Robert Desnos – Théodore Fraenkel – Jean Carrive

Fin du confinement léger. Je peux aller dans le Quartier Latin après une visite médicale à Paris. Á la librairie Compagnie, j’achète L’Étoile de Mer. Jean Carrive, André Breton, Robert Desnos, Pierre Picon et Simone Kahn. 1923. Une correspondance surréaliste. J’avais dans ma bibliothèque Théodore Fraenkel. L’ami de Robert Desnos. Lettres et documents inédits (1917-1952). Premier mai: je lis ou relis les deux petits recueils.

L’Étoile de Mer

Après avoir publié un bulletin ronéoté, le Bonjour de Robert Desnos, l’Association des Amis de Robert Desnos publie chaque année depuis 1996 un cahier Robert Desnos, L’Étoile de Mer, dirigé par Thomas Simonnet.
Ces cahiers, offerts et destinés aux membres de l’association, peuvent également être commandés au siège au prix de 10 euros le numéro. Attention, certains numéros sont épuisés.

Numéro 1 : Robert Desnos et Paris (1996).
Numéro 2 : Robert Desnos et les enfants (1997).
Numéro 3 : Robert Desnos et la scène (1998).
Numéro 4 : Youki et Robert Desnos (1999).
Numéro 5 : Robert Desnos, journaliste à Aujourd’hui (2000).
Numéro 6 : Robert Desnos et les Étoiles (2001).
Numéro 7 : Desnos / Hugo (2002).
Numéro 8 : Desnos / Breton, archives de la rue Fontaine, nouvelles acquisitions de la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (2004).
Numéro 9 : Desnos et Barral, autour du film La belle saison est proche (2005).
Numéro 10 : Théodore Fraenkel, l’ami de Robert Desnos. Lettres et documents inédits, 1917-1952 (2006).

En 2008, L’Étoile de Mer a ouvert une nouvelle série :
Numéro 1 : Desnos et les Milhaud (2008).
Numéro 2 : La Liberté ou l’amour ! et ses traductions (2010).
Numéro 3 : Robert Desnos / Annie Le Brun « De l’érotisme » (2011).
Numéro 4 : Robert Desnos et ses fantômes (2012).
Numéro 5 : Robert Desnos, Images (2014).
Numéro 6: Robert Desnos et la guerre (2015).

En 2016-2017, exceptionnellement, la revue L’Etoile de Mer cède le pas à une très belle parution aux éditions des Cendres, Pour Denise. L’ouvrage rassemble deux poèmes de Robert Desnos, adressés à ” Denise aux yeux clairs dont les regards m’émeuvent”.
Derrière ces deux poèmes se cache une femme hors du commun et pourtant bien peu connue: Denise Naville, traductrice de Hölderlin, Clausewitz et Celan, entre autres…
Une personnalité hors normes à redécouvrir au fil des mots du poète, dans un ouvrage précieux.

Éditions des Cendres 8 rue des Cendriers 75020 PARIS tél : 01 43 49 31 80 editionsdescendres@gmail.com
Numéro 7 : Robert Desnos, Poétique et mathématiques (2018).
Numéro 8 : Robert Desnos et A à Zèbre (2019).
Numéro 9 : Jean Carrive, André Breton, Robert Desnos, Pierre Picon et Simon Kahn, 1923, Une correspondance surréaliste.

Robert Desnos et le journaliste Jesús Ortega à la terrasse des Deux Magots. 1929.
  • Robert Desnos a fait de Théodore Fraenkel dès 1932 son exécuteur testamentaire. En 1945, celui-ci va s’employer selon les volontés de son ami à aider Youki (Lucienne Badoud 1903-1966) autant qu’il le peut. http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/23/theodore-fraenkel-1896-1964/
  • http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/25/theodore-fraenkel-aragon/
  • Jean Carrive (1905-1963) fut un surréaliste jeune et discret. Élève au lycée Montaigne de Bordeaux, il prépare le baccalauréat et le concours général en pleine révolte adolescente. il s’intéresse à la revue Littérature dès 1922 et entreprend une correspondance avec André Breton et Robert Desnos dès février 1923. En août 1923, il échappe à la surveillance de sa famille protestante (son père est professeur d’histoire au lycée de Bordeaux et disciple de Péguy) et fait un court voyage à Paris où il voit les deux poètes surréalistes. Cette rencontre tourne court, mais Breton lui écrit le 10 septembre 1930: “Nous avons le temps de nous reconnaître.” En 1924, il figure dans le Manifeste du surréalisme parmi les dix-neuf adeptes qui “ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU”. Sa signature figure au bas de plusieurs déclarations du groupe. Il n’a jamais été publié dans Littérature ou la Révolution surréaliste. André Breton l’exclut en 1929. Jean Carrive est dès le lycée ami avec Pierre Picon (né le 31 décembre 1906), frère de Gaëtan Picon (1915-1976). Il lui fait partager sa passion de la littérature. Ils envoient des poèmes surréalistes à Robert Desnos, mais ils ne sont pas publiés (Destinée des algues et Pont des virgules). Pierre Picon sera reçu premier à l’agrégation de philosophie en 1930 et enseignera au Lycée Charles et Adrien Dupuy du Puy-en-Velay.

Jean Carrive part poursuivre ses études en Allemagne. Il se passionne pour Rainer Maria Rilke, après avoir épousé Charlotte Behrendt à Breslau en 1934. Il mène ses travaux de traduction (Rilke, Kafka, les théologiens germanophones) avec cette jeune femme, fille d’architecte allemande d’origine juive. ils ont amis avec Pierre Klossowski et son frère Balthus, Monny de Boully et Pierre Leiris. Après la guerre, Charlotte devient professeur de langue et littérature allemandes à l’Université de Bordeaux. Pierre Klossowski prononce l’oraison funèbre de Jean Carrive le 21 janvier 1963.

http://www.ajpn.org/personne-Jean-Carrive-7778.html

Poème de Jean Carrive, copié de la main de Robert Desnos et conservé dans les archives d’André Breton. Destiné à Littérature, n°11-12, il n’a pas été retenu.

René Char – Nicolas de Staël

Je relis L’éclair au front. La vie de René Char, la biographie de Laurent Greilsamer publiée cher Fayard en 2004.

