Jusepe de Ribera

Ribera Ténèbres et lumière. Paris, Petit Palais. Du 5 novembre 2024 au 23 février 2025.

« Le Petit Palais présente la première rétrospective française jamais consacrée à Jusepe de Ribera (1591-1652), peintre d’origine espagnole qui fit toute sa carrière en Italie, qualifié comme l’héritier terrible du Caravage.

Pour Ribera, toute peinture – qu’il s’agisse d’un mendiant, d’un philosophe ou d’une Pietà – procède de la réalité, qu’il transpose dans son propre langage. La gestuelle est théâtrale, les coloris noirs ou flamboyants, le réalisme cru et le clair-obscur dramatique. Avec une même acuité, il traduit la dignité du quotidien aussi bien que des scènes de torture bouleversantes. Ce ténébrisme extrême lui valut au XIXe siècle une immense notoriété, de Baudelaire à Manet.

Avec plus d’une centaine de peintures, dessins et estampes venus du monde entier, l’exposition retrace pour la première fois l’ensemble de la carrière de Ribera : les intenses années romaines, redécouvertes depuis peu, et l’ambitieuse période napolitaine, à l’origine d’une ascension fulgurante. Il en ressort une évidence : Ribera s’impose comme l’un des interprètes les plus précoces et les plus audacieux de la révolution caravagesque, et au-delà comme l’un des principaux artistes de l’âge baroque. »

On sait que le peintre, fils de cordonnier, est né à Xátiva (Játiva), près de Valence, le 12 janvier 1591. On le surnomme lo Spagnoletto (« l’Espagnolet ») à cause de sa petite taille. On ne sait rien de sa formation. Il a dû arriver à Rome vers 1605-1606. Il séjourne quelques mois à Parme en 1611, puis à Rome en 1613. Il voit la peinture de Guido Reni, d’Annibale Carracci et surtout du Caravage.

Il s’installe définitivement à Naples au cours de l’été 1616 et épouse la même année Caterina Azzolino, fille d’un peintre renommé, Bernardino Azzolino. Il reçoit le soutien du duc d’Osuna (Pedro Téllez-Girón y Velasco) (1574-1624), vice-roi du royaume de Naples de 1616 à 1620, puis de ses successeurs.

On peut dire qu’il n’a jamais connu Le Caravage. Quand celui-ci s’est enfui après l’assassinat de Ranuccio Tomassoni le 28 mai 1606, Rivera avait tout juste 15 ans. Le Caravage allait mourir 4 ans plus tard le 18 juillet 1610 à Porto Ercole. Pourtant l’influence de celui-ci sur Ribera est très grande.

Allégorie de l’odorat. Vers 1615-16. Madrid, Collection Abelló.

Il acquiert une grande réputation en Italie, mais aussi en Espagne. Il peut rencontrer de nombreux artistes de passage, notamment Diego Velázquez qui lui achète plusieurs toiles pour le roi d’Espagne Philippe IV en 1629, puis, à nouveau en 1649, pour le palais de l’Escurial.

Il est mort à Naples le 2 septembre 1652. C’est aussi un grand dessinateur et un grand graveur.

Le Musée du Prado à Madrid prévoit de mieux mettre en valeur à partir du printemps 2025 les dessins et gravures qu’il possède.

https://elpais.com/cultura/2024-11-15/los-secretos-del-museo-del-prado-no-se-acaban-nunca.html

Vieja usurera. 1638. Madrid, Museo del Prado.

En France, sa peinture est très appréciée au XIXe siècle par Manet, Baudelaire et Théophile Gautier… ” C’est une furie de pinceau, une sauvagerie de touche, une ébriété de sang dont on n’ a pas idée. ” (Théophile Gautier, Collection de tableaux espagnols. La Presse 24 septembre 1837).

Ribeira (Théophile Gautier)

Il est des cœurs épris du triste amour du laid.
Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse
Que Naples a salué du nom d’Espagnolet.

Rien ne put amollir ton âpreté féroce,
Et le splendide azur du ciel italien
N’a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.

Chez toi, l’on voit toujours le noir Valencien,
Paysan hasardeux, mendiant équivoque,
More que le baptême à peine a fait chrétien.

Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque :
Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux
Étalant un ulcère à côté d’une loque ;

Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux,
Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise,
Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.

Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise ;
Nul haillon, Ribeira, par toi n’est rebuté :
Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise !

Et tu sais revêtir d’une étrange beauté
Ces trois monstres abjects, effroi de l’art antique,
La Douleur, la Misère et la Caducité.

