Federico García Lorca – Poète à New York II

Valderrubio (Granada). Maison où est né Federico García Lorca le 5 juin 1898.

J’avais déjà publié le 3 février 2018 New York (Oficina y denuncia).

http://www.lesvraisvoyageurs.com/tag/federico-garcia-lorca/page/3/

J’ajoute aujourd’hui la traduction française de Pierre Darmangeat (1909-2004) qui fut Inspecteur Général d’Espagnol.

NEW YORK Officine et dénonciation

       Á Fernando Vela

Sous les multiplications
il y a une goutte de sang de canard.
Sous les divisions
Il y a une goutte de sang de marin.
Sous les additions, un fleuve de sang tendre ;
un fleuve qui avance en chantant
par les chambres des faubourgs,
qui est argent, ciment ou brise
dans l’aube menteuse de New York.
Les montagnes existent, je le sais.
Et les lunettes pour la science,
je le sais. Mais je ne suis pas venu voir le ciel.
Je suis venu voir le sang trouble,
le sang qui porte les machines aux cataractes
et l’esprit à la langue du cobra.
Tous les jours on tue à New York
quatre millions de canards,
Cinq millions de porcs,
deux mille pigeons pour le plaisir des agonisants,
un million de vaches,
un million d’agneaux
et deux millions de coqs
qui font voler les cieux en éclats.
Mieux vaut sangloter en aiguisant son couteau
ou assassiner les chiens dans les hallucinantes chasses à courre,
que résister dans le petit jour
aux interminables trains de lait,
aux interminables trains de sang
et aux trains de roses aux mains liées
par les marchands de parfums.
Les canards et les pigeons,
les porcs et les agneaux
mettent leurs gouttes de sang
sous les multiplications ;
et les terribles hurlements des vaches étripées
emplissent de douleur la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.
Je dénonce tous ceux
qui ignorent l’autre moitié,
la moitié non rachetable
qui élève ses montagnes de ciment
où battent les coeurs
des humbles animaux qu’on oublie
et où nous tomberons tous
à la dernière fête des tarières
Je vous crache au visage.
L’autre moitié m’écoute,
dévorant, chantant, volant dans sa pureté
comme les enfants des conciergeries
qui portent de fragiles baguettes
dans les trous où s’oxydent
les antennes des insectes.
Ce n’est pas l’enfer, c’est la rue.
Ce n’est pas la mort, c’est la boutique de fruits.
Il y a un monde de fleuves brisés et de distances insaisissables
dans la petite patte de ce chat, cassée par l’automobile,
et j’entends le chant du lombric
dans le coeur de maintes fillettes.
Oxyde, ferment, terre secouée.
Terre toi-même qui nages dans les nombres de l’officine.
Que vais-je faire : mettre en ordre les paysages ?
Mettre en ordre les amours qui sont ensuite photographies,
qui sont ensuite morceaux de bois et bouffées de sang ?
Non, non ; je dénonce,
je dénonce la conjuration
de ces officines désertes
qui n’annoncent pas à la radio les agonies,
qui effacent les programmes de la forêt,
et je m’offre à être mangé par les vaches étripées
quand leurs cris emplissent la vallée
où l’Hudson s’enivre d’huile.

Poète à New York. Traduction Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30 , 1968.

Ce poème a été publié pour la première fois en 1931 dans la Revista de Occidente (XXXI, enero, págs.25-28). Cette revue culturelle et scientifique espagnole a été fondée en 1923 par le philosophe José Ortega y Gasset,

Merienda. 1927.

Federico García Lorca – Poète à New York I

Federico García Lorca (Alfonso Sánchez Portela ), 1930.

Fable et ronde des trois amis

Henri,
Émile,
Laurent.
Tous trois étaient glacés.
Henri par le monde des lits,
Émile par le monde des yeux et les blessures des mains,
Laurent par le monde des universités sans toits.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient brûlés.
Laurent par le monde des feuilles et les boules de billard,
Émile par le monde du sang et les épingles blanches,
Henri par le monde des morts et les journaux abandonnés.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois étaient enterrés.
Laurent dans un sein de Flore,
Émile dans l’inerte genièvre oublié au fond du verre,
Henri dans la fourmi, dans la mer et dans les yeux vides des oiseaux.

Laurent,
Henri,
Émile.
Tous trois furent dans mes mains
trois montagnes chinoises,
trois ombres de cheval,
trois paysages de neige et une cabane de lis
parmi les pigeonniers où la lune devient plate sous le coq.

L’un
puis l’autre,
puis l’autre.
Tous trois étaient momifiés,
avec les mouches de l’hiver,
avec les encriers où urine le chien et que méprise le chardon,
avec la brise qui glace le coeur de toutes les mères,
par les blancs décombres de Jupiter où les ivrognes mangent la mort à leur goûter.

Trois
puis deux
puis un.
Je les ai vus se perdre en pleurant et chantant
dans un œuf de poule,
dans la nuit qui montrait son squelette de tabac,
dans ma douleur pleine de visages et de poignantes esquilles de lune,
dans ma joie de roues dentées et de fouets,
dans ma poitrine troublée par les colombes,
dans ma mort déserte avec un seul promeneur égaré.

J’avais tué la cinquième lune
et à l’eau des fontaines buvaient les éventails et les applaudissements.
Le lait tiède emprisonné des nouvelles accouchées
agitait les roses d’une longue douleur blanche,
Henri,
Émile,
Laurent.
Diane est dure,
mais elle a parfois les seins embrumés.
La pierre blanche peut battre dans le sang du cerf
et le cerf peut rêver par les yeux d’un cheval.