Je m’intéresse particulièrement aux rapports entre le poète et Nicolas de Staël. En février 1951, René Char rencontre le peintre au domicile de celui-ci, 7 rue Gauguet (Paris, XIV), par l’intermédiaire de Georges Duthuit (1891-1973), historien d’art et critique, gendre d’Henri Matisse.
Une profonde amitié entre les deux hommes commence alors. En novembre 1951, paraît Poèmes, recueil illustré de quatorze bois et d’une lithographie du peintre. René Char a choisi pour répondre aux gravures du peintre treize poèmes en prose, issus du Poème pulvérisé, paru en 1947. Le livre est exposé avec succès à la galerie Jacques Dubourg. C’est le début d’une large reconnaissance de l’ œuvre du peintre.

Son besoin de lumière pousse Nicolas de Staël vers le sud. Il passe l’été 1953 avec sa famille, à Lagnes (Vaucluse). Il se lie d’amitié avec les Mathieu, grands amis de René Char, qui exploitent la propriété agricole des Grands Camphoux. Il rencontre leur fille, Jeanne Polge-Mathieu. Elle est mariée, a deux enfants. Il en tombe amoureux fou (« Jeanne est venue vers nous avec des qualités d’harmonie d’une telle vigueur que nous en sommes encore tout éblouis. Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain.», écrit-il à René Char.) Elle devient sa muse et son modèle. Il reste seul à Lagnes après avoir renvoyé sa famille à Paris. Fin novembre 1953, Staël achète une ancienne maison fortifiée à Ménerbes, Le Castelet.

En septembre 1954, il s’installe à Antibes. L’amant tourmenté aime plus qu’il n’est aimé : avec Jeanne, l’histoire se révèle impossible. Elle finit par rompre.

Les années 1950-1955 sont marquées pour René Char par de dures épreuves. Il perd sa mère (Marie-Thérèse Rouget) le 27 juin 1951. Après cette disparition, le poète et sa sœur Julia souhaitent préserver la demeure familiale, les Névons, mais son frère Albert et sœur Émilienne exigent une vente aux enchères. Elle se déroule le 26 octobre 1955. La propriété est vendue et détruite.

La rupture avec Jeanne désespère Nicolas de Staël. Le 15 mars 1955, il absorbe un flacon de véronal, mais vomit et le barbiturique ne peut agir. Le lendemain, il brûle dans la cheminée des papiers. La nuit tombée, il sort de son atelier et monte l’escalier qui mène à la terrasse de l’immeuble. De là, on voit la mer et le Fort carré au bout de la rade. Nicolas de Staël se jette dans le vide et s’écrase en contrebas, rue du Revely, une ruelle sombre et déserte. Il a 41 ans.

René Char ne comprend pas cet acte. « La folie est bien la plus atroce des maladies. J’en étouffe. »
« Je suis dynamité…Partagé entre une colère immense et une pitié infinie. Je me suis attendu à bien des folies, mais pas tout fait à celle-là qui détruit d’un coup tant de personnes ! […] Dieu de Dieu, comment l’enfer peut-il venir nous raser là où nous sommes et ensuite s’en aller, se retirer avec la prise qui lui convient ? Et moi qui plaisantais ce loup des steppes, moi qui avais cru à un ruisseau avec cette petite pluie de Saint-Rémy, et voilà un torrent qui emporte tout ! Énigme du coeur humain ! Là où j’avais vu un « pavillon de chasse » avec rendez-vous clandestin pour quelque libertinage, lui voyait un château fort, et une dame à demeure installée, la propriété exclusive, les divorces et les remariages…» «…Ce qui importe, c’est son œuvre en fin de compte. Elle est très belle souvent, frappée du marteau des lueurs. Une royauté fracassée s’y laisse apercevoir. » (Lettre à Ciska Grillet, peintre et amie des deux artistes)

Le Fort Carré d’Antibes. 1955. Antibes, Musée Picasso.

Trois textes de René Char sur Nicolas de Staël:

Bois de Staël

Je lisais récemment dans un journal du matin que des explorateurs anglais avaient photographié sur l’un des versants extrêmes de l’Himalaya, puis suivi, pendant plusieurs kilomètres, les empreintes de pieds, de pas plutôt, dans la croûte neigeuse, d’un couple d’êtres dont la présence, en ce lieu déshérité, était invraisemblable et incompréhensible. Empreintes dont le dessin figurait un pied nu d’homme, énorme, muni d’orteils et d’un talon. Ces deux passants des cimes, qui avaient ce jour-là, marqué pour d’autres leur passage, n’avaient pu toutefois être aperçus des explorateurs. Un guide himalayen assura qu’il s’agissait de l’Homme des Neiges, du Yéti. Sa conviction et son expérience en admettaient l’existence fabuleuse.
Même si j’écoute l’opinion raisonnable d’un savant du Muséum qui, consulté, répond que les empreintes pourraient être celles d’un plantigrade ou quadrumane d’une rare espèce, grand parcoureur de solitudes, les bois que Nicolas de Staël a gravés pour mes poèmes (pourtant rompus aux escalades et aux sarcasmes) apparaissent pour la première fois sur un champ de neige vierge que le rayon de soleil de votre regard tentera de faire fondre.
Staël et moi, nous ne sommes pas, hélas, des Yétis ! Mais nous approchons quelquefois plus près qu’il n’est permis de l’inconnu et de l’empire des étoiles.

Écrit pour l’exposition de l’ouvrage Poèmes de René Char à la galerie Jacques Dubourg, 126, boulevard Haussmann à Paris. 12 décembre 1951.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Nicolas De Staël

Le champ de tous est celui de chacun, trop pauvre, momentanément abandonné.
Nicolas de Staël nous met en chemise et au vent la pierre fracassée.
Dans l’aven des couleurs, il la trempe, il la baigne, il l’agite, il la fronce.
Les toiliers de l’espace lui offrent un orchestre.

