Louise Glück, poétesse américaine et prix Nobel de littérature en 2020, est morte à quatre-vingts ans d’un cancer le 13 octobre 2023 à Cambridge (Massachusetts). Son dernier recueil de poésie, Recueil collectif de recettes d’hiver, est sorti en France le 9 novembre 2023 dans la collection Du Monde entier (Gallimard), en même temps qu’un volume de la collection Poésie/Gallimard : L’iris sauvage – Meadowlands – Averno, avec une préface inédite de sa traductrice Marie Olivier.
Ce livre a été écrit après l’attribution du prix Nobel. Il est composé de quinze poèmes assez longs. Le lyrisme est retenu, la langue simple, les situations quotidiennes et familières. Ils renvoient au silence et à l’obscurité. Le premier texte, magnifique, incite à lire tous les autres dans la foulée.
Poème
Le jour et la nuit arrivent main dans la main comme un garçon et une fille s’arrêtant seulement pour manger des baies sauvages dans un plat décoré de peintures d’oiseaux.
Ils gravissent la haute montagne couverte de glace, puis ils s’envolent au loin. Mais toi et moi ne faisons pas de telles choses –
Nous gravissons la même montagne ; je prie pour que le vent nous soulève mais cela ne fonctionne pas ; tu caches ta tête afin de ne pas voir la fin –
toujours plus bas, toujours plus bas, toujours plus bas, toujours plus bas voilà où le vent nous emmène ;
j’essaie de te réconforter mais les mots ne sont pas la réponse ; je chante pour toi comme mère chantait pour moi –
Tes yeux sont fermés. Nous dépassons le garçon et la fille que nous avons vus au début ; maintenant ils sont sur un pont de bois ; je peux voir leur maison derrière eux ;
comme vous allez vite nous crient-ils, mais non, le vent nous rend sourds, c’est lui que nous entendons –
Et puis, nous tombons tout simplement –
Et le monde passe, tous les mondes, chacun plus beau que le précédent ;
je touche ta joue pour te protéger –
Recueil collectif de recettes d’hiver. Gallimard, 2023. Traduction: Marie Olivier.
Poem
Day and night come hand in hand like a boy and a girl pausing only to eat wild berries out of a dish painted with pictures of birds.
They climb the high ice-covered mountain, then they fly away. But you and I don’t do such things—
We climb the same mountain; I say a prayer for the wind to lift us but it does no good; you hide your head so as not to see the end—
Downward and downward and downward and downward is where the wind is taking us;
I try to comfort you but words are not the answer; I sing to you as mother sang to me—
Your eyes are closed. We pass the boy and girl we saw at the beginning; now they are standing on a wooden bridge; I can see their house behind them;
How fast you go they call to us, but no, the wind is in our ears, that is what we hear—
And then we are simply falling—
And the world goes by, all the worlds, each more beautiful than the last;
I touch your cheek to protect you—
Winter Recipes from the Collective. Farrar, Straus, and Giroux, 2021.
Mikel Laboa est un chanteur et compositeur. Il est considéré comme l’un des plus importants chanteurs du Pays Basque. Il a mis en musique le poème Agonie du Giuseppe Ungaretti. Les paysans avaient l’habitude de crever les yeux des chardonnerets pour qu’ils chantent mieux.
Louise Glück, poétesse américaine et prix Nobel de littérature en 2020, est morte d’un cancer le 13 octobre 2023 à Cambridge (Massachusetts). Elle avait quatre-vingts ans. Elle était née le 22 avril 1943 à New York, au sein d’une famille d’origine hongroise. Elle a été peu traduite en France avant le prix Nobel. Gallimard a publié en 2021 L’iris sauvage (1992) et Nuit de foi et de vertu (2014), puis en 2022 Meadowlands et Averno. J’ai lu ses poèmes à la fin du confinement.
Son dernier recueil, Recueil collectif de recettes d’hiver, sortira le 9 novembre 2023 dans la collection Du Monde entier (Gallimard) en même temps qu’un volume de la collection Poésie/Gallimard : L’iris sauvage – Meadowlands – Averno, avec une préface inédite de sa traductrice Marie Olivier.
« Et le monde passe, tous les mondes, chacun plus beau que le précédent. »
Je retranscris deux poèmes de cette écrivaine majeure de la poésie de langue anglaise.
The Wild Iris
At the end of my suffering there was a door.
Hear me out: that which you call death I remember.
Overhead, noises, branches of the pine shifting. Then nothing. The weak sun flickered over the dry surface.
It is terrible to survive as consciousness buried in the dark earth.
Then it was over: that which you fear, being a soul and unable to speak, ending abruptly, the stiff earth bending a little. And what I took to be birds darting in low shrubs.
You who do not remember passage from the other world I tell you I could speak again: whatever returns from oblivion returns to find a voice:
from the center of my life came a great fountain, deep blue shadows on azure seawater.
The Wild Iris. New York: Ecco Press, 1992.
L’iris sauvage
Au bout de ma douleur il y avait une porte.
Écoute-moi bien : ce que tu appelles la mort, je m’en souviens.
En haut, des bruits, le bruissement des branches de pin. Puis plus rien. Le soleil pâle vacilla sur la surface sèche.
C’est une chose terrible que de survivre comme conscience enterrée dans la terre sombre.
Puis ce fut terminé : ce que tu crains, être une âme et incapable de parler prenant brutalement fin, la terre raide pliant un peu. Et ce que je crus être des oiseaux sautillant dans les petits arbustes.
Toi qui ne te souviens pas du passage depuis l’autre monde je te dis que je pouvais de nouveau parler : tout ce qui revient de l’oubli revient pour trouver une voix :
du centre de ma vie surgit une grande fontaine, ombres bleu foncé sur eau marine azurée.
L’iris sauvage. Gallimard, 2021. Traduction Marie Olivier. Pages 24-25.
Early Darkness
How can you say earth should give me joy? Each thing born is my burden; I cannot succeed with all of you.
And you would like to dictate to me, you would like to tell me who among you is most valuable, who most resembles me. And you hold up as an example the pure life, the detachment you struggle to acheive–
How can you understand me when you cannot understand yourselves? Your memory is not powerful enough, it will not reach back far enough–
Never forget you are my children. You are not suffering because you touched each other but because you were born, because you required life separate from me.
The wild iris. New York: Ecco Press, 1992.
