Edith Bruck

Cette semaine, j’ai acheté les trois livres disponibles d’Edith Bruck :

Edith Bruck, Le pain perdu. Traduction: René de Ceccatty. Éditions du sous-sol.

Edith Bruck, Pourquoi aurais-je survécu ? Choix de textes, traduction de l’italien et préface de René de Ceccatty. Rivages poche, collection « Petite Bibliothèque ».

Edith Bruck, Qui t’aime ainsi (Chi ti ama cosi). Traduction: Patricia Amardeil. Points.

Edith Steinschreiber est née le 3 mai 1931 dans un petit village de Hongrie, Tiszabercel. Elle fait partie d’une famille juive pauvre de huit enfants. Á l’aube du 8 avril 1944, on l’emmène avec sa famille dans le ghetto de Sátoraljaújhely. Le 23 mai, ils sont déportés au camp d’Auschwitz. Elle est séparée de ses parents et de son frère Laci. Elle ne les verra plus. Elle se retrouve avec sa soeur Eliz, 16 ans, en transit à Birkenau. Son numéro: 11152. Elles sont transférées au camp de Kaufering, une annexe de Dachau, puis dans le camp de Landsberg, et ensuite à Dachau et à Christianstadt. Elles arrivent enfin après une “marche de la mort” à Bergen-Balsen. Elle pèse alors 25 kilos. Les deux soeurs survivent jusqu’à l’arrivée des Américains. 430 000 juifs hongrois furent déportés à Auschwitz entre le 16 mai et le 9 juillet 1944.

Edith revient en Hongrie, retrouve les survivants de sa famille, puis part en Tchécoslovaquie. Elle se rend en Israël où elle retrouve deux de ses soeurs et son frère. Elle y vit difficilement. Elle se marie trois fois (elle porte successivement le nom de ses trois premiers maris, Grün, Roth, Bruck). Elle finit par quitter Israël en 1952. Elle rejette toute discipline et refuse de faire le service militaire. Elle devient danseuse et chanteuse et finit par s’établir en Italie. Elle épouse le poète et cinéaste Nelo Risi (1920-2015), frère du réalisateur Dino Risi (1916-2008). Il sera son mari pendant soixante ans. Elle a traduit en italien de nombreux écrivains hongrois (Attila József, Miklós Radnóti, Gyula Illyés, Ruth Feldman). Elle a aussi travaillé comme scénariste et réalisatrice pour la RAI.

Elle publie Qui t’aime ainsi (1959) en Italie, puis Lettre à ma mère (Lettera alla madre, 1988) et Signora Auschwitz (Signora Auschwitz: il dono della parola, 1999) qui forment une trilogie. En 2021, Le pain perdu connaît un grand succès. Le livre reçoit le prix Strega Giovani et le prix Viareggio. Il se termine par une Lettre à Dieu. Cela lui vaut une visite du pape François à son domicile le 20 février 2021.

René de Ceccaty a choisi avec Edith Bruck les poèmes de Pourquoi aurais-je survécu? Ils sont précis, sobres, presque secs. Ils apparaissent par ordre chronologique sauf les quatre premiers que je reproduis ici.

Pendant ce temps, ici, en France, un certain Z. crache son venin à la radio et sur les plateaux de télévision.

Pourquoi aurais-je survécu

Pourquoi aurais-je survécu
sinon pour représenter
les fautes, surtout
aux personnes proches ?
De tant de fautes qu’elle auront
une, la plus grande, sera
le regret
d’avoir fait du mal,
à moi qui ait tant supporté.
Avec moi qui suis différente
des autres et qui porte en moi
six millions de morts
qui parlent ma langue
qui demandent à l’homme de se souvenir
à l’homme qui a si peu de mémoire.
Pourquoi aurais-je survécu
sinon pour témoigner
avec toute ma vie
avec chacun de mes gestes
avec chacune de mes paroles
avec chacun de mes regards.
Et quand se terminera
cette mission ?
Je suis lasse de ma
présence accusatrice,
le passé est une arme
à double tranchant
et je perds tout mon sang.
Quand viendra mon heure
je laisserai en héritage
peut-être un écho à l’homme
qui oublie et continue et recommence…

Nous

Pour nous les survivants
c’est un miracle chaque jour
si nous aimons, nous aimons dur
comme si la personne aimée
pouvait disparaître d’un moment à l’autre
et nous aussi.

Pour nous les survivants
le ciel ou est très beau
ou est très laid, les demi-mesures
les nuances
sont interdites.

Avec nous les survivants
il faut se montrer précautionneux
parce qu’un simple regard de travers
ce qu’il y a de plus banal
va s’ajouter à d’autres terribles
et toute souffrance
fait partie d’une UNIQUE
qui palpite dans notre sang.

Nous ne sommes pas des gens normaux
nous avons survécu
pour les autres
à la place d’autres.
La vie que nous vivons pour nous rappeler
et nous nous rappelons pour vivre
n’est pas qu’à nous.
Laissez-nous…
Nous ne sommes pas seuls.

Après

Même les rares survivants
des camps nazis
s’en vont
et après ?
Qui pourra jamais
continuer
à témoigner
au nom de ceux qui ont vécu
l’indicible ?
Leurs enfants ?
Souvent ils ont été
épargnés par leurs parents.
Les petit-fils fuient presque
l’expérience de leurs grands-parents
pour vivre affranchis
de cette éternelle cage
de tamponnés chiffrés.
Et une fois nous disparus,
les mystificateurs
et les nouveaux haïsseurs,
les négationnistes
se multiplieront,
« Tu te rends compte,
ils nient déjà »,
me disait Primo Levi,
« avec nous encore en vie ! »
je m’en suis rendu compte oui,
plus que jamais aujourd’hui !

Une promenade avec Primo Levi

Pour toi si piémontais
pour tes pas presque de clandestin
pour tes yeux éblouis par tant de lumière
comme du prisonnier qui vient d’être libéré
Rome était une ville trop ensoleillée.

« Il y a une atmosphère de vacances, de fête, de marché »,
me disais-tu, de tes lèvres serrées et incrédules,
jetant un regard scrutateur et furtif
sur les vitrines tentatrices que tu t’interdisais,
Pourquoi Primo ?

La normalité désirée
ne nous est plus possible
dans la maison, dans la rue, avec les amis
les épouses, les maris, les amants –
une existence a été marquée
qui peut finir aussi au pied d’un escalier
comme la tienne, quand tu as cédé
au clin d’œil du vieux malin
nous appauvrissant nous et tes innombrables lecteurs,
Pourquoi Primo ?

