Walt Whitman est né le 31 mai 1819. L’influence du grand poète lyrique américain sur la poésie en langue espagnole a été très grande, d’abord à travers Rubén Darío, le fondateur du mouvement littéraire moderniste. On la retrouve aussi chez Miguel de Unamuno, Jorge Luis Borges, Federico García Lorca, Luis Cernuda, Miguel Hernández. Walt Whitman a été traduit en espagnol dès 1926 par le poète León Felipe (1884-1968) et publié dans la Revista de Occidente, la revue de José Ortega y Gasset. León Felipe avait découvert Whitman vers 1923-1924 alors qu’il vivait à New York. Canto a mí mismo (la traduction de León Felipe de Song of myself de Walt Whitman) a été publié par Losada à Buenos Aires en 1941.
Jorge Luis Borges a traduit en 1969 Leaves of Grass de Walt Whitman (1855 – Hojas de hierba. Publication : Editorial Lumen, Barcelona, 1972– Feuilles d’herbe). Il a écrit aussi un poème à la mémoire du poète américain : Camden 1892. Le titre fait référence à la ville du New Jersey où est mort Whitman ainsi qu’à l’année de son décès.
Camden, 1892
El olor del café y de los periódicos. El domingo y su tedio. La mañana y en la entrevista página esa vana publicación de versos alegóricos
de un colega feliz. El hombre viejo está postrado y blanco en su decente habitación de pobre. Ociosamente mira su cara en el cansado espejo.
Piensa, ya sin asombro, que esa cara es él. La distraída mano toca la turbia barba y la saqueada boca.
No está lejos el fin. Su voz declara: Casi no soy, pero mis versos ritman la vida y su esplendor. Yo fui Walt Whitman.
El otro, el mismo. Emecé, 1964.
Camden, 1892
Cette odeur des journaux et du café. Le dimanche, son ennui. Le matin Et la page entrevue avec les vains Poèmes allégoriques publiés
Par ce collègue en vue. Blanchi par l’âge L’homme est là prostré dans son logement Décent et pauvre. Avec désoeuvrement, Sur le miroir, il fixe son visage.
Il pense sans surprise que c’est lui Ce visage. Sa main distraite touche, En vrac sa barbe et, dévastée, sa bouche.
Sa fin n’est pas très loin. Et sa voix dit : Je ne suis presque plus, mais mes vers trament La vie et sa splendeur. Moi, Walt Whitman.
Je lis et relis les poèmes de Primo Levi, publiés dans le recueil À une heure incertaine. (Traduction Louis Bonalumi. Préface de Jorge Semprún. Gallimard, Collection Arcades n° 53, 1997.) Ils sont directs, anti-hermétiques et anti-lyriques. « Écrire, c’est transmettre ; que dire, si le message est codé et si personne n’en connaît la clef ? », affirmait Primo Levi. J’en ai choisi trois pour ce blog.
Si c’est un homme (Shemà)
Vous qui vivez en toute quiétude Bien au chaud dans vos maisons, Vous qui trouvez le soir en rentrant La table mise et des visages amis, Considérez si c’est un homme Que celui qui peine dans la boue, Qui ne connaît pas de repos, Qui se bat pour un quignon de pain, Qui meurt pour un oui pour un non. Considérez si c’est une femme Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux Et jusqu’à la force de se souvenir, Les yeux vides et le sein froid Comme une grenouille en hiver. N’oubliez pas que cela fut, Non, ne l’oubliez pas: Gravez ces mots dans votre cœur. Pensez-y chez vous, dans la rue, En vous couchant, en vous levant; Répétez-les à vos enfants. Ou que votre maison s’écroule, Que la maladie vous accable, Que vos enfants se détournent de vous.
10 janvier 1946.
Poème liminaire de Si c’est un homme. Julliard, 1987. Traduction Martine Schruoffeneger.
Se questo è un uomo (Shemà)
Voi che vivete sicuri nelle vostre tiepide case, voi che trovate tornando a sera il cibo caldo e visi amici: Considerate se questo è un uomo che lavora nel fango che non conosce pace che lotta per mezzo pane che muore per un si o per un no. Considerate se questa è una donna, senza capelli e senza nome senza più forza di ricordare vuoti gli occhi e freddo il grembo come una rana d’inverno. Meditate che questo è stato: vi comando queste parole. Scolpitele nel vostro cuore stando in casa andando per via, coricandovi, alzandovi. Ripetetele ai vostri figli. O vi si sfaccia la casa, la malattia vi impedisca, i vostri nati torcano il viso da voi.
