Javier Marías II

Javier Marías (Victoria R. Ramos)

Le journal El País a publié la dernière chronique de Javier Marías, El más verdadero amor al arte, le jour de son décès le dimanche 11 septembre 2022. Comme promis, j’en propose une traduction.

El País, 11/09/2021

L’amour de l’art le plus authentique (Javier Marías)

S’il est une activité qui me manque, c’est bien la traduction. Je l’ai abandonnée il y a des décennies, à quelques petites exceptions près (un poème, une nouvelle, les citations d’auteurs anglais et français qui apparaissent dans mes romans), et rien ne m’aurait empêché de revenir à elle sans l’existence de mes propres livres et le fait que cette tâche essentielle est si mal rétribuée. C’est sans doute une des plus importantes au monde, et pas seulement pour la littérature, mais aussi pour les informations qui arrivent jusqu’à nous, les sous-titres approximatifs des films et des séries, l’horrible doublage actuel, les progrès médicaux, la recherche scientifique, les conversations entre dirigeants… Mais celle qui me manque le plus c’est la traduction littéraire, à laquelle j’ai consacré autrefois presque tous mes efforts. J’ai toujours affirmé qu’elle ressemble tant à l’écriture qu’il est épuisant de les concilier. La seule différence c’est la présence d’un texte original auquel on doit être fidèle – mais non esclave -. L’ original offre des inconvénients et des avantages. Parmi les premiers, le fait qu’on n’est jamais très libre – mais néanmoins assez – car on doit reproduire le mieux possible dans sa langue ce que Conrad ou James, Proust ou Flaubert, Bernhard ou Rilke ont écrit dans la leur ; c’est à dire que l’on ne peut pas inventer. Au contraire du roman, où l’on invente de la première à la dernière ligne, à tel point que parfois on ne sait comment continuer, et c’est alors qu’on souhaiterait pouvoir disposer d’un original qui guiderait ou dicterait toujours ce que l’on doit écrire. Le texte original comme la partition musicale est là. Il est inamovible, même si le traducteur et le pianiste ont une grande possibilité de choix. La diction, la préférence pour un vocable ou son rejet, le tempo, le rythme, les pauses sont de leur responsabilité. Et ils peuvent tout autant détruire un chef d’oeuvre.

Je me souviens souvent, avec des sueurs froides et un énorme plaisir en même temps des mois et des années que j’ai passés à traduire les trois textes les plus difficiles de ma vie : Le Miroir de la mer, écrit dans l’anglais fantastique, mais étrange d’un polonais ; Tristram Shandy, cette oeuvre monumentale du XVIII ème siècle, pas moins labyrinthique que l’Ulysse de Joyce, si rebattu ; La Religion d’un médecin et Hydriotaphia ou discours sur Les Urnes funéraires récemment découvertes dans le Norfolk de Sir Thomas Browne à la prose majestueuse, sublime, mais aussi alambiquée qui a suscité l’admiration inconditionnelle de Borges et de Bioy Casares. Face à elle, j’ai baissé les bras : Je ne me sentais pas capable de continuer. Au bout de quelques mois, j’ai pensé que c’était dommage que les lecteurs de langue espagnole ne puissent pas la connaître et avec un entrain renouvelé, j’ai repris et conclu cette tâche. Pour quelle raison la connaissance de ces lecteurs m’importait-elle autant ? En aucun cas ils n’allaient être nombreux. Je n’en sais rien. J’ai estimé simplement que cette merveille méritait d’exister dans ma langue même si ce n’était que pour le plaisir et le profit de quelques esprits curieux.

Certains traducteurs ne vivent pas de la traduction – les autres, les pauvres, se voient dans l’obligation d’enchaîner les travaux de toutes sortes et à les traduire à toute allure -. Les premiers ont un sens du devoir superflu et désintéressé envers leurs compatriotes. Si nous pensons à la première traduction du Don Quichotte du Dublinois Thomas Shelton qui date de 1612, sept ans seulement après sa publication en espagnol, qu’est-ce qui a bien pu pousser cet homme à s’embarquer dans ce roman espagnol, long et pas facile, écrit par un parfait inconnu ? Je l’ignore, mais on peut imaginer que Shelton fut assez généreux pour ne pas vouloir priver les autres irlandais, et même les anglais, du plaisir qu’il avait éprouvé à le lire en castillan. Si jamais l’expression « travailler pour l’amour de l’art » a été appropriée, c’est pour le travail de ces traducteurs. En fin de compte, un écrivain nourrit l’espoir, aussi faible soit-il, de vendre beaucoup et de réussir. Le traducteur, lui, ne s’attend jamais à de tels triomphes, et encore aujourd’hui de nombreuses maisons d’édition se permettent de ne pas faire figurer son nom en couverture, comme si Ali Smith ou Zadie Smith n’avaient eu besoin d’aucune aide. Et pour ce qui est des émoluments, c’est à en pleurer. Comment peut-t-on payer pareillement une version de Dickens et celle du énième gugusse américain actuel ? Et cependant c’est ce qui se passe. Il y a des éditeurs qui ont fait fortune grâce au travail d’un traducteur. Ils l’ont rétribué à la page, à un tarif ridicule, un point c’est tout, pendant que l’oeuvre en question se vendait à des milliers d’exemplaires en espagnol.

Je ne sais pas. Mais pourtant, une fille aussi peut s’occuper de sa mère pour l’amour qu’elle lui porte, et cela n’empêche pas que son intense dévouement soit rémunéré, au moins pour qu’elle ne meure pas de faim alors qu’elle renonce à travailler pour gagner sa vie. De ce point de vue je ne peux pas avoir la nostalgie de mes années de traducteur. J’ai mieux réussi avec mes romans. J’ai eu beaucoup de chance, ce qui n’a rien à voir avec le mérite et le talent. Et même ainsi, même ainsi… Je me souviens de ma satisfaction et de mon émotion lorsque je réécrivais dans ma langue un texte meilleur que ceux que j’aurais pu créer, comme ce fut la cas pour les trois traductions que j’ai mentionnées plus haut. Lire, corriger et relire chaque page et penser ( l’erreur étant toujours possible, car on est mauvais juge de ce que l’on fait ) : Oui, oui, c’est ainsi qu’auraient écrit Conrad, Sterne ou Browne s’ils s’étaient exprimés en espagnol ».

