Arthur Rimbaud

Portrait d’Arthur Rimbaud, 1872. (Jean-Louis Forain)

Chanson de la plus haute tour

Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s’éprennent.

Je me suis dit : laisse,
Et qu’on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t’arrête,
Auguste retraite.

J’ai tant fait patience
Qu’à jamais j’oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.

Ainsi la prairie
A l’oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D’encens et d’ivraies
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.

Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n’a que l’image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l’on prie
La Vierge Marie ?

Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s’éprennent !

Mai 1872.

Le thème élégiaque de la jeunesse gâchée rappelle François Villon : “Je plaings le temps de ma jeunesse / Ouquel j’ay plus qu’autre gallé …”. Le poète stigmatise la stérilité de son existence pendant les années de bohème (août 70 à mai 72) : tout cela n’a mené à rien. Il déplore sa vie perdue alors qu’il n’a que dix-sept ans.

Arthur Rimbaud (Jean-Jacques Lefrère 1954-2015) Paris, éditions Fayard, 2001. Réédition Arthur Rimbaud. Biographie, avec une préface de Frédéric Martel, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2020.

Guillaume Apollinaire

Guillaume Apollinaire dans l’atelier de Picasso, 11 Boulevard de Clichy. Automne 1910.

Je reviens aux poèmes de Guillaume Apollinaire après la lecture un peu par hasard du livre de François Sureau (Ma vie avec Apollinaire. Gallimard, 2021) et de celui de Marion Augustin (Dans les pas de Guillaume Apollinaire. Gründ, 2018)

François Sureau a choisi de remonter le cours de la vie du poète et d’analyser ce qui fait le centre de son oeuvre: la mort, la vie, la guerre, les femmes, la France, l’étranger. « Je m’en remets, dans l’ordre profane, à Guillaume Apollinaire. J’ai fréquenté son école parce que j’ai compris très tôt que notre rencontre avait été décidée ailleurs ; que je pourrais apprendre de lui comment consentir sans faiblesse, m’attrister sans me perdre, chercher sans me décourager. »

Le livre de Marion Augustin est plutôt une biographie illustrée, très agréable à lire.

L’Avenir (Guillaume Apollinaire)

Soulevons la paille
Regardons la neige
Écrivons des lettres
Attendons des ordres

Fumons la pipe
En songeant à l’amour
Les gabions sont là
Regardons la rose

La fontaine n’a pas tari
Pas plus que l’or de la paille ne s’est terni
Regardons l’abeille
Et ne songeons pas à l’avenir

Regardons nos mains
Qui sont la neige
La rose et l’abeille
Ainsi que l’avenir

Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916), Mercure de France, 1918.

Guillaume Apollinaire écrit à Madeleine Pagès le 11 août 1915 : « Non, il ne faut pas voir de tristesse dans mon œuvre, mais la vie même, avec une constante et consciente volupté de vivre, de connaître, de voir, de savoir et d’exprimer.»

Le 2 mai 1918, Guillaume Apollinaire se marie avec Jacqueline Kolb, le jolie rousse éponyme du poème. L’épidémie de “grippe espagnole” l’emporte le 9 novembre 1918. Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise le 13 novembre.

Prague, Passage du Théâtre Archa. Buste de Guillaume Apollinaire. 2012.

Gustave Flaubert – Ivan Tourgueniev

Gustave Flaubert et Ivan Tourgueniev se rencontrent le 23 février 1863 à Paris, au dîner Magny, où se réunissent auteurs et critiques. Flaubert a 42 ans, Tourgueniev 45. Une amitié se noue entre ces deux géants (1m 85 et 1m 91). Ils s’écriront pendant dix-sept ans. Tourgueniev traduit Trois contes en russe. Il envoie aussi à Flaubert Guerre et Paix de Tolstoï, qui vient d’être traduit en français. Tourgueniev essaie de l’aider à la fin de sa vie. Il intervient auprès de Gambetta pour lui faire obtenir un poste à la Bibliothèque Mazarine, mais en vain.

En juillet 1877, Tourgueniev rapporte à son ami de Russie une très belle robe de chambre.

Flaubert, de Croisset, le remercie le 27 juillet 1877:
« Splendide !
J’en reste béant. Merci ! mon bon cher vieux ! Ça, c’est un cadeau !
Je vous aurais répondu plus vite si le chemin de fer apportait les paquets jusques ici ! Il n’en est rien, ce qui a fait 24 heures de retard, ou peut-être 36. Le chef de gare m’a écrit hier soir seulement.
Ce royal vêtement me plonge dans des rêves d’absolutisme – et de luxure! Je voudrais être tout nu, dedans, – et y abriter des Circassiennes !
– Bien qu’il fasse actuellement un temps d’orage et que j’aie trop chaud, je porte la susdite couverture – en songeant à l’utilité dont elle me sera cet hiver. Franchement vous ne pouviez me faire un plus beau don !
Je prépare la géologie de B. & P. [Bouvard et Pécuchet]. Et lundi je me remets à écrire. Quand j’aurai fini ce chapitre-là je pousserai un beau ouf (…)

PS. Décidément, je succombe sous le poids de votre magnificence. Je vais retirer la robe de chambre.
Quel est son nom indigène ? et sa patrie ? Boukhara, n’est-ce pas ? »

Tourgueniev envoie plus tard à Croisset du saumon et du caviar.