Ô toile de rocher, qui frémis, montrée nue sur la corde d’amour !
En secret un grand peintre va te vêtir, pour tous les yeux, du désir le plus entier et le moins exigeant.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Il nous a dotés…

Le “printemps” de Nicolas de Staël n’est pas de ceux qu’on aborde et qu’on quitte, après quelques éloges, parce qu’on en connaît le rapide passage, l’averse tôt chassée. Les années 1950-1954 apparaîtront plus tard, grâce à cette œuvre, comme des années de “ressaisissement” et d’accomplissement par un seul à qui il échut d’exécuter sans respirer, en quatre mouvements, une recherche longtemps voulue . Staël a peint. Et s’il a gagné de son plein gré le dur repos, il nous a dotés, nous, de l’inespéré, qui ne doit rien à l’espoir.

Publié le 9 mars 1965 dans le Nouvel Observateur sous le titre Témoignage.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

René Char – Pierre Reverdy

Lecture et relecture des poèmes de Pierre Reverdy. Trois beaux volumes en Poésie/Gallimard: Plupart du temps 1915-1922. 1969. n°230. Main d’oeuvre 1913-1949. 2000. n°342. Sable mouvant. Au soleil du plafond. La liberté des mers suivi de Cette émotion appelée poésie. 2003. n°379.

J’ai ressorti aussi la très bonne anthologie, publiée en 1989 dans la collection “Orphée” des éditions de La Différence. Elle fut établie par Claude-Michel Cluny et présentée par Gil Jouanard, écrivain décédé à Avignon le 25 mars 2021.

J’ai relu aussi le texte de René Char La Conversation souveraine qui comme André Breton plaçait très haut Pierre Reverdy.

La conversation souveraine

Quelle que soit la place qu’occupent dans les époques les grands mouvements littéraires, l’empreinte ambitieuse qu’ils se proposent de laisser dans la connaissance et dans la sensibilité de leur temps est mince, leur force agissante est mesurée, leur rayonnement semble s’éteindre avec le crépuscule qui les suit. Non sans injustice souvent. Le seul et influent débat engagé l’est alors entre deux ou trois des fortes personnalités contemporaines de ces mouvements, soit qu’elles aient marqué le pas, un moment, auprès d’eux, soit qu’elles les aient en apparence ignorés. La postérité manque d’amour pour les brigades.
Le scintillement de l’être Hölderlin finit par aspirer le spectre pourtant admirable du romantisme allemand. Nerval et Baudelaire ordonnent le romantisme français entrouvert par Vigny et gonflé par Hugo. Rimbaud règne, Lautréamont lègue. Le fleuret infaillible du très bienveillant Mallarmé traverse en se jouant le corps couvert de trop de bijoux du symbolisme. Verlaine s’émonde de toutes ses chenilles : ses rares fruits alors se savourent. Enfin Apollinaire, le poète Guillaume Apollinaire trouve, en son temps, la hauteur interdite à tout autre que lui, et trace la nouvelle voie lactée entre le bonheur, l’esprit et la liberté, triangle en exil dans le ciel de la poésie de notre siècle tragique, tandis que des labeurs pourtant bien distincts, en activité partout, se promettent d’établir, avec de la réalité éprouvée, une cité encore jamais aperçue sous l’emblème de l’amant de la lyre.
Chaque jour pour nous dans le bloc hermétique qu’est Paris, Guillaume Apollinaire continue à percer des rues royales où les femmes et les hommes sont des femmes et des hommes au coeur transparent.
Encore que sur la périphérie, à l’emplacement des anciennes carrières, se tienne, économe comme le lichen, un poète sans fouet ni miroir, que pour ma part je lui préfère : Pierre Reverdy. Celui-ci dit les mots des choses usagères que les balances du regard ne peuvent avec exactitude peser et définir. Leur mouvement dépourvu de sommation continuellement nous ramène aux trois marches d’escalier d’une maison aux lampes douces, gravies un soir de pluie par ce convive essentiel. Trop souffrant ou trop averti pour reprendre le chemin du coteau en torrent où opèrent des voix peut-être plus passionnées, plus variées, mais moins sincères que la sienne, il n’a plus quitté son hôte, bien que vivant en mauvaise intelligence avec lui. Nul n’a mieux timbré l’enveloppe inusable dans laquelle voyage, attrition de la réalité et de son revers, la parole qui penche pour le poème, et à l’instant de la déchirure, le devient.
Reconnaissance à Guillaume Apollinaire, à Pierre Reverdy (1) , au privilégié lointain Saint-John Perse, à Pierre Jean Jouve, à Artaud détruit, à Paul Éluard.

1953

(1) 1960. Á Luc Decaunes.
C’est l’année de la faux basse, filante et rase, jusqu’aux racines. La mort de Reverdy m’a beaucoup attristé. J’ai dit, il y a quelques années, dans un texte, La Conversation souveraine, ma gratitude pour Reverdy. La circonstance funèbre, aujourd’hui, reste au-dessous, presque en arrière de ce qui fut écrit une fois, par un beau et grand temps d’essor, de saisissement.

Recherche de la base et du sommet. III. Grands astreignants ou La Conversation souveraine. Première édition 1955. Collection Poésie/Gallimard n° 77. 1971.

J’aime beaucoup le recueil de Pierre Reverdy Ferraille, de 1937 .

Pierre Reverdy (Juan Gris)

Cascade (Pierre Reverdy)

Á la rencontre des froids silences
Á la rencontre des regards détournés
Brusquement
Quand une porte s’ouvre sur l’abîme étoilé
Brusquement
Devant la perspective semée d’obstacles
Parcourue de rivières abandonnées dans le métal
Sous les arbres froissés qui tombent de tes mains
Sous l’odeur des plantes mutilées qui bordent le cheminées
Tout est tiède dans l’air
La tête embusquée dans les sillons troubles de la discorde
Le meurtre aux dents vernies
Remonte de la source
Quand le sang a fini la boucle de sa course

Ne rien vouloir prendre à sa faim
Ne rien vouloir laisser mourir dans la misère
Garder le plein de vie qui crève la barrière
S’il faut bondir à la lumière du hasard
Briser l’ amour qui tamisait la réalité trop grossière
Contre le coude de la nuit
Contre le fil perçant la parole assourdie
D’un feu à l’ autre du torrent
D’un cri à l’autre de la pente
Quand l’écho roule sous le pont et se lamente

J’ouvre mon corps au soleil pétillant
J’ouvre mes yeux à la lumière de ta bouche
Et mon sang pour le tien dans l’ornière du temps
À grands traits notre vie coule de roche en roche

Ferraille, 1937.

