Théodore Fraenkel – Aragon

Louis Aragon soldat.

Courant février 1919, Aragon quitte la garnison d’Oberhoffen en Alsace pour Sarrebruck. La Sarre est alors occupée. Il est affecté à la même division que Théodore Fraenkel. Tous deux auront, comme médecins auxiliaires, à sélectionner les filles du bordel militaire. Voir Bierstube magie allemande (Le Roman inachevé, 1956). Démobilisé en juin, il rentre par étapes avec son ami Fraenkel, voyageant à travers l’Allemagne et la Belgique. La célèbre chanson de Léo Ferré Est-ce ainsi que les hommes vivent (1961) reprend les sept dernières strophes du poème. L’antépénultième et le pénultième vers de la quatrième strophe font office de refrain et le premier de ces deux vers de titre.
«Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent.»

“J’avais acheté Die Weise (1)…la veille, avec les Cahiers de Malte Laurids Brigge […] Je lisais Rilke à me faire mal aux yeux.” (Le carnaval, La Mise à mort. 1965. Gallimard, Folio n°314, 1973 p.280-81). L’esthétique du poème doit pourtant davantage à Guillaume Apollinaire qu’à Rainer Maria Rilke.
Le 9 janvier 1964 meurt Tristan Tzara, le 25 janvier 1964 Théodore Fraenkel, le 10 mars 1964 Léon Moussinac, le 11 juillet 1964 Maurice Thorez. Aragon se sent comme un survivant. Ce sentiment est important dans la relecture de sa vie qu’il fait alors et dans l’écriture de ses derniers livres.

(1) La Chanson d’amour et de mort du cornette Christoph Rilke (Die Weise von Liebe und Tod des Cornets Christoph Rilke) 1904.

Bierstube Magie allemande
Et douces comme un lait d’amandes
Mina Linda lèvres gourmandes
qui tant souhaitent d’être crues
A fredonner tout bas s’obstinent
L’air Ach du lieber Augustin
Qu’un passant siffle dans la rue

Sofienstrasse Ma mémoire
Retrouve la chambre et l’armoire
L’eau qui chante dans la bouilloire
Les phrases des coussins brodés
L’abat-jour de fausse opaline
Le Toteninsel de Boecklin
Et le peignoir de mousseline
qui s’ouvre en donnant des idées

Au plaisir prise et toujours prête
O Gaense-Liesel des défaites
Tout à coup tu tournais la tête
Et tu m’offrais comme cela
La tentation de ta nuque
Demoiselle de Sarrebrück
Qui descendais faire le truc
Pour un morceau de chocolat

Et moi pour la juger que suis-je
Pauvres bonheurs pauvres vertiges
Il s’est tant perdu de prodiges
Que je ne m’y reconnais plus
Rencontres Partances hâtives
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Comme des soleils révolus

Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
A quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays

Coeur léger coeur changeant coeur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes jours
Que faut-il faire de mes nuits
Je n’avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
je m’endormais comme le bruit

C’était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d’épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j’y tenait mal mon rôle
C’était de n’y comprendre rien

Dans le quartier Hohenzollern
Entre la Sarre et les casernes
Comme les fleurs de la luzerne
Fleurissaient les seins de Lola
Elle avait un coeur d’hirondelle
Sur le canapé du bordel
Je venais m’allonger près d’elle
Dans les hoquets du pianola

Elle était brune et pourtant blanche
Ses cheveux tombaient sur ses hanches
Et la semaine et le dimanche
Elle ouvrait à tous ses bras nus
Elle avait des yeux de faïence
Et travaillait avec vaillance
Pour un artilleur de Mayence
Qui n’en est jamais revenu

Il est d’autres soldats en ville
Et la nuit montent les civils
Remets du rimmel à tes cils
Lola qui t’en iras bientôt
Encore un verre de liqueur
Ce fut en avril à cinq heures
Au petit jour que dans ton coeur
Un dragon plongea son couteau

Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke

Le Roman inachevé, 1956.

https://www.youtube.com/watch?v=FyRXYf_xMHM

Théodore Fraenkel 1896 – 1964

Lu Fraenkel, un éclair dans la nuit de Gérard Guégan. (Éditions de l’Olivier, 2021).

Qui dira la souffrance d’Aragon ? (Stock 2015.) Tout a une fin, Drieu (Gallimard, 2016) Hemingway, Hammett, dernière (Gallimard. 2017) ne m’avaient pas totalement convaincu. Dans ma bibliothèque m’attend toujours Fontenoy ne reviendra pas (Stock 2011, réédition en Folio n° 5537, 2013. Prix Renaudot de l’essai.)

Le dernier livre de Gérard Guégan m’a beaucoup intéressé. Il s’agit de la biographie d’un personnage fascinant et méconnu : Théodore Fraenkel. L’auteur a mené une enquête sérieuse et interrogé les derniers témoins. Théodore Fraenkel apparaît souvent dans les histoires du dadaïsme et du surréalisme. Ses amis étaient André Breton, Jacques Vaché, Louis Aragon, Philippe Soupault, Tristan Tzara, Robert Desnos.

Il a toujours vécu dangereusement sans renoncer à son amour pour la liberté.