10 gennaio 1946
Se questo è un uomo, 1947.
Shemà signifie « écoute ! » en hébreu. C’est le premier mot de la prière fondamentale de l’hébraïsme dans laquelle se trouve affirmée l’unité de Dieu. Certains vers de ce poème en sont une paraphrase.
Buna
Pieds en sang, terre maudite, La cohorte est longue dans les matins gris. Fume la Buna aux mille cheminées, Tel que les autres jours, un jour nous attend. La sirène est terrible à l’aube : « Vous multitude aux visages éteints Sur la monotonie atroce de la boue Un nouveau jour de souffrance est né. »
Camarade épuisé, je peux voir dans ton cœur, Et je lis dans tes yeux, camarade souffrant, Dans ta poitrine, il y a le froid, la peur, le rien, Tu as brisé en toi la dernière valeur. Camarade gris tu fus un homme fort, Près de toi une femme marchait. Camarade vide qui n’as plus de nom, Homme désert qui n’as plus de larmes, Si pauvre que tu n’as plus mal, Si fatigué que tu n’as plus peur, Homme éteint qui fus un homme fort : Si jamais nous nous retrouvions face à face Là-haut dans la tendresse ensoleillée du monde, Quel visage aurions-nous l’un pour l’autre, lequel ?
28 novembre 1945.
Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.
Buna est le nom de l’usine de caoutchouc dans laquelle Primo Levi a travaillé durant sa captivité.
Buna Lager
Piedi piagati e terra maledetta, Lunga la schiera nei grigi mattini, Fuma la Buna dai mille camini, Un giorno come ogni giorno ci aspetta. Terribili nell’alba le sirene : “Voi moltitudine dei visi spenti, Sull’orrore monotono del fango E’ nato un altro giorno di dolore”.
Compagno stanco ti vedo nel cuore Ti vedo negli occhi compagno dolente Hai dentro il petto freddo fame niente, Hai rotto dentro l’ultimo valore. Compagno grigio fosti un uomo forte, Una donna ti camminava accanto, Compagno vuoto che non hai più nome, Uomo deserto che non hai più pianto, Così povero che non hai più male, Così stanco che non hai più spavento, Uomo spento che fosti un uomo forte : Se ancora ci trovassimo davanti Lassù nel dolce mondo sotto il sole, Con quale viso ci staremmo a fronte ?
Paru en revue le 22 juin 1946. Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.
Procuration
Ne sois pas effrayé par l’ampleur de la tâche, On a besoin de toi, qui es moins fatigué. Et puis, tu as l’ouïe fine, alors, écoute Combien le sol sonne creux sous tes pieds. Réfléchis à nos erreurs : Il en fut parmi nous, Qui cherchèrent à l’aveuglette Comme un homme aux yeux bandés Reconstituerait un profil ; D’autres ont joué les corsaires; D’autres encore s’en sont remis à la bonne volonté. Apporte ton aide, sans être sûr de toi. Tente, même si tu n’es pas sûr de toi. Parce que, justement, tu n’es pas sûr de toi. Vois s’il t’est possible de réprimer le dégoût et l’ennui De nos doutes, de nos certitudes. Nous n’avons jamais été aussi riches, pourtant, Nous vivons au milieu de monstres embaumés Et de monstres obscènes tellement ils sont en vie. Que les ruines ne t’effraient point, Ni la puanteur des décharges : Nous en déblayâmes plus d’une à mains nues, Alors que nous avions ton âge. Relève le défi autant que tu le peux. Nous avons peigné la chevelure des comètes. Déchiffré les secrets de la genèse, Foulé les sables de la lune, Construit Auschwitz, détruit Hiroshima. Tu vois : nous ne sommes pas demeurés inactifs, Donc, tout perplexe que tu sois, assume ; Et abstiens-toi de nous appeler maîtres.
24 juin 1986.
Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.