Pour toi, pas d’Apollon, pas de Vénus pudique ;
Tu n’admets pas un seul de ces beaux rêves blancs
Taillés dans le paros ou dans le pentélique.

Il te faut des sujets sombres et violents
Où l’ange des douleurs vide ses noirs calices,
Où la hache s’émousse aux billots ruisselants.

Tu sembles enivré par le vin des supplices,
Comme un César romain dans sa pourpre insulté,
Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.

Avec quelle furie et quelle volupté
Tu retournes la peau du martyr qu’on écorche,
Pour nous en faire voir l’envers ensanglanté !

Aux pieds des patients comme tu mets la torche !
Dans le flanc de Caton comme tu fais crier
La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !

D’où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier ?
Quelle dent t’a mordu, qui te donne la rage,
Pour tordre ainsi l’espèce humaine et la broyer ?

Que t’a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage,
Quel ennemi secret de tes coups poursuis-tu ?
Pour tant de sang versé quel était donc l’outrage ?

Ce martyr, c’est le corps d’un rival abattu ;
Et ce n’est pas toujours au cœur de Prométhée
Que fouille l’aigle fauve avec son bec pointu.

De quelle ambition du ciel précipitée,
De quel espoir traîné par des coursiers sans frein,
Ton âme de démon était-elle agitée ?

Qu’avais-tu donc perdu pour être si chagrin ?
De quels amours tournés se composaient tes haines,
Et qui jalousais-tu, toi, peintre souverain ?

Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines ;
Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs ;
Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.

Un jour, las de l’horrible et des noires couleurs,
Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige,
Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,

Des nymphes dans les bois que le satyre assiège,
Des amours endormis sur un sein frémissant,
Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ;

Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang,
Et quand du haut des cieux apportant l’auréole,
Sur le front de tes saints l’ange de Dieu descend,

En détournant les yeux, il la pose et s’envole !

España, 1845.

Paul Verlaine

Monument à Paul Verlaine, 1911. Paris, Jardin du Luxembourg. (Auguste de Niederhausern , dit Rodo de Niederhausern 1863-1913).

Chanson d’automne

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

Poèmes saturniens, 1866.

J. m’ a rappelé hier ce poème si connu. Il a été chanté par Charles Trenet, Georges Brassens, Léo Ferré et d’autres. Il traîne dans ma tête ce matin.

” Sa première strophe, légèrement altérée, a été utilisée par Radio Londres au début du mois de juin 1944 pour ordonner aux saboteurs ferroviaires du réseau VENTRILOQUIST de Philippe de Vomécourt, agent français du Special Operations Executive, de faire sauter leurs objectifs. Il s’agissait d’un message parmi les 354 qui furent alors adressés aux différents réseaux du SOE en France. Ces vers de Verlaine étaient destinés à VENTRILOQUIST uniquement, chaque réseau ayant reçu des messages spécifiques.

Le 1er juin, « Les sanglots longs des violons d’automne » indique aux saboteurs membres du réseau de se tenir prêts. Le 5 juin, à 21 h 15, sont envoyées les deuxièmes parties des messages, ordonnant le passage à l’acte : pour VENTRILOQUIST, il s’agit de « Bercent mon cœur d’une langueur monotone ». Il est à noter que les deux messages reçus par VENTRILOQUIST diffèrent du texte de Verlaine, qui écrit « de l’automne » et « blessent » (Radio Londres aurait remplacé « blessent » par « bercent » sous l’influence de la version mise en musique et chantée par Charles Trenet en 1941).

Une légende tenace, popularisée dans les années 1960 par le journaliste Cornelius Ryan, présente ce message en deux parties comme l’annonce qui aurait été faite à l’ensemble de la Résistance française que le débarquement de Normandie aurait lieu dans les heures suivantes. En référence à cette légende, les deux premières strophes du poème de Verlaine sont présentes sur l’avers de la pièce de 2 euros commémorative française émise en 2014 à l’occasion de la célébration du 70e anniversaire du débarquement de Normandie le 6 juin 1944. ” (Wikipédia)

Premier recueil poétique de Paul Verlaine publié à compte d’auteur en 1866 chez l’éditeur Alphonse Lemerre.

Blaise Pascal – Charles Baudelaire

Je lis les Maximes et autres pensées remarquables des moralistes français de François Dufay (Éditions Jean-Claude Lattès, 1998. CNRS Éditions, 2009).

Pascal (« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. ») me renvoie au poème de Baudelaire Le gouffre.