Ta figure tutélaire nous manque,
Nécessaire comme l’eau à l’assoiffé,
La prière au croyant,
La lumière au non-voyant.
Notre devoir est
De vivre et jamais de mourir !
Pourquoi Primo ?

Emily Dickinson – John Keats

448 (Emily Dickinson)

Je mourus pour la Beauté –mais à peine étais-je
Ajustée dans la Tombe
Que Quelqu’un mort pour la Vérité, fut couché
Dans la Chambre d’à côté –

Il me demanda doucement « Pourquoi es-tu tombée? »
« Pour la Beauté », répliquai-je –
« Et Moi – pour la Vérité – Qui ne font qu’Un –
Nous sommes Frère et Sœur » dit-Il –

Et ainsi, tels des Parents, qui se rencontrent une Nuit –
Nous devisâmes d’une Chambre à l’autre –
Jusqu’à ce que la Mousse atteigne nos lèvres –
Et recouvre – Nos noms –

Poésies complètes. Editions Flammarion, 2009. Traduction Florence Dolphy.

448

I died for Beauty – but was scarce
Adjusted in the Tomb
When One who died for Truth, was lain
In an adjoining Room –

He questioned softly “Why I failed”?
“For Beauty”, I replied –
“And I – for Truth – Themself are One –
We Bretheren, are”, He said –

And so, as Kinsmen, met a Night –
We talked between the Rooms –
Until the Moss had reached our lips –
And covered up – Our names –

John Keats

Ode sur une urne grecque (John Keats)

O toi, vierge encore, épouse du repos
Enfant nourrie par le silence et les lentes années,
Sylvestre conteuse qui sait en ta langue exprimer
Un récit tout fleuri plus suavement que nos poèmes :
Quelle légende frangée de feuilles s’évoque à l’entour de tes flancs,
Légende de dieux ou de mortels, ou des deux peut-être,
À Tempé ou dans les vallons d’Arcadie ?
Quels sont ces hommes ou bien ces dieux ? Et ces vierges rebelles ?
Et cette folle poursuite ? Qui se débat pour s’échapper ?
Quels sont ces pipeaux et ces tambourins ? Quelle est cette frénésie ?

Les mélodies qu’on entend sont douces ; mais inouïes,
Plus douces encore ; aussi, tendres pipeaux, continuez de jouer :
Non pour l’oreille charnelle, mais, plus séduisants,
Jouez à l’âme des airs privés de voix :
Bel adolescent, à l’ombre de ces arbres, tu ne saurais
Quitter ta chanson, ni ces arbres se dénuder jamais ;
Amant hardi, jamais, jamais tu n’auras son baiser,
Si près du but pourtant ; mais ne t’afflige pas ;
Elle ne pourra se flétrir, encore que tu ne goûtes pas ton bonheur,
À jamais tu l’aimeras et toujours elle sera belle !
Heureux, heureux rameaux, qui ne sauriez répandre
Votre feuillage, ni jamais, dire au Printemps adieu !
Et toi, heureux musicien, qui, inlassable,
Modules des chants toujours nouveaux !
Et plus heureux l’amour, plus heureux mille fois !
Amour toujours ardent et jamais assouvi,
Toujours haletant et jeune éternellement,
Bien au-dessus de toute passion des hommes
Qui nous laisse le cœur douloureux et repu,
Le front brûlant et la bouche dévastée de fièvre.

Mais quel cortège s’avance au sacrifice ?
À quel autel verdoyant, ô prêtre mystérieux,
Mènes-tu cette génisse qui mugit vers le ciel
Et dont les fanes soyeux se parent de guirlandes ?
Quelle petite ville au bord d’un fleuve ou de la mer,
Ou, bâtie sur une montagne autour d’un paisible acropole,
S’est ainsi décuplée en ce matin recueilli ?
Modeste bourgade, tes rues, pour toujours,
Connaîtront le silence ; et pas une âme
Pour dire pourquoi tu es déserte, ne reviendra jamais.
O forme attique ! Galbe charmant ! Un entrelac
De formes de marbres, hommes et vierges, t’entoure,
Mêlé aux ramures de la forêt et aux herbes que le pied foule ;
Muets contours, votre énigme excède la pensée,
Comme fait l’éternité : Froide Pastorale !
Quand le grand âge consumera la présente génération
Tu demeureras, parmi d’autres douleurs
Que les nôtres, amie de l’homme, à qui tu dis :
La Beauté, c’est la Vérité ; la Vérité, Beauté – voilà tout
Ce que vous savez sur terre et tout ce qu’il faut savoir.

Poèmes choisis. Aubier-Flammarion. Traduction Albert Laffay.

Ode on a Grecian Urn

Thou still unravish’d bride of quietness,
       Thou foster-child of silence and slow time,
Sylvan historian, who canst thus express
       A flowery tale more sweetly than our rhyme:
What leaf-fring’d legend haunts about thy shape
       Of deities or mortals, or of both,
               In Tempe or the dales of Arcady?
       What men or gods are these? What maidens loth?
What mad pursuit? What struggle to escape?
               What pipes and timbrels? What wild ecstasy?

Heard melodies are sweet, but those unheard
       Are sweeter; therefore, ye soft pipes, play on;
Not to the sensual ear, but, more endear’d,
       Pipe to the spirit ditties of no tone:
Fair youth, beneath the trees, thou canst not leave
       Thy song, nor ever can those trees be bare;
               Bold Lover, never, never canst thou kiss,
Though winning near the goal yet, do not grieve;
       She cannot fade, though thou hast not thy bliss,
               For ever wilt thou love, and she be fair!

Ah, happy, happy boughs! that cannot shed
         Your leaves, nor ever bid the Spring adieu;
And, happy melodist, unwearied,
         For ever piping songs for ever new;
More happy love! more happy, happy love!
         For ever warm and still to be enjoy’d,
                For ever panting, and for ever young;
All breathing human passion far above,
         That leaves a heart high-sorrowful and cloy’d,
                A burning forehead, and a parching tongue.

Who are these coming to the sacrifice?
         To what green altar, O mysterious priest,
Lead’st thou that heifer lowing at the skies,
         And all her silken flanks with garlands drest?
What little town by river or sea shore,
         Or mountain-built with peaceful citadel,
                Is emptied of this folk, this pious morn?
And, little town, thy streets for evermore
         Will silent be; and not a soul to tell
                Why thou art desolate, can e’er return.

