Antonio Machado est mort en exil à Collioure le 22 février 1939, trois jours avant sa mère.
Louis Aragon, Les poètes, 1960
«Machado dort à Collioure
Trois pas suffirent hors d’Espagne
Que le ciel pour lui se fit lourd
Il s’assit dans cette campagne
Et ferma les yeux pour toujours.»
Campo (Antonio Machado) La tarde está muriendo como un hogar humilde que se apaga.
Allá, sobre los montes, quedan algunas brasas.
Y ese árbol roto en el camino blanco hace llorar de lástima.
¡Dos ramas en el tronco herido, y una hoja marchita y negra en cada rama!
¿Lloras?… Entre los álamos de oro, lejos, la sombra del amor te aguarda.
Soledades. Galerías. Otros poemas. 1907
Campagne
Le soir meurt comme un humble foyer qui s’éteint.
Là-bas, sur les montagnes, il reste quelques braises.
Et cet arbre brisé sur le chemin tout blanc fait pleurer de pitié.
Deux branches sur le tronc blessé, et une feuille fanée et noire sur chaque branche!
Tu pleures?… Entre les peupliers d’or, au loin, l’ombre de l’amour t’attend.
Champs de Castille, précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésies de guerre. Collection Poésie/Gallimard (n° 144), Gallimard 1981. Traduit par Sylvie Léger et Bernard Sesé.
René Char a découvert en 1934 le peintre Georges de La Tour (1593-1652) lors d’une exposition à l’Orangerie (Les peintres de la réalité en France au XVII ème siècle). Ce peintre, méconnu alors, surgit dans son imaginaire. Un tableau, intitulé Le Prisonnier (ou Job raillé par sa femme. 1650? Musée départemental d’art ancien et contemporain d’Épinal), le marque particulièrement. Il en achète plusieurs reproductions. Il va l’accompagner pendant de nombreuses années.
Pendant la seconde guerre mondiale, le résistant Char avait fixé au mur de son P.C. à Céreste (Alpes-de-Haute-Provence) la reproduction de ce tableau.
Il consacre plusieurs écrits au peintre.
Dans les Feuillets d’Hypnos 178, il dialogue avec le tableau en l’impliquant dans le contexte de Seconde Guerre mondiale. Il y évoque les «ténèbres hitlériennes».
178
La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.
Feuillets d’Hypnos (1946), in Fureur et Mystère Poésie/Gallimard, 1967, p. 133.
Un autre texte de René Char, extrait aussi de Fureur et mystère, rend hommage à la Madeleine à la veilleuse.
MADELEINE A LA VEILLEUSE
par Georges de La Tour
Je voudrais aujourd’hui que l’herbe fût blanche pour fouler l’évidence de vous voir souffrir; je ne regarderais pas sous votre main si jeune, la forme dure, sans crépi de la mort. Un jour discrétionnaire, d’autres pourtant moins avides que moi, retireront votre chemise de toile, occuperont votre alcôve. Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et un peu d’huile se répandra par le poignard de la flamme sur l’impossible solution.
La Fontaine narrative, 1947, in Fureur et Mystère. Poésie/Gallimard, 1967, p. 215.
Dans Le Nu perdu , Char écrit un texte intitulé Justesse de Georges de LaTour. Il y fait allusion à des tableaux du peintre tels que Le tricheur ou Levielleur.
I
Justesse de Georges de La Tour
26 janvier 1966
L’unique condition pour ne pas battre en interminable retraite était d’entrer dans le cercle de la bougie, de s’y tenir, en ne cédant pas à la tentation de remplacer les ténèbres par le jour et leur éclair nourri par un terme inconstant. ٭
Il ouvre les yeux. C’est le jour, dit-on. Georges de La Tour sait que la brouette des maudits est partout en chemin avec son rusé contenu. Le véhicule s’est renversé. Le peintre en établit l’inventaire. Rien de ce qui infiniment appartient à la nuit et au suif brillant qui en exalte le lignage ne s’y trouve mélangé. Le tricheur, entre l’astuce et la candeur, la main au dos, tire un as de carreau de sa ceinture; des mendiants musiciens luttent, l’enjeu ne vaut guère plus que le couteau qui va frapper; la bonne aventure n’est pas le premier larcin d’une jeune bohémienne détournée; le joueur de vielle, syphilitique, aveugle, le cou flaqué d’écrouelles, chante un purgatoire inaudible. C’est le jour, l’exemplaire fontainier de nos maux. Georges de La Tour ne s’y est pas trompé.