Quand s’écroulèrent les formes pures
sous le cri-cri des marguerites,
je compris que l’on m’avait assassiné.
On courut les cafés, les cimetières, les églises,
on ouvrit les tonneaux et les armoires,
on brisa trois squelettes pour arracher leurs dents en or.
On ne me trouva plus.
On ne me trouva plus ?
Non. On ne me trouva plus.
Mais on sut que la sixième lune s’enfuit vers les sources du torrent,
et que la mer se rappela, soudain !
les noms de tous ses noyés

Poète à New York. Traduction : Pierre Darmangeat. Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30, 1968.

Ce poème n’a pas été publié du vivant du poète. Un manuscrit est conservé à la Fondation García Lorca de Grenade. Plusieurs titres ont été barrés : Primera fábula para los muertos, Fábula de los tres amigos, Fábula de la amistad y Pasillo. Le poète exprime dans une danse macabre funèbre sa frustration qui est due à l’amour perdu et à la douleur qu’il ressent. Dans le manuscrit figure l’exclamation «¡Ho Federico!» qu’il a enlevé par la suite de même que les autres références à son nom tout au long du recueil. La dernière strophe est saisissante. Son voyage à New York, du 25 juin 1929 au 4 mars 1930, a été provoqué par sa rupture avec le jeune sculpteur Emilio Aladrén (1906-1944). Déprimé, il se sentait aussi trahi par ses anciens amis de la Residencia de Estudiantes, Salvador Dalí y Luis Buñuel. Le film Un perro andaluz (Un chien andalou) était sorti le 6 juin 1929 au Studio des Ursulines à Paris et fut projeté dans le même cinéma pendant les neuf mois suivants.

Autorretrato para Poeta en Nueva York. 1929-30.

Fábula y rueda de los tres amigos

Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Estaban los tres helados.
Enrique por el mundo de las camas,
Emilio por el mundo de los ojos y las heridas de las manos,
Lorenzo por el mundo de las universidades sin tejados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres quemados.
Lorenzo por el mundo de las hojas y las bolas de billar,
Emilio por el mundo de la sangre y los alfileres blancos,
Enrique por el mundo de los muertos y los periódicos abandonados.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres enterrados.
Lorenzo en un seno de Flora,
Emilio en la, yerta ginebra que se olvida en el vaso,
Enrique en la hormiga, en el mar y en los ojos vacíos de los pájaros.

Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Fueron los tres en mis manos
tres montañas chinas,
tres sombras de caballo,
tres paisajes de nieve y una cabaña de azucenas
por los palomares donde la luna se pone plana bajo el gallo.

Uno
y uno
y uno.
Estaban los tres momificados,
con las moscas del invierno,
con los tinteros que orina el perro y desprecia el vilano,
con la brisa que hiela el corazón de todas las madres,
por los blancos derribos de Júpiter donde meriendan muerte los borrachos.

Tres
y dos
y uno.
Los vi perderse llorando y cantando
por un huevo de gallina,
por la noche que enseñaba su esqueleto de tabaco,
por mi dolor lleno de rostros y punzantes esquirlas de luna,
por mi alegría de ruedas dentadas y látigos,
por mi pecho turbado por las palomas,
por mi muerte desierta con un solo paseante equivocado.

Yo había matado la quinta luna
y bebían agua por las fuentes los abanicos y los aplausos.
Tibia leche encerrada de las recién paridas
agitaba las rosas con un largo dolor blanco.
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Diana es dura,
pero a veces tiene los pechos nublados.
Puede la piedra blanca latir en la sangre del ciervo
y el ciervo puede soñar por los ojos de un caballo.

Cuando se hundieron las formas puras
bajo el cri cri de las margaritas,
comprendí que me habían asesinado.
Recorrieron los cafés y los cementerios y las iglesias.
Abrieron los toneles y los armarios.
Destrozaron tres esqueletos para arrancar sus dientes de oro.
Ya no me encontraron.
¿No me encontraron?
No. No me encontraron.
Pero se supo que la sexta luna huyó torrente arriba,
y que el mar recordó ¡de pronto!
los nombres de todos sus ahogados.

Poeta en Nueva York, 1929-1930. Publié en 1940.

Poète à New York. 1948. Paris, Guy Levis-Mano.

Sant Jordi – Día del Libro – Francisco Brines

Affiche officielle de la Journée du Livre (Sonia Pulido).

La Sant Jordi (saint Georges en français, San Jorge en espagnol) est célébrée tous les 23 avril à Barcelone. Saint Georges est le patron de l’Aragon, de Valence, des îles Baléares et de la Catalogne. La tradition veut que, chaque année, on offre une rose, et depuis les années 1920, un livre.

Depuis 1930, la Journée du Livre est aussi fixée dans toute l’Espagne le 23 avril afin de rendre hommage à Miguel de Cervantès, inhumé le 23 avril 1616. Depuis 1995, l’UNESCO en a fait la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur.

Malgré la pandémie, la foule était nombreuse aujourd’hui dans le centre de Barcelone. La Casa Batlló, un des bâtiments les plus emblématiques d’Antoni Gaudí était décorée comme d’habitude de roses. Sur sa façade, l’architecte catalan a représenté la légende de saint Georges terrassant le dragon, à l’origine de la fête de Sant Jordi.

Barcelone. Casa Batlló (Antoni Gaudí).

La Journée du Livre est aussi l’occasion de remettre le Prix Cervantès. Ajournée en 2020 à cause de la pandémie, elle a eu lieu ce matin en plein air au siège de l’Institut Cervantès d’Alcalá de Henares. Présidée par le Roi et la Reine, elle a été marquée par les mesures de sécurité imposées par la pandémie ainsi que par l’absence du lauréat 2020, le poète Francisco Brines, 89 ans. Son état de santé ne lui a pas permis de se déplacer. Mais il a lu en visioconférence son poème Mi resumen depuis son domicile d’Oliva (Valence). C’est lui qui a commencé à 13 heures la lecture traditionnelle en continu de El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha.