Tombée du jour
Comment peux-tu dire que la terre devrait me procurer de la joie ? Toute chose qui naît est mon fardeau ; je ne peux réussir avec chacun d’entre vous.
Et vous voudriez me tenir tête, vous voudriez me dire lequel d’entre vous a le plus de valeur, lequel me ressemble le plus. Et vous brandissez comme exemple la vie elle-même, le détachement auquel vous vous efforcez de parvenir –
Comment pouvez-vous me comprendre alors que vous ne vous comprenez pas vous-mêmes ? Votre mémoire n’est pas assez puissante, ne remontera pas assez loin –
N’oubliez jamais que vous êtres mes enfants. Ce n’est pas parce que vous vous êtes touchés que vous souffrez, mais parce que vous êtes nés, parce que vous aviez besoin de vivre séparés de moi.
L’iris sauvage. Gallimard, 2021. Traduction Marie Olivier. Pages 112-113.
Las cartas del Boom (Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez Mario Vargas Llosa) 2023. Edición de Carlos Aguirre, Gerald Martin, Javier Munguía y Augusto Wong Campos. Alfaguara, juin 2023. 568 pages.
En août 1968, Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez y Mario Vargas Llosa et d’autres intellectuels espagnols et latino-américains signent une lettre de protestation contre l’invasion de Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie.
Le Monde, 26 août 1968
Une protestation d’intellectuels espagnols et latino-américains de Paris
Des Intellectuels espagnols et latino – américains résidant à Paris ont adressé à l’Union des écrivains de l’U.R.S.S. un message dont nous extrayons le passage suivant : ” Les soussignés, écrivains et intellectuels espagnols et latino-américains, dont la position démocratique et anti – impérialiste est bien connue, condamnent énergiquement l’agression militaire du gouvernement soviétique et ses alliés du pacte de Varsovie contre le peuple et le gouvernement socialistes de Tchécoslovaquie.
” Ils considèrent cette intervention comme contraire aux principes de la morale internationale, au droit d’autodétermination des peuples, dans la mesure où elle renforce la position américaine au Vietnam, éloigne les espoirs d’un socialisme authentiquement démocratique et sème la division dans le camp des forces progressistes. (…) “
Le texte est signé par : Carlos Barrai, José Maria Castellet, Alfonso Carlos Comin, Julio Cortazar, Francisco Fernandez Santos, Carlos Fuentes, Juan Garcia Hortellano, Gabriel Garcia Marquez, Jaime Gil de Biedma, Angel Gonzalez, Juan Goytisolo, Luis Goytisolo, Jesus Lopez Pacheco, Ana Maria Matute, Jorge Semprun, José Angel Valente, Mario Vargas Llosa.
En décembre 1968, Carlos Fuentes, Julio Cortázar et Gabriel García Márquez voyagent ensemble à Prague à l’invitation de l’Union des écrivains tchécoslovaques. Trois livres de Cortázar (El perseguidor y otros relatos, Rayuela, Historias de cronopios y de famas ) ainsi que deux romans de Fuentes (La región más transparente, La muerte de Artemio Cruz) ont déjà été traduits en tchèque. L’édition de Cien años de soledad de García Márquez est en préparation. La revue Listy, dirigée alors par Antonin Liehm (volume 2, n°6), publie le 13 février 1969 un entretien entre les trois écrivains et Petr Pujman : Literatura en América Latina Julio Cortázar Carlos Fuentes, et Gabriel García Márquez. (pages 479-484)
Carlos Fuentes El otro K. Prólogo de La vida está en otra parte (Barcelona, Seix Barral, 1979) y Vuelta (México, n°28, marzo de 1979)
« En diciembre de 1968, tres latinoamericanos friolentos descendimos de un tren en la terminal de Praga. Entre París y Múnich, Cortázar, García Márquez y yo habíamos hablado mucho de literatura policial y consumido cantidades heroicas de cerveza y salchicha. Al acercarnos a Praga, un silencio espectral nos invitó a compartirlo (…) Kundera nos dio cita en un baño de sauna a orillas del río para contarnos lo que había pasado en Praga. Parece que era uno de los pocos lugares sin orejas en los muros. »
Milan Kundera, né le 1er avril 1929 à Brno (Moravie, alors en République tchécoslovaque), est mort à Paris le 11 juillet 2023. Il avait 94 ans. Je lisais régulièrement ses livres.
Il avait écrit dans Le Monde en 2007 une critique louangeuse du roman de Willem Frederik Hermans La chambre noire de Damoclès, publié en 1958 et traduit chez Gallimard en 2006.
J’ai emprunté un peu par hasard à la médiathèque La maison préservée (1952), traduit chez Gallimard en 2023.
Willem Frederik Hermans est né le 1 septembre 1921 à Amsterdam. Il appartient à la génération des « vijtifers » (ceux des années 50), ces jeunes auteurs néerlandais en révolte contre la prose et la poésie trop traditionnelles de écrivains des années 30, identifiés à la revue littéraire Forum. Il était caustique et pessimiste. Il dénonçait dans ses romans l’étroitesse de la vie intellectuelle des Pays-Bas. Titulaire d’un doctorat de géographie physique (1955), il fut professeur à l’université de Groningue. Il se brouilla avec ses collègues en évoquant de manière satirique la vie universitaire dans Onder professoren (1975). En 1973, il quitta les Pays-Bas pour s’installer à Paris. Il déménagea ensuite en Belgique. Il se tenait éloigné de la scène médiatique de son pays et repoussait tous les prix littéraires, sauf en 1977 celui de la littérature néerlandaise. Il critiquait les écrivains anglais, allemands et français qu’il appelait les ” Goliaths ” car ils prêtaient peu d’attention aux littératures des petits pays européens. Il se plaignait aussi des traducteurs. Après la première publication de La Chambre noire de Damoclès (Seuil, 1962), il refusa désormais d’autoriser la traduction en français de ses autres ouvrages. Il fit de même pour les traductions de ses livres en allemand. Il appréciait l’Afrique du Sud et eut des démêlés avec les autorités des Pays-Bas qui lui reprochèrent de passer outre aux consignes de boycottage du régime d’apartheid. Il est mort le 27 avril 1995 à Utrecht.
Traductions en français La Chambre noire de Damoclès. Paris, Gallimard, collection Du monde entier, 2006, 484 p. Ne plus jamais dormir, Paris, Gallimard, collection Du monde entier, 2009, 384 p. La maison préservée, Paris, Gallimard, collection Du monde entier, 2023, 80 p.