( Je remercie J. de son aide.)

Javier Marías dans la collection Folio de Gallimard.

  • Le roman d’Oxford ( Todas las almas ) 1989. Folio n°4401. 2006.
  • L’homme sentimental ( El hombre sentimental ) 1986. Folio n°4402. 2006.
  • Ce que dit le majordome ( Mientras ellas duermen ) 1975-1990. Folio n°4644. 2007.
  • Un coeur si blanc ( Corazón tan blanco ) 1992. Folio n°4720. 2008.
  • Demain dans la bataille pense à moi ( Mañana en la batalla piensa en mí ) 1994. Folio n°5006. 2010.
  • Dans le dos noir du temps ( Negra espalda del tiempo ) 1998. Folio n°6237. 2016.
  • Comme les amours ( Los enamoramientos) 2011. Folio n°6236. 2016.
  • Si rude soit le début ( Así empieza lo malo ) 2014. Folio n°6684. 2019.
  • Mauvaise nature ( Mala índole ) (30 nouvelles) 2012. Folio n°6684. 2019.
  • Berta Isla. 2019. Folio n°6926. 2021.

Javier Marías I

Javier Marías (1951-2022)

Le romancier, chroniqueur et traducteur espagnol Javier Marías est mort hier dimanche 11 septembre à Madrid des suites d’une pneumonie provoquée par la covid. Il était né le 20 septembre 1951 à Madrid. Il aurait eu 71 ans le 20 septembre. Son père, le philosophe et sociologue Julián Marías (1914-2005), était républicain et disciple du philosophe José Ortega y Gasset (1883-1955) ; sa mère, Dolores Franco Manera (1912-1977), enseignante. Après la Guerre Civile, Julián Marías est dénoncé par son meilleur ami et accusé d’être un agent de Moscou. Il est emprisonné trois mois et libéré en août 1939. Le régime franquiste lui interdit d’enseigner dans les universités espagnoles. Il le fera dans les universités américaines.

Javier Marías écrit son premier roman, Los dominios del lobo, très jeune en 1970. Il est publié en 1971. Le romancier Juan Benet ( 1927-1993 ) est son mentor et ami. Javier Marías a traduit en espagnol de nombreux auteurs anglophones (Roger Louis Stevenson, Thomas Hardy, Joseph Conrad, Laurence Sterne…). Il a enseigné à Oxford et Madrid jusqu’en 1992. il devient un auteur consacré internationalement en 1992 avec Corazón tan blanco (Un cœur si blanc. Collection Folio n° 4720. Gallimard, 2008 ). Le célèbre critique allemand Marcel Reich-Ranicki (1920-2013) contribue à son grand succès en Allemagne. Depuis 2006, il était membre de la Real Academia Española. Il avait accepté pour rendre hommage à son père, mais refusait tous les prix officiels.

Il habitait Plaza de la Villa à Madrid. El Madrid de los Austrias. Je levais les yeux chaque fois que je me promenais dans ce beau quartier. Je n’ai pas lu tous ses romans loin de là, mais je lisais avec intérêt ses articles dans El País Semanal tous les dimanches. Souvent je n’étais pas d’accord avec lui. Le dernier a été publié le 29 juillet. Il y en a eu 939 depuis février 2003 dans une section intitulée La Zona fantasma. On disait de lui qu’il n’était pas toujours commode. Ses relations avec les éditeurs ont parfois été conflictuelles. Certains le traitaient même de “Pitufo Gruñón” ( Schtroumpf grognon ). Qu’importe ? Il avait aussi de nombreux amis écrivains qui l’admiraient. Il suffit de lire aujourd’hui leurs articles dans la presse espagnole. Hier, El País a publié sa dernière chronique, un hommage aux traducteurs. J’essaierai de la traduire dans les jours qui viennent.

El más verdadero amor al arte

Sin duda una de las más importantes labores del mundo es la de la traducción

Si hay una actividad que echo de menos, esa es la traducción. La abandoné hace ya décadas, con pequeñas excepciones (un poema, un cuento, las citas de autores ingleses y franceses que aparecen en mis novelas), y nada me impediría regresar a ella, salvo mis propios libros y lo mal pagada que sigue estando esa labor esencial, sin duda una de las más importantes del mundo, no sólo para la literatura; también para las noticias que llegan, los descuidados subtítulos de películas y series, el bastardo doblaje de hoy, los avances médicos, las investigaciones científicas, las conversaciones entre los gobernantes… Pero la que yo añoro es la literaria, a la que dediqué casi todos mis esfuerzos. Siempre he sostenido que se parece tantísimo a la escritura que es agotador compaginarlas. La “única” diferencia es la presencia de un texto original al que uno ha de ser fiel —pero no esclavo de él—. Ese original ofrece inconvenientes y ventajas. Entre los primeros, que uno nunca es muy libre —pero sí bastante— porque debe reproducir lo mejor posible, en su lengua, lo que en las suyas escribieron Conrad o James, Proust o Flaubert, Bernhard o Rilke; es decir, uno no puede inventar. En una novela sí, de la primera a la última línea, hasta el punto de que a veces uno no sabe cómo continuar, y es entonces cuando desearía disponer de un original que lo guiara y le dictara siempre lo que le toca poner. El texto original, como la partitura musical, está ahí y es inamovible, aunque tanto el traductor como el pianista tengan amplio margen de elección. La dicción, la preferencia por un vocablo o su descarte, el tempo, el ritmo, las pausas, son responsabilidad de ellos. Y pueden destrozar una obra maestra, eso también.

A menudo recuerdo, a la vez con sudores fríos y enorme placer, mis meses o años empleados en traducir los tres textos más difíciles de mi vida: El espejo del mar, escrito en el fantástico pero extraño inglés de un polaco; Tristram Shandy, obra monumental del siglo XVIII no menos laberíntica que el sobadísimo Ulysses de Joyce; La religión de un médico y El enterramiento en urnas, de Sir Thomas Browne, sabio inglés del XVII con una prosa tan majestuosa como sublime como alambicada, que suscitó la admiración incondicional de Borges y Bioy. Ante ella me rendí: no me sentía capaz de proseguir. Al cabo de unos meses, pensé que era una lástima que los lectores de lengua española se quedaran sin conocerla y, con renovado brío, reanudé y concluí la tarea. ¿Por qué me importaba tanto el conocimiento de esos lectores, que en ningún caso iban a ser cuantiosos? Ni yo lo sé. Sencillamente juzgué que esa maravilla merecía existir en mi idioma, aunque fuera para disfrute y provecho de unos pocos curiosos.