Le gouffre

Á Théophile Gautier

Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
– Hélas ! tout est abîme, action, désir, rêve,
Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève
Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant…
Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’ai peur du Sommeil comme on a peur d’un grand trou
Rempli de vague horreur, menant on ne sait où ;
Je ne vois qu’Infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
Jalouse du Néant l’insensibilité.
– Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !

Trois poèmes publiés dans L’Artiste, 1 mars 1862.

Baudelaire publie dans la revue L’Artiste du 1 mars 1862 trois poèmes : La Lune offensée, La Voix et Le Gouffre. Le Gouffre sera repris dans La Revue nouvelle le 1 mars 1864, puis dans Le Parnasse contemporain le 31 mars 1866.

On peut aussi rapprocher ce poème d’un texte d’Hygiène (Écrits septembre 1862 – novembre 1863). Oeuvres complètes de Baudelaire. Tome II Bibliothèque de la Pléiade, 2024. Page 373.

« Au moral comme au physique, j’ai toujours eu la sensation du gouffre, non seulement du gouffre du sommeil, mais du gouffre de l’action, du rêve, du souvenir, du désir, du regret, du remords, du beau, du nombre, etc.
J’ai cultivé mon hystérie avec jouissance et terreur. Maintenant j’ai toujours le vertige et aujourd’hui, [23 janvier 1862], j’ai subi un singulier avertissement, j’ai senti passer sur moi le vent de l’aile de l’Imbécilité. »

Les Fleurs du Mal, 1890. Edité par Edmond Deman. Bruxelles, 1891. Eau-forte. Planche n°VI. ” Sur le fond de mes nuits, Dieu, de son doigt savant, dessine un cauchemar multiforme et sans trêve “

François Dufay est né le 15 décembre 1962 à Suresnes (Hauts-de-Seine). Normalien, agrégé de lettres modernes, il était écrivain et journaliste (Le Point, l’Express). Il est mort accidentellement à 46 ans, le 25 février 2009 à Molines-en-Queyras (Hautes-Alpes). Il passait des vacances avec sa famille dans les Alpes, quand il a été fauché par une voiture. Il a été tué sur le coup.

On peut aussi lire de lui :
Le voyage d’automne : octobre 1941, des écrivains français en Allemagne. Paris, Plon, 2000.
Le soufre et le moisi : la droite littéraire après 1945 : Chardonne, Morand et les Hussards. Paris, Perrin, 2006.

Sylvain Itkine

Je viens de lire ce livre d’Olivier Barrot. Il fait revivre la belle figure de Sylvain Itkine. il s’agit d’un livre de cinéphile à l’ancienne.

https://www.gallimard.fr/catalogue/portrait-d-itkine/9782073040053

Sylvain Itkine est né le 8 décembre 1908 à Paris.

C’est le second fils de Daniel Itkine, juif originaire de Kaunas en Lituanie, ouvrier joaillier, et de Rachel Braunstein, Française née à Paris, d’origine russe. Il a un frère aîné, Lucien Itkine (1905-1945), ingénieur-chimiste, et une sœur cadette, Georgette Itkine (1918-1981)

Élève au Lycée Condorcet à Paris, il interrompt ses études à la fin de la troisième à quatorze ans et entre en apprentissage. Passionné de théâtre  il quitte son atelier pour intégrer le cours Simon à dix-sept ans. Il participe ensuite à des tournées théâtrales (groupe Mars, proche du groupe Octobre de Jacques Prévert) et milite dans des groupes trotskistes. Avec ses amis, passionné d’agit-prop, Il joue dans les usines occupées lors des grèves de juin 1936. Sylvain Itkine crée ensuite sa propre troupe, Le Diable Écarlate. En 1937, il met en scène Ubu enchaîné d’ Alfred Jarry, son auteur-favori (avec des décors de Max Ernst ) .

Lors de l’occupation allemande, il se réfugie en « zone libre » et crée à Marseille avec des amis et des membres de sa famille une société coopérative alimentaire, « Le Fruit mordoré ». Ils fabriquent une barre de friandises, le « Croque-Fruits » amalgame de dattes, noisettes, amandes et pistaches. L’entreprise est fondée sur l’égalité des salaires et connaît un grand succès. Elle emploie environ 150 personnes, dont de nombreux clandestins juifs. Son activité prend fin avec l’arrivée des Allemands en zone non occupée le 11 novembre 1942.