Ses parents, mencheviks juifs russes d’Odessa, émigrent à Paris en 1890. Il obtient la nationalité française en 1904. Théodore Fraenkel a fait ses études au Lycée Chaptal à Paris avec André Breton. Un bon tiers de leur classe de philosophie est morte à la guerre ou en est revenu mutilé. Après le baccalauréat, Fraenkel entre en classe préparatoire au PCN (Physique, Chimie et Sciences naturelles), puis à la Faculté de médecine. Étienne Boltanski (le père de Christian), René Hilsum (socialiste, puis communiste, libraire, éditeur Au Sans Pareil), Gusnberg et André Breton le suivent. Au printemps 1915, il est mobilisé comme son ami avec un an d’avance. Ils sont nommés infirmiers et dirigés vers les hôpitaux de la côte atlantique. Théodore Fraenkel, infirmier, rencontre alors à Nantes Jacques Vaché qui a été blessé au front. Il est ensuite envoyé à Odessa en Russie en juillet 1917 avec une mission militaire chirurgicale. Il voit de près la Révolution. Après l’armistice, Fraenkel et Aragon se retrouvent à Sarrebruck, ville allemande occupée par l’armée française.
Il est démobilisé en septembre 1919 (croix de guerre avec palmes) . Il termine ses études de médecine et est nommé externe des hôpitaux.
En janvier 1920, il est parmi les premiers dadaïstes et participe ensuite au mouvement surréaliste. Dans le numéro 3 de La Révolution surréaliste (15 avril 1925), on trouve la Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous, rédigée par Antonin Artaud, Robert Desnos et Théodore Fraenkel.
En 1934, il rompt avec Breton. « Breton déteste les deux choses qu’adorait Théodore: la musique et l’ironie. » (page 21)
En août 1936, il va en Espagne et participe au débarquement républicain dans les Îles Baléares.
Pendant la seconde Guerre mondiale, il se cache, puis traverse à pied les Pyrénées. En 1943, il fait partie des Forces de la France libre à Alger, puis rejoint le service de santé de l’escadrille Normandie-Niémen en URSS. Il termine la guerre avec le grade de lieutenant-colonel.
Robert Desnos, son ami intime, qui l’avait désigné comme légataire universel meurt du typhus le 8 juin 1945 au camp de Theresienstadt (Tchécoslovaquie).
Après la guerre, Théodore Fraenkel reprend son activité de médecin à Paris. Il dirige le laboratoire d’analyses de l’hôpital Lariboisière et reçoit ses malades dans son cabinet de l’avenue Junot.
Il est l’un des signataires du Manifeste des 121 sur le droit d’insoumission dans la guerre d’Algérie, publié le 6 septembre 1960.

Le 28 novembre 1922, il a épousé Bianca Maklès, l’aînée des soeurs Maklès, d’une famille juive roumaine. Sylvia, l’actrice de cinéma, épouse Georges Bataille en premières noces en 1928, puis Jacques Lacan en 1934 ; Rose épouse le peintre André Masson et Simone l’écrivain Jean Piel, directeur de la revue Critique en 1930. Bianca Fraenkel, comédienne au théâtre de l’Atelier sous le pseudonyme de Lucienne Morand, trouve la mort en tombant d’une falaise à Carqueiranne (Var) le 24 octobre 1931.
En 1933, Fraenkel se remarie avec Marguerite Luchaire, Ghita, sœur du journaliste et patron de presse Jean Luchaire, fusillé pour collaboration le 22 février 1946 au fort de Châtillon.
Sa troisième compagne sera la psychanalyste Marianne Strauss, d’origine allemande.

Gravement hypertendu, il néglige de se soigner et meurt d’une hémorragie cérébrale. Il est enterré sans témoin dans la fosse commune du cimetière de Thiais (Val-de-Marne), selon ses vœux : « Pas d’obsèques, pas de cérémonie, pas d’oraison et pas de tombe. Je ne veux personne. Et j’exige la fosse commune. Point final. »
Philippe Soupault souligne l’apport de Fraenkel au surréalisme : « C’était un personnage énigmatique, sympathique, séduisant, mais qui avait une attitude devant la vie très différente de celle de Breton. Il était ironique, agressif, mais surtout il avait une admiration profonde pour Alfred Jarry et je dois dire que l’influence de Fraenkel a été considérable parce qu’il a apporté au surréalisme et à Dada le côté, si vous voulez, ubuesque et je crois qu’on retrouve dans tout le mouvement dada une influence de Jarry et cette influence est due à Fraenkel. »

https://www.youtube.com/watch?fbclid=IwAR1B4utPlUqTyU57hoek9ZcM5Vvx3Ge0imarcR9C4j3D9kZve18m8ZEnLd0&v=29YM3gRv6dg&feature=youtu.be

Portrait de Tristan Tzara (Théodore Fraenkel).

« Je n’oserai jamais écrire ma propre histoire. » (Théodore Fraenkel, Carnets, janvier 1918.)

… ” A mon plus ancien,
A mon grand ami T. Fraenkel,
Souvenir de Nantes et d’ailleurs… “
André Breton (Dédicace de Mont-de-Piété 1913-1919 ).

… ” Il était de ceux dont on dit : « Il ira loin » – Son profil slave et sa parole imprégnée du charme de même marque étaient bien connus dans les milieux de la Pensée Libre… ›
Jacques Vaché (Le sanglant symbole, nouvelle signée Jean-Michel Strogoff, publiée dans La Révolution surréaliste n° 2, le 15 janvier 1925.

Épitaphe de Théodore Fraenkel ( Philippe Soupault )

Il faisait un temps magnifique quand tu es mort
Le cimetière était si joli
que personne ne pouvait être triste
On s’aperçoit depuis quelque temps que tu n’es plus là
Je n’entends pas tes ricanements
Tu te tais
ou tu hausses les épaules

tu ne voudras jamais connaître le paradis

Tu ne sais plus où aller
Mais tu t’en moques

Littérature n°14. Juin 1920.

