des livres illustrés. Chacun inspire l’autre, et aux portraits du poète par Picasso répondent les poèmes d’Éluard consacrés au peintre.

Paul Éluard est le témoin de la rupture de Picasso et de Dora Maar, mais il continue de rendre visite à la photographe qu’il apprécie beaucoup.

Il écrit un texte pour le documentaire Guernica (1950) d’Alain Resnais. C’est un des films les plus justes sur Picasso.

Pablo Picasso et Françoise Gilot sont les témoins du mariage d’Éluard avec Odette, dite Dominique Lemort, le 15 juin 1951 à Saint-Tropez.

Le poète meurt le 18 novembre 1952 à 56 ans. Le peintre en est très affecté. Il veille le corps d’Éluard et dessine une colombe avec l’inscription «pour mon cher Paul Éluard». Le poète est enterré le 22 novembre 1952 au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Picasso assiste à la cérémonie alors que le plus souvent lorsqu’il apprend la mort d’un proche, il s’enferme dans le silence. Pour lui, toute parole est alors vaine.

Enterrement de Paul Éluard (Irène Andréani). Paris, Cimetière du Père-Lachaise. 22 novembre 1952.

Gustave Flaubert

Gustave Flaubert voyage par deux fois dans le Midi de la France en 1840 et 1845. Ses visites de Nîmes, du Pont du Gard et d’Arles lui font rêver à l’antiquité romaine.

Voyage aux Pyrénées et en Corse.
« Pendant deux jours, c’est bien mieux, j’ai vécu en pleine antiquité, à Nîmes et à Arles.
Rien ne se rattache au Pont du Gard que le vague souvenir qu’évoquent ces grands débris de grandeur romaine; il ne coule plus rien dans l’aqueduc comblé en partie dans son long tuyau de pierre par les stalactites que les cours des eaux ont formées et qui font comme une double enceinte intérieure. Trois rangs d’arcades superposés les uns sur les autres supportent la rivière aérienne dans le lit de laquelle on se promène maintenant à pied sec. En bas et tout petit, coule le Gard qui ne passait alors que sous deux arches, tant le pont est grand et s’étend sur la campagne; une partie s’est cachée et enfouie, des deux côtés du fleuve, dans les deux coteaux où l’édifice est appuyé, de sorte que ça fait comme un grand corps de pierre dont la tête et les pieds sont enfoncés dans le sable. En regardant d’en bas la hauteur du jet de ces voûtes, si fortes et si élégantes à la fois, il m’est venu à l’idée qu’on n’avait pas élevé de monument à l’ingénieur qui les avait élevées comme on l’a fait à M. Lebas pour le Luxor, et que les hommes qui ont fait tout cela ne sortaient pas de l’École polytechnique!

Le soleil était presque couché quand nous fûmes de retour à Nîmes ; la grande ombre des arènes se projetait tout alentour; le vent de la nuit s’élevant faisait battre au haut des arcades les figuiers sauvages poussés sous les assises des mâts du vélarium. C’était à cette heure-là que souvent le spectacle devait finir, quand il s’était bien prolongé et que lions et gladiateurs s’étaient longuement tués. Le gardien vint nous ouvrir la grille de fer et nous entrâmes seuls sous les galeries abandonnées où se croisèrent et allèrent tant de pas dont les pieds sont ailleurs.