Dans la pluie giboyeuse, in Le nu perdu 1964-1970 Poésie/Gallimard, 1978, p. 70.
Extrait d’un entretien de René Char avec Raymond Jean (Le Monde, 11 janvier 1969):
Pourquoi dans le texte central de Dans la pluie giboyeuse, avez-vous placé, côte à côte le peintre Georges de La Tour et le poème sur Albion?
Pour être celui, non qui édifie, mais qui inspire, il faut se placer dans une vérité que le temps ne cesse de fortifier et de confirmer. Georges de La Tour est cet homme-là. Baudelaire et lui ont des faiblesses mais pas des manques. Voilà qui les rend admirables. Georges de La Tour – ne souriez pas – est souvent mon Intercesseur auprès du mystère poétique, donc du mystère humain. Il n’y a pas d’auréole d’élu derrière la tête de ses sujets ni sur la sienne. Le peintre sait. Le peintre et l’homme. Je dis : sait, et non savait. Baudelaire également sait. Dieu et Satan sont chez lui tel le jour et la nuit chez de La Tour. Immense et juste allégorie ! C’est mortel, périssable, oui, mais c’est Imputrescible ! Capture de poète… Albion ? Permettez-moi d’affirmer que ce site, ce territoire superbe, étripé, empoisonné bientôt, couvert de crachats, démentiellement, pour des motifs sordides et sinistres, entre dans le contexte du Mal universel ; et si paradoxal que cela paraisse, il y a un exorcisme à lui opposer, point éloigné de celui que Georges de La Tour manie révolutionnairement, lorsqu’il peint Le Tricheur, ensuite Madeleine à la veilleuse, ou inversement.
Qu’entendez-vous par le dernier poème du livre et son titre Ni éternel, ni temporel?
J’aimerais disposer encore un peu de terre arable sur le rocher stimulant et obscur, avant de mourir. Ici mes intercesseurs sont des plus modestes : le corbeau et l’alouette. “
(Le plateau d’Albion a accueilli, de 1971 à 1996, les missiles qui constituaient une composante essentielle de la force de dissuasion nucléaire française. Les dix-huit silos à missiles et les deux postes de conduite de tir ont depuis été démantelés. Il y eut une vague de protestations lorsque l’installation des silos avait été soulevée en 1965-1966. L’Association pour la sauvegarde de la Haute-Provence avait organisé alors plusieurs manifestations, dont une à Fontaine-de-Vaucluse avec René Char, qui était l’auteur d’une affiche-poème emblématique, La Provence point Oméga.)
Juan Ramón Jiménez est né le 23 de décembre 1881 à Moguer (Huelva) en Andalousie. Prix Nobel de littérature 1956. Il est mort en exil à San Juan (Porto Rico) le 29 mai 1958.
EL ESTUDIANTE
Sueña, sueña mientras duermes.
Lo olvidarás con el día.
(Día, alegre aprendizaje
de la gran sabiduría).
Aprende, aprende despierto.
Ya lo olvidarás dormido.
Visite hebdomadaire chez Gibert Joseph, Boulevard Saint-Michel après une longue promenade dans Paris avec J. Au premier étage, je feuillette les nouveautés. Je tombe sur La mémoire tyrannique de l’auteur salvadorien Horacio Castellanos Moya (1957-), un écrivain que je connais très mal. Editions Métailié. Sortie: 13/02/2020. Traduction de René Solis. Titre original: Tirana memoria. Publié en Espagne par Tusquets en 2008.
En exergue, une citation d’Elias Canetti (1905-1994). Prix Nobel de Littérature en 1981.
«Ne vaudrait-il pas mieux qu’il ne reste rien, absolument rien d’une vie? Que la mort implique que s’éteignent du même coup les images que les autres ont de vous? Ne serait-ce pas plus poli à l’égard de ceux qui vont prendre la suite? Car peut-être ce qui reste de nous forme-t-il une somme d’exigences qui les écrase. Peut-être pour cela l’homme n’est-il pas libre, parce que les morts sont trop présents en lui, et que ce trop rechigne à s’éteindre.»
Tout au long de sa vie, Elias Canetti n’a cessé d’écrire sur le thème de la mort. Note du 15 février 1942: «J’ai décidé aujourd’hui de noter mes pensées contre la mort telles que le hasard me les apporte, dans le désordre et sans les soumettre à un plan contraignant. Je ne puis laisser passer cette guerre sans forger en mon cœur l’arme qui vaincra la mort» Le livre qu’il projetait de lui consacrer a été publié en Allemagne en 2014: Das Buch gegen den Tod. Albin Michel a publié Le Livre contre la mort en 2018. La traduction de Bernard Kreiss a été reprise au Livre de poche en 2019.