Pierre Reverdy.

Pierre Reverdy – Maurice Blanchard

Portrait de Pierre Reverdy (Pablo Picasso). 1921. New York, MoMa.

Je lis et je relis les poèmes de Pierre Reverdy (1889-1960) et de Maurice Blanchard (1890-1960). Deux poètes de la même génération, mais très différents. Le premier est bien mieux connu que le second. Le premier précède le surréalisme, le second en a été très influencé.

Reflux (Pierre Reverdy)

Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin ; quand l’horizon est encore plein du sommeil qui s’attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies ; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n’était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi – de la vie qui tressaille à la surface de ma main au sourire mortel de l’amour sur sa fin – chancelle, déchirée.

La distance parcourue d’une seule traite sans arrêt, dans les jours sans clarté et les nuits sans sommeil. Et, ce soir, je voudrais d’un effort surhumain, secouer toute cette épaisseur de rouille – cette rouille affamée qui déforme mon coeur et me ronge les mains. Pourquoi rester si longtemps enseveli sous les décombres des jours et de la nuit, la poussière des ombres. Et pourquoi tant d’amour et pourquoi tant de haine. Un sang léger bouillonne à grandes vagues dans des vases de prix. Il court dans les fleuves du corps, donnant à la santé toutes les illusions de la victoire. Mais le voyageur exténué, ébloui, hypnotisé par les lueurs fascinantes des phares, dort debout, il ne résiste plus aux passes magnétiques de la mort. Ce soir je voudrais dépenser tout l’or de ma mémoire, déposer mes bagages trop lourds. Il n’y a plus devant mes yeux que le ciel nu, les murs de la prison qui enserrait ma tête, les pavés de la rue. Il faut remonter du plus bas de la mine, de la terre épaissie par l’humus du malheur, reprendre l’air dans les recoins les plus obscurs de la poitrine, pousser vers les hauteurs – où la glace étincelle de tous les feux croisés de l’incendie – où la neige ruisselle, le caractère dur, dans les tempêtes sans tendresse de l’égoïsme et les décisions tranchantes de l’esprit.

Ferraille, 1937. [Main d’œuvre 1913-1949. Recueil des livres Grande nature, La Balle au bond, Sources du vent, Pierres blanches, Ferraille, Plein verre, Le Chant des morts, plus les inédits Cale sèche et Bois vert, Paris, Mercure de France, 1949 ; rééd. avec une préface de François Chapon, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Poésie », n° 342, 2000.]

[Anthologie, Orphée /La Différence, 1989]

Je remercie Laurent F. qui m’a fait rechercher les poèmes de Maurice Blanchard dans ma bibliothèque. La vie de ce poète n’est pas du tout banale. Il est né en 1890 à Montdidier (Aisne). Il est d’abord apprenti-serrurier, puis ouvrier à Creil et à Paris. Il s’engage en 1908 pour cinq ans dans la Marine à Toulon et est pilote d’aviation pendant la première guerre mondiale. Il est un des seuls survivants de la célèbre escadrille de Dunkerque. En 1917, il est reçu premier à l’École des ingénieurs mécaniciens de la Marine. Il devient ensuite ingénieur aéronautique. Il écrit ses premiers poèmes en 1927 “pour guérir” après avoir rencontré l’écriture surréaliste. Il publie son premier recueil en 1929 (pseudonyme: Erskine Ghost). Durant la Seconde Guerre mondiale, il fait partie du réseau de résistance Brutus. Pour ce réseau, il est en mission de 1942 à 1944 en tant que chef des calculs dans les bureaux parisiens de la firme allemande Junkers . Il reçoit la Croix de guerre en 1945. Il meurt en 1960 à Montdidier. Il était proche de Paul Éluard, Joë Bousquet et René Char.

La mort et le vagabond (Maurice Blanchard)

Jours de colère ! Jours d’innocence !
Que d’amertume secrète,
que de lourds fardeaux sans relève !
Naissance du poème, berceau de notre existence ! et son éclosion à travers tous les obstacles.
Ô ! se débarrasser de soi-même
ne fût-ce qu’un instant !

Celui qui naquit dans un monde hostile
vivra et mourra dans un monde hostile.

Jours de colère ! Jours d’innocence !
L’état de gestation est le seul qui ne cesse de nous rattacher à la vie,
et c’est la naissance du poème et son éclosion à travers tous les obstacles.

Que faire ? creuser jusqu’à l’écrasement inévitable ? Ô la vie !
Quelle effroyable chose !
Combien instable et folle, et indigne du ciel bleu !
Infâme, sauvage, la guerre est dans nos murs, dans notre sang, dans nos doigts, dans nos yeux.

Et encore, vous gravez vos meurtres sur les pierres volcaniques et calmées pour l’Éternité.

Assez ! Assez ! Et laissez-nous dormir en paix pour toujours !

Dans la chambre, avec mes souvenirs
douloureux, mourir sous un brillant soleil d’hiver,
mourir sur l’épaule de ma compagne dont les yeux
humides et brillants se ferment lentement avec une
très grande douceur sur les rêves inachevés et
enfouis pour toujours.

Adieu ! mon dernier ami !

que la terre vous soit légère et douce,
douce de la douceur des larmes de l’amour perdu et retrouvé.

Écrit en 1960, ce poème a été publié dans Débuter après la mort. 1977. Éditions Plasma.

On le trouve aussi à la fin de l’anthologie de textes Les Barricades Mystérieuses, préface de Jean-Hugues Malineau, NRF Poésie/Gallimard n°284.

Maurice Blanchard.

Hommage à Maurice Blanchard (René Char)

Blanchard souffrait, se confiait en marchant à rebours du vent et des offrandes ; cela se voyait, se lisait sur les traits de ses poèmes. Ceux-ci sont une espèce d’annonciation et de renonciation souveraine et abaissée .
Combien de pas a fait Blanchard, le véloce, le discret, le noueux, le bleuté, le déchirant Blanchard, sur la terre où nous respirons ? DEJA on les remonte, mais là seulement où l’herbe est oscillatoire, silencieuse.