Algunos traductores no viven de la traducción —los que sí, pobres, se ven obligados a empalmar trabajos malos, regulares y buenos, y a acabarlos todos a gran velocidad—. Los primeros poseen un superfluo y desinteresado sentido del deber para con sus compatriotas. Si pensamos en la primera traducción del Quijote, del dublinés Thomas Shelton y de 1612, sólo siete años después de su publicación en español, ¿qué tuvo que impulsar a aquel hombre para embarcarse en una novela española, larga y nada fácil, de un completo desconocido? Lo ignoro, pero cabe imaginar que Shelton fue tan generoso como para no querer privar a los demás irlandeses ni a los ingleses del placer que él habría experimentado durante su lectura en castellano. Si alguna vez fue adecuada la expresión “trabajar por amor al arte”, es para la labor de esos traductores. Al fin y al cabo, un escritor alberga la esperanza, por remota que sea, de vender mucho y triunfar. Al traductor nunca lo aguardan tales glorias, y aún hoy bastantes editoriales se permiten no poner su nombre en la cubierta, como si Ali Smith o Zadie Smith no hubieran necesitado de un concurso. Y si hablamos de emolumentos, es para echarse a llorar. ¿Cómo va a pagarse igual una versión de Dickens que una del enésimo chisgarabís americano actual? Y sin embargo así sucede. Hay editores que se han hecho de oro merced al trabajo de un traductor, al que retribuyeron con una rácana tarifa por página y se acabó, mientras el título en cuestión vendía cientos de miles de ejemplares en español.
No sé, sí: también una hija puede cuidar a su madre por el amor que le profesa, pero eso no obsta para que su ímproba dedicación se vea remunerada, sólo sea para que no se muera de hambre mientras renuncia a ganarse el sustento con un empleo. Desde ese punto de vista no puedo sentir nostalgia de mis años de traductor. Me ha ido mucho mejor con mis novelas. He gozado de una inmensa suerte que poco tiene que ver con el mérito ni con el talento. Y aun así, aun así… Recuerdo cómo me satisfacía y emocionaba “reescribir” en mi lengua un texto mejor que ninguno que yo pudiera alumbrar, como fue el caso de mis tres traducciones mencionadas. Leer, corregir y releer cada página y pensar (siempre sujeto a equivocación, uno es mal juez de lo que hace): “Sí, sí, así lo habrían escrito Conrad, Sterne o Browne de haberse expresado en español”.

Pablo Neruda

Casa de Isla Negra. Tombe de Matilde Urrutia (1912-1985) et de Pablo Neruda (1904-1973).

Je continue de publier des poèmes d’auteurs chiliens. Aujourd’hui c’est le tour de Pablo Neruda, très présent dans mon blog. Los versos del capitán paraît pour la première fois de manière anonyme en Italie en 1952, imprimé par son ami Paolo Ricci. Il n’est publié sous le nom de Neruda au Chili qu’en 1963.

Los versos del capitán. Naples, 8 Juillet 1952.

8 de septiembre

Hoy, este día fue una copa plena,
hoy, este día fue la inmensa ola,
hoy, fue toda la tierra.

Hoy el mar tempestuoso
nos levantó en un beso tan alto que temblamos
a la luz de un relámpago
y, atados, descendimos
a sumergirnos sin desenlazarnos.

Hoy nuestros cuerpos se hicieron extensos,
crecieron hasta el límite del mundo
y rodaron fundiéndose
en una sola gota
de cera o meteoro.

Entre tú y yo se abrió una nueva puerta
y alguien, sin rostro aún,
allí nos esperaba.

Los versos del capitán, 1952.

8 septembre

Aujourd’hui, notre temps a été coupe pleine,
aujourd’hui, notre temps a été vague immense,
aujourd’hui, terre entière.

Aujourd’hui la mer, houle furieuse,
nous a portés si haut dans un baiser
que nous avons tremblé
sous l’éclair fulgurant
et l’un à l’autre liés, nous sommes descendus
au fond des eaux sans desserrer l’étreinte.

Aujourd’hui nos corps ont grandi, grandi,
ils sont arrivés jusqu’au bout du monde
et ils ont roulé, fusionné :
goutte unique
de cire ou météore.

Entre nous – toi et moi – une porte nouvelle
s’est ouverte où quelqu’un, encore sans visage,
nous attendait.

Les Vers du capitaine. Publié en français sous le titre Les Vers du capitaine, suivi de La Centaine d’amour, traduits par Claude Couffon, André Bonhomme et Jean Marcenac, Paris, Gallimard, « Du monde entier», 1984.

Carlos Pezoa Véliz – Roberto Bolaño

Le poète et journaliste chilien Carlos Pezoa Veliz (1879-1908), anarchiste et autodidacte, de son vrai nom Carlos Enrique Moyano Jaña, est né à Santiago le 21 juillet 1879. Il est très gravement blessé aux jambes lors du terrible tremblement de terre qui secoue Valparaíso le 16 août 1906 et cause 3000 morts et 20 000 blessés. Les murs de la pension où il habite à Viña del Mar s’écroulent sur lui. Il fait de longs séjours dans les hôpitaux de Santiago et meurt, à 28 ans, le 21 avril 1908 de tuberculose. Son œuvre complète est éditée en 1927 sous le titre de Poesías y prosas completas (Editorial Renacimiento). Sa poésie est le miroir fidèle du pathétisme de la vie des indigents, de l’angoisse économique, des douleurs physiques, c’est-à-dire de sa propre existence qui fut errante et torturée mais sans renoncement ni mélancolie.
On retrouve un peu l’influence de sa poésie rebelle, ironique et populaire chez Nicanor Parra et Roberto Bolaño (1953-2003). Ce dernier s’est toujours senti profondément poète, mais sa réputation repose essentiellement sur ses romans et ses nouvelles.