C’est donc un ouvrage qu’Elias Canetti n’a pas réellement composé. Des inédits découverts après sa mort, forment les deux tiers de ce volume. L’auteur mêle notes, aphorismes, portraits et réflexions.
Résumé de La mémoire tyrannique: 1944. Lorsque Pericles, un journaliste critique du dictateur salvadorien, le “sorcier nazi”, est arrêté et emprisonné, son épouse Haydée, une jeune femme de la bonne bourgeoisie, décide d’écrire le journal des événements. Pendant qu’elle note ce qu’elle considère comme des conversations avec son mari – qui avant de devenir opposant a été collaborateur du régime –, elle raconte les progrès des arrestations, les interdictions de visite au pénitencier ainsi que ce qui se passe pour le reste de la famille, composée d’un côté de militaires, soutien du régime, et de l’autre des libéraux, opposés au tyran. Sur ce, un coup d’État contre le dictateur éclate, son fils Clemente, le fêtard, le coureur, l’ivrogne, est impliqué et raconte ce qui se passe chez les conspirateurs. Ses aventures parfois désopilantes alternent avec l’éveil de la conscience politique de Haydée, qui organise la rébellion avec d’autres femmes : épouses, filles, petites-filles, voisines, domestiques.
Il est aujourd’hui de bon ton de critiquer les côtés sombres du poète chilien: son séjour comme consul à Rangoon (Birmanie), ses rapports avec Josie Bliss en 1928, son mariage avec Maryka Antonieta Hagenaar (1930-1942), son lien avec sa fille Malva Marina, enfant hydrocéphale (1934-1943), son stalinisme etc. C’est un immense poète. «Ningún poeta del hemisferio occidental de nuestro siglo admite comparación con él», ha escrito el crítico literario Harold Bloom, quien lo considera uno de los veintiséis autores centrales del canon de la literatura occidental de todos los tiempos.” (Wikipedia en espagnol) Son amitié avec Federico García Lorca, son influence sur la poésie de la Generación de 1927 furent décisives. Residencia en la tierra(1925–1931), publié à Madrid en 1935, est un chef d’oeuvre. Son aide aux républicains espagnols fut aussi très importante. C’est le Victor Hugo de la littérature hispanique.
ODA A LA EDAD
Yo no creo en la edad.
Todos los viejos llevan en los ojos un niño, y los niños a veces nos observan como ancianos profundos.
Mediremos la vida por metros o kilómetros o meses? Tanto desde que naces? Cuanto debes andar hasta que como todos en vez de caminarla por encima descansemos, debajo de la tierra?
Al hombre, a la mujer que consumaron acciones, bondad, fuerza, cólera, amor, ternura, a los que verdaderamente vivos florecieron y en su naturaleza maduraron, no acerquemos nosotros la medida del tiempo que tal vez es otra cosa, un manto mineral, un ave planetaria, una flor, otra cosa tal vez, pero no una medida.
Tiempo, metal o pájaro, flor de largo pecíolo, extiéndete a lo largo de los hombres, florécelos y lávalos con agua abierta o con sol escondido. Te proclamo camino y no mortaja, escala pura con peldaños de aire, traje sinceramente renovado por longitudinales primaveras.
Ahora, tiempo, te enrollo, te deposito en mi caja silvestre y me voy a pescar con tu hilo largo los peces de la aurora!
El mañana efímero A Roberto Castrovido La España de charanga y pandereta, Cerrado y sacristía, Devota de Frascuelo y de María, De espíritu burlón y de alma quieta, Ha de tener su mármol y su día, Su infalible mañana y su poeta. El vano ayer engendrará un mañana Vacío y ¡por ventura! Pasajero. Será un joven lechuzo y tarambana, Un sayón con hechuras de bolero, A la moda de Francia realista, Un poco al uso de París pagano, Y al estilo de España especialista En el vicio al alcance de la mano. Esa España inferior que ora y bosteza, Vieja y tahúr, zaragatera y triste; Esa España inferior que ora y embiste, Cuando se digna usar la cabeza, Aún tendrá luengo parto de varones Amantes de sagradas tradiciones Y de sagradas formas y maneras; Florecerán las barbas apostólicas, Y otras calvas en otras calaveras Brillarán, venerables católicas, El vano ayer engendrará un mañana Vacío y ¡por ventura! pasajero, La sombra de un lechuzo tarambana, De un sayón con hechuras de bolero: El vacuo ayer dará un mañana huero. Como la náusea de un borracho ahíto De vino malo, un rojo sol corona De heces turbias las cumbres de granito; Hay un mañana estomagante escrito En la tarde pragmática y dulzona. Mas otra España nace, La España del cincel y de la maza, Con esa eterna juventud que se hace Del pasado macizo de la raza. Una España implacable y redentora, España que alborea Con un hacha en la mano vengadora, España de la rabia y de la idea.