O Attic shape! Fair attitude! with brede
         Of marble men and maidens overwrought,
With forest branches and the trodden weed;
         Thou, silent form, dost tease us out of thought
As doth eternity: Cold Pastoral!
         When old age shall this generation waste,
                Thou shalt remain, in midst of other woe
Than ours, a friend to man, to whom thou say’st,
“Beauty is truth, truth beauty,—that is all
Ye know on earth, and all ye need to know.”

Vase de Sosibios, décalque par John Keats. Vers 1819. Les Monuments antiques du musée Napoléon.

Antonio Gedeão 1906 – 1997

António Gedeão.

Je remercie Marie Paule et Raymond Farina qui ont posté hier sur Facebook le poème Pierre philosophale (Pedra filosofal) d’Antonio Gedeão, tiré de Movimento Perpetuo, 1956. Je reproduis ici les six derniers vers.

Eles não sabem, nem sonham,
que o sonho comanda a vida,
que sempre que um homem sonha
o mundo pula e avança
como bola colorida
entre as mãos de uma criança.

Ils ne savent pas, eux, et ils ne rêvent pas,
Que le rêve est le moteur de la vie
Que chaque fois qu’un homme rêve
Le monde roule et s’embellit
Comme une balle colorée
Dans les mains d’un enfant.

Traduction: Alain Lane.

Dans l’anthologie de Max de Carvalho, La poésie du Portugal des origines au XX ème siècle (Chandeigne), publiée en septembre 2021, on trouve quatre poèmes de cet auteur: Fleur de chair (Flor de carne), Poème pour Galilée (Poema para Galileu), La machine du monde (Máquina do mundo), Poème de la mort apparente (Poema da morte aparente). Voici les deux derniers:

Máquina do mundo

O universo é feito essencialmente de coisa nenhuma.
Intervalos, distâncias, buracos, porosidade etérea.
Espaço vazio, em suma.
O resto, é a matéria.

Daí, que este arrepio,
este chamá-lo e tê-lo, erguê-lo e defrontá-lo,
esta fresta de nada aberta no vazio,
deve ser um intervalo.

Máquina de fogo, 1961.

La machine du monde

L’Univers se compose, pour l’essentiel, de néant.
Intervalles, distances, trous, porosité éthérée.
Un espace vide, en somme.
Le reste, c’est la matière.

D’où il résulte que ce frisson,
pour qu’il advienne et soit, pour le soulever et le regarder en face,
que cet interstice de rien béant sur le vide,
doit être un intervalle.

Traduction Max de Carvalho.

Poema da morte aparente

Nos tempos em que acontecia o que está acontecendo agora,
e os homens pasmavam de isso ainda acontecer no tempo deles,
parecia-lhes a vida podre e reles
e suspiravam por viver agora.

A suspirar e a protestar morreram.
e agora, quando se abrem as covas,
encontram-se às vezes os dentes com que rangeram,
tão brancos como se as dentaduras fossem novas.

Linha de força, 1967.

Poème de la mort apparente

Aux temps où se passait la même chose que maintenant,
et où les hommes étaient stupéfaits que cela fût encore possible à leur époque,
la vie leur semblait pourrie et vile,
et ils soupiraient d’avoir à vivre maintenant.

En soupirant, en protestant, ils moururent,
Et maintenant, quand on ouvre leurs tombes,
on retrouve parfois ces dents qu’ils firent grincer,
aussi blanches que des dentures neuves.

Traduction Max de Carvalho.

António Gedeão s’appelait en réalité Rómulo Vasco da Gama de Carvalho. Né à Lisbonne le 24 novembre 1906, cet enseignant de physique-chimie et historien des sciences a participé à la divulgation des connaissances scientifiques au Portugal. Il ne publie ses premiers poèmes qu’en 1956, à la cinquantaine. On retrouve ses intérêts dans sa poésie qui s’inscrit dans la réalité de son époque et dans le contexte angoissant de l’après-guerre. Il est décédé dans la capitale portugaise le 19 février 1997. Depuis 1996, le jour de sa naissance est commémoré au Portugal sous le nom de Jour national de la Culture scientifique (Dia Nacional da Cultura Científica).

La Poésie du Portugal des origines au XX ème siècle

(Merci beaucoup, Raymond Farina)

Les Éditions Chandeigne viennent de publier La Poésie du Portugal des origines au XX ème siècle. Cette anthologie a été éditée et les poèmes traduits par Max de Carvalho. C’est une édition bilingue. 1892 pages (!!!). 49 euros. Environ trois cents poètes et plus de mille poèmes. C’est un objet magnifique et l’anthologie semble très bien faite. Mathias Énard a publié une critique élogieuse dans Le Monde des Livres du 3 novembre 2021. C’est bientôt Noël et il y a tant de bons poètes portugais. Les poèmes du XIX et du XX siècles occupent les quatre cinquièmes du livre.

https://www.lemonde.fr/livres/article/2021/11/03/la-poesie-du-portugal-une-epopee-de-heros-et-de-monstres_6100820_3260.html

Mathias Énard à la fin de son article donne comme exemple un poème de Sophia de Mello Breyner, un de mes écrivains portugais préférés: Maria Helena Vieira Da Silva ou o itirenàrio ineluctável ( Maria Helena Vieira Da Silva ou l’itinéraire inéluctable ). Dans l’anthologie, on trouve A pequena praça (La petite place). J’ajoute ici la traduction Raymond Farina.

Sophia de Mello Breyner. 1919-2004.

Maria Helena Vieira Da Silva ou o itirenàrio inelutàvel (Sophia de Mello Breyner)

Minúcia é o labirinto muro por muro
Pedra contra pedra livro sobre livro
Rua após rua escada após escada
Se faz e se desfaz o labirinto
Palácio é o labirinto e nele
Se multiplicam as salas e cintilam
Os quartos de Babel roucos e vermelhos
Passado é o labirinto : seus jardins afloram
E do fundo da memória sobem as escadas
Encruzilhada é o labirinto e antro e gruta
Biblioteca rede inventário colmeia –
Itinerário é o labirinto
Como o subir dum astro inelutável –
Mas aquele que o percorre não encontra
Toiro nenhum solar nem sol nem lua
Mas só o vidro sucessivo do vazio
E um brilho de azulejos iman frio
Onde os espelhos devoram as imagens

Exauridos pelo labirinto caminhamos
Na minúcia da busca na atenção da busca
Na luz mutável : de quadrado em quadrado
Encontramos desvios redes e castelos
Torres de vidro corredores de espanto
Mas um dia emergiremos e as cidades
Da equidade mostrarão seu branco
Sua cal sua aurora seu prodígio

Dual. 1972.