Roberto Bolaño. Paris, mars 2003. (Raphaël Gaillarde).

Carlos Pezoa Véliz escritor chileno (Roberto Bolaño)

Yo he traído ahora el caso
porque lo oí a un viejo cuque

(Carlos Pezoa Véliz)

Cómo estás. Tanto tiempo sin vernos. Qué es de tu
muerte
Bien gracias hermano hermano

Invitado al banquete de la vida. Maniquí de hierba.
Carlitos tomando pisco
e imaginando perfectos círculos
de mariguana de cáñamo cordillerano
virgen improbable:
Invitado al banquete de la vida
o sea al de los ferrocarriles, las ocho horas
(en ese tiempo eran más de once)
las calles, los árboles frutales, la poesía:
invitado a todo pero en pedacitos
uno por uno conchetumare violento
el rostro lleno de sémola

Carlitos estremecido naonato
te ame
Spleen vete de aquí vete.
Si esto es una fiesta no me eche señor garzón
y deme pisco por favor
para que Nick Guzmán diga después que a mi
alrededor
hip
sonaron los tambores magistrales de Rubén y la
adjetivación
llena de onomatopeyas de Pedro Antonio Gonzales

Para que diga que me engañaron
que me metieron a la fuerza
en un brindis byroniano
(Cositas como Invitado al banquete de la vida,
vengo a brindar, de vuestro gozo en medio,
al levantar la copa del suicida,
llena hasta el borde de espantoso tedio
me colman
el espíritu clasemediero bajo)

Mejor me voy a Valparaíso a trabajar
A mirar el mar en la tarde
Me voy precedido de palomas
Esta actitud se nos puso sospechosa
Esta vida esta hora
Evoluciona mi poesía.

Bueno, en la autopista del subdesarrollo, puaj, ve cómo
pasan
deportivos a 90 por hora, la gente risueña
como en una película
como si fuera la dorada California y no Chile
húmedo y gris

Entonces mochilero errante necesitas inscribirte en el
partido
porque los tiempos son duros para andar sin espalda.
Necesitas una compañera, una casa, una máquina
de escribir, un trabajo.
Ayúdanos a hacer la Revolución:
No puedo,
voy a Valparaíso,
voy a ser víctima del terremoto de Valparaíso.
Entienda.
Voy a quedar inválido.
Voy a morir.
Y Nicanor Parra será el antipoeta, no yo.
1907: masacraron en el norte a los obreros del salitre:
no me estoy disculpando.

Deme un pisco por favor.
Deme un pisco negro.
Mi niña es una golondrina, una golondrina
no hace verano,
cuántas mitades de genios chilenos
se nos quedaron en las manos,
ah patria de amargos pajeros.
Deme un pisco por favor.

Pasa un auto blanco. De adentro miran rápidamente
a Pezoa Véliz que está afuera.

Carlitos piensa en los peces de los muelles de Valparaíso
Va a temblar —¿Cómo vivirán esos diablos pescados?
Carlitos en todos los idiomas
¿Cómo son esos pescados negros?

Poemas dispersos, en Poesía Reunida 2018.

Carlos Pezoa Véliz écrivain chilien (Roberto Bolaño)

J’ai présenté maintenant l’affaire
Parce que j’en ai entendu parler par un vieux cuistot

(Carlos Pezoa Véliz)

Comment vas-tu. Si longtemps qu’on ne s’est vus. Comment
se passe ta mort
Bien merci mon frère mon frère

Invité au banquet de la vie. Mannequin d’herbe.
Carlitos buvant du pisco
et imaginant des cercles parfaits
de marijuana de chanvre de la cordillère
vierge improbable :
Invité au banquet de la vie
c’est à dire à celui des chemins de fer, les huit heures
(à l’époque c’était plus de onze)
les rues, les arbres fruitiers, la poésie :
invité à tout mais par petits morceaux
un par un putain-de-mère violent
le visage couvert de semoule

Carlitos frissonnant né en mer
Spleen
Va-t en va-t en d’ici
Si c’est une fête ne me chassez pas monsieur le serveur
et donnez-moi du pisco s’il vous plaît
Pour que Nick Guzman dise ensuite qu’autour de moi
hip
ont résonné les tambours magistraux de Rubén et
l’adjectivation
pleine d’onomatopées de Pedro Antonio Gonzales

Pour qu’il dise qu’on m’a trompé
qu’on m’a entraîné de force
dans un toast byronien
(de petites choses comme Invité au banquet de la vie,
je viens porter un toast, au milieu de votre allégresse,
quand se lève le verre du suicidaire,
plein à ras-bord d’un épouvantable ennui
, comblent
mon esprit classe moyenne inférieure)

Je ferais mieux d’aller à Valparaíso travailler
Regarder la mer l’après-midi
Je pars précédé de colombes
Cette attitude nous a paru suspecte
Cette vie cette heure
Ma poésie évolue.

Bon sur l’autoroute du sous-développement, pouah, regarder
passer
des voitures de sport à 90 à l’heure, les gens souriants
comme dans un film
comme si c’était la Californie dorée et non le Chili
humide et gris

Alors routard errant il te faut t’inscrire au parti
parce que les temps sont durs pour vivre sans échine.
Il te faut une compagne, une maison, une machine
à écrire, un travail.
Aide-nous à faire la révolution :
Je ne peux pas
Je vais à Valparaíso,
Je vais être victime du tremblement de terre de Valparaíso.
Comprenez.
Je resterai invalide.
Je mourrai
Et Nicanor Parra sera l’antipoète, pas moi.
1907 : on a massacré dans le Nord les ouvriers du salpêtre :
Je ne suis pas en train de me disculper.

Donnez-moi un pisco s’il vous plaît.
Donnez-moi un pisco noir
Ma petite est une hirondelle, une hirondelle
ne fait pas le printemps,
combien de moitiés de génies chiliens
nous sont restés entre les mains,
ah patrie d’amers branleurs.
Donnez-moi un pisco s’il vous plaît.

Une auto blanche passe. Ses occupants regardent rapidement
Pezoa Véliz qui est dehors.