Delega
Non spaventarti se il lavoro è molto: C’è bisogno di te che sei meno stanco. Poiché hai sensi fini, senti Come sotto i tuoi piedi suona cavo. Rimedita i nostri errori: C’è stato pure chi, fra noi, S’è messo in cerca alla cieca Come un bendato ripeterebbe un profilo, E chi ha salpato come fanno i corsari, E chi ha tentato con volontà buona. Aiuta, insicuro. Tenta, benché insicuro, Perché insicuro. Vedi Se puoi reprimere il ribrezzo e la noia Dei nostri dubbi e delle nostre certezze. Mai siamo stati così ricchi, eppure Viviamo in mezzo a mostri imbalsamati, Ad altri oscenamente vivi. Non sgomentarti delle macerie Né del lezzo delle discariche: noi Ne abbiamo sgomberate a mani nude Negli anni in cui avevamo i tuoi anni. Reggi la corsa, del tuo meglio. Abbiamo Pettinato la chioma alle comete, Decifrato la sabbia della luna, Costruito Auschwitz e distrutto Hiroshima. Vedi: non siamo rimasti inerti. Sobbarcati, perplesso; Non chiamarci maestri.
24 giugno 1986
Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.
J’avais déjà publié ici-même Aux amis le 6 mai 2021.
Je viens de terminer le livre de l’historien italien, CarloGreppi : Un homme sans mots. L’histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi. Éditions Jean-Claude Lattès, 2024.
J’avais lu l’article du Monde Magazine du 31 mars 2024 : Carlo Greppi, l’écrivain turinois qui redonne vie au sauveur de Primo Levi. Dans Un homme sans mots , en librairie le 3 avril, l’historien italien Carlo Greppi raconte le parcours de Lorenzo Perrone, un maçon qui aida l’auteur de Si c’est un homme à survivre au camp d’Auschwitz.
Le 7 juin 1998, Le mémorial de Yad Vashem (Institut international pour la mémoire de la Shoah) a reconnu Lorenzo Perrone comme Juste para les nations. On comptait en tout, au 1er janvier 2022, 28 217 justes dont 766 Italiens.
Primo Levi, Si c’est un homme. Julliard, 1987. Pocket, 1990. Traduction Martine Schruoffeneger.
« …Tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m’apportait un morceau de pain et le reste de sa ration quotidienne ; il me donna un de ses chandails rapiécés ; il écrivit pour moi une carte postale qu’il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il ne demanda rien et n’accepta rien en échange, parce qu’il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose.
Á supposer qu’il y ait une sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui ; non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.
… Mais Lorenzo était un homme ; son humanité était pure et intacte, ce monde de négation lui était étranger. C’est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que j’étais un homme moi aussi. »
Lorenzo Perrone est né le 11 septembre 1904 à Fossano (province de Coni). Primo Levi vivait à Turin et travaillait comme chimiste. En septembre 1943, dès les premiers temps de l’occupation de l’Italie par les Allemands, il rejoignit un groupe de partisans dans son Piémont natal. Arrêté au cours d’une rafle de la milice fasciste républicaine le 13 décembre 1943, il fut emprisonné à Aoste jusqu’au 20 janvier 1944, puis transféré au camp de Fossoli et déporté le 22 février 1944 (matricule 174 517). Après son arrivée à Auschwitz, il fut envoyé dans le camp de Buna-Monowitz dans l’usine d’I.G. Farben.
En tant que chimiste, il se vit attribuer un poste dans l’usine de caoutchouc synthétique. Affecté à un groupe chargé de la construction d’un mur, Levi fit la connaissance de celui qui deviendra son sauveur, Lorenzo Perrone. Ce dernier, originaire aussi du Piémont, appartenait à un groupe de maçons qualifiés, employés là comme ouvriers civils depuis avril 1942, par la société italienne Beotti . La rencontre entre les deux Italiens eut lieu entre le 16 et le 21 juin 1944. Levi entendit Perrone s’adresser en piémontais à un autre ouvrier. Á compter de ce jour et jusqu’à la fin du mois de décembre 1944, Perrone apporta de la nourriture à Levi chaque jour, pendant six mois. Le front se rapprochant, les ouvriers étrangers s’enfuirent ou furent renvoyés chez eux. Ce supplément de nourriture, prélevé sur la ration alimentaire de Perrone, sauva la vie de Levi. Perrone offrit aussi à Levi un chandail rapiécé qu’il porta sous son uniforme de détenu et lui permit de supporter le terrible hiver 1944-1945. Il accepta également d’envoyer des cartes postales à une amie non juive de Levi, Bianca Guidetti Serra, par l’intermédiaire duquel la mère de Levi, Esther, et sa sœur Anna Maria apprirent qu’il était encore en vie. Les deux femmes vivaient cachées en Italie et réussirent, par le biais d’une chaîne d’amis dont Perrone était le dernier maillon, à lui faire parvenir un colis alimentaire comprenant du chocolat, des biscuits, du lait en poudre ainsi que des vêtements. Perrone risqua sa vie pour sauver celle de Levi, sans rien attendre en retour, acceptant seulement que Levi fasse réparer ses chaussures abîmées dans l’atelier de cordonnerie du camp.