Lettre aux Médecins-Chefs des Asiles de Fous

Messieurs,
Les lois, la coutume vous concèdent le droit de mesurer l’esprit. Cette juridiction souveraine, redoutable, c’est avec votre entendement que vous l’exercez. Laissez-nous rire. La crédulité des peuples civilisés, des savants, des gouvernants pare la psychiatrie d’on ne sait quelles lumières surnaturelles. Le procès de votre profession est jugé d’avance. Nous n’entendons pas discuter ici la valeur de votre science, ni l’existence douteuse des maladies mentales. Mais pour cent pathogénies prétentieuses où se déchaîne la confusion de la matière et de l’esprit, pour cent classifications dont les plus vagues sont encore les seules utilisables, combine de tentatives nobles pour approcher le monde cérébral où vivent tant de vos prisonniers ? Combien êtes-vous, par exemple, pour qui le rêve du dément précoce, les images dont il est la proie sont autre chose qu’une salade de mots ?
Nous ne nous étonnons pas de vous trouver inférieurs à une tache pour laquelle il n’y a que peu de prédestinés. Mais nous nous élevons contre le droit attribué a des hommes, bornés ou non, de sanctionner par l’incarcération perpétuelle leurs investigations dans le domaine de l’esprit.
Et quelle incarcération ! On sait, — on ne sait pas assez — que les asiles loin d’être des asiles, sont d’effroyables geôles, où les détenus fournissent une main-d’œuvre gratuite et commode, où les sévices sont la règle, et cela est toléré par vous. L’asile d’aliénés, sous le couvert de la science et de la justice, est comparable à la caserne, à la prison, au bagne.
Nous ne soulèverons pas ici la question des internements arbitraires, pour vous éviter la peine de dénégations faciles. Nous affirmons qu’un grand nombre de vos pensionnaires, parfaitement fous suivant la définition officielle, sont, eux aussi, arbitrairement internés. Nous n’admettons pas qu’on entrave le libre développement d’un délire, aussi légitime, aussi logique que toute autre succession d’idées ou d’actes humains. La répression des réactions antisociales est aussi chimérique qu’inacceptable en son principe. Tous les actes individuels sont antisociaux. Les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale ; au nom de cette individualité qui est le propre de l’homme, nous réclamons qu’on libère ces forçats de la sensibilité, puisqu’aussi bien il n’est pas au pouvoir des lois d’enfermer tous les hommes qui pensent et agissent.
Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent.
Puissiez-vous vous en souvenir demain matin à l’heure de la visite, quand vous tenterez sans lexique de converser avec ces hommes sur lesquels, reconnaissez-le, vous n’avez d’avantage que celui de la force.

La Révolution Surréaliste, n˚ 3 — Première année, Paris, 15 avril 1925.

« A Th. Fraenkel
L’ami de tous les jours
et le témoin et l’acteur
d’années de tempêtes
de tourbillons et de
nuit…
Son affectueux
Robert Desnos » (Dédicace de Corps et Biens. 1930)

« … Je ne peux pas vous expliquer Théodore Fraenkel, il faudrait des pages
et des pages de journal, et toute la vie… »
Louis Aragon (A qui le tour ? Lettres Françaises, n°1014. 30/01/1964).

( Merci à Ph. C. pour le lien qui m’a permis d’ écouter Philippe Soupault )

Louis Aragon. Théodore Fraenkel.

Jorge Luis Borges – Paul-Jean Toulet

J’ai relu un poème de Jorge Luis Borges, Cambridge, qui se trouve dans le recueil Elogio de la sombra.

Les trois derniers vers trouvés par hasard sur Twitter m’ont frappé.

Cambridge

Nueva Inglaterra y la mañana.
Doblo por Craigie.
Pienso (yo lo he pensado)
que el nombre Craigie es escocés
y que la palabra crag es de origen celta.
Pienso (ya lo he pensado)
que en este invierno están los antiguos inviernos
de quienes dejaron escrito
que el camino esta prefijado
y que ya somos del Amor o del Fuego.
La nieve y la mañana y los muros rojos
pueden ser formas de la dicha,
pero yo vengo de otras ciudades
donde los colores son pálidos
y en las que una mujer, al caer la tarde,
regará las plantas del patio.
Alzo los ojos y los pierdo en el ubicuo azul.
Más allá están los árboles de Longfellow
y el dormido río incesante.
Nadie en las calles, pero no es un domingo.
No es un lunes,
el día que nos depara la ilusión de empezar.
No es un martes,
el día que preside el planeta rojo.
No es un miércoles,
el día de aquel dios de los laberintos
que en el Norte fue Odin.
No es jueves,
el día que ya se resigna al domingo.
No es un viernes,
el día regido por la divinidad que en las selvas
entreteje los cuerpos de los amantes.
No es un sábado.
No está en el tiempo sucesivo
sino en los reinos espectrales de la memoria.
Como en los sueños
detrás de las altas puertas no hay nada,
ni siquiera el vacío.
Como en los sueños,
detrás del rostro que nos mira no hay nadie.
Anverso sin reverso,
moneda de una sola cara, las cosas.
Esas miserias son los bienes
que el precipitado tiempo nos deja.
Somos nuestra memoria,
somos ese quimérico museo de formas inconstantes,
ese montón de espejos rotos.

Elogio de la sombra, 1969.