Carlitos pense aux poissons des quais de Valparaíso
Il va trembler – comment peuvent bien vivre ces diables
de poissons ?
Carlitos dans toutes les langues
Á quoi ressemblent ces poissons noirs ?

Œuvres complètes, vol. 1. Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu. L’Olivier, 1 248 p., 29 €.

                                 

Nicanor Parra

Nicanor Parra. Las Cruces (Chili), mars 2009.

Après Gonzalo Rojas, je relis Nicanor Parra qui est né le 5 septembre 1914 et a obtenu le Prix Cervantès 2011. Il est mort le 23 janvier 2018 à La Reina, près de Santiago de Chile, à l’âge tout à fait respectable de 103 ans. Nous étions alors au Chili. Les relations de Nicanor Parra avec Pablo Neruda et Gonzalo Rojas n’ont jamais été simples.

Epitafio

De estatura mediana,
Con una voz ni delgada ni gruesa,
Hijo mayor de un profesor primario
Y de una modista de trastienda;
Flaco de nacimiento
Aunque devoto de la buena mesa;
De mejillas escuálidas
Y de más bien abundantes orejas;
Con un rostro cuadrado
En que los ojos se abren apenas
Y una nariz de boxeador mulato
Baja a la boca de ídolo azteca
-Todo esto bañado
Por una luz entre irónica y pérfida-
Ni muy listo ni tonto de remate
Fui lo que fui: una mezcla
De vinagre y de aceite de comer
¡Un embutido de ángel y de bestia!

Épitaphe

De taille moyenne,
La voix ni mince ni grosse,
Fils aîné d’un instituteur
Et d’une couturière d’arrière-boutique ;
Maigre de naissance
Et pourtant dévot de la bonne table ;
Les joues creuses
Et les oreilles plutôt abondantes ;
Un visage carré
Où les yeux s’ouvrent à peine
Où un nez de boxeur mulâtre
Surmonte une bouche d’idole aztèque
– Tout cela baigné
D’une lumière entre ironique et perfide –
Ni très malin ni complètement idiot
Je fus ce que je fus : un mélange
De vinaigre et d’huile de table,
Une charcutaille d’ange et de bête !

Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.

La montaña rusa

Durante medio siglo
La poesía fue
El paraíso del tonto solemne.
Hasta que vine yo
Y me instalé con mi montaña rusa.

Suban, si les parece.
Claro que yo no respondo si bajan
Echando sangre por boca y narices.

Versos de salón, 1962.

La montagne russe

Pendant un demi-siècle
La poésie fut
Le paradis de l’idiot solennel.
Jusqu’à ce que j’arrive
Et m’installe avec ma montagne russe.

Montez, si ça vous dit.
Évidemment je ne réponds de rien si vous en descendez
En saignant de la bouche et du nez.

Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.

Antipoesía.

Gonzalo Rojas

Gonzalo Rojas. (Gorka Lejarcegi). Mars 2004.

“A une très forte majorité (près de 62 %), les Chiliens ont repoussé, le 4 septembre, un projet très ambitieux de réforme de la Constitution qui promettait de clore définitivement les années sombres de la dictature d’Augusto Pinochet.” (Le Monde, 5 septembre 2022)

J’aime beaucoup ce pays où nous sommes allés deux fois, ses gens, ses paysages. Pays de poètes : entre autres Armando Uribe, Carlos Pezoa Véliz, Enrique Lihn, Gabriela Mistral (Prix Nobel 1945), Gonzalo Rojas (Prix Cervantès 2003), Jorge Teillier, Nicanor Parra (Prix Cervantès 2011) , Oscar Hahn, Pablo de Rokha, Pablo Neruda (Prix Nobel 1971), Raúl Zurita, Roberto Bolaño, Vicente Huidobro…

Je publie à nouveau sur ce blog Contra la muerte, le poème de Gonzalo Rojas (1916-2011), mais j’ajoute la traduction de Fabienne Bradu.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/04/21/contra-la-muerte-gonzalo-rojas/

J’ai acheté ces jours-ci Nous sommes un autre soleil (2013) dans la belle collection bilingue Orphée/ La Différence. Malheureusement, la maison d’édition est en cessation de paiement depuis octobre 2021.

Contra la muerte

Me arranco las visiones y me arranco los ojos cada día que pasa.
No quiero ver ¡no puedo! ver morir a los hombres cada día.
Prefiero ser de piedra, estar oscuro,
a soportar el asco de ablandarme por dentro y sonreír
a diestra y siniestra con tal de prosperar en mi negocio.

No tengo otro negocio que estar aquí diciendo la verdad
en mitad de la calle y hacia todos los vientos:
la verdad de estar vivo, únicamente vivo,
con los pies en la tierra y el esqueleto libre en este mundo.

¿Qué sacamos con eso de saltar hasta el sol con nuestras máquinas
a la velocidad del pensamiento, demonios: qué sacamos
con volar más allá del infinito
si seguimos muriendo sin esperanza alguna de vivir
fuera del tiempo oscuro?

Dios no me sirve. Nadie me sirve para nada.
Pero respiro, y como, y hasta duermo
pensando que me faltan unos diez o veinte años para irme
de bruces, como todos, a dormir en dos metros de cemento allá abajo.

No lloro, no me lloro. Todo ha de ser así como ha de ser,
pero no puedo ver cajones y cajones
pasar, pasar, pasar, pasar cada minuto
llenos de algo, rellenos de algo, no puedo ver
todavía caliente la sangre en los cajones.

Toco esta rosa, beso sus pétalos, adoro
la vida, no me canso de amar a las mujeres: me alimento
de abrir el mundo en ellas. Pero todo es inútil,
porque yo mismo soy una cabeza inútil
lista para cortar, pero no entender qué es eso
de esperar otro mundo de este mundo.

Me hablan del Dios o me hablan de la Historia. Me río
de ir a buscar tan lejos la explicación del hambre
que me devora, el hambre de vivir como el sol
en la gracia del aire, eternamente.

Contra la muerte, 1964.

Contre la mort

Je m’arrache à mes visions et je m’arrache les yeux chaque jour qui passe.
Je ne veux pas voir, je ne peux pas voir les hommes mourir chaque jour.
Je préfère être de pierre, être sombre,
à supporter le dégoût de me ramollir en dedans et sourire
à droite et à gauche afin que prospère ma petite affaire.