La dernière rencontre à Auschwitz entre les deux hommes eut lieu de nuit après un violent bombardement allié, probablement le 26 décembre 1944. La déflagration avait perforé un des tympans de Perrone et, sous le coup de l’explosion, du sable et de la terre avaient été projetés dans la soupe qu’il apportait à Levi. Perrone s’excusa que la soupe soit souillée, mais ne dit pas à Levi ce qui lui était arrivé. Il ne voulait pas que son ami se sente redevable envers lui. La conduite de Perrone rappelait à Levi qu’il existait encore, hors d’Auschwitz, un monde juste et des êtres humains généreux et intègres.
Dans un entretien posthume publié dans The Paris Review en 1995, Primo Levi disait : ” Nous ne parlions quasiment jamais. C’était un homme silencieux. Il refusait mes remerciements. Il me répondait à peine. Il haussait seulement les épaules : Prends le pain, prends le sucre. Garde le silence, tu n’as pas besoin de parler. ” Il ajoutait que Perrone avait été marqué par ce qu’il avait vu à Auschwitz et qu’après la guerre, il s’était mis à boire, avait cessé de travailler et n’avait plus envie de vivre.
Entre 1945 et 1952, Perrone était manifestement détruit. Après la Libération, Primo Levi resta en contact avec lui. Il lui rendait visite à Fossano. C’était désormais Levi qui essayait de sauver Perrone. L’écrivain rappellait : « Instinctivement, il avait tenté de sauver des gens, non par orgueil, ni pour la gloire, mais parce qu’il avait bon cœur et de l’empathie. Il me demanda un jour, laconiquement : Pourquoi sommes-nous en ce bas monde si ce n’est pour nous aider les uns les autres ? » Perrone lui dit aussi un jour : « On est au monde pour faire le bien, pas pour s’en vanter. »
Perrone, tuberculeux et alcoolique, mourut le 30 avril 1952 à l’hôpital de Savigliano. Il avait 47 ans. En hommage à son sauveur, Levi donna à sa fille, née le 31 octobre 1948, le nom de Lisa Lorenza et à son fils, né en juillet 1957, celui de Renzo. Lorenzo Perrone apparaît dans les récits autobiographiques de Primo Levi : Si c’est un homme et Lilith, ainsi que dans les nouvelles Les Evénements de l’été et Le Retour de Lorenzo.
Si c’est un homme fut publié le 11 octobre 1947 chez Francesco De Silva, tiré à 2500 exemplaires. Il avait été refusé par Einaudi. Cette maison d’édition reprit pourtant le titre en 1958. Le premier tirage fut de 2000 exemplaires. Dans les années 70 et 80, Si c’est un homme fut réimprimé sans interruption et devint un des livres les plus lus de l’après-guerre. Les traductions en anglais, allemand et français en ont fait dans le monde entier un témoignage essentiel de l’horreur des camps d’extermination nazis.
Le 11 avril 1987, Primo Levi se suicida en se jetant dans la cage d’escalier de l’immeuble de Turin où il avait toujours vécu et où il était né soixante-huit ans plus tôt (corso Re Umberto n° 75) . Lorenzo Perrone et Primo Levi ne sont jamais vraiment sortis d’Auschwitz.
Une plaque a été inaugurée le 25 avril 2004 à Fassone, viale delle Alpi :
Á Lorenzo Perone (1904-1952) Le long de cette avenue, tu as souvent marché Lorenzo Perone de Fassano Tu étais l’enfant du Borgo Vecchio, un muradur de peu de mots. En 1944, dans l’usine de Buna-Werke, aux abords du camp d’extermination d’Auschwitz, tu as sauvé l’âme et le corps de Primo Levi en risquant ta vie pour lui donner ton pain et avec lui l’espoir. Pour cela tu as été distingué en Israël par le titre de « Juste parmi les nations ». Tu as été un humble et généreux enfant de Fossano.
Sources : Carlo Greppi : Un homme sans mots. L’histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi. Éditions Jean-Claude Lattès, 2024.
Site Yad Vashem. Institut international pour la mémoire de la Shoah.