Los veranos (Francisco Brines)

A Carmen Marí

¡ Fueron largos y ardientes los veranos !
Estábamos desnudos junto al mar,
y el mar aún más desnudo. Con los ojos,
y en unos cuerpos ágiles, hacíamos
la más dichosa posesión del mundo.

Nos sonaban las voces encendidas de luna,
y era la vida cálida y violenta,
ingratos con el sueño transcurríamos.
El ritmo tan oscuro de las olas
nos abrasaba eternos, y éramos solo tiempo.
Se borraban los astros en el amanecer
y, con la luz que fría regresaba,
furioso y delicado se iniciaba el amor.

Hoy parece un engaño que fuésemos felices
al modo inmerecido de los dioses.
¡ Qué extraña y breve fue la juventud !

El otoño de las rosas. Sevilla, Renacimiento, 1986.

Les étés

Qu’ils furent longs et ardents les étés !
Nous étions nus au bord de la mer,
et la mer encore plus nue. Avec les yeux,
et sur des corps agiles, nous prenions
allègrement possession du monde.

Il avait lu le poème Cuando yo aún soy la vida pour la Journée Mondiale de la poésie le 21 mars 2021.

https://www.youtube.com/watch?v=XdUk7qnO33I

Bibliothèque de Francisco Brines chez lui à Oliva (Mónica Torres)

Juan Ramón Jiménez – Aphorismes

Juan Ramón Jiménez (Juan de Echevarría). 1918. Vitoria, Museo de Bellas Artes de Álava.

Il convient de lire Juan Ramón Jiménez et ses “Aforismos líricos”.

On peut les trouver dans le recueil Ideolojía (1897-1957). Metamorfosis, IV. Anthropos, 1990 ou dans un autre, plus récent, Aforismos e ideas líricas. Edición de José Luis Morante Editorial La Isla de Siltolá – Colección aforismos 2018.

« Lo entrevisto es mejor, y dura más que lo visto.

Donde está la ilusión, allí está el mundo.

He vivido lo ideal y he cantado lo real.

Tengo siempre dos obsesiones, en lucha perpetua: el arte y la muerte.

La fe se cura viajando. La duda no es una enfermedad.

Si queremos ser felices, no vayamos nunca tras lo que se va. Quedémonos siempre con lo que se queda.

En poesía, la forma debe ir por dentro, la idea por fuera.

Ironista es el que desciende de lo real. Lírico el que asciende.

Cuidemos nuestra podre, que dentro de ella está la primavera.

Los recuerdos son las siete plagas del indolente.

No hay mejor modo de pasar a la perfección que pasar por lo imperfecto.

No se debe escribir en el idioma de las palabras sino en el de los sentimientos.

En arte conviene estraviarse, pero que sea por poco tiempo.

He soñado mi vida y he vivido mi sueño.

No digas nunca, poeta, que lloras con el alma: porque entonces ¿ qué les dejas a los ciegos ?

En lo material, independencia y equilibrio, en lo moral, independencia y calma.

¿ Por qué no pensar que la muerte no es nuestra tumba sino nuestra cuna ? Es tan sencillo…

Los imitadores son útiles, porque haciéndonos odioso lo que imitan, nos obligan constantemente a renovarnos.

Amo la inquietud en el espíritu y el orden en lo esterior ─ ¡ ya lo he dicho!─ y ustedes, ¡cuánto me desordenan lo esterior y me ordenan el espíritu !

Mi calle no me lleva, mi casa no me limita.

Lejos del poeta el barro.

Con los demás hablad sólo cosas indiferentes, lo trascendental resolvedlo a solas con vosotros.

¡ El necio, con qué convicción dice sus tonterías !

De un idioma a otro se pueden traducir las ideas, no los sentimientos.

El chopo verde con la brisa fresca, la luna clara por el cielo azul ; lo que basta a la vida.

Raíces, pero que las alas arraiguen y las raíces vuelen.

El optimista por costumbre es tan idiota como el diario amanecer.

La ciencia cristiana : a investigar, a investigar, pero ¡ cuidado con descubrir ! »

Antonio Machado y la Segunda República

Statue d’Antonio Machado à Segovia. Plaza Mayor devant le théâtre Juan Bravo. (Ángel et César García). 2010.

La Voz de España. «El 14 de abril de 1931 en Segovia», abril de 1937:
“ Fue un día profundamente alegre – muchos que ya éramos viejos no recordábamos otro más alegre -, un día maravilloso en que la naturaleza y la historia parecían fundirse para vibrar juntas en el alma de los poetas y en los labios de los niños.
Mi amigo Antonio Ballesteros y yo izamos en el Ayuntamiento la bandera tricolor. Se cantó La Marsellesa ; sonaron los compases del Himno de Riego. La Internacional no había sonado todavía. Era muy legítimo nuestro regocijo. La República había venido por sus cabales, de un modo perfecto, como resultado de unas elecciones ; todo un régimen caía sin sangre, para asombro del mundo. Ni siquiera el crimen profético de un loco, que hubiera eliminado a un traidor, turbó la paz de aquellas horas. La República salía de las urnas acabada y perfecta, como Minerva de la cabeza de Júpiter.
Así recuerdo yo el 14 de abril de 1931. “

Alegoría de la República (Juan José Barreira Polo y J. Esteller), 1931.

William Butler Yeats

William Butler Yeats (John Butler Yeats). 1898.