1960.

Recherche de la base et du sommet, 1971.

Lettre à Marcel Béalu. 7 septembre 1960, publiée dans l’hommage à Maurice Blanchard rendu à sa mort par la revue Réalités secrètes, n°8-9, et reprise en 1965 dans la deuxième édition de Recherche de la base et du sommet.

Bernard Noël et La Commune de Paris

Bernard Noël.

Le poète Bernard Noël est mort le 13 avril 2021 à Laon (Aisne) à 90 ans. Il était né le 19 novembre 1930 à Sainte-Geneviève-sur-Argence (Aveyron).

J’ai très peu lu ses poèmes. Je me souviens que son récit érotique et baroque Le Château de Cène, publié sous pseudonyme (Urbain d’Orlhac) chez Jérôme Martineau, puis sous son nom en 1972 chez Jean-Jacques Pauvert, lui a valu un procès pour «atteinte aux bonnes mœurs» en 1973. Tous les exemplaires du livre ont été saisis et détruits. L’auteur a été condamné en première instance à payer une amende de 3 000 Francs. Il a bénéficié d’une amnistie après l’arrivée à la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. C’était hier.

Dans son ouvrage L’Outrage aux mots (1975), il dénonce la “sensure”. Ce néologisme, c’est la censure sémantique de ce qu’il nomme le «pouvoir bourgeois». Selon lui, celui-ci “fonde son libéralisme sur l’absence de censure, mais il a constamment recours à l’abus de langage”. Le langage se trouve ainsi peu à peu privé de sens, détourné par le capitalisme, la communication, la télévision. En 1970, Bernard Noël écrit à Serge Fauchereau: « Á un certain moment du gaullisme, le roman érotique m’est apparu comme une arme contre la bêtise politique – la seule arme contre cette société satisfaite et puante ».

Le Chateau de Cène a été réédité par Gallimard en 1990 dans la collection L’Imaginaire. On trouve aussi dans la collection Poésie/Gallimard La Chute des temps (1993) et Extraits du corps (2006).

«Être inacceptable… Il ne s’agissait pas de faire scandale ni violence, mais de céder à l’emportement d’une révolte qui, en soulevant l’imagination, combattait la censure intérieure et la réserve timide. L’écriture fut en tout cas un moment de jubilation et de liberté intenses, car être inacceptable conduit simplement à ne pas accepter les oppressions de l’ordre moral et de sa propre soumission. Ce livre, poursuivi pour outrage aux mœurs, est-il devenu inoffensif ? Ou bien la censure s’est-elle faite plus subtile en privant de sens – donc de plaisir – aussi bien les excès imaginaires que les valeurs raisonnables ?» (Bernard Noël. Quatrième de couverture. Le château de Cène, Gallimard – L’imaginaire, 1990).

Il y a quelques années, j’avais lu avec grand intérêt son Dictionnaire de la Commune (Hazan, 1971, réédité en poche chez Flammarion en 1978, puis chez Mémoire du Livre en 2000). Je l’avais emprunté à ma médiathèque. Je suis retourné le chercher ce matin. J’en ai profité pour demander Le château de cène, mais aussi Les états du corps (Fata Morgana, 1999) et Le roman des postures (Fata Morgana, 2003). Merci les bibliothèques et médiathèques d’exister.

Il était aussi l’ami de Georges Perros qui a écrit en 1977: « Le Bernard Noël que j’ai connu était bardé d’un silence à couper au couteau ». (Bernard Noël-Georges Perros, Correspondances. Éditions Unes, 1998. )

«Mon cher Georges,
tant de silence, comme un désert à franchir maintenant, et dont j’ai assez peur. Vous étiez présent quand même, mais ce qui demeure fixe de mon côté a pu bouger du vôtre… J’aurais préféré venir vous voir. Déjà dit, autrefois. Longtemps malade, l’an passé. Sans doute simplement d’en avoir par dessus la tête du dictionnaire, et surtout de ceux qui le font faire. Plus détaché maintenant, et moins prêt à tomber dans les nostalgies passées. C’est drôle, quand le cœur cède, des tas de mots deviennent inemployables, dont on sait soudain trop bien le sens.»

où est la lettre ?

cette question vient d’un mourant
puis il se tait

tant qu’un homme vit
il n’a pas besoin de compter sa langue
quand un homme meurt
il doit rendre son alphabet

de chaque mort
nous attendons le secret de la vie
le dernier souffle emporte
la lettre manquante

elle s’envole derrière le visage
elle se cache au milieu du nom

Portrait, in La rumeur de l’air. Fata Morgana, 1986. Poésie/Gallimard, 2006. p. 217.

Arthur Rimbaud et la Commune de Paris

Arthur Rimbaud. Gravure sur bois parue dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (Félix Vallotton) 1896.

Quand la Commune de Paris éclate en mars 1871, Arthur Rimbaud est dans les Ardennes à Charleville, sa ville natale. Plusieurs contemporains affirment qu’il s’est rendu à Paris et qu’il a intégré la Garde nationale en avril ou en mai 1871. Rien n’est moins sûr. Ses sympathies vont, bien sûr, à la Commune. Plusieurs poèmes le montrent clairement comme Chant de guerre parisien (1871) et Les Mains de Jeanne-Marie (1872?). Le premier a été écrit le 15 mai 1871, moins d’une semaine avant le début de la Semaine sanglante (21-28 mai 1871). On le trouve inséré dans la célèbre Lettre du Voyant qu’il a envoyée le 15 mai 1871 à Paul Demeny (1844-1918). Cette correspondance définit une nouvelle poétique où l’actualité, l’objectivité ont toute leur place. Le poème, parfois difficile et obscur, tire sa force du contraste entre l’atmosphère bucolique et les réalités de la guerre civile.
Les Mains de Jeanne-Marie est un hommage aux Communardes. Rimbaud renouvelle un thème plastique et littéraire classique : l’étude des mains (Théophile Gautier , Germain Nouveau, Paul Verlaine). Le prénom est clairement symbolique. Il renvoie à la sainteté et à la virginité de la mère du Christ, à l’héroïsme de Jeanne d’Arc. On peut y entendre aussi la Marianne républicaine. Cette femme s’oppose à l’aristocrate, à la bigote, à la courtisane. Le manuscrit porte la date de « fév. 1872 », mais il a peut-être été seulement recopié à cette date. La copie autographe par Rimbaud que Verlaine déclarait avoir perdu a été retrouvée et publiée en juin 1919, dans la revue Littérature (n°4), fondée par André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault, alors dadaïstes. Le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale.