L’arène était vide et on eût dit qu’on venait de la quitter, car les gradins sont là tout autour et dressés en amphithéâtre pour que tout le monde puisse voir. Voici la loge de l’Empereur, voici celle des chevaliers un peu plus bas, les vestales étaient en face ; voici les trois portes par où s’élançaient à la fois les gladiateurs et les bêtes fauves, si bien que si les morts revenaient, ils retrouveraient intactes leurs places laissées vides depuis deux mille ans, et pourraient s’y rasseoir encore, car personne ne la leur a prise, et le cirque a l’air d’attendre les vieux hôtes évanouis. Qui dira tout ce que savent ces pierres nues, tout ce qu’elles ont entendu, les jours qu’elles étaient neuves et quand la terre ne leur était pas montée jusqu’au cou? Cris féroces, trépignements d’impatience, tout ce qui s’est dit, sur ce seul coin de pierre, de triste, de gai, d’atroce et de folâtre, tous ceux qui ont ri, tous ceux qui sont venus, qui s’y sont assis et qui se sont levés ; il fut un temps où tout cela était retentissant de voix sonores, du bas jusqu’en haut, ce n’étaient que Iaticlaves bordés de rouge, manteaux de pourpre, sur l’épaule des sénateurs ; le vélarium flottait et le safran mouillait le sable,avant que la rosée de sang n’en ait fait une boue. Que disait-on en attendant la venue de César ou du préteur, quand sous ses pieds dans les caveaux qui sont là rugissaient les panthères et que tout le monde se penchait en avant pour voir de quel air elles allaient sortir? Qu’y disait Dave à Formion, Libertinus à Posthumus? Quelle histoire racontait Hippia au consul? de quel air riaient les sénateurs quand la place des chevaliers se trouvait prise? Et là-haut, suspendus au plus haut, pourquoi les affranchis crient-ils si fort que tout le monde se tourne vers eux ? Et à cette heure-là, au crépuscule, quand tout était fini, que l’empereur se levait de sa loge, quand la vapeur grasse du théâtre montait au ciel toute chaude de sang et d’haleines, le soleil se couchait comme aujourd’hui dans son ciel bleu, le bruit s’écoulait peu à peu; on venait enlever les morts, la courtisane remontait dans sa litière pour aller aux thermes avant souper, et Gito courait bien vite chez le barbier se faire nettoyer les ongles et épiler les joues, car la nuit va venir et on l’aime tant! Ce qu’on appelle la Fontaine à Nîmes est un grand jardin plein d’ombrage et de murmures. Il n’y avait pas tant d’eau du temps qu’on se baignait sous les colonnes de marbre qui se trouvent suspendre une grande allée de jardin dans laquelle vous marchez. Au milieu il y a une île avec des Amours et des Naïades du temps de Louis XIV qui a fait, construire le canal qui conduit l’eau jusqu’à la ville. Au fond du jardin et à côté de la fontaine, à gauche, est le temple de Diane dont la voûte est écroulée ; on marche sur les frises et les corniches, les acanthes de marbre sont couvertes de mousse, les statues sont brisées et on n’en voit que des tronçons, morceaux de draperies qui semblent déchirés et qui se tiennent debout seuls comme des loques de marbre ; on se demande où est le reste.

Du haut de la tour Magne on voit toute la plaine de Nîmes, ses maisonnettes éparses dans la campagne, à mi-côte, toutes entourées de jardins d’oliviers et de vignes, et chacune assise à son aise dans la verdure grise de ses touffes d’oliviers. De longues rues qui descendent vers la ville, encaissées dans deux couloirs de murs faits avec de la poussière et des cailloux, ressemblent à des lignes de craie serpentant sur un tapis vert.

Je n’ai pas eu le temps de voir complètement la Maison Carrée.»

Rouen. Musée Flaubert et d’histoire de la médecine. Monument à Gustave Flaubert (Henri Chapu). 1890.

René Crevel – René Char

René Crevel (Man Ray) vers 1932.

Je viens de terminer la biographie de François Buot: Crevel. Grasset 1991.

Principales oeuvres de René Crevel:
1924 Détours. Éditions de la NRF.
1925 Mon corps et moi. Éditions du Sagittaire (Simon Kra).
1926 La Mort difficile. Simon Kra.
1927 Babylone. Simon Kra.
L’Esprit contre la raison. Éditions des Cahiers du sud.
1929 Êtes-vous fous? Éditions de la NRF.
1930 Paul Klee. Éditions de la NRF.
1931 Dali ou l’Antiobscurantisme. Éditions surréalistes chez José Corti.
1932 Le Clavecin de Diderot. Éditions surréalistes chez José Corti.
1933 Les pieds dans le plat. Éditions du Sagittaire (anciennes Éditions Simon Kra).
1989 Le Roman cassé. Éditions Jean-Jacques Pauvert.