Flaubert lui écrit le 28 décembre 1879:

« Hier soir, j’ai reçu la boîte. Le saumon est magnifique, mais le caviar me fait pousser des cris de volupté.
Quand en mangerons-nous ensemble ? Je voudrais que vous fussiez parti et revenu. Là-bas, au moins, écrivez-moi.
Ce soir, il a l’air de dégeler. Serait-ce vrai ?
Quant au roman de Tolstoï, faites-le remettre chez ma nièce. Commanville me l’apportera.
Tout à vous, mon cher vieux.
Votre VIEUX
vous embrasse

Dimanche soir.

Croisset, Mardi soir 6 janvier 1880

Merci ! Trois fois merci !
Ô S[ain]t Vincent de Paul des Comestibles ! Ma parole d’honneur ! Vous me traitez en bardache ! C’est trop de friandises.
Eh bien, sachez que, le caviar, je le mange à peu près sans pain, comme des confitures.
————————–
Quant au roman, ses trois volumes m’effraient – trois volumes, maintenant, en dehors de mon travail, c’est rude. N’importe, je vais m’y mettre. Comme à la fin de la semaine prochaine je compte avoir terminé mon chapitre (!!!) avant de commencer l’autre, ce sera une distraction.
Quand partez-vous, ou plutôt quand revenez-vous ? C’est bête de s’aimer comme nous faisons et de se voir si peu.
Je vous embrasse.
Votre vieux

Croisset, mercredi 21 janvier 1880.

Deux mots seulement, mon bon cher vieux.
1° Quand partez-vous ? ou plutôt non : quand revenez-vous ? – Êtes-vous moins inquiet sur les conséquences de votre voyage ?
2° Merci de m’avoir fait lire le roman de Tolstoï. C’est de premier ordre ! Quel peintre et quel psychologue ! Les deux premiers volumes sont sublimes. Mais le 3e dégringole affreusement. Il se repète ! et il philosophise ! – Enfin on voit le monsieur, l’auteur, et le Russe, tandis que jusque-là on n’avait vu que la Nature et l’Humanité. – Il me semble qu’il a parfois des choses à la Shakespeare ? – Je poussais des cris d’admiration pendant cette lecture – et elle est longue !
Parlez-moi de l’auteur. Est-ce son premier livre ? En tout cas il a des boules ! Oui ! C’est bien fort ! bien fort!
———————————–
J’ai fini ma Religion et je travaille au plan de mon dernier chapitre : l’éducation.
———————————–
Ma nièce est venue passer ici trois jours pleins. – Elle est repartie ce matin, – Et elle gémit sur l’abandon où la laisse notre grand ami, le grand Tourgueneff
que j’embrasse tendrement.
Son vieux

Flaubert meurt le 8 mai 1880 à 58 ans. Tourgueniev se trouve en Russie. A son retour, C’est lui que Maupassant charge de la publication posthume de Bouvard et Pécuchet. Il collecte aussi de l’argent pour faire ériger un monument à la mémoire de son ami. Il meurt le 3 septembre 1883 à Bougival, à 64 ans

Alphonse Daudet peint ainsi l’union des deux écrivains.
« Il y avait un lien, une affinité de naïve bonté entre ces deux natures géniales. Flaubert, hâbleur, frondeur, Don Quichotte, avec sa voix de trompette aux gardes, la puissante ironie de son observation, ses allures de Normand de la conquête, est bien la moitié virile de ce mariage d’âmes. Mais qui donc, dans cet autre colosse aux sourcils d’étoupe, aux méplats immenses, aurait deviné la femme, cette femme à délicatesses aiguës que Tourgueniev a peinte dans ses livres, cette Russe nerveuse, alanguie, passionnée, endormie comme une Orientale, tragique comme une force en révolte ? »

Datcha d’Ivan Tourgueniev à Bougival, aujourd’hui Musée Ivan-Tourgueniev.

Robert Desnos

Portrait de Robert Desnos (Ernest Pignon-Ernest), 2008.

Biographie de Robert Desnos dans le Maitron. Notice DESNOS Robert, Pierre [Pseudonymes dans la clandestinité : VALENTIN ; Valentin GUILLOIS ; CANCALE ; Lucien GALLOIS ; Pierre ANDIER] par Renaud Poulain-Argiolas, version mise en ligne le 3 décembre 2020, dernière modification le 6 décembre 2020.

https://maitron.fr/spip.php?article234637

(…) Tu diras au revoir pour moi à la petite fille du pont
à la petite fille qui chante de si jolies chansons
à mon ami de toujours que j’ai négligé
à ma première maîtresse
à ceux qui connurent celle que tu sais
à mes vrais amis et tu les reconnaîtras aisément
à mon épée de verre
à ma sirène de cire
à mes monstres à mon lit
Quant à toi que j’aime plus que tout au monde
Je ne te dis pas encore au revoir
Je te reverrai.
Mais j’ai peur de n’avoir plus longtemps à te voir. (…)

Siramour. Paru dans la revue Commerce, été 1931. Fortunes, Éditions Gallimard. 1942.

L’Épitaphe

J’ai vécu dans ces temps et depuis mille années
Je suis mort. Je vivais, non déchu mais traqué.
Toute noblesse humaine étant emprisonnée
J’étais libre parmi les esclaves masqués.

J’ai vécu dans ces temps et pourtant j’étais libre.
Je regardais le fleuve et la terre et le ciel.
Tourner autour de moi, garder leur équilibre
Et les saisons fournir leurs oiseaux et leur miel.

Vous qui vivez qu’avez-vous fait de ces fortunes ?
Regrettez-vous les temps où je me débattais ?
Avez-vous cultivé pour des moissons communes ?
Avez-vous enrichi la ville où j’habitais ?

Vivants, ne craignez rien de moi, car je suis mort.
Rien ne survit de mon esprit ni de mon corps.