Maria Helena Vieira Da Silva ou l’itinéraire inéluctable

Le labyrinthe est minutie mur par mur
Pierre contre pierre livre sur livre
Une rue après l’autre, un escalier après l’autre
Se forme et se défait le labyrinthe
Le labyrinthe est un palais et en lui
Se multiplient les salles et scintillent
Les chambres de Babel rauques et rouges
Le labyrinthe est passé : ses jardins affleurent
Et du fond de la mémoire montent les escaliers
Le labyrinthe est carrefour antre et grotte
Bibliothèque mailles inventaires ruche –
Le labyrinthe est itinéraire
Comme l’ascension d’un astre inéluctable –
Mais celui qui le parcourt ne rencontre aucun
Taureau aucune demeure soleil ni lune
Seulement le vide successif du verre
Et un éclat d’azulejos magnétisme froid
Où les miroirs dévorent les images

Épuisés par le labyrinthe nous allons
Dans la minutie de la quête
Dans la lumière changeante : de carré en carré
Nous rencontrons détours, bifurcations et châteaux
Des tours de verre des couloirs d’épouvante
Mais un jour nous émergerons et les villes
D’équité montreront leur blancheur
Leur chaux leur aube leur prodige

La Poésie du Portugal, pages 1150-1152. Traduction Max de Carvalho.

.Composition 55 (Maria Helena Vieira Da Silva). 1955. Paris, Galerie Jeanne Bucher

A pequena praça (Sophia de Mello Breyner)

A minha vida tinha tomado a forma da pequena praça
Naquele outono em que a tua morte se organizava meticulosamente
Eu agarrava-me à praça porque tu amavas
A humanidade humilde e nostálgica dos pequenas lojas
Onde os caixeiros dobram e desdobram fitos e fazendas
Eu procurava tornar-me tu porque tu ias morrer
E a vida toda deixava ali de ser a minha
Eu procurava sorrir como tu sorrias
Ao vendedor de jornais ao vendedor de tabaco
E à mulher sem pernas que vendia violetas
Eu pedia à mulher sem pernas que rezasse por ti
Eu acendia velas em todos os altares
Das igrejas que ficam no canto desta praça
Pois mal abri os olhos e vi foi para ler
A vocação do eterno escrita no teu rosto
Eu convocava as ruas os lugares as gentes
Que foram as testemunhas do teu rosto
Para que eles te chamassem para que eles desfizessem
O tecido que a morte entrelaçava em ti

Dual, 1972.

La petite place

Ma vie a pris la forme de la petite place
L’automne durant lequel ta mort s’organisait méticuleusement
Je m’attachais à cette petite place parce que tu aimais
L’humble et nostalgique humanité des petites boutiques
Où les commis plient et déplient rubans et étoffes
Je cherchais à devenir toi parce que tu allais mourir
Et là toute ma vie cessa d’être la mienne
J’essayais de sourire comme tu souriais
Au marchand de journaux au marchand de tabac
Et à la femme sans jambes qui vendait des violettes
Je demandais à la femme sans jambes de prier pour toi
J’allumais des cierges à tous les autels
Des églises qui se trouvaient au coin de cette place
Puisque dès que j’ai ouvert les yeux je ne vis que pour lire
La vocation de l’éternel écrite sur ton visage
Je convoquais les rues les lieux les gens
Qui furent les témoins de ton visage
Pour qu’ils t’appellent pour qu’ils défassent
La trame que la mort entrelaçait en toi.

Traduction : Raymond Farina.

Luis Cernuda – John Keats

John Keats (Joseph Severn) 1819

John Keats est né le 31 octobre 1795 à Londres. Il est mort le 23 février 1821 à Rome.

“Hay un verso de Keats que es quizá una de las claves más transparentes de su poesía […]. Es el verso con que comienza su poema «Endymion»: A thing of beauty is a joy for ever (Una cosa bella es un goce eterno) […]. Cuando busco en la poesía española una pasión semejante, siempre pienso en Luis Cernuda. Cernuda también cree, como Keats, que la belleza es un goce eterno.”
José Luis Cano, Keats y Cernuda (1950), in La poesía de la Generación del 27, Madrid, Guadarrama, 1970.

A propósito de flores (Luis Cernuda)

Era un joven poeta, apenas conocido.
En su salida primera al mundo
Buscaba alivio a su dolencia
Cuando muere en Roma, entre sus manos una carta,
La última carta, que ni abrir siquiera quiso,
De su amor jamás gozado.

El amigo que en la muerte le asistiera
Sus palabras finales nos transmite:
«Ver cómo crcce alguna flor menuda,
El crecer silencioso de las flores,
Acaso fue la única dicha
Que he tenido en este mundo.»

¿Pureza? Vivo a las flores amadas contemplaba
Y mucho habló de ellas en sus versos;
En el trance final su mente se volvía
A la dicha más pura que conoció en la vida:
Ver a la flor que abre, su color y su gracia.

¿Amargura? Vivo, sinsabores tuvo
Amargos que apurar, sus breves años
Apenas conocieron momentos sin la sombra.
En la muerte quiso volverse con tácito sarcasmo
A la felicidad de la flor que entreabre.

¿Amargura? ¿Pureza? ¿O, por qué no, ambas a un tiempo?
El lirio se corrompe como la hierba mala,
Y el poeta no es puro o amargo únicamente:
Devuelve sólo al mundo lo que el mundo le ha dado
Aunque su genio amargo y puro algo más le regale.

Desolación de la Quimera, 1956-61.

Écrit en janvier ou février 1961. Publié pour la première fois en avril 1961 dans la revue Eco (II, 6) de Bogotá (Colombie).

Joseph Severn (1793-1879) est un peintre anglais. C’est un ami dévoué de John Keats. Il l’accompagne le 17 septembre 1820 sur le Maria Crowther à destination de l’Italie. Le but du voyage est de soigner la maladie du poète, la tuberculose. Ils arrivent dans la baie de Naples le 21 octobre et sont placés en quarantaine pendant 10 jours. Ils séjournent à Naples une semaine, puis se rendent à Rome dans une petite voiture. À Rome, ils vivent dans un appartement, 26 Piazza di Spagna, au pied de l’escalier de la Trinité-des-Monts. Joseph Severn a quitté l’Angleterre contre l’avis de son père. Il a peu d’argent. Pendant son séjour à Rome lors de l’hiver 1820-1821, il écrit de nombreuses lettres à des amis communs en Angleterre. L’entourage du cercle de Keats et la fiancée du poète, Fanny Brawne, sont tenus au courant de l’évolution de la maladie du poète. Cette correspondance est le seul témoignage des derniers jours de Keats que Joseph Severn soigne jusqu’à sa mort, le 23 février 1821, trois mois après leur arrivée à Rome.