Les trois livres ont été traduits par Daniel Cunin.
Willie Frederik Hermans Mention postérieure 1971 à La chambre noire de Damoclès. 1958. Gallimard, 2006.
« Je puis le chercher s’il n’est pas là, mais je ne puis le prendre s’il n’est pas là. On serait tenté de dire : « Il faut alors qu’il soit aussi présent au moment que je le cherche. » – Il faut alors qu’il soit présent même si je ne le trouve pas, et même s’il n’existe absolument pas. » (Ludwig Wittgenstein)
Le Monde, 25 janvier 2007
La poésie noire et l’ambiguïté (Milan Kundera)
L’histoire telle qu’elle est gardée dans la mémoire collective ressemble peu à ce que les gens ont vraiment vécu. A leur insu, ils finissent toujours par conformer leur souvenir du passé à ce qu’on en dit dans le présent. Puis, un jour, un romancier (un vrai romancier) redécouvre la vie concrète d’une période historique apparemment connue et tout apparaît différent. Cette divergence a toujours quelque chose de choquant. C’est pourquoi les grands romans situés pendant la dernière guerre d’Europe (et les jours qui l’ont suivie) ont été d’abord plutôt mal vus. Je pense à La Peau de Malaparte. Ou bien au Tworki de Marek Bienczyk sur lequel j’ai écrit ici même (Denoël, 2006). Et aujourd’hui à La Chambre noire de Damoclès, de Willem Frederik Hermans (Gallimard, “Du monde entier”, 484 p., 25 €). Je sais, vous n’en avez jamais entendu parler. Je serais d’ailleurs aussi ignorant que vous, si un ami néerlandais ne m’avait pas parlé de ce grand roman inconnu en me signalant qu’il a été édité chez Gallimard au printemps de 2006. Comment est-il possible que je n’en aie rien su ? La réponse est simple : dans toute la presse française, le livre n’a suscité alors aucun, mais aucun écho ; pas une seule ligne.
Je me plonge dans ce roman, d’abord intimidé par sa longueur, ensuite étonné de l’avoir lu d’un seul trait. Car ce roman est un thriller, un long enchaînement d’actions où le suspens ne fléchit pas. Les événements (qui se passent pendant la guerre et l’année suivante) sont décrits d’une façon exacte et sèche, détaillée mais rapide, ils sont terriblement réels et pourtant à la limite du vraisemblable. Cette esthétique m’a captivé ; un roman épris du réel et en même temps fasciné par l’improbable et l’étrange. Cela résulte-t-il de l’essence de la guerre qui nécessairement est riche en inattendu, en exorbitant, ou est-ce le signe de l’intention esthétique désirant sortir de l’ordinaire et toucher, pour reprendre le mot cher aux surréalistes, le merveilleux (“le réel merveilleux”, comme aurait dit Alejo Carpentier) ?
Cette unité du réel et du fantastique (où l’improbable n’est jamais impossible, où le réel n’est jamais ordinaire) est fondée sur le personnage principal, Osewoudt, un jeune homme qui fut un “prématuré de deux mois” que “sa mère a lâché dans le pot de chambre en même temps que ses selles”. Imberbe pour toujours, petit, ratant d’un demi-centimètre l’aptitude au service militaire, il fréquente un club de judo et refuse de renoncer à une vie virile. Dans les premiers jours de l’occupation allemande, il rencontre Dorbeck, un autre jeune homme qui a l’air d’être son sosie, sauf qu’il est d’une perfection sans faille (“Tu lui ressembles comme un pudding loupé ressemble à un puding réussi”, dit à Osewoudt sa très laide épouse). Subjugué par son double, Osewoudt se laisse engager par lui dans la Résistance. Fidèlement, il exécutera les ordres qui lui arrivent par téléphone, par la poste, par des envoyés inconnus ou, très rarement, que Dorbeck lui communique lui-même pendant leurs brèves rencontres.
La perspective est ainsi donnée : toute l’action est vue par les yeux d’un homme qui ne peut saisir la logique et les raisons de ce qu’il est obligé de faire, qui entre en contact avec des gens qui lui sont recommandés, mais dont il ne sait rien. Au cours d’infinies réflexions muettes, il s’évertue à comprendre ce qui se passe et à calmer sa peur d’être pris au piège. Car comment distinguer un résistant d’un espion, comment être sûr qu’un ordre est authentique et non pas un faux ? Tout son combat est un voyage dans l’obscurité où le sens des choses s’embrume.
Et où tout est ambigu : les assassinats qu’on lui ordonne de faire sont cruels ; il les commet en tremblant des mains, en claquant des dents, mais sans remords. Car il ne doute pas qu’il est juste de faire ce qu’on lui a ordonné de faire. Sa bonne conscience ne repose pas sur des raisons politiques ou idéologiques mais sur une conviction toute simple : “Je suis contre les Allemands parce que ce sont nos ennemis. Ils nous ont envahis et je me bats pour me défendre.” Mais la belle clarté de cette attitude ne pouvait rien changer à une fatale ambiguïté morale des situations qu’il traverse, des actes qu’il accomplit.
Une poésie noire ne quitte à aucun moment le monde d’Hermans : pour liquider un collabo de la Gestapo dans une villa abandonnée, Osewoudt est obligé de tuer d’abord deux femmes tout innocentes (si le mot “innocent” a sa place dans l’univers d’Hermans), c’est-à-dire son épouse, et une dame qui arrive dans la villa afin d’emmener à Amsterdam un petit garçon, le fils du collabo. Osewoudt a réussi à tenir le petit à l’écart du massacre mais ensuite, pour protéger sa propre sécurité, il doit s’occuper de lui. Il le conduit à la gare, reste avec lui dans le train, puis dans les rues d’Amsterdam ; l’enfant gâté plastronne dans une futile et interminable conversation à laquelle Osewoudt ne peut que participer. Voilà un exemple de cette poésie noire : la rencontre du triple meurtre et du babil d’un enfant exhibitionniste.