Contrée. 1944.

1987.

Charles Cros 1842 – 1886

Les Hommes d’aujourd’hui, n°335 (1888). Caricature de Charles Cros par Manuel Luque ( Paris, Musée Carnavalet).

Je finis de lire les poèmes de Charles Cros. L’édition Garnier-Flammarion de 1979 regroupe Le Coffret de santal et Le Collier de griffes (Présentation de Louis Forestier). Elle est bien faite et très utile. Je la préfère aux deux tomes de la collection Poésie/Gallimard (Le Coffret de santal. N°78. 1972. Le Collier de griffes. N°79. 1972. Préface d’Hubert Juin.)
Le tome de la Pléiade (n°221) est épuisé depuis longtemps. (Charles Cros-Tristan Corbière. Oeuvres complètes, 1970. Édition de Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer avec la collaboration de Francis F. Burch)
Charles Cros fut une figure majeure de la bohème parisienne des années 1870-1880. Animateur de revues et de cercles littéraires, il côtoya Paul Verlaine, Arthur Rimbaud, Germain Nouveau, Villiers de l’Isle-Adam, Jules Laforgue, Alphonse Allais. Compagnon d’absinthe de Verlaine, il alla avec lui en octobre 1871, à la gare de l’Est (appelée encore à l’époque la gare de Strasbourg), attendre Rimbaud à la descente du train de Charleville. Il le logea quinze jours chez lui dans le logement qu’il partageait avec le peintre Michel Eudes, dit de L’Hay, au 13 rue Séguier (Paris, VI). Cros et Rimbaud se brouillèrent parce que celui-ci avait déchiré, dans un but hygiénique, des pages d’une revue où figuraient des poèmes de son hôte.
De son vivant, Charles Cros ne fit paraître qu’un seul recueil, Le Coffret de santal (1873. 74 poèmes. Paris, Lemerre. Nice, Gay et fils. 500 exemplaires. L’ édition sera augmentée en 1879. Maison Tresse. 114 poèmes). Les textes du Collier de griffes furent publiés ensemble pour la première fois chez Stock en 1908, après sa mort. Il était l’ami d’Edouard Manet (1832-1883) qui peindra la maîtresse de Cros, Nina de Villard (1843-1884, La Dame aux éventails). Il se partagea entre la science, la littérature et l’alcool.

La dame aux éventails (Nina de Callias), (Édouard Manet) 1873. Paris, Orsay.


Ses poèmes fascinèrent les surréalistes, de Louis Aragon à René Char, en passant par André Breton, qui écrivit dans son Anthologie de l’humour noir : « Le pur enjouement de certaines parties toutes fantaisistes de son œuvre ne doit pas faire oublier qu’au centre des plus beaux poèmes de Charles Cros un revolver est braqué. »

Cinq poèmes de ce génial inventeur (phonographe, télégraphe automatique, photographie des couleurs):

Tsigane

Dans la course effarée et sans but de ma vie
Dédaigneux des chemins déjà frayés, trop longs,
J’ai franchi d’âpres monts, d’insidieux vallons.
Ma trace avant longtemps n’y sera pas suivie.

Sur le haut des sommets que nul prudent n’envie,
Les fins clochers, les lacs, frais miroirs, les champs blonds
Me parlent des pays trop tôt quittés. Allons,
Vite ! Vite ! en avant. L’inconnu m’y convie.

Devant moi, le brouillard recouvre les bois noirs.
La musique entendue en de limpides soirs
Résonne dans ma tête au rythme de l’allure.

Le matin, je m’éveille aux grelots du départ,
En route ! Un vent nouveau baigne ma chevelure,
Et je vais, fier de n’être attendu nulle part.

Le coffret de santal, 1879.

Heures sereines

                      A Victor Meunier

J’ai pénétré bien des mystères
Dont les humains sont ébahis :
Grimoires de tous les pays,
Êtres et lois élémentaires.

Les mots morts, les nombres austères
Laissaient mes espoirs engourdis ;
L’amour m’ouvrit ses paradis
Et l’étreinte de ses panthères.

Le pouvoir magique à mes mains
Se dérobe encore. Aux jasmins
Les chardons ont mêlé leurs haines.

Je n’en pleure pas ; car le Beau
Que je rêve, avant le tombeau,
M’aura fait des heures sereines.

Le coffret de santal, 1879.

Hiéroglyphe

J’ai trois fenêtres à ma chambre :
L’amour, la mer, la mort,
Sang vif, vert calme, violet.

Ô femme, doux et lourd trésor !

Froids vitraux, cloches, odeurs d’ambre.
La mer, la mort, l’amour,
Ne sentir que ce qui me plaît…

Femme, plus claire que le jour !

Par ce soir doré de septembre,
La mort, l’amour, la mer,
Me noyer dans l’oubli complet.

Femme ! Femme ! cercueil de chair !

Le collier de griffes, 1908.

Je suis un homme mort depuis plusieurs années ;
Mes os sont recouverts par les roses fanées.

Le collier de griffes, 1908.

Testament

Si mon âme claire s’éteint
Comme une lampe sans pétrole,
Si mon esprit, en haut, déteint
Comme une guenille folle,

Si je moisis, diamantin,
Entier, sans tache, sans vérole,
Si le bégaiement bête atteint
Ma persuasive parole,

Et si je meurs, soûl, dans un coin
C’est que ma patrie est bien loin
Loin de la France et de la terre.

Ne craignez rien, je ne maudis
Personne. Car un paradis
Matinal, s’ouvre et me fait taire.

Le collier de griffes, 1908.