Em declaro vençut. Els anys que em resten els malviuré en somort. Cada matí esfullaré una rosa, la mateixa, i amb tinta evanescent escriuré un vers decadent i enyorós a cada pètal. Us llego la meva ombra en testament: és el que tinc més perdurable i sòlid, i els quatre pams de món sense neguit que invento cada dia amb la mirada. Quan em mori, caveu un clot profund i enterreu-m’hi dempeus, cara a migdia, que el sol, quan surt, m’encengui el fons dels ulls. Així la gent que em vegi exclamarà: Mireu, un mort amb la mirada viva.
La pell del violí, 1972-1973.
Coup de blues. En espagnol.
Me declaro vencido
Me declaro vencido. Los años que me quedan los malviviré en penumbra. Cada mañana deshojaré una rosa, la misma, y con tinta evanescente escribiré un verso débil y nostálgico en cada pétalo. Os lego mi sombra en testamento: es lo más perdurable y sólido que tengo, y los cuatro palmos de mundo tranquilo que creo cada día con la mirada. Cuando muera, cavad un profundo hoyo y enterradme en él de pie, frente al mediodía, que el sol, al salir, me ciegue el fondo de los ojos. Así la gente que me vea exclamará: Mirad, un muerto con la mirada viva.
La piel del violín. 1972-1973. in Un día cualquiera Ed. Nórdica Libros 2013
Coup de blues. En français.
Je me déclare vaincu
Je me déclare vaincu. Les années qu’il me reste Je les vivrai dans un sourd malaise. Chaque matin J’effeuillerai une rose – la même – Et avec une encre évanescente, j’écrirai un vers Décadent et nostalgique à chaque pétale. Je vous lègue mon ombre pour testament : C’est ce que j’ai de plus durable et solide, Et les quatre bouts de monde sans angoisse Que j’invente chaque jour avec le regard. Quand je mourrai, creusez un trou profond Et enterrez-moi debout, face au midi, Que le soleil, en sortant, allume le fond de mes yeux. Ainsi les gens en me voyant exclameront : – Regardez, un mort au regard vivant.
Traduction : Ricard Ripoll.
Miquel Martí i Pol est un poète catalan. Il est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter. Il est mort le 11 novembre 2003 à Vic .
Il commence à travailler à l’âge de 14 ans dans une usine textile de sa ville. A 19 ans, il est atteint d’une tuberculose pulmonaire, ce qui le maintient alité. Il lit beaucoup. Sa poésie des années 50 est simple. Elle exprime le sentiment amoureux.
Dans les années 1960, il commence à être connu pour ses poèmes engagés et réalistes. Il milite alors au PSUC clandestin (Partit Socialista Unificat de Catalunya). Atteint de sclérose multiple, il est obligé de cesser de travailler en 1973. Sa poésie devient plus intérieure et intimiste. Elle exprime aussi sa lutte contre la maladie. Il devient un des poètes catalans les plus lus et les plus populaires. Ses poèmes sont chantés par des interprètes tels que Lluís Llach, María del Mar Bonet, Teresa Rebull, Arianna Savall.
Ses œuvres complètes sont publiées en quatre volumes de 1989 à 2004.
Nous avons vu samedi 13 avril au Cinéma Nouvel Odéon (6 Rue de l’Ecole de Médecine, 75006 Paris) le beau film de Terence Davies Les carnets de Siegfried (2022) qui retrace la vie du poète anglais Siegfried Sassoon. 2 h 17. Directeur de la photographie : Nicola Daley. Interprètes : Jack Lowden, Géraldine James, Peter Capaldi, Kate Phillips, Gemma Jones, Richard Goulding, Simon Russell Beale, Matthew Tennyson, Jeremy Irvine, Calam Lynch, Anton Lesser.
Terence Davies est né le 10 novembre 1945 dans un quartier défavorisé de Liverpool (Angleterre). Ses parents étaient ouvriers et catholiques. Il est le dernier d’une famille de dix enfants. Sept ont survécu. Il quitte l’école à seize ans et a travaillé pendant dix ans dans un bureau d’affaires maritimes comme employé, puis aide-comptable. Il quitte Liverpool pour Coventry, où il entre à l’école d’art dramatique. Son talent de cinéaste est reconnu à partir de Distant Voices, Still Lives ( 1988. Grand Prix de l’Union de la critique de cinéma à Cannes, où il a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs ). Terence Davies a entretenu une relation difficile avec l’industrie britannique du cinéma. Il est mort à 77 ans le 7 octobre 2023 à Mistley, dans l’Essex (Angleterre).