L’armée américaine approche et Dorbeck apporte à Osewoudt (qui ne le reverra plus) un uniforme d’infirmière afin d’assurer sa sécurité au cours des derniers jours de la guerre. Dans ce déguisement, il attire l’attention d’un officier allemand qui se met à le draguer. L’Allemand est homosexuel et Osewoudt lui apparaît comme la première femme désirable de sa vie… Mais assez, assez, je ne veux pas vous raconter tout ce roman si riche, si improbablement riche. Je ne dirai plus que l’essentiel : quand la liberté, tant attendue, arrive aux Pays-Bas avec les chars américains, l’atmosphère sombre du roman noircit encore. Osewoudt est arrêté par les libérateurs. Leur police secrète découvre en lui un espion. Il se défend : les longues semaines qu’il a dû endurer dans une prison allemande ne parlent-elles pas pour lui ? Non, au contraire : les Allemands ont voulu ainsi le cacher et le protéger. Il rappelle les assassinats admirablement cruels qu’il a perpétrés. Ne sont-ils pas la meilleure preuve de son innocence ? Non, personne ne croit qu’il les ait commis. Pendant des mois d’infinis interrogatoires, il cherche quelqu’un qui témoignerait en sa faveur. Vainement. Tous les témoins sont morts. Et Dorbeck ? Le seul à pouvoir le sauver. Avec insistance, il se réclame de lui. Mais les enquêteurs ne connaissent même pas ce nom. La défense d’Osewoudt reste sans preuves. Il est vrai que ses accusateurs, eux aussi, manquent de preuves, mais les soupçons des vainqueurs, même sans preuves, se métamorphosent vite en vérités.
La fatale ambiguïté morale a englouti la vie d’Osewoudt. Car c’est ainsi : tant que dure la bataille, cette diabolique ambiguïté est invisible aux gens obnubilés par la passion, mais après, quand vient le temps des verdicts et des châtiments, elle empoisonnera la vie des nations pour de longues années, comme la fumée après l’incendie, une fumée intarissable. Et Osewoudt ? Comment a-t-il fini ? Mal. On l’a fusillé. Le livre refermé, j’aimerais bien en apprendre plus sur son auteur : quel était son itinéraire d’artiste ? Derrière sa poésie noire, y avait-il un penchant surréaliste ? Son anticonformisme avait-il des raisons politiques ? Et son rapport à sa patrie ? Etc. Je ne peux citer que quelques dates : né en 1921, il publie en 1958 La Chambre noire de Damoclès, quitte les Pays-Bas en 1973, vit vingt ans à Paris, qu’il abandonne pour la Belgique. Depuis sa mort, en 1995, les Néerlandais le célèbrent comme leur plus grand romancier moderne et, aujourd’hui, lentement, l’Europe commence à le connaître.
Je ne sais rien de plus sur lui. D’ailleurs, pour me réjouir de son roman, c’était inutile. Les oeuvres d’art sont talonnées par une meute agitée de commentaires, d’informations dont le tapage rend inaudible la propre voix d’un roman ou d’une poésie. J’ai refermé le livre d’Hermans avec un sentiment de gratitude envers mon ignorance ; elle m’a fait cadeau d’un silence grâce auquel j’ai écouté la voix de ce roman dans toute sa pureté, dans toute la beauté de l’inexpliqué, de l’inconnu.
La romancière ukrainienne Victoria Amelina, 37 ans, est décédée le 1 juillet des suites de ses blessures à la tête. 13 personnes (dont 3 enfants) sont mortes après le bombardement du restaurant Ria de Kramatorsk (dans l’est de l’Ukraine). Elle accompagnait une délégation colombienne (le romancier Héctor Abad Faciolince, l’homme politique Sergio Jaramillo, la journaliste Catalina Gómez Ángel, eux mêmes blessés) qui était venue présenter sur place la campagne “Aguanta Ucrania”, de solidarité de l’Amérique Latine avec la population ukrainienne agressée.
Mardi 27 juin, deux missiles sol-air S-300 ont frappé la ville ukrainienne de Kramatorsk, située dans l’est du pays (150 000 habitants avant la guerre). On dénombre onze morts (dont trois enfants) et une soixantaine de blessés. L’attaque a détruit le restaurant Ria Pizza, un établissement apprécié par les journalistes et les militaires. Les frappes russes ont touché aussi des habitations, des commerces, un bureau de poste et d’autres bâtiments.
[ Le Monde, 28/06/2023
Trois personnalités colombiennes, dont l’écrivain Héctor Abad Faciolince, ont été légèrement blessées dans le bombardement qui a visé mardi soir un restaurant bondé de Kramatorsk, dans l’est de l’Ukraine, ont annoncé les intéressés. « Alors que nous dînions dans le restaurant Ria Pizzeria avec Victoria Amelima, une extraordinaire écrivaine ukrainienne, et la grande journaliste (colombienne) Catalina Gómez, le restaurant a été la cible d’une frappe de missile russe », indique un communiqué signé d’Héctor Abad Faciolince et Sergio Jaramillo. Ecrivain à la renommée internationale, Héctor Abad Faciolince est notamment l’auteur de L’oubli que nous serons, succès littéraire dont un film a été tiré en 2020. Sergio Jaramillo, homme politique colombien, fut l’un des principaux négociateurs de l’accord de paix signé en 2016 avec la guérilla marxiste des FARC. Tous deux, ainsi que la journaliste Catalina Gómez Ángel, ont été « légèrement blessés » dans l’attaque et hospitalisés, selon leur communiqué. ]
Victoria Amelina est dans un état critique. Son roman Un hogar para Dom, publié en 2017, vient de paraître en espagnol chez Avizor Ediciones. Héctor Abad Faciolince et Sergio Jaramillo séjournaient en Ukraine pour exprimer la solidarité de l’Amérique latine.
Héctor Abad Faciolince est un célèbre écrivain et journaliste colombien. Il est né le 1 octobre 1958 à Medellín. Son père, Héctor Abad Gómez, médecin social, professeur d’université et personnalité humaniste de la ville, fut un défenseur des droits de l’homme en Colombie dans les années 1970 et 1980, jusqu’à son assassinat dans la rue Argentina de Medellín le 25 août 1987 par des militaires ou des paramilitaires. Il avait 65 ans.
Principales œuvres :
Tratado de culinaria para mujeres tristes. Première edition Medellín, 1996, Celacanto editores. Reedité par Alfaguara en 1997. (Traité culinaire à l’usage des femmes tristes. Paris, Éditions JC Lattes. Traduction : Claude Bleton.)
Fragmentos de amor furtivo. Editorial Alfaguara, 1998.