Je n’ai d’autre affaire que d’être ici à dire la vérité
au milieu de la rue et à tous les vents :
la vérité d’être vivant, rien que vivant,
avec les pieds sur terre et le squelette libre dans ce monde-ci.

Que diable gagnons-nous à bondir jusqu’au soleil avec nos machines
à la vitesse de la pensée ; que gagnons-nous
à voler au-delà de l’infini
si nous continuons à mourir sans aucun espoir de vivre
hors du temps des ténèbres ?

Dieu ne me sert à rien. Personne ne me sert à rien.
Mais je respire, et je mange, et je dors même
en pensant qu’il me reste dix ou vingt ans avant de m’en aller
les pieds devant, comme tout le monde, dormir dans deux mètres de ciment sous terre.

Je ne pleure pas, je ne me pleure pas sur mon sort. Tout sera comme il se doit,
mais je ne peux pas voir des cercueils et des cercueils
passer, passer, passer, passer à chaque minute
pleins de quelque chose, emplis de quelque chose, je ne peux pas voir
le sang encore chaud dans les cercueils.

Je touche cette rose, j’embrasse ses pétales, j’adore
la vie, je ne me lasse pas d’aimer les femmes : je me nourris
d’ouvrir le monde en elles. Mais tout est inutile,
parce que moi-même je suis une tête inutile,
bonne pour l’échafaud, parce que je ne comprends pas ce que c’est
que d’attendre un autre monde depuis ce monde.

On me parle de Dieu ou on me parle de l’Histoire. Je me moque bien
d’aller chercher si loin l’explication de la faim
qui me dévore, la faim de vivre comme le soleil
dans la grâce du ciel, éternellement.

Nous sommes un autre soleil. Orphée/ La Différence, 2013. Traduction Fabienne Bradu.

Federico García Lorca

Huerta de San Vicente. Vega de Granada.

Diván del Tamarit est le recueil du retour de Federico García Lorca à Grenade. Lors d’un dîner avec des amis au cours de l’été 1934, il annonce au célèbre arabisant Emilio García Gómez (1905-1995, auteur de Poemas arabigosandaluces, 1930), présent ce jour-là qu’il a composé une collection de casidas et de gacelas, c’est à dire un Divan en l’honneur des vieux poètes musulmans de Grenade (comme par exemple Ibn Zamrak, 1333-1393, dont les vers décorent les vasques et les murs de l’Alhambra). Il veut l’appeler Tamarit du nom d’une maison de campagne de sa famille où plusieurs d’entre elles furent écrites. En réalité, c’est un oncle du poète, Francisco García, qui avait une propriété nommée la Huerta del Tamarit, près du Genil. Le Tamarit désignait dans la langue des conquérants venus d’Afrique du Nord le quartier où se trouvait également la Huerta de San Vicente, appartenant à la famille de García Lorca. Le vieil ami du poète, Antonio Gallego Burín (1895-1961), doyen de la faculté de Lettres de Grenade promet de le faire publier par l’université. Emilio García Gómez rédigera une préface. Les fortes tensions politiques en Espagne à partir de 1934 ne permettront pas cette publication. Emilio García Gómez et Antonio Gallego Burín appartiennent à l’extrême-droite.
Amour, érotisme et mort se retrouvent au centre de ces poèmes (12 gacelas, 9 casidas).

“Llámase casida en árabe a todo poema de cierta longitud, con determinada arquitectura interna (…) y en versos monorrimos, medidos con arreglo a normas escrupulosamente estereotipada. La gacela —empleada principalmente en la lírica persa— es un corto poema, de asunto con preferencia erótico, ajustado a determinadas técnicas y cuyos versos son más de cuatro y menos de quince. Diván es la colección de las composiciones de un poeta, generalmente catalogadas por orden alfabético de rimas.” (Emilio García Gómez, Nota al Diván del Tamarit.)

(d’après Federico García Lorca, Oeuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade NRF. 1981)

Gacela del amor imprevisto

Nadie comprendía el perfume
de la oscura magnolia de tu vientre.
Nadie sabía que martirizabas
un colibrí de amor entre los dientes.

Mil caballitos persas se dormían
en la plaza con luna de tu frente,
mientras que yo enlazaba cuatro noches
tu cintura, enemiga de la nieve.

Entre yeso y jazmines, tu mirada
era un pálido ramo de simientes.
Yo busqué, para darle, por mi pecho
las letras de marfil que dicen siempre.

siempre, siempre: jardín de mi agonía,
tu cuerpo fugitivo para siempre,
la sangre de tus venas en mi boca,
tu boca ya sin luz para mi muerte.

Diván del Tamarit. Numéros 3-4 de la Revista Hispánica Moderna, Columbia University, juillet-octobre 1940.

Gacela de l’amour imprévu

Nul ne comprenait le parfum
du magnolia sombre de ton ventre.
Nul ne savait que tu martyrisais
un colibri d’amour entre tes dents.

Mille petits chevaux perses s’endormaient
sur la place baignée de lune de ton front,
tandis que moi, quatre nuits, j’enlaçais
ta taille, ennemie de la neige.

Entre plâtre et jasmins, ton regard
était un bouquet pâle de semences.
Dans mon coeur je cherchais pour te donner
les lettres d’ivoire qui disent toujours,

toujours, toujours : jardin de mon agonie,
ton corps fugitif pour toujours
le sang de tes veines dans ma bouche,
ta bouche sans lumière déjà pour ma mort.

Divan du Tamarit, Gallimard 1961. Traduction : Claude Couffon et Bernard Sesé.

Lecture par Laurent Stocker de la Comédie Française.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/poeme-du-jour-avec-la-comedie-francaise/federico-garcia-lorca-divan-du-tamarit-3478658

Casida de los ramos

Por las arboledas del Tamarit
han venido los perros de plomo
a esperar que se caigan los ramos,
a esperar que se quiebren ellos solos.

El Tamarit tiene un manzano
con una manzana de sollozos.
Un ruiseñor apaga los suspiros
y un faisán los ahuyenta por el polvo.

Pero los ramos son alegres,
los ramos son como nosotros.
No piensan en la lluvia y se han dormido,
como si fueran árboles, de pronto.