Autoportrait (Joseph Severn) vers 1820.

Ryusuke Hamaguchi – Marc Dugain

Allers-retours entre le cinéma et la littérature.

Le meilleur film que j’ai vu cet automne est de loin Drive my car (2h59) du metteur en scène japonais Ryusuke Hamaguchi (né en 1978 et Prix du scénario au Festival de Cannes 2021). C’est l’ adaptation d’une nouvelle d’ Haruki Murakami, la première du recueil Des hommes sans femmes de 2014 (Belfond, 2017. 10-18).
Un metteur en scène et acteur de théâtre, Yusuke Kafuku, forme avec sa femme Oto, scénariste de télévision, un couple malheureux. La mort de leur fille, alors qu’elle n’était qu’une enfant, les a éloignés et Oto a des amants. Un soir, Kafuku retrouve son épouse morte sur le sol de leur appartement, emportée par une attaque. Après quarante minutes de projection, apparaît le générique (!). Deux ans après cette mort, Kafuku se rend à Hiroshima. Il a obtenu une résidence artistique pour monter Oncle Vania d’Anton Tchekhov et recruter des acteurs. Quand il prend la route seul, la voix d’Oto l’accompagne quand il met une cassette dans l’autoradio de sa Saab 900 rouge. Sa femme s’est enregistrée et lui donne la réplique dans Oncle Vania, pièce dont il doit s’imprégner. A Hiroshima, les responsables du festival l’obligent à se faire conduire par une jeune fille taciturne et balafrée, Misaki. Les deux personnages vont apprendre à se connaître, à se raconter, à guérir peut-être. Lui a perdu sa femme et sa fille, elle sa mère. L’intérieur de la voiture est le principal décor du film. Inlassablement, Kufuku fait relire à ses acteurs le texte d’Oncle Vania. Il a réuni des comédiens de nationalité différente qui jouent dans leur propre langue. Une jeune muette utilise même le langage des signes. La dernière partie du film se transforme en road-movie. Les deux personnages principaux partent d’Hiroshima pour retrouver la maison de Misaki dans la froide et enneigée région d’ Hokkaidō, île située à l’Extrême-Nord d’où elle est originaire.
Ce sont les femmes qui mènent toujours le jeu dans ce film. Oto invente des scénarios, Misaki conduit. Comme Sonia dans Oncle Vania, elles regardent vers l’avenir. Elles sont maîtres du mouvement, de la vie.

https://www.youtube.com/watch?v=dVLC8Wn9QMo

Anton Tchekhov, Oncle Vania 1900. version française : Génia Cannac et Georges Perros. 1960. L’Arche éditeur.

« Sonia : Qu’y faire ! Nous devons vivre. (Un temps). Nous allons vivre, oncle Vania. Passer une longue suite de jours, de soirées interminables, supporter patiemment les épreuves que le sort nous réserve. Nous travaillerons pour les autres, maintenant et jusqu’à la mort, sans connaître de repos, et quand notre heure viendra, nous partirons sans murmure, et nous dirons dans l’autre monde que nous avons souffert, que nous avons été malheureux, et Dieu aura pitié de nous. Et alors, mon oncle, mon cher oncle, une autre vie surgira, radieuse, belle, parfaite, et nous nous réjouirons, nous penserons à nos souffrances présentes avec un sourire attendri, et nous nous reposerons. Je le crois, mon oncle, je le crois ardemment, passionnément…(Elle s’agenouille devant lui et pose sa tête sur les mains de son oncle ; d’une voix lasse :) Nous nous reposerons ! (Téléguine joue doucement de la guitare.) Nous nous reposerons ! Nous entendrons la voix des anges, nous verrons tout le ciel rempli de diamants, le mal terrestre et toutes nos peines se fondront dans la miséricorde qui régnera dans le monde, et notre vie sera calme et tendre, douce, comme une caresse… Je le crois, je le crois… (Elle essuie avec son mouchoir les larmes de son oncle.) Mon pauvre, mon pauvre oncle Vania, tu pleures. Tu n’as pas connu de joie dans ta vie, mais patience, oncle Vania, patience… Nous nous reposerons… (Elle l’enlace.) Nous nous reposerons !
(On entend les claquettes du veilleur de nuit. Téléguine joue en sourdine. Maria Vassilievna écrit dans les marges de sa brochure, Marina tricote son bas.)
Nous nous reposerons ! »

https://www.youtube.com/watch?v=YDFTjoizelc

Nous avons vu lundi 18 octobre au cinéma de la Ferme du Buisson Eugénie Grandet de l’écrivain-réalisateur Marc Dugain. Le film est classique, sec et austère et n’a rien à voir avec Drive my car. Il a été tourné essentiellement au Mans et à Saumur. Les acteurs sont assez bons : Olivier Gourmet (Félix Grandet) Valérie Bonneton (Madame Grandet) Joséphine Japy (Eugénie). La fin du film s’éloigne totalement du roman d’Honoré de Balzac. La fille soumise, l’amoureuse transie devient une femme libérée, qui s’est éloignée de l’Église, va voyager et vivre sa vie.
J’avais relu le roman il y a quelques années et parcouru l’étude de Philippe Berthier, Eugénie Grandet, Gallimard, Foliothèque n° 14. 1992. Ce professeur à la Sorbonne Nouvelle termine justement son étude par la fin d’Oncle Vania.

On peut rappeler aussi que la première publication de Fiodor Dostoïevski a été une traduction en russe d’Eugénie Grandet en 1844.

Miquel Martí i Pol

L’hoste insòlit

No em malvendré el silenci. D’aquest cos
en conec els topants i les dreceres
i n’estimo els esclats, les defallences;
no hi visc a plaer, però hi visc i això em basta.

Deixa’m no dir‐te el que hem perdut. Ho saps
tan bé com jo, i prou que ho repeteixen
tot de corcs, insistents i temeraris
només que paris un xic les orelles.

Sí que vull dir‐te, en canvi, el que hem guanyat:
un pam de món, concret i destriable,
i un vidre de colors per contemplar‐lo.

Tanca els ulls i el veuràs com jo el veig ara.