Asuntos de un hidalgo disoluto. Première édition Tercer Mundo, 1994. Réédité par Alfaguara en 1999.
Basura. Lengua de Trapo, 2000. Premier Prix Casa de América de Narrativa Americana Innovadora.
El olvido que seremos. Planeta, 2006. (L’oubli que nous serons. Gallimard Du monde entier, 2010. Préface de Mario Vargas Llosa, Traduction Albert Bensoussan). Ce livre raconte la vie et la mort de son père et l’histoire tragique de son pays.
El amanecer de un marido. Seix Barral, 2008.
Traiciones de la memoria, 2009. (Trahisons de la mémoire. Éditions Gallimard, collection Arcades, 2016. Traduction Albert Bensoussan.)
La Oculta, 2014. (La Secrète. Éditions Gallimard Du monde entier, 2016. Traduction Albert Bensoussan).
Salvo micorazón, todo está bien. Alfaguara. 2022.
Le réalisateur espagnol Fernando Trueba a réalisé en 2020 un film L’Oubli que nous serons (El olvido que seremos), d’après le roman éponyme, avec Javier Cámara.
« C’est l’un des paradoxes les plus tristes de ma vie : presque tout ce que j’ai écrit, je l’ai écrit pour quelqu’un qui ne peut pas me lire, et ce livre même n’est rien d’autre que la lettre adressée à une ombre. »
Les deux œuvres qui ont le plus inspiré Héctor Abad Faciolince sont Les Mots de la tribu de Natalia Ginzburg et la Lettre au père de Franz Kafka.
Critique de Nathalie de Courson dans La Cause Littéraire le 11 décembre 2017.
La Grande Librairie, une émission littéraire (sic) le 31 mai dernier sur France 5 (Présentateur : Augustin Trappenard). Faïza Guène, autrice de Kiffe Kiffe demain (Hachette littérature, 2004) éreinte La Métamorphose de Franz Kafka, tout en confondant auteur et personnage. ” En gros, c’est un mec qui se lève un matin, il a la flemme, il va pas au travail et il se transforme en cafard. ” ” J’ai envie de lui mettre un coup de baygon à la page 50. ” Philippe Besson en rajoute : « C’est un texte aussi que je supporte pas, j’ai beaucoup de mal. Je trouve ça en fait “malaisant” tout le temps c’est-à-dire, je me sens très mal avec ce type qui se débat en cafard, où y a jamais aucun espoir, je suis consterné par ça. » Médiocrité de l’époque, nullité de la télévision.
RFI ,18/04/2014
García Márquez, el autor que revelaba los secretos del escritor
García Márquez, el escritor fallecido este 17 de abril a los 87 años de edad, revelaba sin misterios las claves de la creación literaria. El Nobel colombiano evocó algunas de ellas en esta entrevista concedida a la periodista de RFI Conchita Penilla para un documental de France 3 difundido en 1998. En la intimidad del escritor y la página en blanco ocurre un misterioso proceso de creación que Gabriel García Márquez, el novelista fallecido este jueves en su residencia de Ciudad de México a los 87 años de edad, evocaba con mucha generosidad. Éste fue el caso de una de las últimas largas entrevistas que concedió a un canal de televisión. Se trata del documental “La escritura embrujada” para el programa “Un siglo de escritores” de la cadena de televisión pública francesa France 3 difundido en marzo de 1998 y realizado por la periodista de RFI Conchita Penilla. En ese encuentro con la periodista colombiana, García Márquez rinde homenaje a los autores que ejercieron una gran influencia en su obra, en particular Franz Kafka. Pero, ¿por qué el libro de un escritor de origen judío nacido en Praga en 1883 podía inspirar a un colombiano nacido cerca al mar Caribe en 1927? García Márquez explica que cuando terminó el bachillerato “ya tenía una noción de lo que era un cuento”, pero “no los sabía escribir (…) siempre les faltaba algo”. La lectura de una novela corta de Kafka le permitió superar ese obstáculo mayor.
‘Metamorfosis’ gracias a Kafka “Cuando entré a la facultad de derecho, en Bogotá, una noche entré a la pensión de estudiantes donde vivía. Tenía un amigo que leía mucho y me pasó un librito pequeño amarillo y me dijo: ‘Léete eso’. Yo leía mucho, leía todo lo que me caía en las manos y abrí este libro y decía: ‘Una mañana, después de un sueño tormentoso, Gregorio Samsa se encontró convertido en un gigantesco insecto’”. El Nobel de literatura olvidó la reacción física de su cuerpo en ese instante, pero recuerda en cambio la sensación que experimentó: “Fue como si me hubiera caído de la cama”. Para el joven que soñaba con convertirse en escritor, leer esa frase de Kafka fue una “revelación”. Por primera vez vislumbró la existencia de una puerta que él también podría abrir. “Antes de ese momento (la lectura de La Metamorfosis), yo probablemente había pensado que eso no se podía hacer. Y esto a pesar de que me había tragado completitas Las mil y una noches. Pero aquí había algo importante, una cuestión de método para contar algo, lo que yo no tenía. Fue una verdadera resurrección”. El novelista colombiano recuerda que luego de esa lectura se levantó y escribió su primer cuento (La tercera resignación), el primero que publicó en el diario El Espectador donde trabajó durante algunos años como periodista. A partir de ahí, todas sus lecturas se orientaron hacia la novela contemporánea. La clave de la ficción es la credibilidad Si el método es fundamental, uno de los mayores descubrimientos que hizo García Márquez durante su carrera fue el papel que desempeña el destinatario final de la obra, el lector. “Un escritor puede escribir lo que le de la gana siempre que sea capaz de hacerlo creer. El problema de la ficción, el problema de la literatura, es precisamente el problema de la credibilidad”. De algún modo llegó a la conclusión de que debía convencer a los lectores de la misma manera en que su abuela lo convencía a él cuando contaba ciertas historias imposibles de creer: “Mi abuela era capaz de decir las cosas más extraordinarias y menos verosímiles pero con una ‘cara de palo’ tal que no cabía ninguna duda de que ella lo creía y que por consiguiente era verdad”. Adoptar una ‘cara de palo’, es decir, el rostro impasible y grave del que está seguro de lo que dice, sólo es posible si el propio autor está íntimamente convencido de lo que está narrando. Por eso García Márquez lanza esta advertencia a manera de consejo a quienes se dedican a la ficción: “Lo que uno no cree, no puede hacerlo creer”. Si, de acuerdo, pero ¿cómo? ¿Cuál es el camino? Porque si el principio es relativamente fácil de entender, ponerlo en práctica parece extremadamente difícil, sólo accesible a unos pocos. García Márquez no negaba esa inmensa dificultad, ese privilegio de unos pocos. Para esto también tenía un análisis muy lúcido, basado en su propia experiencia. “A veces hay el talento sin la vocación y hay la vocación sin el talento. Cuando uno nace con esas dos virtudes no hay nada que lo detenga, yo desde que nací sabía que iba a ser escritor, quería ser escritor, tenía la voluntad, la disposición, el ánimo y la aptitud para ser escritor. Siempre escribí, nunca pensé que pudiera hacer otra cosa. Estaba dispuesto a morirme de hambre pero ser escritor”.