Sentados con el agua en las rodillas
dos valles esperaban al otoño.
La penumbra con paso de elefante
empujaba las ramas y los troncos.

Por las arboledas de Tamarit
hay muchos niños de velado rostro
a esperar que se caigan mis ramos,
a esperar que se quiebren ellos solos.

Diván del Tamarit. Numéros 3-4 de la Revista Hispánica Moderna, Columbia University, juillet-octobre 1940.

Casida des branches

Sous les arbres du Tamarit
sont arrivés les chiens de plomb,
attendant que tombent les branches,
attendant que seules se brisent.

Le Tamarit a un pommier
et une pomme de sanglots.
Un rossignol tait les soupirs
qu’un faisan chasse par la poussière.

Mais les branches ont leur gaieté,
les branches sont comme nous sommes.
Oublient la pluie, et puis s’endorment
telles des arbres, rapidement.

L’eau étalée sur leurs genoux
deux vallées attendaient l’automne.
La pénombre au pas d’éléphant
poussait les branches et les troncs.

Sous les arbres du Tamarit
il est beaucoup d’enfants voilés,
attendant que tombent mes branches,
attendant que seules se brisent.

Divan du Tamarit, Gallimard 1961. Traduction: Claude Couffon et Bernard Sesé.

Federico García Lorca – Antonio Machado

Georges Soria-Federico García Lorca (Chim – David Seymour). Madrid, Plaza Mayor. Printemps-été 1936.

Le poète fut arrêté dans sa ville de Grenade le 16 août 1936. Il s’était réfugié dans la maison de la famille Rosales Camacho, calle Angulo número 1 . Il s’y croyait à l’abri puisque les fils de cette famille étaient des membres influents de la Phalange, l’organisation fasciste de José Antonio Primo de Rivera. Federico était très ami avec le poète Luis Rosales (1910-1992, Prix Cervantès 1982), le plus jeune des frères. Dans la nuit du 17 au 18 août 1936, probablement vers deux heures du matin, il fut transféré en voiture jusqu’au village de Viznar, à neuf kilomètres de là. Peu de temps après, il fut assassiné près du village voisin d’Alfacar avec trois autres personnes : l’instituteur de Pulianas Dióscoro Galindo González et deux banderilleros célèbres de de Grenade: Francisco Galadí Melgar (“el Colores”) et Joaquín Arcollas Cabezas (“Magarza”), membres du syndicat anarchiste CNT. L’historien anglais Paul Preston estime qu’il y eut 5000 exécutions à Grenade pendant la Guerre civile.

La publication dans un hors-série du « Figaro » (28 juillet 2022) d’un entretien de huit pages de la journaliste Isabelle Schmitz avec l’essayiste d’extrême droite Pío Moa, pour qui les gauches sont entièrement responsables du déclenchement de la guerre civile en Espagne en 1936, a suscité l’indignation de nombreux historiens. Comment peut-on publier en France un livre de ce pseudo-historien engagé dans sa jeunesse dans les GRAPO (Groupes de résistance antifasciste du premier octobre), groupuscule terroriste d’inspiration maoïste et condamné par la justice espagnole en 1983 ? Les Éditions L’Artilleur ont pourtant traduit et édité son livre révisionniste Les Mythes de la guerre civile 1936-1939, sorti en Espagne en 2003.

Antonio Machado écrivit ce poème au mois d’octobre 1936. Il en donna une lecture publique, à Valence, sur la Place Castelar.

El crimen fue en Granada (Antonio Machado)

A Federico García Lorca

I

El crimen

Se le vio, caminando entre fusiles,
por una calle larga,
salir al campo frío,
aún con estrellas, de la madrugada.
Mataron a Federico
cuando la luz asomaba.
El pelotón de verdugos
no osó mirarle la cara.
Todos cerraron los ojos;
rezaron: ¡ni Dios te salva!
Muerto cayó Federico
– sangre en la frente y plomo en las entrañas –
…Que fue en Granada el crimen
sabed – ¡pobre Granada! -, en su Granada.

II

El poeta y la muerte

Se le vio caminar solo con Ella,
sin miedo a su guadaña.
– Ya el sol en torre y torre, los martillos
en yunque – yunque y yunque de las fraguas.
Hablaba Federico,
requebrando a la muerte. Ella escuchaba.
“Porque ayer en mi verso, compañera,
sonaba el golpe de tus secas palmas,
y diste el hielo a mi cantar, y el filo
a mi tragedia de tu hoz de plata,
te cantaré la carne que no tienes,
los ojos que te faltan,
tus cabellos que el viento sacudía,
los rojos labios donde te besaban…
Hoy como ayer, gitana, muerte mía,
qué bien contigo a solas,
por estos aires de Granada, ¡mi Granada!”

III

Se le vio caminar…
Labrad, amigos,
de piedra y sueño, en el Alhambra,
un túmulo al poeta,
sobre una fuente donde llore el agua,
y eternamente diga:
el crimen fue en Granada, ¡en su Granada!

Le crime a eu lieu à Grenade

A Federico García Lorca

I

Le crime

On le vit, avançant au milieu des fusils,
Par une longue rue,
Sortir dans la campagne froide,
Sous les étoiles, au point du jour.
Ils ont tué Federico
Quand la lumière apparaissait.
Le peloton de ses bourreaux
N’osa le regarder en face.
Ils avaient tous fermé les yeux ;
Ils prient : Dieu même n’y peut rien !
Et mort tomba Federico
– Du sang au front, du plomb dans les entrailles –
… Apprenez que le crime a eu lieu à Grenade
– Pauvre Grenade! – , sa Grenade…

II

Le poète et la mort

On le vit s’avancer seul avec Elle,
Sans craindre sa faux.
– Le soleil déjà de tour en tour, les marteaux
Sur l’enclume – sur l’enclume des forges.
Federico parlait ;
Il courtisait la mort. Elle écoutait
« Puisque hier, ma compagne, résonnaient dans mes vers
Les coups de tes mains desséchées,
Qu’à mon chant tu donnas ton froid de glace
Et à ma tragédie le fil de ta faucille d’argent,
Je chanterai la chair que tu n’as pas,
Les yeux qui te manquent,
Les cheveux que le vent agitait,
Les lèvres rouges que l’on baisait…
Aujourd’hui comme hier, ô gitane, ma mort,
Que je suis bien, seul avec toi,
Dans l’air de Grenade, ma Grenade !»