René Char – Charles Cros 1842-1888 II

Portrait analogique de René Char (Victor Brauner), 1950.

Les Grands astreignants, selon René Char, sont ceux et celles qui vous contraignent à moins de médiocrité, et vous montrent la voie d’une vie plus dense et plus pure. Pour lui, Charles Cros en faisait partie.

Charles Cros (René Char)

C’est une joie de mettre un moment sa main dans celle de ce fin compagnon du crépuscule, de ce dévaleur de pentes chimériques au bas desquelles vous attend sur les lèvres d’un amour non fredonné le poème impromptu de la vaillance mélancolique. L’honnêteté de Cros, le mot qui tend à l’exprimer parfument les abords de la serre noire où se déchiquette Rimbaud. Il arrive qu’une geôle de minuit affleure en larme de sang sur le mordoré de ce regard qu’un souhaiterait longtemps tenir dans le sien pour se découvrir inspiré sans se sentir novice. Cros, c’est la glissière de la tendresse répartie sur le houblon du rempart où notre condition, dans ses meilleurs jours, nous permet d’accéder, seulement là, à mi-corps, une moitié bleue, l’autre partie mortelle.

Recherche de la base et du sommet, Gallimard, 1971. III. Grands astreignants ou la conversation souveraine.

René Char a enregistré le poème de Charles Cros, À ma femme endormie en 1989. Il est disponible sur le CD Poèmes (Gallimard).

https://www.youtube.com/watch?v=AsHkMLwRVeU

À ma femme endormie (Charles Cros)

Tu dors en croyant que mes vers
Vont encombrer tout l’univers
De désastres et d’incendies;
Elles sont si rares pourtant
Mes chansons au soleil couchant
Et mes lointaines mélodies.

Mais si je dérange parfois
La sérénité des cieux froids,
Si des sons d’acier et de cuivre
Ou d’or, vibrent dans mes chansons,
Pardonne ces hautes façons,
C’est que je me hâte de vivre.

Et puis tu m’aimeras toujours.
Éternelles sont les amours
Dont ma mémoire est le repaire ;
Nos enfants seront de fiers gas
Qui répareront les dégâts,
Que dans ta vie a fait leur père. *

Ils dorment sans rêver à rien,
Dans le nuage aérien
Des cheveux sur leurs fines têtes ;
Et toi, près d’eux, tu dors aussi,
Ayant oublié le souci
De tout travail, de toutes dettes.

Moi je veille et je fais ces vers
Qui laisseront tout l’univers
Sans désastre et sans incendie ;
Et demain, au soleil montant
Tu souriras en écoutant
Cette tranquille mélodie.

Ce poème a paru pour la première fois, après la mort du poète, dans Vers et prose, de septembre-novembre 1907.

Le collier de griffes, 1908.

* Charles Cros a eu deux fils, Guy Charles Cros (1879-1956) et René (1880-1898). Son fils aîné, poète lui-même se voua à faire connaître les œuvres de son père.

Ce volume de La Pléiade, publié en 1970, et qui regroupait les Oeuvres complètes de Charles Cros et de Tristan Corbière est aujourd’hui épuisé.

Robert Desnos – Théodore Fraenkel – Jean Carrive

Fin du confinement léger. Je peux aller dans le Quartier Latin après une visite médicale à Paris. Á la librairie Compagnie, j’achète L’Étoile de Mer. Jean Carrive, André Breton, Robert Desnos, Pierre Picon et Simone Kahn. 1923. Une correspondance surréaliste. J’avais dans ma bibliothèque Théodore Fraenkel. L’ami de Robert Desnos. Lettres et documents inédits (1917-1952). Premier mai: je lis ou relis les deux petits recueils.

L’Étoile de Mer

Après avoir publié un bulletin ronéoté, le Bonjour de Robert Desnos, l’Association des Amis de Robert Desnos publie chaque année depuis 1996 un cahier Robert Desnos, L’Étoile de Mer, dirigé par Thomas Simonnet.
Ces cahiers, offerts et destinés aux membres de l’association, peuvent également être commandés au siège au prix de 10 euros le numéro. Attention, certains numéros sont épuisés.

Numéro 1 : Robert Desnos et Paris (1996).
Numéro 2 : Robert Desnos et les enfants (1997).
Numéro 3 : Robert Desnos et la scène (1998).
Numéro 4 : Youki et Robert Desnos (1999).
Numéro 5 : Robert Desnos, journaliste à Aujourd’hui (2000).
Numéro 6 : Robert Desnos et les Étoiles (2001).
Numéro 7 : Desnos / Hugo (2002).
Numéro 8 : Desnos / Breton, archives de la rue Fontaine, nouvelles acquisitions de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (2004).
Numéro 9 : Desnos et Barral, autour du film La belle saison est proche (2005).
Numéro 10 : Théodore Fraenkel, l’ami de Robert Desnos. Lettres et documents inédits, 1917-1952 (2006).

En 2008, L’Étoile de Mer a ouvert une nouvelle série :
Numéro 1 : Desnos et les Milhaud (2008).
Numéro 2 : La Liberté ou l’amour ! et ses traductions (2010).
Numéro 3 : Robert Desnos / Annie Le Brun « De l’érotisme » (2011).
Numéro 4 : Robert Desnos et ses fantômes (2012).
Numéro 5 : Robert Desnos, Images (2014).
Numéro 6: Robert Desnos et la guerre (2015).