Lisez la biographie Kafka. Tome I. Le temps des décisions de Reiner Stach (traduction de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 956 p., 29,50 €.) et les deux tomes de La Pléiade Journaux et lettres III, IV : 1897-1924.
M. m’a poussé à rechercher cette lettre de Kafka à Milena, que j’aime particulièrement, dans les deux dernières traductions parues. Gallimard avait publié la traduction d’Alexandre Vialatte en 1956. Milena avait confié les lettres de Kafka à l’écrivain et journaliste allemand Willy Haas (1891-1973), qui fut marié de 1920 à 1936 à sa grande amie, la traductrice Jarmila Reiner (1896-1990). Willy Haas revint en Europe en 1947, récupéra ces lettres qu’il avait laissées en lieu sûr et les édita à New York en 1952 avec une préface, mais sans l’autorisation de la fille de Milena, Jana Cerná (1928-1981).
Franz Kafka, Prague, fin mars ou début avril 1922. Á Milena. Traduction : Robert Kahn. NOUS, 2015.
« Voilà si longtemps que je ne vous ai pas écrit, Madame Milena, et même aujourd’hui je n’écris qu’à la suite d’un hasard. Je n’aurais en fait pas à m’excuser de ne pas vous avoir écrit, vous savez bien à quel point je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie, – ce qui ne veut pas dire que je me plains, mais que je veux faire une constatation dans l’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Les êtres humains ne m’ont presque jamais trompé, mais les lettres toujours, et, en fait, pas celles des autres mais les miennes. Dans mon cas c’est un malheur particulier, dont je ne veux pas parler davantage, mais aussi en même temps un malheur général. La facilité de l’écriture des lettres -d’un point de vue simplement théorique- doit avoir causé une effroyable désagrégation des âmes dans le monde. C’est une fréquentation des fantômes et, pas seulement du fantôme du destinataire mais aussi de son propre fantôme, qui se développe sous la main dans la lettre qu’on écrit, ou même dans une suite de lettres, quand une lettre durcit l’autre et peut la faire témoigner. Comment a-t-on pu en arriver à penser que les êtres humains pourraient se fréquenter grâce aux lettres ! On peut penser à quelqu’un d’éloigné et on peut saisir quelqu’un de proche, tout le reste est hors du pouvoir de l’être humain. Mais écrire des lettres, cela signifie se dénuder devant les fantômes, ce qu’ils attendent avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, mais les fantômes les boivent sur le chemin jusqu’à la dernière goutte. Grâce à cette riche nourriture ils se multiplient incroyablement. L’humanité le sent et lutte contre cela, et pour exclure le plus possible le fantomatique d’entre les êtres humains, pour atteindre la fréquentation naturelle, la paix des âmes, elle a inventé le train, l’auto, l’aéroplane, mais cela ne sert plus à rien, ce sont visiblement des inventions qui ont été faites dès la chute, l’adversaire est beaucoup plus calme et plus fort, il a inventé après la poste le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les fantômes ne mourront pas de faim, mais nous serons anéantis. Je m’étonne que vous n’ayez encore rien écrit à ce sujet, non pour éviter ou atteindre quelque chose par la publication, pour cela il est trop tard, mais pour au moins « leur » montrer qu’on les a reconnus. On peut d’ailleurs aussi « les » reconnaître aux exceptions, en effet ils laissent parfois passer une lettre sans anicroches et elle arrive comme une main amicale, elle se pose, légère et bonne dans la vôtre. Bon mais cela aussi n’est probablement que l’apparence, et de tels cas sont peut-être les plus dangereux, dont l’on doit se protéger plus que des autres, mais, si c’est une tromperie, elle est en tout cas parfaite. Il m’est arrivé aujourd’hui quelque chose de semblable et voilà en fait pourquoi j’ai eu l’idée de vous écrire. J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’un ami que vous connaissez aussi; nous ne nous étions pas écrit depuis longtemps, ce qui est des plus raisonnables. Va avec ce qui précède le fait que les lettres sont d’extraordinaires antisomnifères. Dans quel état arrivent-elles ! Desséchées, vides et énervantes, une joie d’un instant suivie d’une longue souffrance. Pendant qu’on les lit dans l’oubli de soi, le peu de sommeil qu’on a se lève, s’envole par la fenêtre ouverte et ne revient pas avant longtemps. Voilà donc pourquoi nous ne nous écrivons point. Mais je pense souvent à lui, même si c’est trop fugitif. Toute ma pensée est trop fugitive. Mais hier soir j’ai beaucoup pensé à lui, pendant des heures, j’ai passé les heures nocturnes au lit, si précieuses pour moi à cause de leur hostilité, à reprendre toujours les mêmes mots dans une lettre imaginée par laquelle je lui donnais des informations qui me paraissaient alors très importantes. Et le matin une lettre de lui est vraiment arrivée, elle contenait en plus la remarque que mon ami avait eu l’impression depuis un mois ou plus exactement un mois auparavant qu’il devait venir me voir, une remarque qui correspond curieusement à des choses que j’ai vécues. Cette histoire de lettres m’a donné l’occasion d’écrire une lettre, et puisque j’écrivais, comment aurais-je pu alors ne pas vous écrire aussi, Madame Milena, à vous qui êtes celle à qui j’aime le plus écrire. (si tant est qu’on puisse seulement aimer écrire, ce qui n’est dit que pour les fantômes, ces êtres lubriques qui assiègent ma table)
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Cela fait longtemps que je n’ai rien trouvé de vous dans les journaux, à part les articles sur la mode, qui m’ont paru dans les derniers temps, à quelques exceptions près, joyeux et sereins, même le dernier article du printemps. Il est vrai que je n’avais pas lu la Tribuna pendant trois semaines (je vais pourtant essayer de me la procurer) j’étais à Spindelmühle.