Campos de Castilla (1907-1917)
Le lendemain éphémère À Roberto Castrovido L’Espagne des fanfares et des tambourins basques, sentant le renfermé, fleurant la sacristie, dévouée à Frascuelo, à la Vierge Marie, d’esprit narquois et d’âme tranquille, aura son marbre, son jour de gloire, son lendemain inéluctable et son poète. Ce vain hier engendrera un lendemain vide et, par chance peut-être! passager. Ce sera un jeune homme, noceur, écervelé, un pénitent aux allures de danseur de boléro; réaliste à la façon de France, un peu mécréant à la mode de Paris, et à la manière d’Espagne spécialiste du vice à portée de la main. Cette Espagne inférieure qui prie et qui bâille, vieillie, aimant le jeu, bagarreuse et triste, cette Espagne inférieure qui prie et fonce tête baissée, quand elle daigne se servir de sa tête, verra encore longtemps se produire des hommes aimant les traditions sacrées, les formes et manières sacrées; fleuriront les barbes apostoliques et d’autres calvities sur d’autres crânes brilleront, vénérables et catholiques. Ce vain hier engendrera un lendemain vide et, par chance peut-être! passager, l’ombre d’un noceur écervelé, d’un pénitent aux allures de danseur, cet hier de vide ne donnera qu’un lendemain de vide. Comme la nausée d’un ivrogne gorgé de mauvais vin, un rouge soleil couronne de trouble lie les cimes de granit; il y a un lendemain écœurant écrit dans l’après-midi pragmatique et douceâtre. Mais une autre Espagne naît, l’Espagne du ciseau et de la masse, avec cette jeunesse éternelle qui se fait à partir du passé robuste de la race. Une Espagne implacable et rédemptrice, une Espagne qui commence à poindre tenant en main la hache vengeresse, Espagne de la rage, Espagne de l’idée.
Un gos abandonat va carretera enllà buscant l’esclavitud en el perill. Panteixant, al capvespre, li queda encara força per bordar els primers fars, que l’enlluernen. La carretera passa vora el mar en una costa abrupta. El món pot ser bellíssim però ha de portar inclosa l’humiliació. Somiar no és res més que buscar un amo.
Amar es dónde. Visor, 2015.
Lejos
Un perro abandonado va por la carretera,
busca la esclavitud en el peligro.
Cuando anochece,
jadeante, le quedan aún fuerzas
para ladrar a los primeros faros,
que lo deslumbran.
La carretera pasa junto al mar
en una costa abrupta.
El mundo puede ser bellísimo,
pero tiene que incluir la humillación.
Soñar tan sólo es
buscar un amo.
Amar es dónde. Visor, 2015.
Loin
Un chien errant marche sur la route,
cherchant sa soumission dans le danger.
Haletant, au crépuscule, il lui reste encore des forces
pour aboyer aux premiers phares qui l’éblouissent.
La route longe la mer
sur une côte abrupte.
Le monde peut être magnifique
mais doit porter en lui l’humiliation.
Rêver n’est que chercher un maître.
Leçons de vertige, anthologie établie par Noé Pérez-Núñez, poèmes traduits du catalan, édition bilingue français-catalan, éditions Les Hauts-Fonds, 2016.
Primera edición del Oráculo Manual y Arte de la Prudencia, publicado en Huesca, Aragón, en 1647.
CXXX
Hacer y hacer parecer
«Las cosas no pasan por lo que son, sino por lo que parecen. Valer y saberlo mostrar es valer dos veces. Lo que no se ve es como si no fuese. No tiene su veneración la razón misma donde no tiene cara de tal. Son muchos más los engañados que los advertidos: prevalece el engaño y júzganse las cosas por fuera. Hay cosas que son muy otras de lo que parecen. La buena exterioridad es la mejor recomendación de la perfección interior.»