Jorge Luis Borges vouait une profonde admiration à Paul-Jean Toulet (1867-1920) et aux Contrerimes, « recueil paru dans les années vingt, qui l’enchantait et qu’il plaçait, avec certitude et constance au pinacle de la poésie française. » (Jean Pierre Bernés, Jorge Luis Borges : La vie commence…, Paris, Le Cherche Midi, 2010, pp. 48-49)

« Il y a aussi un poète français que j’aime beaucoup et je crois qu’il est presque oublié en France ou qu’on ne fait que l’étudier, par exemple, dans les histoires de la littérature, ce qui est une façon d’avoir disparu ou d’être mort, non, d’appartenir à l’histoire de la littérature. Et c’est un poète du Sud de la France, Toulet, […] moi, je savais beaucoup de ses Contrerimes par cœur […] » (Jorge Luis Borges, DVD 1, 1ère partie, entretien avec Jean-José Marchand)

Il pouvait réciter par coeur la première des Romances sans musique,

En Arles.

Dans Arle, où sont les Aliscans,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps

Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton coeur trop lourd;

Et que se taisent les colombes:
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes.

La cople 53 était la préférée de Jorge Luis Borges.

LIII

Voici que j’ai touché les confins de mon âge.
Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu,
Le temps passe et m’emporte à l’abyme inconnu,
Comme un grand fleuve noir, où s’engourdit la nage.

Coples. Les Contrerimes. NRF Poésie/Gallimard. 1979. Page 140.

Bertolt Brecht – Cécile Vargaftig

Lecture de En URSS avec Gide. Mon journal de Cécile Vargaftig. Arthaud, 2021.

Le livre reconstruit le voyage d’André Gide en URSS du 16 juin au 23 août 1936. “Le contemporain capital” est accompagné de Pierre Herbart, Eugène Dabit, Louis Guilloux, Jef Last et Jacques Schiffrin. Eugène Dabit meurt à l’hôpital de Sébastopol le 21 août 1936 (de scarlatine, de typhus exanthématique?). A son retour, Gide publie Retour de l’URSS (Gallimard, novembre 1936) dans lequel il dénonce le stalinisme. 150 000 exemplaires vendus en quelques semaines. « Que le peuple des travailleurs comprenne qu’il est dupé par les communistes, comme ceux-ci le sont aujourd’hui par Moscou » Retouches à mon « Retour de l’U.R.S.S. » paraît en juin 1937 et se veut une réponse aux critiques et aux injures dont Gide a été victime après la parution de son récit. « Du haut en bas de l’échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés l’un après l’autre. Peut-être l’armée rouge reste-t-elle un peu à l’abri ? Espérons-le ; car bientôt, de cet héroïque et admirable peuple qui méritait si bien notre amour, il ne restera plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes. »

Cécile Vargaftig, qui est aussi scénariste, est la fille du poète communiste Bernard Vargaftig (1934-2012), membre du PCF de 1951 à 1984 et proche de Louis Aragon. Elle se remémore l’histoire familiale et sa relation au père. En août 2009, Bernard Vargaftig, pris de bouffées délirantes, est interné d’abord trois semaines à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, puis transféré à l’hôpital psychiatrique de Montfavet-Avignon. Il est mort le 27 janvier 2012.

En URSS avec Gide est construit en brefs chapitres. Une cinquantaine de dates le rythment.

« Je crois que ce livre est né d’une collusion, dans mon esprit (…), de la folie de mon père et de la fiction communiste. »

“… et j’ai l’impression que c’est seulement aujourd’hui, en écrivant ce livre, que je peux enfin clore l’étrange dialogue de sourds que fut notre vie ensemble, avec nos différences et nos différends.”

” Aucune vie ne peut juger aucune autre vie. Aucun temps ne peut juger aucun autre temps.”

Deux critiques intéressantes sont parues récemment dans Le Monde des Livres (27 janvier 2021) et dans L’Humanité (4 février 2021):

https://www.lemonde.fr/livres/article/2021/01/27/en-urss-avec-gide-mon-journal-de-cecile-vargaftig-echos-toujours-sensibles-du-voyage-d-andre-gide-en-union-sovietique_6067810_3260.html

https://www.humanite.fr/la-chronique-litteraire-de-jean-claude-lebrun-cecile-vargaftig-y-voir-plus-clair-699686

Cécile Vargaftig évoque deux célèbres poèmes de Bertolt Brecht.

Bertolt Brecht. (Adolf Hoffmeister), 1961.

A ceux qui viendront après nous

I
Vraiment, je vis en de sombre temps!
Un langage sans malice est signe
De sottise, un front lisse
D’insensibilité. Celui qui rit
N’a pas encore reçu la terrible nouvelle.
Que sont donc ces temps, où
Parler des arbres est presque un crime
Puisque c’est faire silence sur temps de forfaits!
Celui qui là-bas traverse tranquillement la rue
N’est-il donc plus accessible à ses amis
Qui sont dans la détresse?
C’est vrai: je gagne encore de quoi vivre.
Mais croyez-moi: c’est pur hasard. Manger à ma faim,
Rien de ce que je fais ne m’en donne le droit.
Par hasard je suis épargné. (Que ma chance me quitte et je suis perdu.)
On me dit: mange, toi, et bois! Sois heureux d’avoir ce que tu as!
Mais comment puis-je manger et boire, alors
Que j’enlève ce que je mange à l’affamé,
Que mon verre d’eau manque à celui qui meurt de soif?
Et pourtant je mange et je bois.
J’aimerais aussi être un sage.
Dans les livres anciens il est dit ce qu’est la sagesse:
Se tenir à l’écart des querelles du monde
Et sans crainte passer son peu de temps sur terre.
Aller son chemin sans violence
Rendre le bien pour le mal
Ne pas satisfaire ses désirs mais les oublier
Est aussi tenu pour sage.
Tout cela m’est impossible:
Vraiment, je vis en de sombres temps!