Franz Kafka, Journaux et lettres1914-1924. Oeuvres complètes IV. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. Gallimard. 2022. Traduction : Jean-Pierre Lefebvre.
22-17. Á Milena Pollack
Prague [, le 6 avril 1922, ou après].
« Il y a si longtemps que je ne vous ai pas écrit, Madame Milena, et de plus, je ne vous écris qu’à la suite d’un hasard. Á dire vrai, Je n’aurais pas à m’excuser de ne pas vous avoir écrit, vous savez, n’est-ce pas, combien je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie, – disant cela, je n’entends pas me plaindre, mais faire une constatation instructive générale – provient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Les êtres humains ne m’ont presque jamais trompé, mais les lettres toujours, non pas celles des autres, là encore, mais les miennes. C’est un malheur particulier dans mon cas, dont je ne veux pas parler davantage, mais en même temps aussi un malheur universel. La facilité qu’il y a à écrire des lettres doit – d’un point de vue purement théorique – avoir produit dans le monde une affreuse désagrégation des âmes. Car il s’agit d’un commerce avec les spectres, et ce, non seulement avec le fantôme du destinataire, mais aussi avec son propre fantôme, qui se développe sous votre main dans la lettre qu’on écrit, ou alors même dans une série de lettres, où chaque lettre endurcit l’autre et peut se réclamer d’elle comme de son témoin. Comment en est-on seulement venu à l’idée que les gens puissent commercer entre eux par lettres ! On peut penser à un être éloigné et l’on peut attraper un être proche, toute autre chose dépasse les forces humaines. Mais écrire des lettres signifie se mettre à nu devant les spectres, ce qu’ils attendent avec avidité. Les baisers écrits n’ arrivent pas à destination, mais sont bus en route par les spectres. Cette abondante nourriture leur permet de se multiplier en quantité inouïe. L’humanité ressent cela et se bat là contre, pour neutraliser le plus possible ce qu’il y a de fantomatique entre les êtres, et accéder au commerce naturel, à la paix des âmes ; elle a inventé les chemins de fer, l’auto, l’aéroplane, mais ça ne sert plus à rien, ce sont manifestement des inventions, faites alors qu’on est déjà dans la chute, la partie adverse s’en trouve d’autant plus tranquille et forte ; après la poste elle a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais ils sombreront. Je m’étonne que vous n’ayez pas encore écrit sur ce sujet, non pas pour empêcher ou obtenir quelque chose par la publication, pour cela il est trop tard, mais pour au moins « leur » montrer au moins qu’on les a reconnus. On peut du reste aussi les reconnaître aussi aux exceptions, parfois en effet ils laissent passer une lettre sans l’empêcher, et elle arrive comme une main amicale, se pose légère et bonne dans la vôtre. Á dire vrai, cela aussi n’est vraisemblablement qu’apparence et ces cas d’espèce sont peut-être les plus dangereux, dont il faut davantage se garder que d’ autres, mais, si ce n’est qu’une illusion, elle est en tout cas parfaite. Quelque chose de semblable m’est arrivé aujourd’hui et c’est pourquoi j’ai eu l’idée de vous écrire. J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’un ami que vous connaissez ; il y a déjà longtemps que nous nous écrivons , ce qui est extrêmement raisonnable. Il ressort n’est-ce pas de ce qui est dit ci-dessus que les lettres sont un merveilleux antisomnifère. Dans quel état arrivent-elles ! Desséchées, vides et exaspérantes, avec à l’arrière- plan de ces sentiments une joie d’un instant mariée à une longue souffrance. Quand on les lit en s’ oubliant, le peu de sommeil qu’on a se lève, s’envole par la fenêtre ouverte et ne revient pas de longtemps. C’est donc pourquoi nous ne nous écrivons pas. Mais je pense souvent à lui, quoique de façon trop fugace. Ma pensée tout entière est trop fugace. Mais hier soir, j’ai beaucoup pensé à lui, pendant des heures, j’ai employé les heures de nuit dans mon lit, si précieuses pour moi en raison de leur hostilité, à lui répéter continûment dans une lettre imaginaire quelques informations qui jadis m’ apparaissaient extrêmement importantes. Et vers le matin est réellement arrivée une lettre de lui contenant par surcroît la remarque que depuis un mois ou plus exactement un mois auparavant cet ami avait eu le sentiment qu’il devait venir me voir, une remarque qui s’accorde avec des choses que j’ai vécues. Cette histoire de lettre m’a donné l’occasion d’écrire une lettre, et dès lors que j’en ai déjà écrit une comment devrais-je alors ne pas vous écrire aussi, Madame Milena, la personne à laquelle je préfère peut-être écrire. (dans la mesure tout simplement où l’on peut aimer écrire, ce qui n’est dit que pour les fantômes libidineux qui assiègent mon bureau).
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Il y a déjà longtemps que je ne trouve rien de vous dans les journaux, sinon des articles sur la mode, qui m’ont paru ces derniers temps réjouissants et paisibles, à quelques petites exceptions près, surtout le dernier article sur le printemps. Il est vrai qu’auparavant, pendant trois semaines, je n’ai pas lu la Tribuna (je tenterai cependant de me la procurer) j’étais à Spindelmühle.
Alexandre Vialatte à propos des Lettres à Milena de Franz Kafka. Lectures pour tous – 04.09.1956 – 09:04.
Lectures croisées : Kafka. Journaux et lettres. Oeuvres complètes. Tomes III (1897-1914) et IV (1914-1924). Bibliothèque de la Pléiade. NRF. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. 2022. Claude Thébaut. Les métamorphoses de Franz Kafka. Découvertes Gallimard. 1996.
Hier après-midi, j’ai acheté à la Librairie Compagnie (58 Rue des Écoles, 75005 Paris) Vie de Milena de sa fille Jana Cerná (1928-1981). Édition La Contre allée, 2014. Le livre a été publié en 1969 en Tchécoslovaquie
Franz Kafka rencontre Milena Jesenská ( Prague 10 août 1896-17 mai 1944) à Prague, au café Arco, sans doute à l’automne 1919. C’est l’épouse d’Ernst Pollak (1886-1947), un personnage important de la scène littéraire pragoise, ami de Max Brod, Willy Haas et Franz Werfel. La jeune femme vit alors à Vienne. Elle fait un bref séjour à Prague. Elle lui propose de traduire en tchèque le premier chapitre, Der Heizer (Le Chauffeur) de ce qui allait devenir L’Amérique.