L’homme de cour. Traduction par Amelot de la Houssaie. 1684.
CXXX
Faire et faire paraître
«Les choses ne passent point pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles paraissent être. Savoir faire et le savoir montrer, c’est double savoir. Ce qui ne se voit point est comme s’il n’était point. La raison même perd son autorité, lorsqu’elle ne paraît pas telle. Il y a bien plus de gens trompés que d’habiles gens. La tromperie l’emporte hautement, d’autant que les choses ne sont regardées que par le dehors. Bien des choses paraissent tout autres qu’elles ne sont. Le bon extérieur est la meilleure recommandation de la perfection intérieure.»
Ce texte est cité en partie par Pierre Michon dans Trois auteurs (Premier texte: Le temps est un grand maigre (Balzac). Éditions Verdier. 1997.
Merci à Colette W. qui relit toute l’oeuvre de Pierre Michon.
Je remercie une fois de plus M P. F. qui poste sur Facebook de magnifiques poèmes, toujours excellemment illustrés. Elle m’ a fait rechercher les recueils de poésies d’Eliseo Diego qui se trouvent dans ma bibliothèque.
Ce grand poète cubain fait partie d’une grande famille d’écrivains et de musiciens: sa femme, Bella García Marruz, son fils Eliseo Alberto (Lichi) (1951-2011), sa fille Josefina de Diego (Fefé), son beau frère, Cintio Vitier (1921-2009), sa belle soeur Fina García Marruz (1923), ses neveux musiciens Sergio Vitier (1948-2016) et José María Vitier (1954).
Eliseo Diego, Cintio Vitier, Virgilio Piñera (1912-1979) étaient parmi les fondateurs de la revue Orígenes, dirigée par José Lezama Lima (1910-1976) et José Rodríguez Feo (1920-1993). Quarante numéros furent publiés entre 1944 y 1956. C’était la publication culturelle cubaine la plus importante de cette époque.
Eliseo Diego a obtenu le Prix national de Littérature de Cuba en 1986 et le Prix Juan Rulfo de littérature latino-américaine pour l’ensemble de son oeuvre poétique en 1993.
Trois exemples de sa poésie:
El oscuro esplendor
Juega el niño con unas pocas piedras inocentes
en el cantero gastado y roto
como paño de vieja.
Yo pregunto:
qué irremediable catástrofe separa
sus manos de mi frente de arena,
su boca de mis ojos impasibles.
Y suplico
al menudo señor que sabe conmover
la tranquila tristeza de las flores, la sagrada
costumbre de los árboles dormidos.
Sin quererlo
el niño distraídamente solitario empuja
la domada furia de las cosas, olvidando
el oscuro esplendor que me ciega y él desdeña.
El oscuro esplendor, 1966.
L’obscure splendeur
L’enfant joue avec quelques innocents cailloux sur la plate-bande usée et trouée comme un fichu de vieille.
Moi je demande quelle irrémédiable catastrophe sépare ses mains de mon front de sable, sa bouche de mes yeux impassibles.
Et je supplie le petit maître qui sait émouvoir la tranquille tristesse des fleurs, la sainte coutume des arbres endormis.
Sans le vouloir l’enfant, distraitement solitaire, pousse la fureur subjuguée des choses, sans se douter de l’obscure splendeur qui m’aveugle et que lui dédaigne.
L’obscure splendeur. Edition de la Différence, Orphée. 1996. Traduit par Jean-Marc Pelorson.
No es más
por selva oscura
Un poema no es más
que una conversación en la penumbra
del horno viejo, cuando ya
todos se han ido, y cruje
afuera el hondo bosque; un poema
no es más que unas palabras
que uno ha querido, y cambian
de sitio con el tiempo, y ya
no son más que una mancha, una
esperanza indecible;
un poema no es más
que la felicidad, que una conversación
en la penumbra, que todo
cuanto se ha ido, y ya
es silencio.
El oscuro esplendor, 1966.
Ce n’est que por selva oscura… Le poème ce n’est qu’une conversation dans la pénombre du vieux fourneau, lorsque déjà tout le monde s’en est allé, et que frémit dehors le profond bois; un poème
ce n’est que quelques mots
qu’on a chéris, et qui changent
de place avec le temps, pour n’être désormais
qu’une tache, qu’une
indicible espérance;
un poème ce n’est que le bonheur, qu’une conversation dans la pénombre, que tout ce qui s’en est allé, et n’est plus que silence.
L’obscure splendeur. Edition de la Différence, Orphée. 1996. Traduit par Jean-Marc Pelorson.