II
Je vins dans les villes au temps du désordre
Quand la famine y régnait.
Je vins parmi les hommes au temps de l’émeute
Et je m’insurgeai avec eux.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
Mon pain, je le mangeais entre les batailles,
Pour dormir je m’étendais parmi les assassins.
L’amour, je m’y adonnais sans plus d’égards
Et devant la nature j’étais sans indulgence.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
De mon temps, les rues menaient au marécage.
Le langage me dénonçait au bourreau.
Je n’avais que peu de pouvoir. Mais celui des maîtres
Était sans moi plus assuré, du moins je l’espérais.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
Les forces étaient limitées. Le but
Restait dans le lointain.
Nettement visible, bien que pour moi
Presque hors d’atteinte.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.

III
Vous, qui émergerez du flot
Où nous avons sombré
Pensez
Quand vous parlez de nos faiblesses
Au sombre temps aussi
Dont vous êtes saufs.
Nous allions, changeant de pays plus souvent que de souliers,
A travers les guerres de classes, désespérés
Là où il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.
Nous le savons:
La haine contre la bassesse, elle aussi
Tord les traits.
La colère contre l’injustice
Rend rauque la voix. Hélas, nous
Qui voulions préparer le terrain à l’amitié
Nous ne pouvions être nous-mêmes amicaux.
Mais vous, quand le temps sera venu
Où l’homme aide l’homme,
Pensez à nous
Avec indulgence.

Poèmes – Tome 6. Poèmes d’exil, poèmes ne figurant pas dans des recueils, chansons et poèmes extraits des pièces (1941-1947).

Questions que se pose un ouvrier qui lit

Qui a construit Thèbes aux sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des rois.
Les rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Babylone, détruite plusieurs fois,
Qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons
De Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent ce soir-là les maçons ? Rome la grande
Est pleine d’arcs de triomphe. De qui
Les Césars ont-ils triomphé ? Byzance la tant chantée,
N’avait-elle pour ses habitants
Que des palais? Même en la légendaire Atlantide,
La nuit où la mer l’engloutit, ils hurlaient
Ceux qui se noyaient, ils appelaient leurs esclaves.

Le jeune Alexandre conquit les Indes.
Seul?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier?

Quand sa flotte fut coulée, Philippe d’Espagne
Pleura. Personne d’autre ne pleurait?
Frédéric II gagna la guerre de sept ans.
Qui, à part lui était gagnant?

À chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait?

Autant de récits,
Autant de questions.

Histoires d’almanach. 1949. Traduction de Maurice Régnault.

René Char – Georges Mounin

René Char et son chat. Céreste (Alpes-de-Haute-Provence), septembre 1941.

Je lis en ce moment avec intérêt la Correspondance 1943-1988 (Édition Gallimard, 2020) entre René Char et son premier exégète, Georges Mounin (de son vrai nom, Louis Leboucher 1910-1993).

À l’automne 1938, les deux hommes se rencontrent à L’Isle-sur-Sorgue (Vaucluse), ville natale du poète, où Louis Leboucher, militant communiste depuis 1934, a été nommé comme instituteur.

Les deux hommes se sentent proches pendant la guerre. Louis Leboucher a été affecté, à ce moment-là, à l’école primaire supérieure de La Tour-du-Pin (Isère) et leur échange de lettres est abondant malgré la clandestinité dans laquelle vit le résistant René Char et les dangers qu’il court. À la demande de celui-ci, il héberge le poète Gilbert Lély (1904-1985), futur éditeur et biographe du marquis de Sade, menacé par les lois antijuives. Plus tard, il cherche un abri pour la belle-mère du poète, madame Goldstein, elle aussi menacée.

À la fin de la guerre, l’ essai de Georges Mounin, Avez-vous lu Char?, paraît chez Gallimard (Collection Les Essais n°XXII) le 30 septembre 1946. Le recueil de René Char Feuillets d’Hypnos est publié chez le même éditeur le 24 mai 1946. L’oeuvre du poète de l’Isle-sur-Sorgue est reconnue dès lors à sa véritable place.

Leur amitié souffre plus tard, car Louis Leboucher reste longtemps un communiste stalinien fidèle à la ligne de Parti. De 1946 à 1958, il est professeur d’italien à l’École normale d’instituteurs d’Aix-en Provence. Il fait lire à Char Umberto Saba, dont il introduit la poésie en France, puis Eugenio Montale. Il se consacre à la linguistique à partir de 1958 et enseigne la linguistique générale et la sémiologie à l’université de Provence de 1961 à 1976.

La biographie de Georges Mounin peut être consultée dans le précieux Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social (Le Maitron) Mounin Georges, pseudonyme de Leboucher Louis, Julien. Né le 20 juin 1910 à Vieux-Rouen-sur-Bresle (Seine-Inférieure). Professeur; linguiste; membre du Parti communiste (1933-1980).

(Notice rédigé par Nicole Racine, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 30 novembre 2010.)

https://maitron.fr/spip.php?article123388

J’ai été un peu surpris par un passage de la lettre de Char à Mounin du 2 février 1945:

«Avez-vous lu L’Éternelle Revue. Il y a un admirable poème de Prévert: Complainte de Vincent, qui m’émeut beaucoup.» (page 130)

L’Éternelle Revue (1944-1945) est une revue créée dans la clandestinité par Paul Éluard. Elle sera dirigée par Louis Parrot («Une revue qui est de son temps comme on est d’un parti. Une revue qui est française comme on est universel ». 6 numéros seront publiés, dont 1 double, en 5 livraisons du n° 1 (décembre 1944) au n° 5-6 (avril 1946). Le poème de Prévert se trouve justement dans le premier numéro.

Amaury Nauroy, qui a établi l’édition de la Correspondance, précise en note: «Il n’est pas surprenant que le poème l’ait touché (ne serait-ce que ces vers: «L’enfant nue toute seule sans âge/ Regarde le pauvre Vincent/ Foudroyé par son propre orage.»