Chant de guerre parisien

Le Printemps est évident, car
Du cœur des Propriétés vertes
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes.

Ô mai ! Quels délirants cul-nus!
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
Écoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !

Ils ont schako, sabre et tam-tam
Non la vieille boîte à bougies
Et des yoles qui n’ont jam, jam…
Fendent le lac aux eaux rougies !

Plus que jamais nous bambochons
Quand arrivent sur nos tanières
Crouler les jaunes cabochons
Dans des aubes particulières !

Thiers et Picard sont des Éros
Des enleveurs d’héliotropes
Au pétrole ils font des Corots :
Voici hannetonner leurs tropes…

Ils sont familiers du Grand Truc!…
Et couché dans les glaïeuls, Favre
Fait son cillement aqueduc
Et ses reniflements à poivre !

La Grand ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole,
Et décidément, il nous faut
Vous secouer dans votre rôle…

Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements !

Les mains de Jeanne-Marie

Jeanne-Marie a des mains fortes,
Mains sombres que l’été tanna,
Mains pâles comme des mains mortes. –
Sont-ce des mains de Juana ?

Ont-elles pris les crèmes brunes
Sur les mares des voluptés ?
Ont-elles trempé dans les lunes
Aux étangs de sérénités ?

Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants ?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?

Sur les pieds ardents des Madones
Ont-elles fané des fleurs d’or ?
C’est le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.

Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent les bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?

Oh ! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un rêve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?

Ces mains n’ont pas vendu d’oranges,
Ni bruni sur les pieds des dieux :
Ces mains n’ont pas lavé les langes
Des lourds petits enfants sans yeux.

Ce ne sont pas mains de cousine
Ni d’ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l’usine,
Un soleil ivre de goudrons.

Ce sont des ployeuses d’échines,
Des mains qui ne font jamais mal,
Plus fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval !

Remuant comme des fournaises,
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !

Ça serrerait vos cous, ô femmes
Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.

L’éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !

Une tache de populace
Les brunit comme un sein d’hier ;
Le dos de ces Mains est la place
Qu’en baisa tout Révolté fier !

Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d’amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
A travers Paris insurgé !

Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
Á vos poings, Mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !

Et c’est un Soubresaut étrange
Dans nos êtres, quand, quelquefois,
On veut vous déhâler, Mains d’ange,
En vous faisant saigner les doigts !

Vigneux-sur-Seine. Les Briques Rouges. Inauguration du Monument en l’honneur de la Résistance le 7 mai 1967. (Jean-Pierre Demarchi 1928-1979)

De 1965 à 1972, j’ai habité à Vigneux-sur-Seine – 91, 7 rue de la Commune de Paris, dans le grand ensemble HLM Les Briques Rouges (architecte: Paul Chemetov).

Charles Baudelaire

Portrait de Charles Baudelaire (André Breton). Envoi autographe signé à Elisa Breton, née Bindorff (1906-2000) : « Pour Elisita, André, 1960 »

Charles Pierre Baudelaire est né le 9 avril 1821 au 13 rue Hautefeuille (Paris, VI).

CXXVI. Le voyage

À Maxime Du Camp.


I

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; coeurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !

II

Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’oeil ! »
Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
« Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil !

Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L’Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.

Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;
Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.

III

Étonnants voyageurs! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

Dites, qu’avez-vous vu?

IV

« Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus beaux paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !

” – La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

” Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? – Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

” Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »

V
Et puis, et puis encore?

VI

« Ô cerveaux enfantins!

Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :

” La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ;

” Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

” Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

” L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
“Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis !”

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l’opium immense !
– Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »

VII

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

” Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »

À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

Composé en février 1859 à Honfleur.

Les Fleurs du mal. 1861.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/12/17/le-voyage-charles-baudelaire/

William Butler Yeats

William Butler Yeats (John Butler Yeats). 1898.

W.B.Yeats traduit par Yves Bonnefoy et Octavio Paz.

Vacillation

IV

My fiftieth year had come and gone,
I sat, a solitary man,
In a crowded London shop,
An open book and empty cup
On the marble table-top.
While on the shop and street I gazed
My body of a sudden blazed;
And twenty minutes more or less
It seemed, so great my happiness,
That I was blessed and could bless.


IV

Ma cinquantième année avait passé,
J’étais assis, solitaire comme je suis,
Dans un salon de thé encombré à Londres.
Un livre ouvert, une tasse vide
Sur la tablette de marbre.
Et comme je regardais la salle, la rue,
D’un coup mon corps s’embrasa,
Et pendant vingt minutes, à peu près,
Il me parut, si grand fût mon bonheur,
Que j’étais béni et pouvais bénir.

Quarante-cinq poèmes, suivi de La Résurrection. Hermann, 1989 pour la traduction française de Yves Bonnefoy . 1993 NRF. Poésie/ Gallimard, Paris.

Vacilación

IV

Cincuenta años cumplidos y pasados.
Perdido entre el gentío de una tienda,
me senté, solitario, a una mesa,
un libro abierto sobre el mármol falso,
viendo sin ver las idas y venidas
del torrente. De pronto, una descarga
cayó sobre mi cuerpo, gracia rápida,
y por veinte minutos fui una llama :
ya, bendito, podía bendecir.


Traduction : Octavio Paz.

(Merci à Lorenzo Oliván)

René Char – Étienne Jodelle

Je relis la biographie de Laurent Greilsamer, L’éclair au front. La vie de René Char. Fayard, 2004 et feuillette à nouveau Char dans l’atelier du poète (Quarto Gallimard, 1996. Édition établie par Marie-Claude Char) J’y retrouve la description de son P.C. de Céreste pendant la guerre.