Les frères Itkine rejoignent ensuite la Drôme, puis Lyon où ils participent à la Résistance. Ils font partie de la branche politique du service de renseignement régional des Mouvements Unis de la résistance (MUR). Son frère Lucien (pseudonyme Villon) est arrêté le 27 juillet 1944 par la Milice. Il fait partie du dernier convoi de déportation qui quitte Lyon le 11 août 1944 pour Auschwitz-Birkenau. Quand le camp est évacué par les allemands, il participe à la « marche de la mort » vers Mauthausen où il meurt le 25 février 1945.

Sylvain (pseudonyme Maxime) est arrêté le 1 août à Lyon avec une bonne partie de son réseau. Ils ont été dénoncés par Claire Hettiger (alias Dany), agent infiltré par la Gestapo, condamnée à mort à la libération, puis graciée. On dit que Sylvain Itkine a été exécuté par les allemands le 20 août 1944 dans le cimetière de Saint-Genis-Laval (Rhône). En fait, il est probablement mort sous la torture ou des conséquences de la torture au siège de la Gestapo, place Bellecour à Lyon, sans avoir parlé. Son corps n’a pas été retrouvé.

On se souvient de son rôle dans La grande illusion (1937) de Jean Renoir. Il est le lieutenant Demolder, seul intellectuel parmi les officiers français. Jean Gabin lui demande : ” Mais qu’est-ce que c’est que ton Pindare ? “. Demolder – Itkine fait face avec brio au grand acteur populaire.

https://www.youtube.com/watch?

Quand il vivait à Paris, Sylvain Itkine habitait rue Championnet, Paris XVIII. Téléphone MARcadet 72 50

Sylvain Itkine (Source : Le Maitron)

Citations de Sylvain Itkine

« Avec Jarry, nous refusons de saluer le drapeau et les hommes représentatifs. »

« Je suis heureux d’être juif… Je voudrais être à la fois juif, nègre et chinois, toutes les races persécutées du globe. »

Lucien Itkine, à Marseille, sur la Cannebière, avec sa soeur Georgette. Sans doute en 1941. (Source : Le Maitron)

Albert Camus – Georges Séféris

Je viens de finir le livre de Yannis Kiourtsakis : Camus et Séféris, Une affaire de lumière. La tête à l’envers, 2024. Je cite ici les dernières pages (74 et 75). On les retrouve aussi sur le site Terre de femmes (la revue de poésie & de critique d’Angèle Paoli)

https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2024/06/yannis-kiourtsakis-camus-et-s%C3%A9f%C3%A9ris-une-affaire-de-lumi%C3%A8re.html

La lumière, l’homme, l’amour

Telle est pour Camus comme pour Séféris, la triade sacrée, œuvre de la nature ou de la divinité, peu importe. Et à l’image de cette œuvre, la créature qu’est l’être humain est conçue par eux, loin de tout humanisme abstrait, dans sa présence la plus concrète, la plus charnelle, la plus humble.
Parions donc, avec Camus, pour la renaissance. Deux incidents, tout à fait menus, mais qu’ils prennent soin de narrer l’un et l’autre, nous y aideront :

Juin 1958. Camus et ses amis français déjeunent, après leur baignade, en plein air dans une taverne de Samos. Un groupe « de beaux enfants » viennent les observer. « L’une des petites filles, Matina, aux yeux dorés, touche, écrit-il, mon cœur ». Quand les amis quittent la taverne, Matina vient près de la voiture, et alors, note Camus, « je prends sa petite main ».

Novembre 1967. Séféris déjeune en compagnie près de la mer dans un village du Magne. Son attention est attirée par une petite vieille, mince, agile, vivace, qui marche au loin très vite en faisant jouer sa canne en l’air, sans s’y appuyer. « C’est ma tante, elle a 102 ans », dit un des convives. Cette apparition hante, il ne sait pourquoi, son esprit pendant plusieurs jours ; et il finit par écrire : « Cette créature est restée dans ma mémoire comme un don de Dieu. »

C’est à la lumière de tels faits, apparemment insignifiants, mais ô combien significatifs, que j’aimerais clore cet essai en lisant les deux pensées suivantes. Séféris – conférence sur Dante (1966) : « S’il est vrai que l’enfer c’est les autres, comme l’affirme l’un de nos maîtres penseurs, il est non moins vrai que le paradis c’est les autres. Et les autres sont aussi nous-mêmes […] Paradis et enfer ne peuvent, je crois, être séparés, et, si nous le pouvons, ne mettons pas en pièces l’âme humaine.»