No et diré pas què hi ha rera cada paraula.

Ara ha plogut i el que resta de tarda
serà més íntim i més clar.

Fugim de qualsevol verbositat.
Diguem només el que és essencial:
els mots de créixer i estimar, i el nom
més útil i senzill de cada cosa.

Delimita’m l’espai, però no esperis
que renunciï a res d’allò que estimo.

Mira el vent com pren forma de begònies,
com neteja els miralls i les cortines
i esmola els caires vius d’aquest capvespre.

Tinc una pedra a les mans.
Cada nit
la deixo caure al pou profund del son
i la’n trec l’endemà, xopa de vida.

No vull conservar res que cridi la memòria
del vent arravatat i dels noms del silenci.
Vinc d’un llarg temps de pluges damunt la mar quieta
dels anys, i res no em tempta per girar els ulls enrera.

Tu que em coneixes, saps que sóc aquell que estima
la vida per damunt de qualsevol riquesa,
l’èxtasi i el turment, el foc i la pregunta.
Cridat a viure, visc, i poso la mà plana
damunt aquest ponent que el ponent magnifica.

Solemnement batega la sang en cada cosa.

Tot és camí des d’ara. Faig jurament de viure.

Ara que tots dos junts fem una sola
columna de claror, penso la urgent
necessitat de combatre els miratges,
d’abandonar la platja de les hores
on el sol cau a plom damunt l’arena
i abalteix voluntats, i d’establir
noves rutes, reblertes de presagis.

Aquest risc d’ara és temptador.
No ens calen
espectadors furtius ni gent que aprovi
cada gest i en subratlli la destresa.

Llesquem el pa de cada instant.
Benignes
i agosarats, estimarem la vida
que muda i que es perfà, noblement lenta
i també noblement porfidiosa.

I anirem lluny, encadenats al pur
atzar dels horitzons que mai no tanquen
amb pany i clau l’estímul del paisatge.

L’hoste insòlit. 1978.

L’hôte insolite

Je ne dilapiderai pas le silence. Mon corps
j’en connais les parages et les raccourcis
et j’en aime les éclats et les défaillances ;
je ne l’habite pas par plaisir mais il me suffit.

Je ne dilapiderai ni le silence ni l’espace
lourd de mon corps et des projets
démesurés qui me peuplent et m’exaltent.
De mes doigts gourds de palper les mémoires
j’adhère à toutes sortes de projets
de joie et d’espérance.
Profonde et claire,
la voix qui me répète proclame la vie.

Je ne dis pas ce que nous avons perdu.
Tu sais cela aussi bien que moi, ces vermisseaux
insistants et résolus, te le répètent
si tu prends la peine de tendre l’oreille.

Mais je te dirai ce que nous avons gagné :
un arpent de monde, concret, localisable,
et un prisme de couleurs pour le contempler.

Ferme les yeux et tu le verras comme je le vois.

Je ne dirai pas ce qu’il y a sous chaque mot.
Il a déjà plu et ce qui reste de l’après-midi
sera plus intime et plus clair.

Fuyons toute verbosité.
Disons seulement l’essentiel :
les mots grandir et aimer, et le nom
le plus utile et le plus simple de chaque chose.

Délimite mon espace, mais n’attends pas
que je renonce à ce que j’aime.

Regarde le vent prendre la forme des bégonias,
regarde-le nettoyer vitres et rideaux
aiguiser les angles vifs du crépuscule.

J’ai une pierre dans les mains.
Chaque nuit
elle tombe dans le puits profond du sommeil
au matin, je la retire, trempée de vie.

Je ne garde rien qui appelle la mémoire
du vent exaspéré et des noms du silence.
Je viens d’une longue saison de pluies sur la mer
calme des années, rien ne me pousse à me retourner.

Tu me connais, ne suis-je pas celui qui aime
la vie pleinement et par-dessus toute richesse,
l’extase et le tourment, le feu et la question.

À l’appel de la vie, je vis, et pose ma main
à plat sur ce ponant que le ponant magnifie.

Le sang coule solennellement en chaque chose.

Désormais tout est chemin. Je jure de vivre.

Tous deux ne faisons plus qu’une seule
colonne de clarté, je pense à l’urgente
nécessité de combattre les mirages,
d’abandonner la plage des heures
où le soleil de plomb tombe sur le sable
annihile les volontés, d’établir
de nouveaux chemins, jalonnés de présages.

À présent, ce risque est tentant.
Nul besoin
de spectateurs furtifs, de gens qui approuvent
chaque geste et en souligne l’habileté.
Nous coupons le pain à chaque instant.

Inoffensifs
et téméraires, nous aimerons la vie
qui se transforme et se parfait, noble
et lente, noble et obstinée.

Nous irons très loin, enchaînés au pur hasard
des horizons qui jamais ne ferment
à clé la stimulation du paysage.

Joie de la parole. Orphée/ La Différence, 1993. Traduit du catalan par Patrick Gifreu.

Miquel Martí i Pol est un poète catalan. Il est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter. Il est mort le 11 novembre 2003 à Vic .

Il commence à travailler à l’âge de 14 ans dans une usine textile de sa ville. A 19 ans, il est atteint d’une tuberculose pulmonaire, ce qui le maintient alité. Il lit beaucoup. Sa poésie des années 50 est simple. Elle exprime le sentiment amoureux.

Dans les années 1960, il commence à être connu pour ses poèmes engagés et réalistes. Il milite alors au PSUC clandestin (Partit Socialista Unificat de Catalunya). Atteint de sclérose multiple, il est obligé de cesser de travailler en 1973. Sa poésie devient plus intérieure et intimiste. Elle exprime aussi sa lutte contre la maladie. Il devient un des poètes catalans les plus lus et les plus populaires. Ses poèmes sont chantés par des interprètes tels que Lluís Llach, María del Mar Bonet, Teresa Rebull, Arianna Savall.

Ses œuvres complètes sont publiées en quatre volumes de 1989 à 2004.

La collection Orphée/ La Différence était indispensable. Elle ne publiait que des publications en édition bilingue. (Merci à Marie-Laure)

Antonio Gamoneda

Abdulrazak Gurnah. 2017.

Le prix Nobel de littérature 2021 a été attribué le jeudi 7 octobre au romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah, né le 20 décembre 1948 dans l’île de Zanzibar. Il est un peu connu en France pour son roman Paradise (1994. Denoël, 1997). Il est arrivé au Royaume-Uni en tant que réfugié à la fin des années 1960. Il est l’auteur de dix romans, dont Près de la mer (2001), et de nouvelles. Il vit à Brighton et a enseigné à l’université du Kent jusqu’à sa récente retraite la littérature anglaise et postcoloniale. Comme beaucoup, je n’avais jamais entendu parler de cet auteur qui ne figurait pas dans les listes qui circulent habituellement avant l’attribution du prix.