W.B.Yeats traduit par Yves Bonnefoy et Octavio Paz.

Vacillation

IV

My fiftieth year had come and gone,
I sat, a solitary man,
In a crowded London shop,
An open book and empty cup
On the marble table-top.
While on the shop and street I gazed
My body of a sudden blazed;
And twenty minutes more or less
It seemed, so great my happiness,
That I was blessed and could bless.


IV

Ma cinquantième année avait passé,
J’étais assis, solitaire comme je suis,
Dans un salon de thé encombré à Londres.
Un livre ouvert, une tasse vide
Sur la tablette de marbre.
Et comme je regardais la salle, la rue,
D’un coup mon corps s’embrasa,
Et pendant vingt minutes, à peu près,
Il me parut, si grand fût mon bonheur,
Que j’étais béni et pouvais bénir.

Quarante-cinq poèmes, suivi de La Résurrection. Hermann, 1989 pour la traduction française de Yves Bonnefoy . 1993 NRF. Poésie/ Gallimard, Paris.

Vacilación

IV

Cincuenta años cumplidos y pasados.
Perdido entre el gentío de una tienda,
me senté, solitario, a una mesa,
un libro abierto sobre el mármol falso,
viendo sin ver las idas y venidas
del torrente. De pronto, una descarga
cayó sobre mi cuerpo, gracia rápida,
y por veinte minutos fui una llama :
ya, bendito, podía bendecir.


Traduction : Octavio Paz.

(Merci à Lorenzo Oliván)

Raúl Zurita – Pablo Neruda

Raúl Zurita (Boris Herrera Allende).

J’ai lu, il y a quelques jours, sur le journal d’information en ligne El Español, un article plein de paradoxes du polémique et grand poète chilien Raúl Zurita : “ENTREVISTA AL POETA Raúl Zurita: “Soy un comunista en 2020: quiero una revolución y una sociedad sin clases” (27/11/2020)

https://www.elespanol.com/cultura/20201127/raul-zuritasoy-comunista-quiero-revolucion-sociedad-sin/539196123_0.html

Il a reçu en 2020 le Prix Reina Sofía de Poesie Iberoamericaine. C’est un partisan de l’art total. “Zurita realizó variadas acciones utilizando su cuerpo como medio de expresión. El 2 de junio de 1982, su obra creativa da un nuevo paso con el poema La vida nueva, escrito en los cielos de Nueva York, mediante cinco aviones que trazaban las letras con humo blanco y las cuales se recortaban contra el azul del cielo. Esta creación estaba compuesta por quince frases de 7-9 kilómetros de largo cada una, en español. El trabajo fue registrado en vídeo por el artista Juan Downey. Otra acción artística consistió en plasmar en el desierto de Chile la frase “Ni pena ni miedo”, en 1993, cuya fotografía cierra el libro La vida nueva y que por su extensión, 3.140 metros, solo puede ser leída desde lo alto. “

Quelques passages de cet article:

P.- ¿Sigue siendo usted comunista? ¿Se puede ser comunista en 2020?

R.- Soy un comunista en 2020.

El machismo en la poesía
P.- ¿Cree usted que el mundo de la poesía ha sido machista?

R.- ¡Por supuesto que ha habido machismo, no tengo ninguna duda! Ha habido muchas mujeres poetas sobresalientes que han sido apocadas o apartadas definitivamente por ser mujeres. ¡No está tan lejana la época de la quema de brujas…! Sí creo que están en todos los planos y en el artístico también, muy fuerte.

P.- ¿Y si hacemos una revancha histórica?

R.- Bueno, entiendo que puedan querer una revancha histórica, estarían en todo su justo derecho. Ahora, yo creo que el mundo será femenino y masculino o no será. Masculino y femenino con todos los grados que hay entremedio: el mundo tiene que ir con todas las opciones personales, sexuales, políticas… y mientras tú no violentes a otro, está todo bien.

Al poeta le gusta leer a Idea Vilariño. “Es una maravilla. Era tan buena como Onetti y sin embargo ese machismo estuvo ahí…”, resopla, y comienza a recitar en alto su poema más crudo e inolvidable, Ya no: “No te veré morir”, paladea, con cierto desapego. Y rápidamente se repone de la traza de nostalgia: “Pero yo creo que en la gente más joven todo esto está cambiando, ya los tipos comparten lo del lavar los platos, tengo esa sensación”, guiña.

El Neruda violador
Como admira tanto a Neruda, le pregunto por ese episodio sangrante y horrible de su biografía: cuando confesó que había violado a una mujer pobre que ejercía de sirvienta. “Anne Carson dijo algo extremadamente sabio: menos mal que no sabemos nada de la vida personal de Platón. ¡Si ahora prohibimos a Platón se nos cae todo, se nos cae Occidente, lo que estamos hablando ahora…! Sería una confusión tremenda… radical… Neruda fue un violador sin duda y no se jactó, se arrepintió. El tipo lo dijo y se sintió pésimo con la chica de Indonesia. Se sintió lo peor, literalmente, y nunca más. Eso está dicho”, cuenta.

Y continúa: “Yo he vivido en un país y un continente donde la mayor parte de los hijos son producto de violaciones. Del conquistador a la conquistada, del español hacia la india. Neruda es el mejor poeta en lengua castellana para mí. Ahora quieren derribar su nombre y alzar a Gabriela Mistral, que es muy buena, pero no es Neruda. Soy nerudiano. Es un genio. Y si Neruda hubiese sido mujer me hubiese importado un pepino, habría sido una gran poeta igual”, zanja.”