Camus, Retour à Tipasa : « Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui mourons de ce malheur. »

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Georges Séféris (Giorgios Stylianou Séfériadès) est un des grands poètes grecs contemporains. Il est né à Smyrne (aujourd’hui Izmir en Turquie) le 29 février 1900.

Son père est professeur d’université et un traducteur renommé.

Georges Séféris suit sa famille à Athènes en 1914 où il termine sa scolarité secondaire. Il fait ensuite des études de droit et de littérature à Paris. Il y reste jusqu’en 1924.

Il s’engage dans la carrière diplomatique en 1926. En 1941, il s’exile avec le gouvernement grec libre pour échapper à l’occupation nazie. Il est envoyé dans divers pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Il sert son pays en Crète, au Caire, en Afrique du Sud, en Turquie et au Moyen-Orient.

Il est ambassadeur à Londres de 1957 à 1962. Il prend sa retraite en 1962. Il retourne alors à Athènes et se consacre entièrement à son oeuvre.

Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1963. Après le coup d’état militaire du 21 avril 1967, il fait une déclaration publique contre la junte des colonels.

Il meurt à Athènes le 20 septembre 1971. 30 000 personnes suivent son cercueil le lendemain et font de ses obsèques une manifestation spontanée contre la dictature.

Bibliographie

Journal 1945-1951. Traduction : Lorand Gaspar. Mercure de France, 1973.

Essais, Hellénisme et création. Traduction : Denis Kohler. Mercure de France, 1987.

Poèmes (1933-1955) suivi de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229. 1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Égérie Mavraki, Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar.

Six Nuits sur l’Acropole. Traduction Gilles Ortlieb. Calmann-Lévy, 1994. Le bruit du temps, 2013.

Journées 1925-1944. Traduction Gilles Ortlieb. Le bruit du temps, 2021.

Les poèmes. Traduction Michel Volkovitch. Le miel des anges, 2023.

Antonio Skármeta – Arthur Rimbaud

Antonio Skármeta (Ulf Andersen). Paris, 2013.

L’écrivain chilien Antonio Skármeta est mort mardi 15 octobre à l’âge de 83 ans. il est né le 7 novembre 1940 à Antofagasta, dans le nord du Chili. Il a étudié la philosophie à l’université du Chili, où il a travaillé des années plus tard comme professeur à la faculté de philosophie et comme metteur en scène de théâtre. Après le coup d’Etat militaire d’Augusto Pinochet en 1973, il s’est exilé en Argentine puis en Allemagne, où il a été ambassadeur du Chili dans les années 2000. Il a aussi animé un programme culturel à la télévision chilienne, El show de los libros, de 1992 à 2002. Il est surtout connu comme auteur de Ardiente paciencia (1985) (Une ardente patience, Le Seuil 1985. Traduction de François Maspero) Ce roman a été adapté au cinéma en 1994 sous le titre Le Facteur (Il postino) par Michael Radford avec Massimmo Troisi et Philippe Noiret, dans le rôle de Pablo Neruda. Skármeta avait réalisé lui-même en 1983 une première version de cette histoire. Sa pièce de théâtre, El plebiscito, a été le point de départ du film de Pablo Larraín No (2012) qui évoque la participation d’un jeune publicitaire à la campagne en faveur du « non » lors du référendum chilien de 1988. Celui-ci a marqué la fin de la dictature militaire d’Augusto Pinochet et a ouvert la voie à la transition démocratique chilienne.

Le titre Ardiente paciencia rappelle le poème de Rimbaud que Neruda avait évoqué lorsqu’il avait reçu le Prix Nobel de Littérature en 1971 :

” Hace hoy cien años exactos, un pobre y espléndido poeta, el más atroz de los desesperados, escribió esta profecía: A l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides Villes. (Al amanecer, armados de una ardiente paciencia entraremos en las espléndidas ciudades.)

Yo creo en esa profecía de Rimbaud, el vidente. Yo vengo de una oscura provincia, de un país separado de todos los otros por la tajante geografía. Fui el más abandonado de los poetas y mi poesía fue regional, dolorosa y lluviosa. Pero tuve siempre confianza en el hombre. No perdí jamás la esperanza. Por eso tal vez he llegado hasta aquí con mi poesía, y también con mi bandera.

En conclusión, debo decir a los hombres de buena voluntad, a los trabajadores, a los poetas, que el entero porvenir fue expresado en esa frase de Rimbaud: solo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres.

Así la poesía no habrá cantado en vano. “

Adieu
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L’automne, déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, – loin des gens qui meurent sur les saisons.