Jacques Prévert n’est plus aujourd’hui un poète à la mode. Beaucoup de ses poèmes sont un peu datés. Mais, Complainte de Vincent est un beau poème. Il évoque le séjour de quatorze mois de Van Gogh à Arles. Le peintre y arrive le 20 février 1888, après avoir passé deux ans à Paris. Il est à la recherche de chaleur, de lumière, de couleurs. Le 23 octobre, Paul Gauguin arrive à Arles. Les deux hommes vivent et peignent ensemble pendant deux mois. Le 23 décembre, sous le coup d’une violente crise, probablement signe précurseur de sa maladie, Van Gogh se tranche le lobe de l’oreille gauche. Après une seconde crise, en février 1889, il se fait volontairement interner à l’hôpital psychiatrique de Saint-Rémy-de-Provence le 8 mai 1889. Il mourra le 29 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise (Val d’Oise).

Complainte de Vincent (Jacques Prévert)
À Paul Éluard
À Arles où roule le Rhône
Dans l’atroce lumière de midi
Un homme de phosphore et de sang
Pousse une obsédante plainte
Comme une femme qui fait son enfant
Et le linge devient rouge
Et l’homme s’enfuit en hurlant
Pourchassé par le soleil
Un soleil d’un jaune strident
Au bordel tout près du Rhône
L’homme arrive comme un roi mage
Avec son absurde présent
Il a le regard bleu et doux
Le vrai regard lucide et fou
De ceux qui donnent tout à la vie
De ceux qui ne sont pas jaloux
Et montre à la pauvre enfant
Son oreille couchée dans le linge
Et elle pleure sans rien comprendre
Songeant à de tristes présages
L’affreux et tendre coquillage
Où les plaintes de l’amour mort
Et les voix inhumaines de l’art
Se mêlent aux murmures de la mer
Et vont mourir sur le carrelage
Dans la chambre où l’édredon rouge
D’un rouge soudain éclatant
Mélange ce rouge si rouge
Au sang bien plus rouge encore
De Vincent à demi mort
Et sage comme l’image même
De la misère et de l’amour
L’enfant nue toute seule sans âge
Regarde le pauvre Vincent
Foudroyé par son propre orage
Qui s’écroule sur le carreau
Couché dans son plus beau tableau
Et l’orage s’en va calmé indifférent
En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang
L’éblouissant orage du génie de Vincent
Et Vincent reste là dormant rêvant râlant
Et le soleil au-dessus du bordel
Comme une orange folle dans un désert sans nom
Le soleil sur Arles
En hurlant tourne en rond.

Paroles, 1946.

Allée dans les environs d’Arles. (Vincent Van Gogh) 1888.

Charles Baudelaire

Portrait gravé d’un poète français Charles Baudelaire (Felix Bracquemond), 1861.

Je trouve que l’hiver est long, long, bien trop long.

Je relis Baudelaire qui évoque un Paris réel, et puis un Paris imaginaire, féerique, onirique. Il crée son propre monde.

LXXXVI

Paysage

Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.

II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

Les Fleurs du Mal, édition de 1861.

Vue de toits, effet de neige (Gustave Caillebotte). 1878. Paris, Musée d’Orsay.

Pablo Picasso – Éva Gouel

Éva Gouel (Pablo Picasso). 1912.

J’ai lu ces dernières semaines deux livres de Philippe Sollers: Portraits de femmes (Flammarion, 2013. Folio n°5842, 2014) et L’éclaircie (Gallimard, 2012. Folio n°5605, 2013). Le personnage est brillant, mais son égocentrisme m’est insupportable. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un de ses livres. L’évocation d’Edouard Manet et de Pablo Picasso dans le premier est assez stimulante. Le second, plus centré sur la personne de l’auteur, m’est tombé des mains.

Cette lecture m’a poussé à faire quelques recherches sur Éva Gouel, la seconde compagne et le modèle de Pablo Picasso pendant sa période cubiste, de 1911 à 1915.

Éva Gouel est née en 1885 à Vincennes. Elle se fait appeler Marcelle Humbert. Elle vit depuis 1907 avec le peintre et graveur polonais Louis Marcoussis (Ludvik Markus 1878-1941) au 33 rue Delambre à Paris. Ils fréquentent le café L’Ermitage, boulevard de Rochechouart, rendez-vous des peintres et des amis de Picasso et de Fernande Olivier, sa compagne d’alors. Les deux couples se lient et se voient régulièrement. Ils se rendent ensemble chez Gertrude Stein, rue de Fleurus. Éva Gouel devient l’amante du peintre espagnol en octobre-novembre 1911. Pablo Picasso se sépare de Fernande Olivier début mai 1912 et se réfugie à Céret (Pyrénees Orientales) d’abord, à Sorgues (Vaucluse) ensuite.

Il fait apparaître sa nouvelle compagne Éva Gouel dans ses toiles cubistes, créées en communion avec Georges Braque, souvent sous forme d’une guitare ou d’un violon et en inscrivant “Ma jolie” ou “J’aime Éva”. Éva Gouel est le «grand amour» de Picasso, comme il en a encore jamais connu. Cette femme est l’antithèse de Fernande. Elle est menue, fine, discrète. «Marcelle est très gentille et je l’aime beaucoup et je l’écrirai sur mes tableaux.» (Lettre à Daniel-Henry Kahnweiler, 12 juin 1912). Ils s’installent ensemble en septembre 1912 au 242 boulevard Raspail, dans le quartier de Montparnasse, puis un an plus tard au 5 bis rue Schoelcher.