Je reviens donc une fois de plus aux poèmes de Pablo Neruda que je relis ces derniers temps. Pas le Neruda politique, mais le Neruda sceptique, âgé, fatigué. Un Neruda pour temps de pandémie.

Y cuánto vive ?

Cuánto vive el hombre, por fin ?

Vive mil días o uno solo ?

Una semana o varios siglos ?

Por cuánto tiempo muere el hombre ?

Qué quiere decir «Para Siempre» ?

Preocupado por este asunto
me dediqué a aclarar las cosas.

Busqué a los sabios sacerdotes,
los esperé después del rito,
los aceché cuando salían
a visitar a Dios y al Diablo.

Se aburrieron con mis preguntas.
Ellos tampoco sabían mucho,
eran sólo administradores.

Los médicos me recibieron,
entre una consulta y otra,
con un bisturí en cada mano,
saturados de aureomicina,
más ocupados cada dia.
Según supe por lo que hablaban
el problema era como sigue :
nunca murió tanto microbio,
toneladas de ellos caían,
pero los pocos que quedaron
se manifestaban perversos.

Me dejaron tan asustado
que busqué a los enterradores.
Me fui a los ríos donde queman
grandes cadáveres pintados,
pequeños muertos huesudos,
emperadores recubiertos
por escamas aterradoras,
mujeres aplastadas de pronto
por una ráfaga de cólera.
Eran riberas de difuntos
y especialistas cenicientos.

Cuando llegó mi oportunidad
les largué unas cuantas preguntas,
ellos me ofrecieren quemarme :
era todo lo que sabían.

En mi país los enterradores
me contestaron, entre copas:
—« Búscate una moza robusta,
y déjate de tonterías. »

Nunca vi gentes tan alegres.

Cantaban levantando el vino
por la salud y por la muerte.
Eran grandes fornicadores.

Regresé a mi casa más viejo
después de recorrer el mundo.

No le pregunto a nadie nada.

Pero sé cada día menos.

Estravagario, 1958.

Et combien vit-il?

Combien vit l’homme, enfin ?

Vit-il mille jours ou un seul ?

Pour combien de temps l’homme meurt-il ?

Que veut dire « pour toujours » ?

Préoccupé par cette affaire
je me suis consacré à élucider les choses.

J’ai recherché les prêtres savants,
je les ai attendus après le rite,
je les ai guettés lorsqu’ils sortaient
pour rendre visible à Dieu et au Diable.
Ils se lassèrent de mes questions.
Eux non plus ne savaient pas grand-chose,
Ils n’étaient que des administrateurs.
Les médecins me reçurent,
entre une consultation et une autre,
avec un bistouri dans chaque main,
saturés d’auréomycine,
chaque jour plus occupés
Selon ce que j’appris à travers ce qu’ils disaient
le problème était le suivant :
jamais n’est mort tant de microbes
il en tombait des tonnes,
mais le peu qui resta
se révélait pervers.

Ils m’effrayèrent tant
que j’ai cherché les fossoyeurs.
Je partis aux fleuves où ils brûlent
de grands cadavres peints,
de petits morts osseux,
des empereurs recouverts
d’écailles terrifiantes,
des femmes aplaties tout à coup
par une rafale de colère.
C’étaient des rives de défunts
et des spécialistes cendreux.
Quand vint mon tour
je leur posai quelques questions,
ils me proposèrent de me brûler :
c’était tout ce qu’ils savaient.
Dans mon pays les fossoyeurs
me répondirent, entre deux verres :
— « Trouve-toi donc une jeune fille robuste,
et laisse tomber toutes ces sottises. »
Je n’ai jamais vu de gens si joyeux.
Ils chantaient en levant le vin
à la santé et à la mort.
C’étaient de grands fornicateurs.
Je rentrai chez moi plus vieux
après avoir parcouru le monde.
Je ne demande rien à personne.
mais je sais chaque jour moins de choses.

Vaguedivague. Gallimard. 1971. Traduction Guy Suarès.

Jean-Marie Laclavetine évoque la mémoire de son ami, l’homme de théâtre et traducteur Guy Suarès (1932-1996), dans son livre La vie des morts, Gallimard, 2021. ” J’aurais tant voulu qu’il reste longtemps parmi nous. Il me manque. Tu l’aurais aimé. D’abord parce qu’il était d’ascendance hispanique, avait joué et mis en scène Federico García Lorca et Rafael Alberti, connu et traduit Neruda et José Bergamín. et puis, parce qu’il était impossible de ne pas l’aimer, voilà tout. (…) J’ai connu Guy à France Culture. il administrait le bureau de lecture des dramatiques radiopĥoniques. (…) Il avait créé et dirigé entre 1962 et 1971, à la demande d’André Malraux, une compagnie de théâtre, la Comédie de la Loire.” (pages 109-110)

Pablo Neruda II – Jean-Marie Laclavetine

Visite hebdomadaire chez Gibert. J’achète quelques livres dont La vie des morts (Gallimard, 2021) de Jean-Marie Laclavetine. J’avais lu son livre précédent Une amie de la famille (Gallimard, 2019). Le 1 novembre 1968, sur les rochers qui surplombent la Chambre d’Amour à Biarritz, sa sœur aînée Annie avait été emportée par une vague. Elle avait vingt ans, lui quinze. Un demi-siècle plus tard, il a pu évoquer ce jour et partir à la recherche d’Annie. Dans ce nouveau livre, il décide de dire à Annie ce que les vivants lui ont raconté d’elle, de lui montrer à quel point elle est restée présente. « La vie des morts ». Les proches décédés continuent de lui parler.

Deux citations en exergue: Pablo Neruda et Tennesse Williams.

On peut y lire quinze vers du deuxième poème de Vaguedivague (Estravagario).