L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.

Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort !

  • Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Suis-je trompé ? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi ?

Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

¯¯¯¯¯¯¯¯

Oui l’heure nouvelle est au moins très-sévère.

Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, – des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. – Damnés, si je me vengeais !

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, – j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; – et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

avril-août, 1873.

Une saison en enfer, 1873-1874.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/05/10/arthur-rimbaud/

Isla Negra. Playa. Océano Pacífico.

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Étienne Carjat). 1866.

J’écoute en podcast Le Book Club de Marie Richeux sur France Culture. Elle nous fait découvrir la bibliothèque de personnalités diverses. (Grande invention les podcasts !). Il s’agit ici de la bibliothèque de l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman. Il nous fait suivre la présence des anges dans les pages de Walter Benjamin, Franz Kafka, Charles Baudelaire et D.H. Lawrence. Vers la fin de l’émission, il lit le poème Réversibilité.

Réversibilité (Charles Baudelaire)

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le coeur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,
Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avide ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté !
Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !

Les Fleurs du mal, 1857.

” Baudelaire avait adressé ce poème, anonymement, le 3 mai 1853, à Mme Sabatier. il lui fait cet envoi de Versailles, où il se trouve alors, avec Philoxène Boyer… Baudelaire a donné comme titre à ce poème un terme emprunté au lexique théologique de Joseph de Maistre. ” (Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade I. Notes.)

Georges Didi-Huberman (Patrice Normand).

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/dans-la-bibliotheque-de-georges-didi-huberman-8432288

Georges Didi-Huberman : “Le titre de ce poème Réversibilité, c’est un mot philosophique, c’est un mot qui nous dit que dans tout désir et dans tout espoir, il y a une inquiétude et une angoisse. Réversibilité, c’est ce mélange. Freud avait ce terme extrêmement fort en disant ce sentiment d’inquiétante étrangeté qu’on a quand on se sent très mal à l’aise. Par exemple, quand on est dans un endroit dont on se dit, qu’on a déjà été là quelque part, c’est-à-dire qu’il y a une familiarité, mais c’est extrêmement angoissant. Freud dit très bien que tout ça, c’est lié à l’angoisse infantile, l’angoisse des enfants.”

Angelus Novus (Paul Klee). 1920. Jérusalem, Musée d’israël. Exposition L’ironie à l’oeuvre 6 avril – 1 août 2016 au centre Pompidou. La photo n’est pas bonne, mais je l’ai prise avec émotion en avril 2016.

Jacques Réda 1929 – 2024

Le poète Jacques Réda est décédé le 30 septembre à l’âge de 95 ans.

« Le désespoir n’existe pas pour un homme qui marche. ».

Lire ou relire :

Amen, récitatif, la tourne. Poésie Gallimard N° 221. 1988.

Les ruines de Paris. Poésie Gallimard N° 268. 1993.

Hors les murs. Poésie Gallimard N° 358. 2001.

Leçons de l’arbre et du vent. Gallimard Blanche. 2023.

Il est une forêt sans borne où je voudrais
M’enfoncer, en mourant, loin de la médecine
Qui m’impose pour vivre une foule d’extraits
Chimiques. J’y prendrais tout doucement racine,
Jusqu’au jour où, non moins en douceur, j’entrerais
D’abord aussi fragile et fin qu’une houssine,
Quitte de mes devoirs et de mes intérêts,
Dans l’absence de temps où l’Arbre se dessine
Sans crayon ni pastel, sanguine ni pinceau.
Vite, j’y deviendrais vigoureux arbrisseau.
Puis l’artiste inconnu qui conçut la rosée.
Et la houle des monts et les yeux des vivants
Me laisserait songer tout au fond du musée
Végétal où, distraits, viennent errer les vents.

Une pensée pour Nicole Réda-Euvremer.

Juan Ramón Jiménez – Charles Baudelaire

J’ai reçu hier le magnifique livre de Juan Ramón Jiménez (1881-1958), Guerra en España: Prosa y verso (1936-1954). Athenaica Ediciones. 2024. 1065 pages.

Une première édition de cet ouvrage fut élaborée et éditée par le poète Ángel Crespo (1926-1995) en 1985. Il faut rappeler qu’il s’agit du traducteur en espagnol du Livro do Desassossego de Fernando Pessoa pour Seix Barral (1984). Cette édition fut reprise par Soledad González Ródenas en 2009. Celle d’avril 2024 est encore plus complète. Elle a travaillé comme Ángel Crespo sur les archives du poète conservées à Puerto Rico.