En 1932, René Crevel comme André Breton, Paul Éluard et René Char, intègre l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR, créée en France en mars 1932 par Paul Vaillant-Couturier), proche du parti communiste. Il participe très activement, dans ses dernières années, au combat antifasciste et particulièrement aux organisations qui portent secours aux victimes du fascisme comme le Secours Rouge ou le Comité Thaelmann. À cette époque, il est surtout proche de ses amis surréalistes Paul Éluard, René Char et Tristan Tzara.

Avant le début du Congrès international pour la défense de la culture, suscité par l’AEAR, et qui se tient du 21 au 25 juin 1935 à La Mutualité à Paris, René Crevel se suicide au gaz dans la nuit du 17 au 18 juin à 34 ans. Il ne laisse que ces mots sur un bristol: «Prière de m’incinérer. Dégoût.» Il n’est pas parvenu à concilier l’idéal surréaliste et les exigences de la lutte politique.

Maison de la Mutualité (Victor Lesage) 1930. 24 rue Saint-Victor. 75005-Paris.

On peut trouver deux beaux textes de René Char sur Crevel, son ami, dans ses Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 1983)

Le pas ouvert de René Crevel

Mais si les mots sont des bêches?

Alors la mort, en dessous, n’aura capté que ton écho.
Ta parole bouclée se confond toujours avec la vapeur exhalée par nos bouches
Quand l’hiver sème son givre sur nos manteaux.
L’esprit ne veut pas durcir comme pierre
Et lutte avec le limon qui l’entraîne à s’y essayer.
Mais le sommeil, le sommeil, est une bêche parcimonieuse.
Ô, qui veut partir, disparaisse dans la nuit que la douleur ne malmène plus!

La parole en archipel. 1952-60. Au-dessus du vent.

René Crevel

…Écrire sur Crevel signifierait que je puis me pencher de sang-froid sur son image, tirer à moi, du fond du temps, cette branche où des fleurs tardives vivaient en bonne intelligence avec des fruits bientôt sur leur automne, enfin lever ce qui n’appartient qu’à mon souvenir, cette haute écluse d’amitié qui ne me déçut jamais tant son ordre était sensible et sa fraîcheur à toute épreuve.
Je n’ai pu, depuis la mort de ce frère précieux, relire un seul de ses ouvrages. C’est dire combien je m’ennuie de lui, de l’éclat de sa présence, des conquêtes de sa pensée dont il était prodigue. C’est l’homme, parmi ceux que j’ai connus, qui donnait le mieux et le plus vite l’or de sa nature. Il ne partageait pas, il donnait. Sa main ruisselait de cadeaux optimistes, de gentillesses radicales qui vous mettaient les larmes aux yeux. Il s’en excusait car il n’aimait pas obliger. Il était courageux et fidèle, d’une bonne foi jamais relâchée. Il a lutté sa vie durant, sous les fausses apparences du papillon des trèfles, sans se dégrader dans les méandres et les clairs-obscurs de la lutte; lutté contre tout: contre ses microbes, contre l’héritage des siens, contre l’injustice des hommes, contre le mensonge qu’il avait en horreur, contre les besognes – tout en les accomplissant – auxquelles on voulait, les derniers temps, le plier sous prétexte de l’entraîner à je ne sais quelle abêtissante discipline. Mais comme cela est fréquent chez les natures désintéressées et généreuses, il ne croyait pas à son obstination, à son importance, à sa fermeté. Il ne s’est pas tué pour manquer l’heure ou la responsabilité d’un rendez-vous un peu plus lourd que les autres. Je puis m’en porter garant. Il n’était pas, lui, un voluptueux de vie maudite.

1948.

Recherche de la base et du sommet. III. Grands astreignants ou la conversation souveraine.

Voltaire – Le fanatisme

Paris. Square Honoré Champion. Statue de Voltaire (Léon Drivier).

Dictionnaire philosophique portatif, 1764.

«Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend ses songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu.
Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n’était encore qu’enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l’Antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère: il l’assassine; voilà du parfait: et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz.
Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.
Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde: mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.
Il y a des fanatiques de sang-froid: ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que, n’étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison.
Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod qui assassine le roi Églon; de Judith qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’Antiquité, sont abominables dans le temps présent: ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage: c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?
Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.
Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient: « Il faut du sang.» Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes.
Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.»

René Crevel 1900 – 1935

René Crevel (Eugène Mac Cown). Nouvelles littéraires, 18 décembre 1926.

Je relis René Crevel, La Mort difficile (Kra, 1926. Le Livre de poche biblio) et la biographie de François Buot (Grasset 1991). Retour aux auteurs surréalistes de notre jeunesse.

Quelques citations:

Lettre à Paul Éluard. 1926

«Mon cynisme est une mauvaise couverture. Mais comment me garantir du froid?»

Détours. 1924

« Une tisane sur le fourneau; la fenêtre bien close, j’ouvre le robinet d’arrivée; j’oublie de mettre l’alumette.»

Enquête des surréalistes sur le suicide, 15 janvier 1925

«On se suicide, dit-on, par amour, par peur, par vérole. Ce n’est pas vrai. Tout le monde aime ou croit aimer, tout le monde a peur, tout le monde est plus ou moins syphilitique. Le suicide est un moyen de sélection. Se suicident ceux-là qui n’ont point la quasi universelle lâcheté de lutter contre certaine sensation d’âme si intense qu’il la faut bien prendre, jusqu’à nouvel ordre, pour une sensation de vérité. Seule cette sensation permet d’accepter la plus vraisemblablement juste et définitive des solutions, le suicide.»

«Les réussites humaines sont monnaie de singe, graisse de chevaux de bois. Si le bonheur affectif permet de prendre patience, c’est négativement, à la manière d’un soporifique. La vie que j’accepte est le plus terrible argument contre moi-même. La mort qui plusieurs fois m’a tenté dépassait en beauté cette peur de mourir d’essence argotique et que je pourrais aussi bien appeler ma timide habitude.»

«Si je ne réussis rien, je me tuerai.»

Mot d’adieu. 18 juin 1935.

«Prière de m’incinérer. Dégoût.»

Dans sa biographie dans la Maitron (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social), sa notice a été rédigée par Nicole Racine.

René Crevel. Né et mort à Paris: 10 août 1900 – 18 juin 1935. Poète, écrivain, membre du groupe surréaliste. Membre du Parti communiste, de l’Association des Écrivains et Artistes révolutionnaires (AEAR).

René Crevel qui se donna la mort à la veille de l’ouverture du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture de juin 1935 avait tenté de concilier l’idéal surréaliste auquel il restait attaché et les exigences de la lutte politique et sociale qui l’avaient conduit au Parti communiste. Il naquit à Paris, rue de l’Échiquier, dans le dixième arrondissement, près de la Porte Saint-Denis, où son père Eugène, Paul Crevel était imprimeur de musique» spécialisé dans la chansonnette. Il reçut une éducation catholique et bourgeoise dont il dénoncera plus tard l’étroitesse et la tristesse. Son père se suicida en 1914; sa mère envers laquelle il allait développer une haine profonde lui fit contempler le spectacle de son père mort afin qu’il puisse en tirer la morale. L’obsession du suicide se retrouvera en maints endroits de son oeuvre, notamment dans La Mort difficile (1926).