Pido silencio

Ahora me dejen tranquilo.
Ahora se acostumbren sin mí.

Yo voy a cerrar los ojos.

Y sólo quiero cinco cosas,
cinco raíces preferidas.

Una es el amor sin fin.

Lo segundo es ver el otoño.
No puedo ser sin que las hojas
vuelen y vuelvan a la tierra.

Lo tercero es el grave invierno,
la lluvia que amé, la caricia
del fuego en el frío silvestre.

En cuarto lugar el verano
redondo como una sandía.

La quinta cosa son tus ojos,
Matilde mía, bienamada,
no quiero dormir sin tus ojos,
no quiero ser sin que me mires:
yo cambio la primavera
por que tú me sigas mirando.

Amigos, eso es cuanto quiero.
Es casi nada y casi todo.

Ahora si quieren se vayan.

He vivido tanto que un día
tendrán que olvidarme por fuerza,
borrándome de la pizarra:
mi corazón fue interminable.

Pero porque pido silencio
no crean que voy a morirme:
me pasa todo lo contrario:
sucede que voy a vivirme.

Sucede que soy y que sigo.

No será, pues, sino que adentro
de mí crecerán cereales,
primero los granos que rompen
la tierra para ver la luz,
pero la madre tierra es oscura:
y dentro de mí soy oscuro:
soy como un pozo en cuyas aguas
la noche deja sus estrellas
y sigue sola por el campo.

Se trata de que tanto he vivido
que quiero vivir otro tanto.

Nunca me sentí tan sonoro,
nunca he tenido tantos besos.

Ahora, como siempre, es temprano.
Vuela la luz con sus abejas.

Déjenme solo con el día.
Pido permiso para nacer.

Estravagario, 1958.

Je demande le silence

Qu’on me laisse tranquille à présent.
Qu’on s’habitue sans moi à présent.

Je vais fermer les yeux.

Et je ne veux que cinq choses,
cinq racines préférées.

L’une est l’amour sans fin.

La seconde est de voir l’automne.
Je ne peux être sans que les feuilles
volent et reviennent à la terre.

La troisième est le grave hiver,
La pluie que j’ai aimé, la caresse
Du feu dans le froid sylvestre.

Quatrièmement l’été
rond comme une pastèque.

La cinquième chose ce sont tes yeux,
ma Mathilde bien aimée,
je ne veux pas dormir sans tes yeux,
je ne veux pas être sans que tu me regardes:
je change le printemps
afin que tu continues à me regarder.

Amis, voilà ce que je veux.
C’est presque rien et c’est presque tout.

A présent si vous le désirez partez.

J’ai tant vécu qu’un jour
vous devrez m’oublier inéluctablement,
vous m’effacerez du tableau :
mon coeur n’a pas de fin.

Mais parce que je demande le silence
ne croyez pas que je vais mourir :
c’est tout le contraire qui m’arrive
il advient que je vais me vivre.
Il advient que je suis et poursuis.

Ne serait-ce donc pas qu’en moi
poussent des céréales,
d’abord les grains qui déchirent
la terre pour voir la lumière,
mais la terre mère est obscure,
et en moi je suis obscur :

Je suis comme un puits dans les eaux
duquel la nuit dépose ses étoiles
et poursuis seul à travers la campagne.

Le fait est que j’ai tant vécu
que je veux vivre encore autant.

je ne me suis jamais senti si vibrant,
je n’ai jamais eu tant de bécots.

A présent, comme toujours, il est tôt.
La lumière vole avec ses abeilles.

Laissez-moi seul avec le jour.
Je demande la permission de naître.

Vaguedivague, Gallimard, 1971. Traduction de Guy Suarès.
Collection Poésie/Gallimard n° 485, 2013.

Santiago de Chile. Quartier Bellavista de la commune de Providencia. La Chascona, maison que Pablo Neruda fit construire pour Matilde Urrutia à partir de 1953. Architecte: Germán Rodríguez Arias. Aujourd’hui siège de la Fondation Pablo Neruda.

Pablo Neruda I

Toujours la mer…

El mar

Necesito del mar porque me enseña :
no sé si aprendo música o conciencia :
no sé si es ola sola o ser profundo
o sólo ronca voz o deslumbrante
suposición de peces y navíos.
El hecho es que hasta cuando estoy dormido
de algún modo magnético circulo
en la universidad del oleaje.
No son sólo las conchas trituradas
como si algún planeta tembloroso
participara paulatina muerte,
no, del fragmento reconstruyo el día,
de una racha de sal la estalactita
y de una cucharada el dios inmenso.

Lo que antes me enseñó lo guardo ! Es aire,
incesante viento, agua y arena.

Parece poco para el hombre joven
que aquí llegó a vivir con sus incendios,
y sin embargo el pulso que subía
y bajaba a su abismo,
el frío del azul que crepitaba,
el desmoronamiento de la estrella,
el tierno desplegarse de la ola
despilfarrando nieve con la espuma,
el poder quieto, allí, determinado
como un trono de piedra en lo profundo,
substituyó el recinto en que crecían
tristeza terca, amontonando olvido,
y cambió bruscamente mi existencia :
di mi adhesión al puro movimiento.

Memorial de Isla Negra, 1964.

La mer

J’ai besoin de la mer car elle est ma leçon :
je ne sais si elle m’enseigne la musique ou la conscience :
je ne sais si elle est vague seule ou être profond
ou seulement voix rauque ou bien encore conjecture
éblouissante de navires et de poissons.
Le fait est que même endormi
par tel ou tel art magnétique je circule
dans l’université des vagues.
Il n’y a pas que ces coquillages broyés
comme si une planète tremblante
annonçait une lente mort,
non, avec le fragment je reconstruis le jour,
avec le jet de sel, la stalactite,
et avec une cuillerée de mer, la déesse infinie.