De son vivant, Juan Ramón Jiménez avait commencé à réunir des aphorismes, des poèmes, des traductions, des articles, des conférences, des manifestes, des critiques, des lettres, des entretiens, des brouillons, des notes, des photos, des articles de journaux. Dans son idée, cet énorme collage sur la guerre et l’exil permettrait de transmettre son expérience du conflit et sa lutte incessante contre ses ennemis.

On oublie trop souvent que le Prix Nobel de Littérature 1956 fut un poète engagé aux côtés de La République, contre la Guerre et contre le Franquisme.

“Todo cambia… Las cosas y las personas, pero hay algo que es permanente: la vocación de libertad. Jamás he sido político en el mezquino sentido de simple afiliación a partidos. Me he educado con Cossío, con Giner, con aquellos grandes hombres de la Institución Libre de Enseñanza y al espíritu de los maestros le sigo siendo fiel…Lo demás, no importa…Lo esencial es vivir con decencia entre personas honradas y en un régimen de libertad.”

Pour le moment, je n’ai pu que le feuilleter. J’y ai trouvé une belle traduction du poème de Baudelaire La musique.

La Musique

La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J’escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
D’un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur l’immense gouffre
Me bercent. D’autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !

Les Fleurs du mal. 1861.

La música

La música me coje a veces como la mar!
A mi pálida estrella,
bajo un techo de bruma o en una vasta atmósfera
yo me hago a la vela.

El pecho adelantado y llenos los pulmones
lo mismo que la lona,
escalo el lomo de la ola amontonada
que la noche me borra.

Siento vibrar en mí la pasión multiforme
de un navío que sufre;
la bonanza, la tempestad y sus convulsiones

sobre la inmensa cava
me mecen. ¡ Y otra vez calma plena, ancho espejo,
de mi desesperanza!

Traduction : Juan Ramón Jiménez.

Juan Ramón Jiménez a traduit tout au long de sa vie des poètes comme Ibsen, Verlaine, Moréas, Pierre Louÿs, Leopardi, Shelley, Shakespeare, Trelawny. Robert Frost, Yeats, Synge, Mallarmé, Blake, Eliot, Goethe, Baudelaire, Santayana, Ezra Pound et Edgar A. Poe, entre autres.

Hervé Le Tellier

Hervé Le Tellier devant sa maison (Hélène Pambrun) . Hameau de La Paillette, à Montjoux (Drôme).

Je viens de terminer Le nom sur le mur d’Hervé Le Tellier (Gallimard, 2024). Je n’avais jamais encore rien lu de cet auteur.
Le Prix Goncourt 2020 a acheté une maison dans le hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit dans la Drôme provençale. Cette bâtisse a longtemps appartenu à une céramiste allemande, Tina, qui a déménagé à Granville. Sur le crépi d’un côté, après que l’ancienne propriétaire a retiré des plaques de céramique, est apparu un nom gravé : André Chaix. Il s’agit d’un jeune maquisard mort pour la France le 23 août 1944 après être tombé dans une embuscade allemande. Son nom figure aussi sur le monument aux morts de la commune. Il avait à peine vingt ans.
L’écrivain a rassemblé des archives, interrogé des gens, mené une enquête pour essayer d’approcher la personnalité du jeune résistant. Il raconte sa courte vie et lui rend hommage.
Des tracts des Francs-Tireurs et Partisans, des photographies, des lettres sont insérées dans le texte. L’auteur mêle à la narration des éléments de réflexion.

Dieulefit, sous l’Occupation, était un village de 3.000 habitants. Plus de 1.500 personnes ont réussi à s’y cacher : des Juifs, des résistants, des artistes, des intellectuels, des orphelins. ils ont trouvé refuge là. Aucun d’eux ne fut dénoncé, aucun d’eux ne fut arrêté. À ce jour, seuls neuf habitants du village – tous décédés – se sont vus décerner le titre de «Juste parmi les nations» par l’institut Yad Vashem. La commune du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), qui a caché plus d’un millier de juifs, compte 90 Justes. Le maire de Dieulefit, Pierre Pizot, était un ancien colonel protestant, fidèle au régime de Vichy. Sa secrétaire, Jeanne Barnier (1918-2002), a pourtant distribué sous l’Occupation plus de tickets de rationnement que le village ne comptait d’habitants. Elle produisait à la chaîne des faux papiers d’identité. Les trois directrices d’un établissement scolaire alternatif, créé en 1929 dans le village, l’École de Beauvallon, (Marguerite Soubeyran – 1894-1980 – , Catherine Krafft – 1899-1982 -, Simone Monnier) ont également joué un rôle actif dans la résistance. Grâce à elles, des centaines d’enfants ont pu être sauvés. En octobre 2014, un mémorial dédié à la résistance civile a été inauguré dans le village.