La Guerre brise cette période heureuse et très créative de Picasso. Ses amis peintres, André Derain et Georges Braque, sont au front. Celui-ci sera même gravement blessé le 11 mai 1915, puis trépané. Picasso est toujours heureux, mais Éva est malade. Son état empire rapidement. D’ordinaire, Picasso ne supporte pas que ses compagnes tombent malades. Son état s’aggrave au cours de l’été 1915. Éva entre dans une maison de santé, est opérée. («Pablo me gronde quand je lui dis que je ne crois pas voir l’année 1916.» (Lettre à son amie Joséphine de Haviland, 25 octobre 1915). La nature de la maladie d’Éva lui rappelle la mort de sa petite sœur, Conchita (née en 1887, morte à La Corogne le 10 janvier 1895. En 1935, il appellera sa fille Maya, María de la Concepción comme elle). Une part de sa répulsion totale de la maladie et de la mort vient sûrement de là.
Le 14 décembre 1915, Éva Gouel meurt de tuberculose, maladie à laquelle Picasso fait référence dans ses toiles sous le nom de L’Enfer. Son enterrement réunit autour de Pablo ses amis alors à Paris. Á la fin de sa vie, les larmes lui montaient encore aux yeux quand il parlait d’elle.

Pierre Daix, Le Nouveau Dictionnaire Picasso. Bouquins, Robert Laffont. 2012.

Ma jolie (Pipe, verre, as de trèfle, bouteille de Bass, guitare, dé) (Pablo Picasso), 1914. Berlin, Collection Berggruen.

André Schwarz-Bart 1928-2006

André Schwarz-Bart. vers 1959.

J’avais lu, il y a quelques années déjà, Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, Prix Goncourt 1959, premier roman français de fiction sur la Shoah.

« …Enfant juif dont les pères furent esclaves sous Pharaon avant de le redevenir sous Hitler » .

Abraham Szwarcbart (André Schwarz-Bart) est né à Metz (Moselle) le 23 mai 1928. Sa famille juive polonaise s’installe en 1924 dans le quartier du Pontiffroy à Metz. André a six frères et une soeur. Son père, Uszer Szwarcbart, a commencé en Pologne des études pour être rabbin, mais l’exil le contraint d’adopter le métier traditionnel de colporteur, requalifié en France sous le titre de «marchand forain». Il se fournit en bas et chaussettes qu’il revend sur les marchés (les foires), souvent avec l’aide d’André qui fait alors l’école buissonnière.

«Quand j’étais enfant, à Metz, l’école communale était le seul lieu où je parlais français. À la maison, nous nous exprimions en yiddish. Pas de livres, pas de musique, sauf les chants de la synagogue, mais c’était la religion pour moi, non la musique. Les livres, la musique appartenaient à mes yeux à un univers dont je ne faisais pas partie.» (Bulletin de l’Éducation nationale, 17/12/59)

Comme toute la population civile de Metz, situé dans un département frontalier, les Juifs sont évacués en avril 1940 et les Szwarcbart arrivent sur l’île d’Oléron (Charente-Maritime). Ils sont envoyés ensuite en Dordogne à St-Paul de Lizonne, à 34 km d’Angoulême. André apprend le métier d’ajusteur.

Son père (42 ans) est déporté par le convoi n° 8 du 20 juillet 1942 d’Angers vers Auschwitz. En avril c’est le tour de Jacob-Jacques (dit Jacky), son frère aîné, arrêté officiellement pour avoir enfreint le couvre-feu, mais aussitôt interné à Poitiers puis à Drancy d’où il est déporté par le convoi n°31 du 11 septembre 1942. Sa mère, (Luise Lubinsky, 40 ans), est déportée par le convoi n°47, en date du 11 février 1943 avec son fils (Bernard, moins d’un an) de Drancy vers Auschwitz. Aucun ne reviendra.

De nationalité française, les autres enfants sont abandonnés à eux-mêmes durant plusieurs mois. André a quatorze ans. Il devient chef de famille et travaille dans les fermes pour nourrir ses frères (Léon, 12 ans, Félix, 10, Armand, 8). C’est alors qu’il cesse de croire en Dieu. En octobre 1943, André entre dans l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE), les Jeunesses communistes et en même temps dans la Résistance (FTP-MOI), sous le nom d’André Chabard. Il réussit en novembre 1943 à faire sortir clandestinement ses trois frères du Centre de l’UGIF (Union Générale des israélites de France), l’asile Lamarck de Paris. Ils sont conduits en zone libre, à Lyon, chez leur tante Marie Slenzinski, sœur de Luise. En janvier 1944, c’est sa soeur Marthe, la plus jeune (6 ans), qu’il fait évader d’un autre centre de l’UGIF à Louveciennes . Tous les enfants de ce centre seront arrêtés le 22 juillet 1944 et déportés à Auschwitz.

Le résistant André Schwarz-Bart rejoint le maquis en mai 1944. Il est arrêté et torturé par la Milice à Limoges en mai 1944. Il s’évade en août 1944 et participe à la Libération de Limoges le 21 août. Bien que n’ayant pas encore 17 ans, il continuera à se battre jusqu’à sa blessure lors de l’assaut du fort de la Pointe de Grave le 15 avril 1945. À la fin de la guerre, sa bourse de résistant lui permet d’obtenir le baccalauréat et de commencer des études universitaires de Philosophie à la Sorbonne. Il découvre en 1946 Crime et Châtiment de Dostoïevski et sa vocation d’écrivain.