Ce qu’elle m’a appris, je le conserve ! C’est
l’air, le vent incessant, l’eau et le sable.

Cela semble bien peu pour l’homme jeune
qui vint ici vivre avec ses feux et ses flammes,
et pourtant ce pouls qui montait
et descendait à son abîme,
le froid du bleu qui crépitait
et l’effritement de l’étoile,
le tendre éploiement de la vague
qui gaspille la neige avec l’écume,
le pouvoir paisible et bien ferme
comme un trône de pierre dans la profondeur,
remplacèrent l’enceinte où grandissait
la tristesse obstinée, accumulant l’oubli,
et soudain mon existence changea :
j’adhérai au mouvement pur.

Mémorial de l’Ile Noire, Gallimard, 1977. Traduction Claude Couffon.

Isla Negra (Chile).

Juan José Saer 1937 – 2005

Il faut suivre le conseil de Léon-Marc Lévy et de Franck Bouysse (Le Club de la Cause Littéraire) et lire L’ancêtre, Le Tripode, 2014.
Ce roman argentin (El entenado) a été publié par Seix Barral en 1983 (et réédité par Destino en 1988, puis par Rayo verde en 2013).
Flammarion l’a fait paraître en français en 1987 dans une traduction de Laure Guille-Bataillon (1928-1990), grande traductrice et spécialiste de la littérature latino-américaine (Antonio di Benedetto, Julio Cortázar, Juan Carlos Onetti, Felisberto Hernández, Manuel Puig, Antonio Skármeta). Elle a reçu en 1988 le prix de la meilleure traduction, décerné par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Depuis sa mort, le prix porte son nom.
Poème en prose, roman historique, récit de voyage et d’apprentissage, roman d’aventures, roman picaresque, roman d’initiation, roman métaphysique. L’ancêtre est tout cela à la fois.

Juan José Saer part d’une histoire vraie. Juan Díaz de Solís (vers 1470-1516), pilote royal expédié par la Casa de Contratación, quitte Sanlúcar de Barrameda (Espagne) le 8 octobre 1515, avec soixante-dix hommes et trois navires, en direction des nouvelles terres découvertes au-delà de l’Atlantique. Il explore l’estuaire des fleuves Paraná et Uruguay, le Río de la Plata, qu’il baptise Mar Dulce. Lorsqu’il débarque sur les bords du Río Paraná, près de Punta Gorda (Uruguay), le 20 janvier 1516, lui et les hommes qui l’accompagnent sont massacrés par des Indiens Colastinés. Seul le mousse, Francisco del Puerto, en réchappe. Il est fait prisonnier, mais est bien traité. Quand l’expédition de Sebastián Cabot (1484-1557) passe par là, les Indiens libèrent le jeune homme.

De ce fait historique, Juan José Saer tire une fable universelle qui interroge le sens des destinées humaines et le pouvoir du langage. Comme Ismael, le narrateur de Moby Dick d’Herman Melville, le narrateur de L’ancêtre est le seul à survivre à un désastre pour en faire le récit.
Jeune orphelin de 15 ans, il embarque comme mousse sur un navire en partance vers les Indes. Il découvre la vie des marins qui pendant la traversée le maltraitent et le violent. Le capitaine, solitaire et silencieux, finit par conduire son expédition sur un rivage hostile, près d’un fleuve aux eaux douces et rougeâtres. Tous ceux qui ont débarqué sont tués. Seul le garçon est épargné et traité avec déférence par la tribu. Il passe là dix ans de sa vie. De façon cyclique, ces Indiens, en apparence pudiques et obséquieux, cèdent à la pratique de l’anthropophagie et tombent dans un délire orgiaque (alcool, sexe, inceste, violence, sadisme). Ils finissent par le libérer lorsqu’une nouvelle expédition approche. De retour en Espagne, le père Quesada le recueille et lui apprend à lire et à écrire. Á partir de cette histoire, le prêtre rédige un bref traité, Relación de abandonado. Le narrateur fait ensuite fortune en représentant son aventure de ville en ville. Il crée une imprimerie, puis rédige soixante ans plus tard son histoire. Il trouve le salut dans l’écriture. C’est pour lui une naissance, une re-naissance. Il comprend enfin le sens de son expérience de survivant. Les Indiens ont voulu qu’il raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu.

Le titre français fait du héros un vieillard qui raconte, mais le titre original du roman est El Entenado («nacido antes», fils né d’un lit précédent ou fils adoptif). Cela attire l’attention sur la nature du héros. «Né avant», il retrouve en effet la vie grâce à la tribu. Adopté et orphelin, il l’est aussi de plusieurs manières et plusieurs fois. Il est admis dans l’intimité de la tribu. Il y trouve un foyer, mais il est instrumentalisé et finit par en être chassé. Il apprend peu à peu la langue de ces Indiens. Il interprète sa très grande polysémie. Il est appelé def-ghi. D’abord, il ne comprend pas ce mot, puis son sens lui apparaît. La langue des Indiens n’a pas de mot pour dire «être». «Le plus proche veut dire sembler ou paraître». Il finit par partager avec eux cette incertitude du réel.