En 2016-2017, exceptionnellement, la revue L’Etoile de Mer cède le pas à une très belle parution aux éditions des Cendres, Pour Denise. L’ouvrage rassemble deux poèmes de Robert Desnos, adressés à ” Denise aux yeux clairs dont les regards m’émeuvent”.
Derrière ces deux poèmes se cache une femme hors du commun et pourtant bien peu connue: Denise Naville, traductrice de Hölderlin, Clausewitz et Celan, entre autres…
Une personnalité hors normes à redécouvrir au fil des mots du poète, dans un ouvrage précieux.

Éditions des Cendres 8 rue des Cendriers 75020 PARIS tél : 01 43 49 31 80 editionsdescendres@gmail.com
Numéro 7 : Robert Desnos, Poétique et mathématiques (2018).
Numéro 8 : Robert Desnos et A à Zèbre (2019).
Numéro 9 : Jean Carrive, André Breton, Robert Desnos, Pierre Picon et Simon Kahn, 1923, Une correspondance surréaliste.

Robert Desnos et le journaliste Jesús Ortega à la terrasse des Deux Magots. 1929.
  • Robert Desnos a fait de Théodore Fraenkel dès 1932 son exécuteur testamentaire. En 1945, celui-ci va s’employer selon les volontés de son ami à aider Youki (Lucienne Badoud 1903-1966) autant qu’il le peut. http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/23/theodore-fraenkel-1896-1964/
  • http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/25/theodore-fraenkel-aragon/
  • Jean Carrive (1905-1963) fut un surréaliste jeune et discret. Élève au lycée Montaigne de Bordeaux, il prépare le baccalauréat et le concours général en pleine révolte adolescente. il s’intéresse à la revue Littérature dès 1922 et entreprend une correspondance avec André Breton et Robert Desnos dès février 1923. En août 1923, il échappe à la surveillance de sa famille protestante (son père est professeur d’histoire au lycée de Bordeaux et disciple de Péguy) et fait un court voyage à Paris où il voit les deux poètes surréalistes. Cette rencontre tourne court, mais Breton lui écrit le 10 septembre 1930: “Nous avons le temps de nous reconnaître.” En 1924, il figure dans le Manifeste du surréalisme parmi les dix-neuf adeptes qui “ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU”. Sa signature figure au bas de plusieurs déclarations du groupe. Il n’a jamais été publié dans Littérature ou la Révolution surréaliste. André Breton l’exclut en 1929. Jean Carrive est dès le lycée ami avec Pierre Picon (né le 31 décembre 1906), frère de Gaëtan Picon (1915-1976). Il lui fait partager sa passion de la littérature. Ils envoient des poèmes surréalistes à Robert Desnos, mais ils ne sont pas publiés (Destinée des algues et Pont des virgules). Pierre Picon sera reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1930 et enseignera au Lycée Charles et Adrien Dupuy du Puy-en-Velay.

Jean Carrive part poursuivre ses études en Allemagne. Il se passionne pour Rainer Maria Rilke, après avoir épousé Charlotte Behrendt à Breslau en 1934. Il mène ses travaux de traduction (Rilke, Kafka, les théologiens germanophones) avec cette jeune femme, fille d’architecte allemande d’origine juive. ils ont amis avec Pierre Klossowski et son frère Balthus, Monny de Boully et Pierre Leiris. Après la guerre, Charlotte devient professeur de langue et littérature allemandes à l’Université de Bordeaux. Pierre Klossowski prononce l’oraison funèbre de Jean Carrive le 21 janvier 1963.

http://www.ajpn.org/personne-Jean-Carrive-7778.html

Poème de Jean Carrive, copié de la main de Robert Desnos et conservé dans les archives d’André Breton. Destiné à Littérature, n°11-12, il n’a pas été retenu.

René Char – Nicolas de Staël

Je relis L’éclair au front. La vie de René Char, la biographie de Laurent Greilsamer publiée cher Fayard en 2004.

Je m’intéresse particulièrement aux rapports entre le poète et Nicolas de Staël. En février 1951, René Char rencontre le peintre au domicile de celui-ci, 7 rue Gauguet (Paris, XIV), par l’intermédiaire de Georges Duthuit (1891-1973), historien d’art et critique, gendre d’Henri Matisse.
Une profonde amitié entre les deux hommes commence alors. En novembre 1951, paraît Poèmes, recueil illustré de quatorze bois et d’une lithographie du peintre. René Char a choisi pour répondre aux gravures du peintre treize poèmes en prose, issus du Poème pulvérisé, paru en 1947. Le livre est exposé avec succès à la galerie Jacques Dubourg. C’est le début d’une large reconnaissance de l’ œuvre du peintre.

Son besoin de lumière pousse Nicolas de Staël vers le sud. Il passe l’été 1953 avec sa famille, à Lagnes (Vaucluse). Il se lie d’amitié avec les Mathieu, grands amis de René Char, qui exploitent la propriété agricole des Grands Camphoux. Il rencontre leur fille, Jeanne Polge-Mathieu. Elle est mariée, a deux enfants. Il en tombe amoureux fou (« Jeanne est venue vers nous avec des qualités d’harmonie d’une telle vigueur que nous en sommes encore tout éblouis. Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain.», écrit-il à René Char.) Elle devient sa muse et son modèle. Il reste seul à Lagnes après avoir renvoyé sa famille à Paris. Fin novembre 1953, Staël achète une ancienne maison fortifiée à Ménerbes, Le Castelet.

En septembre 1954, il s’installe à Antibes. L’amant tourmenté aime plus qu’il n’est aimé : avec Jeanne, l’histoire se révèle impossible. Elle finit par rompre.