III

On le vit s’avancer…
Élevez, mes amis,
Dans l’Alhambra, de pierre et de songe,
Un tombeau au poète,
Sur une fontaine où l’eau gémira
Et dira éternellement :
Le crime a eu lieu à Grenade, sa Grenade !

Poésie de guerre, 1936-1939. Traduction : Bernard Sesé.

Baeza (Jaén), calle san Pablo. Statue d’ Antonio Machado (Antonio Pérez Almahan) (2009).

Jorge Guillén 1893 – 1984

Málaga. Paseo marítimo Ciudad de Melilla. Monument à Jorge Guillén (Jesús Martínez Labrador, 1982)

Muerte de unos zapatos

¡Se me mueren! Han vivido
con fidelidad: cristianos
servidores que se honran
y disfrutan ayudando,
complaciendo a su señor,
un caminante cansado,
a punto de preferir
la quietud de pies y ánimo.
Saben estas suelas. Saben
de andaduras palmo a palmo,
de intemperies descarriadas
entre barros y guijarros…
Languidece en este cuero
triste su matiz, antaño
con sencillez el primor
de algún día engalanado
Todo me anuncia una ruina
que se me escapa. Quebranto
mortal corroe el decoro.
Huyen. ¡Espectros-zapatos!

Clamor : Maremágnum, 1957.

Chaussures. Septembre 1886. Amsterdam, Musée Van Gogh.

Mort d’une paire de chaussures

Elles se meurent ! Elles ont vécu
fidèlement : en chrétiennes
très dévouées qui s’honorent
et jouissent lorsqu’elles aident,
et complaisent à leur maître,
un marcheur bien fatigué,
sur le point de préférer
la paix des pieds et de l’âme.
Elles en ont vu, ces semelles,
des marches laborieuses,
du mauvais temps qui conduit
dans la boue et les cailloux.
Le charme d’une journée
passée et magnifiée
se languit là, dans ce cuir
défraichi, tout simplement.
Tout m’annonce une ruine
qui m’échappe. Délabrement
fatal, offense à la décence.
Elles fuient. Chaussures-spectres !

Traduction de Daniel Lecler.

Les Poètes de 27. Anthologie bilingue, Juan Carlos Baeza Soto et Emmanuel Le Vagueresse (dir.), Épure, Université de Reims, 2019, 405 p.

Pablo Neruda

Pablo Neruda.

Je continue de lire les poèmes posthumes de Pablo Neruda repris en Poésie/Gallimard et traduits par Claude Couffon.

” Les huit livres réunis dans le présent volume constituent l’oeuvre poétique posthume de Pablo Neruda. Dans La rose détachée, Neruda s’interroge sur le mystère des statues de l’île de Pâques «entourées par le silence bleu». Jardin d’hiver est une émouvante méditation sur l’homme vieillissant, admirablement complétée par les souvenirs et fables guillerettes égrenés dans Le coeur jaune. 2000 poursuit l’interrogation commencée dans Fin de monde : à quels événements, à quelle mutation assistera le squelette du poète en cet « an 2000 à l’an 1000 pareil » ? Élégie est consacré aux rues et aux curiosités de Moscou et surtout à l’évocation des figures présentes ou disparues des amis russes ou exilés en Union soviétique : Ehrenbourg, Maïakovski et Lily Brik, Evtouchenko, Nazim Hikmet… La mer et les cloches présente de nouveaux aspects de la retraite chère à Neruda : l’Île Noire.Enfin, Défauts choisis réclame avec humour le droit aux faiblesses et aux erreurs, sans lesquelles l’homme ne serait plus l’homme. ” ( Quatrième de couverture de l’édition de 1979. Texte repris sur le site Gallimard)

Otro castillo (Pablo Neruda)

No soy, no soy el ígneo,
estoy hecho de ropa, reumatismo,
papeles rotos, citas olvidadas,
pobres signos rupestres
en lo que fueron piedras orgullosas.

¿En qué quedó el castillo de la lluvia,
la adolescencia con sus tristes sueños
y aquel propósito entreabierto
de ave extendida, de águila en el cielo,
de fuego heráldico?

No soy, no soy el rayo
de fuego azul, clavado como lanza
en cualquier corazón sin amargura.

La vida no es la punta de un cuchillo,
no es un golpe de estrella,
sino un gastarse adentro de un vestuario,
un zapato mil veces repetido,
una medalla que se va oxidando
adentro de una caja oscura, oscura.

No pido nueva rosa ni dolores,
ni indiferencia es lo que me consume,
sino que cada signo se escribió,
la sal y el viento borran la escritura
y el alma ahora es un tambor callado
a la orilla de un río, de aquel río
que estaba allí y seguirá estando.

Defectos ecogidos. Losada, 1974.

Autre château

Je ne suis pas, je ne suis pas de braise ardente,
je suis fait de linge et de rhumatismes,
de papiers déchirés, de rendez-vous manqués,
de modestes signes rupestres
sur ce qui fut pierres d’orgueil.

Que reste-t-il du château de la pluie,
de cette adolescente avec ses tristes rêves,
de cette intention entrouverte
d’être aile déployée, d’être un aigle en plein ciel,
une flamme héraldique ?

Je ne suis pas, je ne suis pas l’éclair de feu
bleu, planté comme un javelot,
dans le coeur de quiconque échappe à l’amertume.

La vie n’est pas la pointe d’un couteau
ni le heurt d’une étoile,
elle est vieillissement dans une garde-robe,
soulier mille fois répété,
médaille qui rouille
dans les ténèbres d’un écrin.

Je ne demande ni rose nouvelle ni douleurs,
ni indifférence, elle me consume,
chaque signe a été écrit,
le sel avec le vent effacent l’écriture
et l’âme est maintenant un tambour muet
au bord d’un fleuve, de ce fleuve
qui continuera de couler où il coulait.

La rose détachée et autres poèmes. Gallimard, 1979. NRF Poésie/Gallimard n°394. 2004. Traduction de Claude Couffon.