Pierre Zyngerman, Témoignage, 1967. Pages 354-355. (1)

« Char n’appartenait à aucun parti, mais il sut mener entre tous les partis, entre toutes les factions, entre tous les individus, une extraordinaire action de préservation de l’unité, d’accroissement de l’efficacité, sans jamais perdre de vue le but à atteindre : battre les Allemands. Dans ce domaine, il eut à mener et sut mener une véritable action de gouvernement, « politique » dans le plus haut sens du terme.
L’influence de Char était si décisive et la confiance que tous lui faisaient si grande, qu’un mot de lui, un avis, un jugement (il eut souvent, en effet, à se trouver dans une position de juge) suffisait à dénouer les situations les plus compliquée et à trancher les cas les moins solubles. […] Char […] ne cessa de poursuivre un destin unificateur mais en dehors de l’égide d’aucun clan. Non pour faire triompher une autorité politique plutôt qu’une autre, mais pour donner une plus grande efficacité à la Résistance, et conférer la dignité à laquelle ils avaient droit à tous les combattants valables, à tous à égalité. Il les mettait sur le même plan, à quelque parti qu’ils appartiennent et quelle que fût leur obédience. […] C’est dans cet esprit que, par exemple, il prit sur lui d’armer les communistes. […] Ce village (Céreste) m’impressionnait profondément. J’ai toujours pensé que René Char l’avait choisi intentionnellement. Toujours est-il que le mélange des circonstances dramatiques de la Résistance, de la situation géographique et stratégique de ce village, et de la présence de Char et de nos camarades, font que Céreste occupe une place à part dans ma mémoire. […] Des gens très divers nous aidaient : ouvriers agricoles, notaires, gendarmes, commerçants, braconniers, etc., et nul autre que Char n’aurait su obtenir le concours de gens aussi divers et aussi éloignés, au moins au départ, de l’état d’esprit de la Résistance. Le P.C. de René Char se trouvait dans une maison du village, située non pas du côté du Lubéron, mais de l’autre côté de la route Apt-Forcalquier, sur un éperon de terre dominant un vallon. Quand on entrait dans la pièce où il travaillait, on était extrêmement impressionnée par plusieurs éléments, et cela à chaque fois. Les détails tels que je me les rappelle étaient les suivants : sur un buffet, une pierre du pays ; au centre, un poêle […] ; au mur, il y avait une reproduction en couleurs du Prisonnier de Georges de La Tour, tableau qui m’a toujours paru résumer d’une façon particulièrement saisissante et profonde notre situation d’alors. Il faut d’ailleurs préciser que, lors des longues conversations que nous avions sur tous les sujets et au cours desquelles Char faisait partager sa vision des choses, Georges de La Tour comptait beaucoup. – Et surtout, il y avait la présence si athlétique, si exacte, si rassurante de Char…»

Job raillé par sa femme (ou le prisonnier) (Georges de La Tour) 1625-50. Épinal, Musée départemental d’art ancien et contemporain. René Char découvre Georges de La Tour lors d’une exposition organisée à l’Orangerie (Paris) de novembre 1934 à février 1935: « Les Peintres de la Réalité en France au XVII ème siècle ».

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/02/21/rene-char-georges-de-la-tour/

René Char devait compléter lui-même cette description. Il avait cloué sur un autre mur une copie de sa main d’un poème d’Étienne Jodelle…(2)

XXX

Comme un qui s’est perdu dans la forêt profonde,
Loin de chemin, d’orée et d’adresse et de gens ;
Comme un qui, en la mer grosse d’horribles vents
Se voit presque engloutir des grands vagues de l’onde ;

Comme un qui erre aux champs lorsque la nuit au monde
Ravit toute clarté, j’avais perdu longtemps
Voie, route et lumière et, presque avec le sens
Perdu longtemps l’objet, où plus mon heur se fonde.

Mais quand on voit — ayant ces maux fini leur tour —
Aux bois, en mer, aux champs, le bout, le port, le jour,
Ce bien présent plus grand que son mal on vient croire ;

Moi donc qui ai tout tel en votre absence été,
J’oublie, en revoyant votre heureuse clarté,
Forêt, tourmente et nuit, longue, orageuse et noire.

Œuvres et meslanges poëtiques d’Estienne Jodelle sieur du Lymodin. Paris, N. Chesneau et M. Patisson, 1574.

1) Pierre Zyngerman (Léon Saingermain ou Léon, 1922-2004) fut l’adjoint de René Char à la SAP des Basses-Alpes de décembre 1943 à juillet 1944. Char le cite deux fois dans les feuillets d’Hypnos et lui adresse le feuillet 87. D’après Antoine Coron, (Dictionnaire René Char, sous la direction de Danièle Leclair & Patrick Née, Paris : Classiques Garnier, collection « Dictionnaires et synthèses » 2015) Pierre Zyngerman, présent sur le terrain dès les premiers parachutages de décembre 1943, mit sur pied en juin 1944, la station de radio-phare d’Oraison, prépara le terrain « Chenille » et permit avec Archiduc (Camille Rayon, responsable de la région 2, voir Feuillets d’Hypnos 30), la nuit du 11 au 12 août 1944, l’atterrissage d’un Dakota avec quinze passagers, et du matériel, vingt-deux personnes décollant aussitôt pour Alger. Il fit partie du groupe qui arracha Vincent Recco à la Gestapo, et c’est lui aussi qui négocia avec le commandant Horeau su camp des Mées un stock de vêtements pour habiller les réfractaires. (Notes d’Amaury Nauroy. René Char Georges Mounin Correspondance 1943-1988. Gallimard, 2020. Page 335)

2) Étienne Jodelle (1532 – 1573 ), est un des sept poètes du groupe de la Pléiade (XVI ème siècle) avec Pierre de Ronsard, Joachim Du Bellay, Jean-Antoine de Baïf, Rémy Belleau, Jacques Peletier et Pontus de Tyard. Il organise les spectacles de la Cour sous Henri II. Il meurt dans la misère. Avec Cléopatre captive (1553), il est l’initiateur de la tragédie française classique. Il est le premier à y introduire l’alexandrin. Charles de La Mothe, son ami et exécuteur testamentaire, après sa mort, fait imprimer ses Œuvres et meslanges poëtiques (Paris, N. Chesneau et M. Patisson, 1574).