Les années 1950-1955 sont marquées pour René Char par de dures épreuves. Il perd sa mère (Marie-Thérèse Rouget) le 27 juin 1951. Après cette disparition, le poète et sa sœur Julia souhaitent préserver la demeure familiale, les Névons, mais son frère Albert et sœur Émilienne exigent une vente aux enchères. Elle se déroule le 26 octobre 1955. La propriété est vendue et détruite.

La rupture avec Jeanne désespère Nicolas de Staël. Le 15 mars 1955, il absorbe un flacon de véronal, mais vomit et le barbiturique ne peut agir. Le lendemain, il brûle dans la cheminée des papiers. La nuit tombée, il sort de son atelier et monte l’escalier qui mène à la terrasse de l’immeuble. De là, on voit la mer et le Fort carré au bout de la rade. Nicolas de Staël se jette dans le vide et s’écrase en contrebas, rue du Revely, une ruelle sombre et déserte. Il a 41 ans.

René Char ne comprend pas cet acte. « La folie est bien la plus atroce des maladies. J’en étouffe. »
« Je suis dynamité…Partagé entre une colère immense et une pitié infinie. Je me suis attendu à bien des folies, mais pas tout fait à celle-là qui détruit d’un coup tant de personnes ! […] Dieu de Dieu, comment l’enfer peut-il venir nous raser là où nous sommes et ensuite s’en aller, se retirer avec la prise qui lui convient ? Et moi qui plaisantais ce loup des steppes, moi qui avais cru à un ruisseau avec cette petite pluie de Saint-Rémy, et voilà un torrent qui emporte tout ! Énigme du coeur humain ! Là où j’avais vu un « pavillon de chasse » avec rendez-vous clandestin pour quelque libertinage, lui voyait un château fort, et une dame à demeure installée, la propriété exclusive, les divorces et les remariages…» «…Ce qui importe, c’est son œuvre en fin de compte. Elle est très belle souvent, frappée du marteau des lueurs. Une royauté fracassée s’y laisse apercevoir. » (Lettre à Ciska Grillet, peintre et amie des deux artistes)

Le Fort Carré d’Antibes. 1955. Antibes, Musée Picasso.

Trois textes de René Char sur Nicolas de Staël:

Bois de Staël

Je lisais récemment dans un journal du matin que des explorateurs anglais avaient photographié sur l’un des versants extrêmes de l’Himalaya, puis suivi, pendant plusieurs kilomètres, les empreintes de pieds, de pas plutôt, dans la croûte neigeuse, d’un couple d’êtres dont la présence, en ce lieu déshérité, était invraisemblable et incompréhensible. Empreintes dont le dessin figurait un pied nu d’homme, énorme, muni d’orteils et d’un talon. Ces deux passants des cimes, qui avaient ce jour-là, marqué pour d’autres leur passage, n’avaient pu toutefois être aperçus des explorateurs. Un guide himalayen assura qu’il s’agissait de l’Homme des Neiges, du Yéti. Sa conviction et son expérience en admettaient l’existence fabuleuse.
Même si j’écoute l’opinion raisonnable d’un savant du Muséum qui, consulté, répond que les empreintes pourraient être celles d’un plantigrade ou quadrumane d’une rare espèce, grand parcoureur de solitudes, les bois que Nicolas de Staël a gravés pour mes poèmes (pourtant rompus aux escalades et aux sarcasmes) apparaissent pour la première fois sur un champ de neige vierge que le rayon de soleil de votre regard tentera de faire fondre.
Staël et moi, nous ne sommes pas, hélas, des Yétis ! Mais nous approchons quelquefois plus près qu’il n’est permis de l’inconnu et de l’empire des étoiles.

Écrit pour l’exposition de l’ouvrage Poèmes de René Char à la galerie Jacques Dubourg, 126, boulevard Haussmann à Paris. 12 décembre 1951.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Nicolas De Staël

Le champ de tous est celui de chacun, trop pauvre, momentanément abandonné.
Nicolas de Staël nous met en chemise et au vent la pierre fracassée.
Dans l’aven des couleurs, il la trempe, il la baigne, il l’agite, il la fronce.
Les toiliers de l’espace lui offrent un orchestre.

Ô toile de rocher, qui frémis, montrée nue sur la corde d’amour !
En secret un grand peintre va te vêtir, pour tous les yeux, du désir le plus entier et le moins exigeant.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Il nous a dotés…

Le “printemps” de Nicolas de Staël n’est pas de ceux qu’on aborde et qu’on quitte, après quelques éloges, parce qu’on en connaît le rapide passage, l’averse tôt chassée. Les années 1950-1954 apparaîtront plus tard, grâce à cette œuvre, comme des années de “ressaisissement” et d’accomplissement par un seul à qui il échut d’exécuter sans respirer, en quatre mouvements, une recherche longtemps voulue . Staël a peint. Et s’il a gagné de son plein gré le dur repos, il nous a dotés, nous, de l’inespéré, qui ne doit rien à l’espoir.

Publié le 9 mars 1965 dans le Nouvel Observateur sous le titre Témoignage.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

René Char – Pierre Reverdy

Lecture et relecture des poèmes de Pierre Reverdy. Trois beaux volumes en Poésie/Gallimard: Plupart du temps 1915-1922. 1969. n°230. Main d’oeuvre 1913-1949. 2000. n°342. Sable mouvant. Au soleil du plafond. La liberté des mers suivi de Cette émotion appelée poésie. 2003. n°379.

J’ai ressorti aussi la très bonne anthologie, publiée en 1989 dans la collection “Orphée” des éditions de La Différence. Elle fut établie par Claude-Michel Cluny et présentée par Gil Jouanard, écrivain décédé à Avignon le 25 mars 2021.