Dieulefit. Place Jeanne Barnier.

Hervé Le Tellier. Le Monde 8 septembre 2024.

« Dans Le Nom sur le mur, j’avais l’ambition de faire un livre pour le centenaire d’André Chaix, qui correspondait au 80 ème anniversaire du Débarquement et à la campagne des élections européennes. Mais je ne pouvais imaginer que cela coïnciderait aussi avec la dissolution de l’Assemblée nationale, la fracture de la France en trois et le risque d’un Rassemblement national majoritaire. Comme disait Marc Twain, « l’histoire ne se répète pas, mais elle rime ». La montée du RN nous ramène au nazisme et à ses rescapés. On a vu, ces dernières semaines, que ce parti n’avait pas changé de nature, malgré les tentatives de Marine Le Pen d’en repeindre la façade. »

Hervé le Tellier, Le nom sur le mur. Gallimard, 2024. Pages 78-80.

« Cet automne de 1972, alors que je lisais le livre de Primo Levi, un parti était fondé, le 5 octobre exactement, le « Front national ». On parle évidemment du « nouveau », pas du vrai, celui de la Résistance, l’extrême droite ayant toujours aimé brouiller les repères, défaire le sens des mots, et les salir au passage.
On y découvre, libres depuis longtemps, bien des rescapés du radeau nazi : celui qui dépose les statuts, accompagné par un ancien député poujadiste plus présentable que lui et dénommé Jean-Marie Le Pen, s’appelle Pierre Bousquet. Bousquet est l’un de ces trois cents Waffen-SS de la division Charlemagne protégeant jusqu’au bout le bunker d’Hitler à Berlin, en avril 1945, des soldats de l’Armée rouge.
Le premier secrétaire du FN s’appelle, lui, Victor Barthélemy : c’est le numéro deux du PPF, le parti de Doriot, et l’un des créateurs de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, cette fameuse LVF portant uniforme allemand, et qui fusionnera avec la Waffen-SS Charlemagne. Barthélémy, milicien, auxiliaire zélé de la police pendant la rafle du Vél’ d’Hiv, se réfugiera en 1944 dans l’éphémère et sanglante République de Salò de Mussolini, tentera de fonder début 1945 un « maquis blanc » en France. Fait prisonnier, il obtient de passer devant un tribunal militaire, lui, le civil : un bon choix, il fera quelques mois de prison.
N’omettons pas André Dufraisse, cofondateur du FN, lui aussi engagé dans la LVF, puis dans une division blindée allemande sur le front de l’Est. Cela lui valait chez ses amis du Front national le surnom affectueux de « Tonton Panzer ».
On pourrait étirer longtemps la liste de ces anciens nazis français présents à la fondation de l’ancêtre du Rassemblement national : Léon Gaultier, cofondateur du FN, quelques années plus tôt « saint des saints de la Waffen-SS » selon l’expression de Jean Mabire, hagiographe de ce corps d’armée. Roland Gaucher, membre de son comité directeur, qui écrivait en mai 1944 dans Le National populaire, sous son vrai nom de Roland Goguillot, que « la législation antisémite pèche par de grands défauts. Elle n’est pas suffisante, elle n’est pas appliquée ». François Brigneau, premier vice-président du FN, propagandiste raciste et antisémite dans La Fronde, dont le « manifeste » refuse que « des nomades plus ou moins francisés par le Journal officiel [ne] fassent la loi chez nous ». Pierre Gérard, secrétaire général du FN en 1980, et sous Vichy numéro deux de la Direction générale de l’aryanisation économique et directeur de la Propagande du Commissariat général à la question juive.
J’en oublie, mais j’en ai fini.
C’est décidément non, la mansuétude n’est pas mon fort. S’il est écrit sur les monuments aux morts qu’André, Célestin, et beaucoup d’autres, sont « morts pour la France », alors ces gens-là ont vécu contre elle, et ceux qui leur succèdent et perpétuent leurs obsessions aussi.
On ne débat pas de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine de l’autre ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient : « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »

Les Fées de Dieulefit : Marguerite Soubeyran, Catherine Krafft, Simone Monnier.