René Char

Relecture des Feuillets d’Hypnos après la Correspondance. 1943-1988 de René Char et Georges Mounin ( 2020. Éditée par Amaury Nauroy, Gallimard, 592 pages).

Il s’agit de notes écrites entre 1943 et 1944. Elles n’ont été publiées qu’à la fin de la guerre en avril 1946 dans la collection Espoir, dirigée par Albert Camus. Le recueil a d’abord été édité séparément, puis intégré dans Fureur et mystère ( Gallimard, septembre 1948). Il prend place entre Seuls demeurent ( Gallimard, février 1945) et Le Poème pulvérisé (Fontaine, 1947).

De 1939 à 1944, René Char interrompt ses publications littéraires, hormis quelques publications éparses de poèmes dans des revues.

René Char, Lettre à Georges Mounin. L’Isle 15 mars 1943.

« Depuis 1940, je n’ai rien fait imprimer estimant que la nausée ne s’accordait pas de la poésie, d’autres instruments étant plus efficaces pour abattre le rocher sur lequel trop de poètes se sont hissés et chantent, non gênés par l’équivoque, mariniers de la mélasse ! »

Démobilisé en juillet 1940, René Char rejoint sa ville natale L’Isle-sur-la-Sorgue. En septembre, il est dénoncé comme communiste auprès du préfet du Vaucluse, pour son activité politique antérieure, liée au Mouvement surréaliste. La police de Vichy perquisitionne son domicile le 20 décembre 1940. René Char s’éloigne et trouve refuge à Céreste (Basses-Alpes). Il entre dans la clandestinité et noue des rapports avec des résistants à Céreste, L’Isle-sur-la-Sorgue, Aix, Avignon et Digne. En 1942, Il adhère à l’Armée secrète (A.S.) et prend le nom de Capitaine Alexandre . Dès 1942, il effectue les premiers sabotages contre l’armée d’occupation italienne. De l’été 1943 à l’été 1944, il est à la tête du Service Action Parachutage de la zone Durance. La S.A.P. Basses-Alpes a réceptionné cinquante-trois parachutages et constitué vingt et un dépots d’armes ainsi qu’un réseau de communications radio et un système interdépartemental de transports clandestins.

Il se surnomme alors Hypnos, dieu du sommeil. Il incarne l’homme qui veille durant l’hiver et la nuit. La Résistance en sommeil peut s’éveiller à tout moment. Son surnom inspire en partie le titre de l’ouvrage. Il est dédié à Albert Camus, ami de René Char. On peut trouver des points communs avec les idées développées dans L’Homme révolté (Gallimard, 1951).

Journal de guerre, agenda, livre de bord. Les poèmes prennent la forme de courtes notes, voire d’aphorismes. Certaines de ces 237 notes poétiques se rattachent à la maxime tandis que d’autres relatent avec précision les actions des Résistants, sous forme de courts récits ou de témoignages.
«L’écriture, c’est de la respiration de noyé.» (Lettre à Paul Éluard, décembre 1929 ou janvier 1930, collection particulière, citée par Jean-Claude Mathieu, La Poésie de René Char ou le sel de la splendeur. I. Traversée du surréalisme, Paris, José Corti, 1984, p. 120.)

Le Monde des Livres, 24 décembre 2020
Correspondance. « Correspondance. 1943-1988 », de René Char et Georges Mounin.
Il y aurait tant de raisons de lire toutes affaires cessantes la correspondance que René Char entretint avec Georges Mounin, auteur, en 1946, du premier essai sur son œuvre (Avez-vous lu Char ?), et futur linguiste : la profondeur de leurs échanges, leur inévitable divergence à partir de 1948, pour raisons idéologiques (Char opposant à la tyrannie communiste une fervente exigence morale, face à un Mounin stalinien), ou le percutant regard que le poète jette sur ses contemporains… Mais une seule suffit : le verbe fulgurant de Char, son intransigeance face à toute forme de récupération. Qu’un homme ayant lutté par les armes contre les nazis ait ainsi ignoré tout enrégimentement fascine. La force de Char fut de refuser « [s]a confiance en l’homme entreprenant pour ne lui accorder que [s]on amour et quelquefois [s]on horreur ». Jean-Louis Jeannelle (Spécialiste des études littéraires et collaborateur du « Monde des livres »)

Quelques exemples:

22 AUX PRUDENTS : Il neige sur le maquis et c’est contre nous chasse perpétuelle. Vous dont la maison ne pleure pas, chez qui l’avarice écrase l’amour, dans la succession des journées chaudes, votre feu n’est qu’un garde-malade. Trop tard. Votre cancer a parlé. Le pays natal n’a plus de pouvoirs.

32 Un homme sans défauts est une montagne sans crevasses. Il ne m’intéresse pas.
(Règle de sourcier et d’inquiet.)

48 Je n’ai pas peur. J’ai seulement le vertige. Il me faut réduire la distance entre l’ennemi et moi. L’affronter horizontalement.

59 Si l’homme ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé.

72 Agir en primitif et prévoir en stratège.

79 Je remercie la chance qui a permis que les braconniers de Provence se battent dans notre camp. La mémoire sylvestre de ces primitifs, leur aptitude pour le calcul, leur flair aigu pour tous les temps, je serais surpris qu’une défaillance survînt de ce côté. Je veillerai à ce qu’ils soient chaussés comme des dieux !

104 Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri.

124 LA-FRANCE-DES-CAVERNES

169 La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil.

186 Sommes-nous voués à n’être que des débuts de vérité ?

193 L’insensibilité de notre sommeil est si complète que le galop du moindre rêve ne parvient pas à le traverser, à le rafraîchir. Les chances de la mort sont submergées par une inondation d’absolu telle qu’y penser suffit à faire perdre la tentation de la vie qu’on appelle, qu’on supplie. Il faut beaucoup nous aimer, cette fois encore, respirer plus fort que le poumon du bourreau.

197 Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue.

237 Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté.

George Steiner évoque René Char (alias « Capitaine Alexandre » dans la résistance)
et le Feuillet d’Hypnos 138 .

https://debraisesetdombre.com/tag/resistance/

Portrait de René Char. 1934. Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. Don de Marc Engelhard.