J’ai relu aussi le texte de René Char La Conversation souveraine qui comme André Breton plaçait très haut Pierre Reverdy.

La conversation souveraine

Quelle que soit la place qu’occupent dans les époques les grands mouvements littéraires, l’empreinte ambitieuse qu’ils se proposent de laisser dans la connaissance et dans la sensibilité de leur temps est mince, leur force agissante est mesurée, leur rayonnement semble s’éteindre avec le crépuscule qui les suit. Non sans injustice souvent. Le seul et influent débat engagé l’est alors entre deux ou trois des fortes personnalités contemporaines de ces mouvements, soit qu’elles aient marqué le pas, un moment, auprès d’eux, soit qu’elles les aient en apparence ignorés. La postérité manque d’amour pour les brigades.
Le scintillement de l’être Hölderlin finit par aspirer le spectre pourtant admirable du romantisme allemand. Nerval et Baudelaire ordonnent le romantisme français entrouvert par Vigny et gonflé par Hugo. Rimbaud règne, Lautréamont lègue. Le fleuret infaillible du très bienveillant Mallarmé traverse en se jouant le corps couvert de trop de bijoux du symbolisme. Verlaine s’émonde de toutes ses chenilles : ses rares fruits alors se savourent. Enfin Apollinaire, le poète Guillaume Apollinaire trouve, en son temps, la hauteur interdite à tout autre que lui, et trace la nouvelle voie lactée entre le bonheur, l’esprit et la liberté, triangle en exil dans le ciel de la poésie de notre siècle tragique, tandis que des labeurs pourtant bien distincts, en activité partout, se promettent d’établir, avec de la réalité éprouvée, une cité encore jamais aperçue sous l’emblème de l’amant de la lyre.
Chaque jour pour nous dans le bloc hermétique qu’est Paris, Guillaume Apollinaire continue à percer des rues royales où les femmes et les hommes sont des femmes et des hommes au coeur transparent.
Encore que sur la périphérie, à l’emplacement des anciennes carrières, se tienne, économe comme le lichen, un poète sans fouet ni miroir, que pour ma part je lui préfère : Pierre Reverdy. Celui-ci dit les mots des choses usagères que les balances du regard ne peuvent avec exactitude peser et définir. Leur mouvement dépourvu de sommation continuellement nous ramène aux trois marches d’escalier d’une maison aux lampes douces, gravies un soir de pluie par ce convive essentiel. Trop souffrant ou trop averti pour reprendre le chemin du coteau en torrent où opèrent des voix peut-être plus passionnées, plus variées, mais moins sincères que la sienne, il n’a plus quitté son hôte, bien que vivant en mauvaise intelligence avec lui. Nul n’a mieux timbré l’enveloppe inusable dans laquelle voyage, attrition de la réalité et de son revers, la parole qui penche pour le poème, et à l’instant de la déchirure, le devient.
Reconnaissance à Guillaume Apollinaire, à Pierre Reverdy (1) , au privilégié lointain Saint-John Perse, à Pierre Jean Jouve, à Artaud détruit, à Paul Éluard.

1953

(1) 1960. Á Luc Decaunes.
C’est l’année de la faux basse, filante et rase, jusqu’aux racines. La mort de Reverdy m’a beaucoup attristé. J’ai dit, il y a quelques années, dans un texte, La Conversation souveraine, ma gratitude pour Reverdy. La circonstance funèbre, aujourd’hui, reste au-dessous, presque en arrière de ce qui fut écrit une fois, par un beau et grand temps d’essor, de saisissement.

Recherche de la base et du sommet. III. Grands astreignants ou La Conversation souveraine. Première édition 1955. Collection Poésie/Gallimard n° 77. 1971.

J’aime beaucoup le recueil de Pierre Reverdy Ferraille, de 1937 .

Pierre Reverdy (Juan Gris)

Cascade (Pierre Reverdy)

Á la rencontre des froids silences
Á la rencontre des regards détournés
Brusquement
Quand une porte s’ouvre sur l’abîme étoilé
Brusquement
Devant la perspective semée d’obstacles
Parcourue de rivières abandonnées dans le métal
Sous les arbres froissés qui tombent de tes mains
Sous l’odeur des plantes mutilées qui bordent le cheminées
Tout est tiède dans l’air
La tête embusquée dans les sillons troubles de la discorde
Le meurtre aux dents vernies
Remonte de la source
Quand le sang a fini la boucle de sa course

Ne rien vouloir prendre à sa faim
Ne rien vouloir laisser mourir dans la misère
Garder le plein de vie qui crève la barrière
S’il faut bondir à la lumière du hasard
Briser l’ amour qui tamisait la réalité trop grossière
Contre le coude de la nuit
Contre le fil perçant la parole assourdie
D’un feu à l’ autre du torrent
D’un cri à l’autre de la pente
Quand l’écho roule sous le pont et se lamente

J’ouvre mon corps au soleil pétillant
J’ouvre mes yeux à la lumière de ta bouche
Et mon sang pour le tien dans l’ornière du temps
À grands traits notre vie coule de roche en roche

Ferraille, 1937.

Pierre Reverdy.

Pierre Reverdy – Maurice Blanchard

Portrait de Pierre Reverdy (Pablo Picasso). 1921. New York, MoMa.

Je lis et je relis les poèmes de Pierre Reverdy (1889-1960) et de Maurice Blanchard (1890-1960). Deux poètes de la même génération, mais très différents. Le premier est bien mieux connu que le second. Le premier précède le surréalisme, le second en a été très influencé.