149 lettres et cartes postales de Kafka à Milena ont été conservées. 140 d’entre elles ont été écrites pendant une période d’environ dix mois, au rythme parfois de plusieurs par jour, de mars à décembre 1920, les dernières datent de 1922 et 1923.
Aucune des lettres de Milena ne nous est parvenue. Elles ont été brûlées par leur destinataire ou elles ont disparu lors de l’entrée des allemands à Prague en mars 1939. Milena, très engagée dans l’opposition à l’occupant allemand, est arrêtée à la fin de 1939 par la Gestapo et déportée à Ravensbrück.
Elle avait confié les lettres de Kafka à son ami, l’homme de lettres pragois Willy Haas (1891-1973) qui dut s’exiler lors de l’occupation allemande. De retour en Europe en 1947, il les récupéra et les édita à New York en 1952 avec une préface.
Milena Jesenská est morte à Ravensbrück le 17 mai 1944. En décembre 1994, l’Institut Yad Vashem de Jérusalem lui décerne en hommage posthume le titre de « Juste parmi les Nations ».
Franz Kafka avait écrit à Max Brod (Merano, après le 16 mai 1920) : « Quant à moi, ma santé serait bonne si je pouvais dormir, certes j’ai pris du poids, mais l’absence de sommeil, notamment ces derniers temps, vient parfois tout détraquer de manière insupportable. Elle a sans doute diverses raisons, l’une d’elles est mon échange de lettres avec Vienne. Cette femme est un feu vivant comme je n’en ai encore j’avais vu, un feu d’ailleurs qui malgré tout ne brûle que pour lui. Et avec ça extrêmement délicate, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice. » (Oeuvres complètes. Tome IV, pages 601-602. Traduction Jean-Pierre Lefebvre) Dans un premier temps, Max Brod ne devina pas qu’il s’agissait de Milena Pollak qu’il connaissait aussi.
Milena a correspondu aussi avec Max Brod.
Troisième lettre de Milena à Max Brod. Août 1920. Milena répond en tchèque à Max Brod qui lui avait demandé comment il se faisait que Kafka ait peur de l’amour et qu’il n’ait pas peur de la la vie.
«Mais Frank ne peut pas vivre. Frank n’a pas la capacité de vivre. Frank ne sera jamais en bonne santé. Frank va bientôt mourir. Il est certain que la chose se présente ainsi : nous sommes tous en apparence capables de vivre parce que nous avons eu un jour ou l’autre recours au mensonge, à l’optimisme, à une conviction ou à une autre, au pessimisme ou à quoi que ce soit. Mais lui est incapable de mentir, tout comme il est incapable de s’enivrer. Il est sans le moindre refuge, sans asile. C’est pourquoi il est exposé, là où nous sommes protégés. Il est comme un homme nu au milieu de gens habillés. Ce qu’il dit, ce qu’il est, ce qu’il vit n’est même pas la vérité. C’est une manière d’être qui est déterminée, qui existe en elle-même, débarrassée de tout l’accessoire, de tout ce qui pourrait l’aider à qualifier la vie – beauté ou misère, peu importe. Et son ascétisme est totalement dépourvu d’héroïsme, ce qui le rend, à vrai dire, plus grand et plus noble. Tout «héroïsme» est mensonge et lâcheté . Ce n’est pas un homme qui construit son ascétisme comme un moyen d’accéder à un but, c’est un homme qui est contraint à l’ascétisme, par sa terrible lucidité, par sa pureté, par son incapacité à accepter le compromis.»
Cinquième lettre de Milena à Max Brod. Janvier-février 1921. Franz Kafka fait un séjour de neuf mois au sanatorium de Matliary, Hautes Tatras (actuelle Slovaquie).
« Je ne suis pas parvenue à l’aider ? Ce qu’est sa peur, je le sais jusqu’à la dernière fibre. Elle existait bien longtemps avant moi, avant qu’il ne me connaisse. J’ai connu sa peur avant de le connaître lui-même. Je me suis cuirassée contre elle en la comprenant. Durant les quatre jours que Franz a passé à mon côté, il l’a perdue. Nous nous sommes moqués d’elle. Je sais avec certitude qu’aucun sanatorium ne parviendra à la guérir. Il ne se portera jamais bien, Max, aussi longtemps qu’il aura cette peur. Et aucun réconfort psychique ne peut vaincre cette peur, car la peur interdit le réconfort. Cette peur ne se rapporte pas à moi seulement, elle se rapporte à tout ce qui vit sans pudeur, par exemple la chair. La chair est trop dénuée de voile, il ne supporte pas de la voir. J’ai réussi à la mettre de côté. Quand il ressentait cette peur, il me regardait dans les yeux, nous attendions un moment, comme si nous ne retrouvions pas notre souffle ou comme si les pieds nous faisaient mal et, après un moment, c’était passé. Il n’y avait pas besoin du moindre effort, tout était simple et clair, je l’ai traîné derrière moi sur les collines qui se trouvent derrière Vienne, je marchais la première, car il avançait lentement, il venait derrière moi en martelant ses pas et, quand je ferme les yeux, je vois encore sa chemise blanche et son cou hâlé et l’effort qu’il faisait. Il a marché toute la journée, il est monté, il est descendu, il est resté au soleil, il n’a pas toussé une seule fois, il a mangé terriblement et dormi comme un loir ; tout bonnement, il se portait bien ; sa maladie, ces jours-là, ressemblait au plus à un petit rhume de cerveau. Si j’étais allée à Prague avec lui à ce moment-là, je serais restée pour lui celle que j’étais alors. Mais j’avais les deux pieds sur terre, je suis fermement attachée à cette terre ; je n’étais pas en mesure d’abandonner mon mari et peut-être étais-je trop femme pour avoir la force de me soumettre à cette vie, dont je savais qu’elle signifierait l’ascétisme le plus austère. »
J’ai publié sur ce blog le 3 juin 2018 l’hommage de Milena Jesenská publié dans le journal tchèque Narodini listy le 7 juin 1924. Franz Kafka était mort le 3 juin 1924.