Dans le Club de La Cause Littéraire, Léon-Marc Lévy et Marien Defalvard ont cité le poète espagnol Antonio Gamoneda (né en 1931 et Prix Cervantès 2006) que j’aime depuis longtemps. J’ai donc relu ses poèmes.

tp://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/02/28/antonio-gamoneda/

Antonio Gamoneda. Photo de jeunesse.

Il a publié deux tomes de mémoires: Un armario lleno de sombra (2009) et La pobreza (2020). Galaxia Gutemberg. Círculo de Lectores.

Después de veinte años

Cuando yo tenía catorce años
me hacían trabajar hasta muy tarde.
Cuando llegaba a casa, me cogía
la cabeza mi madre entre sus manos.

Yo era un muchacho que amaba el sol y la tierra
y los gritos de mis camaradas en el soto
y las hogueras en la noche
y todas las cosas que dan salud y amistad
y hacen crecer el corazón.

A las cinco del día, en el invierno,
mi madre iba hasta el borde de mi cama
y me llamaba por mi nombre
y acariciaba mi rostro hasta despertarme.

Yo salía a la calle y aún no amanecía
y mis ojos parecían endurecerse con el frío.

Esto no es justo, aunque era hermoso
ir por las calles y escuchar mis pasos
y sentir la noche de los que dormían
y comprenderlos como a un solo ser,
como si descansaran de la misma existencia,
todos en el mismo sueño.

Entraba en el trabajo.
La oficina
olía mal y daba pena.
Luego,
llegaban las mujeres.
Se ponían
a fregar en silencio.

Veinte años.
He sido
escarnecido y olvidado.
Ya no comprendo la noche
ni el canto de los muchachos sobre las praderas.
Y, sin embargo, sé
que algo más grande y más real que yo
hay en mí, va en mis huesos:

Tierra incansable,
firma
la paz que sabes.
Danos
nuestra existencia a
nosotros
mismos.

Blues castellano (1961-1966), Colección AEDA, Gijón, Noega, 1982.


Ossip Mandelstam

Ossip Mandelstam photographié à la Loubianka (Moscou) lors de sa première arrestation, le 17 mai 1934.

(Transmis par Manuel. Gracias, hijo)

Prends dans mes paumes, pour ta joie,
Un peu de soleil et un peu de miel,
Les abeilles de Perséphone nous l’enjoignent.

On ne peut détacher la barque non amarrée,
Ni entendre l’ombre chaussée de fourrure,
Ni vaincre , dans la vie épaisse , la peur.

Il ne nous reste plus que ces baisers
Velus comme les petites abeilles
Qui meurent à la porte de la ruche.

Elles bruissent dans les fourrés limpides de la nuit .
Leur patrie est l’épaisse forêt du Taygète,
Leur aliment : le temps , la bourrache , la menthe.

Prends pour ta joie mon sauvage présent,
Ce pauvre collier sec d’abeilles mortes
Qui ont transformé le miel en soleil .

Tristia, novembre 1920.
Traduction de Philippe Jaccottet. Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduits par Philippe Jaccottet, Louis Martinez et Jean-Claude Schneider, La Dogana.

Le XX ème siècle et ses poètes…

Ossip Mandelsatam est né à Varsovie le 3 janvier 1891, dans une famille juive originaire de Lettonie. Peu après sa naissance, ses parents s’installent à Saint-Pétersbourg. Son père est gantier et marchand de peaux, sa mère professeur de musique. Entre 1907 et 1910, il passe environ deux ans à l’étranger. Il est en effet interdit d’entrée à l’université de Saint-Petersbourg en raison des quotas limitant les inscriptions d’ étudiants juifs. Il suit pendant un semestre (octobre 1907-mai 1908) à Paris des études médiévales et romanes à la Sorbonne et au collège de France (Cours de Joseph Bédier et d’Henri Bergson). De retour en Russie, il ne termine pas ses études, mais fait la connaissance de Nikolaï Goumeliev, d’Anna Akhmatova, Marina Tsvetaïeva. Il devient un poète célèbre. Á partir de 1925, sa situation devient de plus en plus précaire en URSS. Sa poésie est publiée grâce à l’appui de Nikolaï Boukharine. Il écrit à l’automne 1933 une Épigramme contre Staline, Le Montagnard du Kremlin, “corrupteur des âmes et équarisseur des payasans”. Il est arrêté à Moscou le 16 mai 1934, les autorités ayant eu connaissance de ce texte. Il est emprisonné, puis libéré au bout d’une quinzaine de jours, grâce à l’intervention de Nikolaï Boukharine, d’ Anna Akhmatova et de Boris Pasternak. Il est condamné et assigné à résidence pour trois ans à Tcherdyn, dans la région de Perm (Oural). Il obtient de résider à Voronèje, dans la région des Terres noires, en Russie centrale, à six cents kilomètres au sud de Moscou, jusqu’en avril 1937. Il revient à Moscou, mais est arrêté une nouvelle fois le 28 avril 1938 et condamné à cinq ans de travaux forcés. Il meurt à 47 ans de froid et d’épuisement le 27 décembre 1938 dans le camp de transit 3/10 de la gare de transit Vtoraïa Retchka près de Vladivostok. Son corps est jeté dans une fosse commune.

Varlam Chalamov, Cherry-Brandy, 1958 (Récits de la Kolyma, Verdier 2003. Pages 101-108)

« Il mourut vers le soir. Mais on ne le raya des listes que deux jours plus tard. Pendant deux jours, ses ingénieux voisins parvinrent à toucher la ration du mort lors de la distribution quotidienne de pain : le mort levait le bras comme une marionnette. C’est ainsi qu’il mourut avant la date de sa mort, détail de la plus haute importance pour ses futurs biographes. »

Возьми на радость из моих ладоней
Немного солнца и немного меда,
Как нам велели пчелы Персефоны.

Не отвязать неприкрепленной лодки,
Не услыхать в меха обутой тени,
Не превозмочь в дремучей жизни страха.

Нам остаются только поцелуи,
Мохнатые, как маленькие пчелы,
Что умирают, вылетев из улья.

Они шуршат в прозрачных дебрях ночи,
Их родина – дремучий лес Тайгета,
Их пища – время, медуница, мята.