Élève du lycée Janson de Sailly où il eut pour ami Marc Allégret, Crevel obtint en 1917 le prix spécial de Composition française. Il entreprit des études littéraires à la Sorbonne, des études de droit, puis commença une thèse sur Diderot. En 1921, durant son service militaire, il fit la connaissance de Marcel Arland, Jacques Baron, Max Morise, Georges Limbour et Roger Vitrac, avec lesquels il fonda, en novembre, la revue mensuelle Aventure. Les jeunes gens entrèrent en contact avec le groupe de la revue Littérature (André Breton, Louis Aragon, Soupault). En avril 1922, Crevel fit paraître avec Marcel Arland la revue Dés qui n’eut qu’un numéro. A la fin 1922, il initia Breton et ses amis aux expériences de «sommeils hypnotiques» qui jouèrent un grand rôle dans le surréalisme naissant. En 1923, Crevel s’éloigna de Breton, se rapprocha de Tristan Tzara et des dadaïstes avec lesquels Breton avait rompu. Le 6 juillet 1923, il participa à la représentation de la pièce de Tzara, Le Coeur à gaz qui fut troublée par les surréalistes. Son service militaire terminé, Crevel entra en août 1923 comme secrétaire de rédaction aux Nouvelles littéraires où il resta jusqu’en juillet 1925. Il collabora à différentes revues, le Disque vert, les Feuilles libres, la Revue européenne, Montparnasse. Il participa aux tentatives d’Ivan Goll et de Paul Dermée pour susciter un mouvement surréaliste rival de celui qu’animait Breton. Il se rapprocha de nouveau du groupe surréaliste, à l’occasion de l’enquête sur le suicide lancée par la Révolution surréaliste (n°2, 15 janvier 1925) à laquelle il répondit. Crevel participa alors à l’activité du groupe surréaliste, collaborant à la Révolution surréaliste, signant les tracts surréalistes comme la « Déclaration » du 27 janvier 1925, la «Lettre ouverte à M. Paul Claudel» (1er juillet 1925). En août 1925, il fut un des signataires du manifeste «la Révolution d’abord et toujours» par laquelle les surréalistes se ralliaient à la révolution économique et sociale. Détours, son premier livre, parut en août 1925 à la NRF, avec un portrait par Eugène Mac Cown, avec lequel il avait une liaison. D’autres ouvrages suivirent, La Mort difficile (1926), Babylone (1927), Êtes-vous fous? (1929). Atteint de tuberculose pulmonaire, Crevel dut faire, à partir de 1926, de fréquents séjours en sanatorium, subir opérations et traitements. En 1926, il se lia d’amitié avec Klaus Mann, avec Mopsa Sternheim, fille de l’écrivain expressionniste Carl Sternheim, ainsi qu’avec Gertrude Stein.

Après la publication du Second manifeste du surréalisme en décembre 1929, René Crevel resta solidaire d’André Breton contre lequel certains des «exclus» avaient lancé le pamphlet «Un Cadavre». Il collabora à la nouvelle revue Le Surréalisme au service de la Révolution (SASDLR) et signa les tracts contre l’Exposition coloniale (mai et juillet 1931) ainsi que le tract «La mobilisation contre la guerre n’est pas la paix» critiquant les mots d’ordre du Congrès international contre la guerre (juin 1933). Il fut un des rédacteurs de la brochure Paillasse! (1932) consacrant la rupture du groupe surréaliste avec Aragon. Il publia Salvador Dali ou l’anti-obscurantisme (1931), Le Clavecin de Diderot (1932), Les Pieds dans le plat (1933).