L’année 1951 marque un tournant pour le jeune communiste. L’Affaire Slansky éclate à Prague, en Tchécoslovaquie. Arrêté en novembre 1951, Rudolph Slansky, secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque fait l’objet d’un procès à grand spectacle. Il est exécuté le 3 décembre 1952 . Onze des quatorze accusés sont d’anciens résistants juifs. Pour André Schwarz-Bart, qui avait cru à l’idéal égalitaire du communisme, la déception est terrible. Il se rapproche alors des Étudiants juifs de France.

Il connaît un grand succès en 1959 avec Le dernier des Justes, transposition littéraire de la Shoah à travers le destin d’une famille juive de la première croisade jusqu’à Auschwitz. En 1961, il épouse Simone Brumant, étudiante guadeloupéenne de dix ans sa cadette. Il s’installe en Guadeloupe et travaille à un cycle romanesque devant couvrir sept volumes qu’il a prévu d’intituler La Mulâtresse Solitude. Il meurt le 30 septembre 2006 à Pointe-à-Pitre. Il est le père de Bernard Schwarz-Bart et de Jacques Schwarz-Bart, saxophoniste de jazz.

J’ai lu ces derniers jours le livre de Nous n’avons pas vu passer les jours de Simone Schwarz-Bart et Yann Plougastel (Grasset, 2019) dont sont tirées la plupart de ces informations. « À sa demande, et contrairement à la tradition juive, son corps a été incinéré, de façon à rejoindre en fumée sa mère, son père, ses deux frères, disparus dans les crématoriums d’Auschwitz.»

Charles Baudelaire – Gustave Flaubert

Charles Baudelaire avec estampes (Étienne Carjat) 1863.

LXV- Tristesses de la Lune (Charles Baudelaire)

Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse;
Ainsi qu’une beauté, sur de nombreux coussins,
Qui d’une main distraite et légère caresse
Avant de s’endormir le contour de ses seins,

Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
Et promène ses yeux sur les visions blanches
Qui montent dans l’azur comme des floraisons.

Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poète pieux, ennemi du sommeil,

Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,
Aux reflets irisés comme un fragment d’opale,
Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil.

Les Fleurs du Mal. 1857.

Flaubert et Baudelaire se connaissent et s’apprécient. Le premier remercie ainsi le poète le 13 juillet 1857 après avoir reçu Les Fleurs du Mal.

À CHARLES BAUDELAIRE
Croisset, 13 juillet 1857.
Mon cher Ami,
J’ai d’abord dévoré votre volume d’un bout à l’autre comme une cuisinière fait d’un feuilleton. et maintenant depuis huit jours je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement cela me plaît et m’enchante.
Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée à en craquer.
J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine.
Voici les pièces qui m’ont le plus frappé: le sonnet XVIII: La Beauté; c’est pour moi une œuvre de la plus haute valeur; — et puis les pièces suivantes: L’Idéal, La Géante (que je connaissais déjà), la pièce XXV:
“Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, “
Une charogne, Le Chat (p. 79), Le Beau Navire, À une dame créole, Spleen (p. 140), qui m’a navré, tant c’est juste de couleur! Ah! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. Je m’arrête dans mon énumération, car j’aurais l’air de copier la table de votre volume. Il faut que je vous dise pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la lune:
“ […] Qui d’une main distraite et légère caresse
Avant de s’endormir, le contour de ses seins […] “

et j’admire profondément le Voyage à Cythère, etc., etc.
Quant aux critiques, je ne vous en fais aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même dans un quart d’heure. J’ai, en un mot, peur de dire des inepties dont j’aurais un remords immédiat. Quand je vous reverrai, cet hiver, à Paris, je vous poserai seulement, sous forme dubitative et modeste, quelques questions.
En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre.
Encore une fois, mille remerciements du cadeau. Je vous serre la main très fort.
À vous.
Gustave Flaubert

Une semaine plus tard, Sainte-Beuve écrit à Baudelaire : « J’aime plus d’une pièce de
votre volume, ces Tristesses de la Lune, par exemple, joli sonnet qui semble de quelque
poète anglais contemporain de Shakespeare. »

Gustave Flaubert. 1867.

Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud mourant, dessiné par sa sœur Isabelle. 1891.

Phrases regroupe huit petits paragraphes tirés des Illuminations. Leur composition minutieuse montre bien qu’il ne s’agit pas là de notes éparses ou d’ébauches, mais d’une expérience nouvelle de forme brève en poésie. Le passage le plus connu est, bien sûr, le cinquième: portrait du poète en équilibriste… Rimbaud avait un frère et surtout deux soeurs : Vitalie (1858-1875), morte de tuberculose, et Isabelle (1860-1917). Arthur Rimbaud a assisté à l’enterrement de la première le crâne rasé, en signe de deuil. La seconde a été sa légataire universelle et a assisté à son agonie pendant la nuit du 9 au 10 novembre 1891 à l’hospice de la Conception de Marseille .

Phrases

Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai.
Qu’il n’y ait ici-bas qu’un vieillard seul, calme et beau, entouré d’un “luxe inouï”, — et je suis à vos genoux.
Que j’aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai.

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Quand nous somme très forts, — qui recule? très gais, – qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, – que ferait-on de nous?
Parez-vous, dansez, riez. — Je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre.

                           ---------------------

– Ma camarade, mendiante, enfant monstre! comme ça t’est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix! unique flatteur de ce vil désespoir.

[Phrases II]

Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l’air; — une odeur de bois suant dans l’âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?

                                  x x x

J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.

                                  x x x

Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?

                                  x x x

Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.

                                   x x x

Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l’ombre je vous vois, mes filles ! mes reines !
x x x

Illuminations, 1872-1875. Publication en 1886.

Isabelle Rimbaud (1860-1917) vers 1900.
Jeanne Rosalie Vitalie Rimbaud (1858-1875).