Возьми ж на радость дикий мой подарок,
Невзрачное сухое ожерелье
Из мертвых пчел, мед превративших в солнце.

Plaque en hommage à Ossip Mandelstam. 12 rue de la Sorbonne (Paris, V), où il vécut en 1907 -1908.

António Lobo Antunes

António Lobo Antunes. 2010.

(Merci à Colette Weibel et à Léon-Marc Lévy)

http://www.lacauselitteraire.fr/le-cul-de-judas-antonio-lobo-antunes-par-leon-marc-levy?fbclid=IwAR0cGLIlED3Io_GczgEweASEmFgYWfokCIQG_Crdle2LhMGfHmh_Qo_ezzo

António Lobo Antunes est né le 1 septembre 1942 à Lisbonne, dans le quartier de Benfica. Il est issu d’une famille de la grande bourgeoisie portugaise. Son père était neurologue. Il avait cinq frères. Il fait des études de médecine et participe en tant que médecin militaire à la guerre d’Angola de janvier 1971 à avril 1973. Cette expérience est centrale dans ses trois premiers romans : Mémoire d’éléphant (1979), Le Cul de Judas (1979) et Connaissance de l’enfer (1980) . Á son retour d’Angola, il se spécialise en psychiatrie. Il exerce à l’hôpital Miguel Lombarda de Lisbonne jusqu’en 1985. Il obtient le prix Camões en 2007. En France, il est publié chez Christian Bourgois et aux Éditions Métailié.

J’ai lu, il y a longtemps, le livre d’entretiens de Maria Luisa Blanco, Conversation avec António Lobo Antunes (Christian Bourgois éditeur, 2004). Je suis allé le rechercher dans ma bibliothèque ainsi que Le cul de Judas.

Quelques citations:

“En ce qui concerne les livres , c’est ceux qui sont les plus simples en apparence qui s’avèrent être les plus difficiles, comme le Quichotte, par exemple. Cervantes est un des écrivains qui me transportent le plus, qui me laissent toujours bouche bée. Sterne, avec son Tristam Shandy, ce roman extraordinaire, est de ceux-là également.” “Les personnages de mes livres me poursuivent, c’est comme si je vivais entouré de fantômes.”

“Les personnages de mes livres me poursuivent, c’est comme si je vivais entouré de fantômes.”

“Quand j’écris, je dois prendre du valium.”

“Je me souviens de l’écrivain Thomas Wolfe: quand il a fait paraître son premier roman, qui était autobiographique, on lui a demandé comment il pouvait présenter ses parents d’une façon aussi brutale. Il a été déconcerté parce qu’il disait qu’à ses yeux c’étaient des gens de valeur, que c’était ce qu’il s’était efforcé de transmettre, et qu’il ne comprenait pas pourquoi les autres l’avaient interprété autrement. Il était réellement déconcerté. C’est un peu la même chose qui se passe pour moi.”

“Pour moi, la guerre a signifié une très grande souffrance, mais elle m’a beaucoup apporté.”

“Vivre, c’est comme écrire, mais sans pouvoir corriger.”

“Dans mon roman Le Cul de Judas, je raconte beaucoup de choses de ma vie en Afrique. je parle d’un missionnaire basque qui s’est présenté en disant: “Je suis basque, et je suis un ami intime de ce salaud de Francisco Franco” et j’ai reproduit la phrase exactement comme il l’avait dite. Il passait son temps à compiler des proverbes et des poèmes oraux qui étaient d’une beauté extraordinaire, et la police politique l’a tué. il appartenait à un ordre missionnaire, et moi j’ai été impressionné, parce que c’était la première fois que j’entendais un curé dire “salaud”. Cet homme était seulement venu pour tenter d’évangéliser les gens de là-bas.”

“Je me sens terriblement orphelin…”

“Je sens que je ne suis de nulle part…”

“…Quand l’inspiration est très abondante, on ne peut pas tout mettre dans un petit récit. et quand on a lu Tchékhov, Cortázar, Katherine Mansfield, qu’est-ce qu’on peut écrire après avoir lu ce qu’ils ont fait ? Ils ont la concision qu’il me manque.”

“Écrire c’est une drogue dure.”

“…mais le lyrisme ibérique est très difficile à traduire. il est très dionysiaque. Comment traduire Lorca ? et certains poèmes de Machado ? il y a de très bons poètes en langue espagnole. Quevedo, par exemple, saint Jean de la Croix. Quels grand poètes ! Il nous laissent sans voix. Moi, au fond, j’aimerais écrire des romans qui soient comme leurs poèmes.”

“Je continue à aller dans les librairies et à en ressortir chargé de livres parce que j’aime tous les livres, même les mauvais. Je lis tout ce qui est imprimé. C’est une boulimie qui m’a accompagné toute ma vie et qui me tient encore.”

Os Cus de Judas est une phrase toute faite qui pourrait se traduire par quelque chose comme “au diable-vauvert”

“Le suicide est une présence constante. Je suis conscient qu’il existe en moi une dimension autodestructrice.”

“Moi, au fond, je suis un puritain.”

“Je me rappelle quels ont été les vainqueurs du Tour de France d’il y a très longtemps…les équipes de foot. Je me dis parfois que j’emmagasine des choses inutiles, mais c’est bon pour écrire parce que c’est avec la mémoire qu’on écrit.”

“J’envie énormément les poètes. Si j’étais capable d’écrire comme Lorca… Personne n’écrit de romans comme moi, mais je suis un poète raté. J’aime Salinas, Cernuda , j’aime les poètes solaires, lyriques, dionysiaques…Mais surtout Federico García Lorca; il m’émeut: “Cómo canta la noche, cómo canta…/ qué espesura de anémonas levanta…” Vous croyez qu’on peut mieux écrire ? Je n’ai pas la veine poétique. Pour moi, la vie , c’est ça : “Je t’aime tant que l’air me fait mal, et mon coeur, et mon chapeau… ” C’est si vrai, c’est si fort… Il me semble que Lorca est un poète dont on ne reconnaît pas la valeur. Peut-être parce qu’il est trop connu et que nous, les intellectuels, comme vous le savez, nous sommes plus attirés par des poètes plus nobles, plus hermétiques. Mais il y a chez Lorca une pureté, une force… “Sólo el misterio te hace vivir…” J’aurais dû écrire ça, mais je n’ai aucun talent dans ce domaine. Peut-être que les bons romanciers sont des poètes ratés. Je ne sais pas.”