«Toda vida es un pozo de soledad que va ahondándose con los años. (…) No se sabe nunca cuando se nace : el parto es una simple convención. Muchos mueren sin haber nacido ; otros nacen apenas, otros mal, como abortados. Algunos, por nacimientos sucesivos, van pasando de vida en vida, y si la muerte no viniese a interrumpirlos, serían capaces de agotar el ramillete de mundos posibles a fuerza de nacer una y otra vez, como si poseyesen una reserva inagotable de inocencia y de abandono.» (page 38)

«Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. (…) On ne sait jamais quand on naît : l’accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d’autres naissent à peine, d’autres mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d’épuiser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s’ils possédaient une réserve inépuisable d’innocence et d’abandon. » (pages 41-42)

«Amenazados por todo eso que nos rige desde lo oscuro, manteniéndonos en el aire abierto hasta que un buen día, con un gesto súbito y caprichoso, nos devuelve a lo indistinto, querían que de su pasaje por ese espejismo material quedase un testigo y un sobreviviente que fuese, ante el mundo, su narrador.» (pages 156-157)

“Menacés par ce qui nous régit du fond de l’obscur et qui nous maintient à l’air libre jusqu’au jour où, d’un geste subit et capricieux, il nous rend à l’indistinct, ils voulaient que de leur passage à travers ce mirage restât un témoin et un survivant qui fût, à la face du monde, leur narrateur.” (page 160)

Dans El entenado según Saer, l’auteur explique son intention: « Dans l’Ancêtre, la problématique […] est d’une certaine façon incorporée dans la perception du monde que j’ai imaginée chez les Indiens, et en outre, le temps aussi bien que la structure générale subissent une distorsion, quelque discrète qu’elle soit. La durée des événements est inversement proportionnelle à celle des différents passages qui les rapportent. L’orgie et les premiers jours parmi les Indiens occupent dans les soixante pages ; les dix années suivantes, huit ou neuf pages, et les cinquante années restantes (le narrateur raconte l’histoire soixante années après que les faits se sont déroulés), quelque vingt pages. À partir d’un certain moment la narration au sens strict s’arrête et commence ce que nous pourrions appeler une description diachronique de la tribu, après quoi le livre s’achève avec le récit de trois épisodes qui ne suivent aucun ordre logique ni aucune chronologie : les jeux des enfants, l’Indien agonisant et l’éclipse. »

L’écriture est d’une grande beauté. Ce que raconte ce roman est comme la rumeur des origines. Le voyage ne concerne pas seulement la géographie. C’est un itinéraire dans la nuit des temps, dans l’histoire du monde des hommes.

Incipit
«De esas costas vacías me quedó sobre todo la abundancia de cielo. Más de una vez me sentí diminuto bajo ese azul dilatado : en la playa amarilla, éramos como hormigas en el centro de un desierto. Y si ahora que soy un viejo paso mis días en las ciudades, es porque en ellas la vida es horizontal, porque las ciudades disimulan el cielo. Allá, de noche, en cambio, dormíamos, a la intemperie, casi aplastados por las estrellas. Estaban como al alcance de la mano y eran grandes, innumerables, sin mucha negrura entre una y otra, casi chisporreantes, como si el cielo hubiese sido la pared acribillada de un volcán en actividad que dejase entrever por sus orificios la incandescencia interna. »

« De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l’air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l’incandescence interne. »

L’auteur
Juan José Saer naît le 28 juin 1937 à Serodino (Province de Santa Fe , Argentine). Ses parents sont des commerçants, immigrés syriens. Ses amis le surnomment Juani el Turco. Il enseigne d’abord l’histoire et l’esthétique du cinéma à l’Université du Littoral à Santa Fe, puis, grâce à une bourse de l’Alliance française, il s’ installe à Paris en 1968. Il est professeur d’esthétique à l’Université de Rennes de 1969 à 2002. Il y croise Milan Kundera, Giorgio Agamben, Albert Bensoussan.
Il meurt à 67 ans le 11 juin 2005 à Paris des suites d’un cancer du poumon. C’ est l’un des écrivains argentins les plus importants du XXe siècle.

Prix Nadal en 1987 pour La Ocasión.
Prix France Culture en 2003, ex-aequo avec Virgil Tanase.
Prix de l’Union Latine de Littératures romanes en 2004.
Á titre posthume, Prix de la trajectoire littéraire, décerné par le journal Clarín, en octobre 2005.
Sa province natale, la province de Santa Fe, a organisé, pour le 80 ème anniversaire de sa naissance, une année Saer de juin 2016 à juin 2017

Ses romans
1964 Responso
1966 La vuelta completa (Le Tour complet, Seuil. 2009. Traduction Philippe Bataillon)
1969 Cicatrices (Le Mai argentin, Denoël. 1976. Traduction Albert Bensoussan. Cicatrices, Seuil, 2003. Traduction Philippe Bataillon)
1974 El limonero real (Les grands paradis, Flammarion, 1980. Traduction Laure Bataillon)
1980 Nadie nada nunca (Nadie nada nunca, Flammarion, 1983. Traduction Laure Bataillon)
1983 El entenado (L’ancêtre, Flammarion, 1987. 10-18. Points Seuil, 1998. Le Tripode 2014. Traduction Laure Bataillon)
1986 Glosa (L’anniversaire, Flammarion, 1988. Points Seuil. Glose. Le Tripode 2015. Traduction Laure Bataillon)
1988 La ocasión (L’occasion, Flammarion, 1989. Points, 1996. Traduction Laure Bataillon). Prix Nadal.
1993 Lo imborrable (L’innefaçable, Flammarion. Traduction Claude Bleton)
1994 La pesquisa ( L’enquête, Seuil, 1996. Points, 2002. Traduction Philippe Bataillon. Le Tripode, 2019)
1997 Las nubes (Les nuages, Seuil, 1999. Le Tripode. Traduction Philippe Bataillon)
2005 La grande (Grande Fugue, Seuil, 2007. Traduction Philippe Bataillon)

Juan José Saer.