Reflux (Pierre Reverdy)

Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin ; quand l’horizon est encore plein du sommeil qui s’attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies ; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n’était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi – de la vie qui tressaille à la surface de ma main au sourire mortel de l’amour sur sa fin – chancelle, déchirée.

La distance parcourue d’une seule traite sans arrêt, dans les jours sans clarté et les nuits sans sommeil. Et, ce soir, je voudrais d’un effort surhumain, secouer toute cette épaisseur de rouille – cette rouille affamée qui déforme mon coeur et me ronge les mains. Pourquoi rester si longtemps enseveli sous les décombres des jours et de la nuit, la poussière des ombres. Et pourquoi tant d’amour et pourquoi tant de haine. Un sang léger bouillonne à grandes vagues dans des vases de prix. Il court dans les fleuves du corps, donnant à la santé toutes les illusions de la victoire. Mais le voyageur exténué, ébloui, hypnotisé par les lueurs fascinantes des phares, dort debout, il ne résiste plus aux passes magnétiques de la mort. Ce soir je voudrais dépenser tout l’or de ma mémoire, déposer mes bagages trop lourds. Il n’y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui enserrait ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la terre épaissie par l’humus du malheur, reprendre l’air dans les recoins les plus obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs – où la glace étincelle de tous les feux croisés de l’incendie – où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes sans tendresse de l’égoïsme et les décisions tranchantes de l’esprit.

Ferraille, 1937. [Main d’œuvre 1913-1949. Recueil des livres Grande nature, La Balle au bond, Sources du vent, Pierres blanches, Ferraille, Plein verre, Le Chant des morts, plus les inédits Cale sèche et Bois vert, Paris, Mercure de France, 1949 ; rééd. avec une préface de François Chapon, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Poésie », n° 342, 2000.]

[Anthologie, Orphée /La Différence, 1989]

Je remercie Laurent F. qui m’a fait rechercher les poèmes de Maurice Blanchard dans ma bibliothèque. La vie de ce poète n’est pas du tout banale. Il est né en 1890 à Montdidier (Aisne). Il est d’abord apprenti-serrurier, puis ouvrier à Creil et à Paris. Il s’engage en 1908 pour cinq ans dans la Marine à Toulon et est pilote d’aviation pendant la première guerre mondiale. Il est un des seuls survivants de la célèbre escadrille de Dunkerque. En 1917, il est reçu premier à l’École des ingénieurs mécaniciens de la Marine. Il devient ensuite ingénieur aéronautique. Il écrit ses premiers poèmes en 1927 “pour guérir” après avoir rencontré l’écriture surréaliste. Il publie son premier recueil en 1929 (pseudonyme: Erskine Ghost). Durant la Seconde Guerre mondiale, il fait partie du réseau de résistance Brutus. Pour ce réseau, il est en mission de 1942 à 1944 en tant que chef des calculs dans les bureaux parisiens de la firme allemande Junkers . Il reçoit la Croix de guerre en 1945. Il meurt en 1960 à Montdidier. Il était proche de Paul Éluard, Joë Bousquet et René Char.

La mort et le vagabond (Maurice Blanchard)

Jours de colère ! Jours d’innocence !
Que d’amertume secrète,
que de lourds fardeaux sans relève !
Naissance du poème, berceau de notre existence ! et son éclosion à travers tous les obstacles.
Ô ! se débarrasser de soi-même
ne fût-ce qu’un instant !

Celui qui naquit dans un monde hostile
vivra et mourra dans un monde hostile.

Jours de colère ! Jours d’innocence !
L’état de gestation est le seul qui ne cesse de nous rattacher à la vie,
et c’est la naissance du poème et son éclosion à travers tous les obstacles.

Que faire ? creuser jusqu’à l’écrasement inévitable ? Ô la vie !
Quelle effroyable chose !
Combien instable et folle, et indigne du ciel bleu !
Infâme, sauvage, la guerre est dans nos murs, dans notre sang, dans nos doigts, dans nos yeux.

Et encore, vous gravez vos meurtres sur les pierres volcaniques et calmées pour l’Éternité.

Assez ! Assez ! Et laissez-nous dormir en paix pour toujours !

Dans la chambre, avec mes souvenirs
douloureux, mourir sous un brillant soleil d’hiver,
mourir sur l’épaule de ma compagne dont les yeux
humides et brillants se ferment lentement avec une
très grande douceur sur les rêves inachevés et
enfouis pour toujours.

Adieu ! mon dernier ami !

que la terre vous soit légère et douce,
douce de la douceur des larmes de l’amour perdu et retrouvé.

Écrit en 1960, ce poème a été publié dans Débuter après la mort. 1977. Éditions Plasma.

On le trouve aussi à la fin de l’anthologie de textes Les Barricades Mystérieuses, préface de Jean-Hugues Malineau, NRF Poésie/Gallimard n°284.

Maurice Blanchard.

Hommage à Maurice Blanchard (René Char)

Blanchard souffrait, se confiait en marchant à rebours du vent et des offrandes ; cela se voyait, se lisait sur les traits de ses poèmes. Ceux-ci sont une espèce d’annonciation et de renonciation souveraine et abaissée .
Combien de pas a fait Blanchard, le véloce, le discret, le noueux, le bleuté, le déchirant Blanchard, sur la terre où nous respirons ? DEJA on les remonte, mais là seulement où l’herbe est oscillatoire, silencieuse.

1960.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Lettre à Marcel Béalu. 7 septembre 1960, publiée dans l’hommage à Maurice Blanchard rendu à sa mort par la revue Réalités secrètes, n°8-9, et reprise en 1965 dans la deuxième édition de Recherche de la base et du sommet.