Admis avec les autres surréalistes à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), Crevel participa avec Eluard à la manifestation du 21 mars 1933 contre l’avènement de Hitler. Il se solidarisa avec Breton lorsque celui-ci, refusant de désavouer l’article de F. Alquié paru dans le n°5 du SASDLR (juillet 1933) fut exclu de l’AEAR puis du PC (voir son «Brouillon de lettre à un dirigeant du Parti communiste», publié dans Les Pieds dans le Plat, édit. 1974). Cependant Crevel rentra en grâce et collabora fin 1933 à l’Almanach ouvrier et paysan qui parut en 1934. Après les événements du 6 février 1934, il signa, avec les autres membres du groupe surréaliste, l’«Appel à la lutte» du 10 février 1934 puis l’«Enquête sur l’unité d’action» du 18 avril. Il signa la protestation du groupe surréaliste contre l’expulsion de France de Léon Trotski («La Planète sans visa», 24 avril 1934). Il se donna à l’action antifasciste, militant à l’AEAR, au Comité pour la libération de Thaelmann et des antifascistes allemands emprisonnés. Il collabora au journal Pour Thaelmann (n° 4, avril 1935) avec un article sur la situation politique en Espagne. Il se dépensa pour l’aide aux réfugiés allemands. A partir de la fin 1934, Crevel qui n’approuvait pas l’évolution du groupe surréaliste vers l’opposition, s’éloigna de Breton. Proche de Tzara et de Char, il appuya une tentative de programme commun qui définirait une ligne différente de celle du groupe surréaliste. Il cessa en 1935 de participer aux activités du groupe surréaliste, tout en restant proche, par la sensibilité, de Breton et d’Eluard et en rêvant à un rapprochement entre surréalistes et communistes. Il collabora à des revues proches du PC, Monde (où il tint à partir du 23 mai une rubrique «La foire aux vanités») et Commune, milita de plus en plus activement à l’AEAR, sans pour autant approuver les théories du réalisme socialiste. Le 1er mai 1935, dans un discours devant des métallurgistes de Boulogne, il plaida pour l’engagement des intellectuels au sein du mouvement ouvrier («Discours aux ouvriers de Boulogne», Commune, avril 1935). Chargé avec Aragon et Cassou de l’enquête sur la peinture contemporaine lancée par l’AEAR, il recueillit le témoignage de nombreux peintres (voir «Où va la peinture?», Commune, numéros 21 et 22, mai et juin 1935). Commune publia son témoignage sur la situation artistique dans l’Allemagne nazie («L’art à l’ombre de la maison brune», mai 1935). Le 9 mai 1935, Crevel fit une conférence à la Maison de la Culture rue Navarin où se tenait une exposition des photomontages antinazis de John Heartfield («Discours aux peintres», Commune, juin 1935). Le 7 juin il présenta à la Maison de la Culture un film inédit soviétique; le 11 juin, il prit la parole sur le thème «La photographie qui accuse» à une réunion organisée par la section photographique de l’AEAR.

Membre du comité organisateur du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture qui devait se réunir à Paris du 21 au 25 juin 1935, il se trouva au coeur des tractations sur la participation des surréalistes (ceux-ci avaient annoncé leur volonté d’aborder, notamment, le cas de l’écrivain Victor Serge). Après que la participation de Breton fut finalement acceptée, celui-ci s’était vu retirer la parole, à la suite d’un incident fortuit (la gifle à Ilya Ehrenbourg, membre de la délégation soviétique, qui avait décrié l’activité surréaliste). Crevel s’était dépensé sans compter pour que le droit d’expression fut reconnu à Breton. Épuisé par des démarches vaines auprès des organisateurs du Congrès placés devant la menace d’un retrait de la délégation soviétique, après l’échec d’une ultime réunion de conciliation le soir du 17 juin à la Closerie des Lilas où Ehrenbourg était resté intransigeant, Crevel qui, le même jour avait pris connaissance des mauvais résultats de ses analyses de santé, se donna la mort dans la nuit. A cause de cette mort tragique, il fut admis que le discours de Breton pouvait être lu au Congrès (il le fut par Eluard, le 24 juin au soir, à une fin de séance). Un hommage fut rendu à Crevel le 22 juin; le discours qu’il avait préparé pour le congrès, intitulé «Individu et société» n’ayant pas été retrouvé, on lut son discours aux ouvriers de Boulogne («Individu et société» parut dans le numéro de juillet de Commune). «En lui — écrivit André Breton dans ses Entretiens— nous perdions un de nos meilleurs amis de la première heure, ou presque, l’un de ceux dont les émotions et les réactions avaient été vraiment constitutives de notre état d’esprit commun, l’auteur d’ouvrages tels que L’Esprit contre la raison, Le Clavecin de Diderot, sans quoi il eût manqué une des ses plus belles volutes au surréalisme. Il est bien certain que le geste de désespoir de Crevel n’a pu être ainsi que “surdéterminé” et qu’il admettait d’autres causes latentes depuis longtemps».

https://maitron.fr/spip.php?article107446, notice CREVEL René par Nicole Racine, version mise en ligne le 4 novembre 2010, dernière modification le 4 novembre 2010.