Versiones
La muerte es esa pequeña jarra, con flores
pintadas a mano, que hay en todas las casas y que
uno jamás se detiene a ver.
La muerte es ese pequeño animal que ha
cruzado en el patio, y del que nos consuela la
ilusión, sentida como un soplo, de que es sólo el gato
de la casa, el gato de costumbre, el gato que ha
cruzado y al que ya no volveremos a ver.
La muerte es ese amigo que aparece en las
fotografías de la familia, discretamente a un lado,
y al que nadie acertó nunca a reconocer.
La muerte, en fin, es esa mancha en el muro
que una tarde hemos mirado, sin saberlo, con un poco
de terror.
Versiones, 1970.
Versions
La mort est cette petite jarre, couverte
de fleurs peintes à la main, qui est dans toutes
les maisons, et sur qui jamais ne s’arrêtent les yeux.
La mort est ce petit animal qui est
passé dans la cour et dont on se remet en se
disant dans une bouffée d’illusion que ce n’est
que le chat de maison, le chat de toujours, le
chat qui est passé et qu’on ne reverra plus.
La mort est cet ami qu’on voit sur les
photos de famille, discrètement marginal, et
que personne n’a jamais réussi à reconnaître.
La mort, enfin, c’est cette tache sur le
mur qu’un soir nous avons regardée, sans le
savoir, avec un soupçon de terreur.
L’obscure splendeur. Edition de la Différence, Orphée. 1996. Traduit par Jean-Marc Pelorson.
Para Manuel Gonzalez Prada, esta emoción bravía y selecta, una de las que, con más entusiasmo, me ha aplaudido el gran maestro.
Dios mío, estoy llorando el ser que vivo; me pesa haber tomádote tu pan; pero este pobre barro pensativo no es costra fermentada en tu costado: ¡tú no tienes Marías que se van!
Dios mío, si tú hubieras sido hombre,
hoy supieras ser Dios;
pero tú, que estuviste siempre bien,
no sientes nada de tu creación.
¡Y el hombre sí te sufre: el Dios es él!
Hoy que en mis ojos brujos hay candelas,
como en un condenado,
Dios mío, prenderás todas tus velas,
y jugaremos con el viejo dado…
Tal vez ¡oh jugador! al dar la suerte
del universo todo,
surgirán las ojeras de la Muerte,
como dos ases fúnebres de lodo.
Dios míos, y esta noche sorda, obscura, ya no podrás jugar, porque la Tierra es un dado roído y ya redondo a fuerza de rodar a la aventura, que no puede parar sino en un hueco, en el hueco de inmensa sepultura.
Los heraldos negros. 1918.
Les dés éternels
Mon Dieu, je pleure sur l’être que je vis ; je regrette d’avoir pris ton pain ; mais la pauvre boue pensive que je suis n’est pas croûte fermentée dans ton flanc : toi tu n’as pas de Maries qui s’en vont !
Mon Dieu, si tu avais été un homme, aujourd’hui tu saurais être Dieu ; mais toi, qui as toujours été bien, tu ne sens rien de ta création. En fait l’homme te souffre : le Dieu c’est lui !
Aujourd’hui que dans mes yeux sorciers luisent des chandelles, comme dans ceux d’un damné, mon Dieu, tu vas allumer tous tes cierges, et nous jouerons avec le vieux dé… Peut-être que, oh joueur ! sortant le chiffre de l’univers entier surgiront les cernes de la Mort, comme deux funèbres as de boue.
Mon Dieu, en cette nuit sourde, obscure, tu ne pourras plus jouer, car la Terre est un dé rongé et désormais rond à force de rouler à l’aventure, qui ne peut s’arrêter que dans un trou, le trou d’une immense sépulture.
Les hérauts noirs –Poésie complète 1919-1937 (Flammarion, 2009)– Traduit de l’espagnol (Pérou) par Nicole Réda-Euvremer.
Manuel González Prada (Lima, 5 janvier 1844 – Lima, 22 juillet 1918) était un philosophe et poète péruvien, auteur d’essais, théoricien radical puis idéologue anarchiste. Directeur de la Bibliothèque nationale du Pérou en 1912, il reçut de jeunes écrivains comme César Vallejo et José Carlos Mariategui. Il défendait toutes les libertés, en particulier la liberté de culte et la liberté d’expression ainsi qu’une éducation laïque. César Vallejo l’avait interviewé en mars 1918, peu avant sa mort.