Filmographie :
1976 : Children (moyen métrage) 1980 : Madonna and Child (moyen métrage) 1983 : Death and Transfiguration (moyen métrage) 1988 : Distant Voices, Still Lives 1991 : Une longue journée qui s’achève (The Long Day Closes) 1996 : La Bible de néon (The Neon Bible) d’après le roman de John Kennedy Toole. 2000 : Chez les heureux du monde (The House of Mirth) d’après le roman d’Edith Wharton. 2008 : Of Time and the City (documentaire) 2011 : The Deep Blue Sea d’après une pièce de Terence Rattigan. 2015 : Sunset Song d’après le roman de Lewis Grassic Gibbon. 2016 : Emily Dickinson, a Quiet Passion (A Quiet Passion) 2021 : But Why? (court métrage) 2021 : Les Carnets de Siegfried (Benediction) 2023 : Passing Time (court métrage)
Du 1 au 17 mars 2024 a eu lieu au centre Pompidou la rétrospective de toutes ses oeuvres (Terence Davies Le temps retrouvé).
Home! Home! | Où en êtes-vous Terence Davies ? ( 2024, 16 min, inédit ). « Où en êtes-vous ? » est une collection initiée par le Centre Pompidou qui passe commande à chaque cinéaste invité(e), d’un film fait maison, de forme libre, avec lequel il répond à cette question rétrospective, introspective, et tournée vers l’avenir. Terence Davies avait commencé à concevoir ce film à partir de ses poèmes. Il a été réalisé selon ses instructions par son assistant artistique.
J’ai recherché des textes de Siegfried Sassoon (1886 – 1967), poète que je ne connaissais pas du tout et ceux Wilfred Owen (1893 – 1918) que je connaissais un peu. Je retranscris ici deux des poèmes récités dans le film.
Attack (Siegfried Sassoon)
At dawn the ridge emerges massed and dun In the wild purple of the glow’ring sun, Smouldering through spouts of drifting smoke that shroud The menacing scarred slope; and, one by one, Tanks creep and topple forward to the wire. The barrage roars and lifts. Then, clumsily bowed With bombs and guns and shovels and battle-gear, Men jostle and climb to, meet the bristling fire. Lines of grey, muttering faces, masked with fear, They leave their trenches, going over the top, While time ticks blank and busy on their wrists, And hope, with furtive eyes and grappling fists, Flounders in mud. O Jesus, make it stop!
Counter-Attack and other poems, 1918.
Á l’assaut
Au petit jour la crête émerge, ramassée, gris brun, Dans la lueur violacée et sauvage d’un soleil menaçant, Feu qui couve à travers les volutes de fumée qui dérivent et enveloppent Le versant labouré, inquiétant ; et un à un, Les blindés bringuebalants rampent jusqu’au barbelé. Le barrage gronde et monte. Alors, pliés et gauches Sous les grenades, le fusil , la pelle, l’équipement, Les hommes au coude à coude grimpent à la rencontre des épines de feu. Rangées de faces grises qui marmonnent, masquées de peur, Ils quittent leurs tranchées, passent par-dessus le bord, Pendant que, indifférent, le temps tictaque à leur poignet, Et que l’espoir aux yeux furtifs et aux poings accrocheurs s’empêtre dans la boue. Ô Seigneur, faites que ça s’arrête.
Anthologie bilingue de la poésie anglaise. Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 519), Gallimard. 2005. Traduction Philippe Mikriamos.
Disabled (Wilfred Owen)
He sat in a wheeled chair, waiting for dark, And shivered in his ghastly suit of grey, Legless, sewn short at elbow. Through the park Voices of boys rang saddening like a hymn, Voices of play and pleasure after day, Till gathering sleep had mothered them from him.
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About this time Town used to swing so gay When glow-lamps budded in the light-blue trees, And girls glanced lovelier as the air grew dim,— In the old times, before he threw away his knees. Now he will never feel again how slim Girls’ waists are, or how warm their subtle hands, All of them touch him like some queer disease.
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There was an artist silly for his face, For it was younger than his youth, last year. Now, he is old; his back will never brace; He’s lost his colour very far from here, Poured it down shell-holes till the veins ran dry, And half his lifetime lapsed in the hot race And leap of purple spurted from his thigh.
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One time he liked a blood-smear down his leg, After the matches carried shoulder-high. It was after football, when he’d drunk a peg, He thought he’d better join. He wonders why. Someone had said he’d look a god in kilts. That’s why; and maybe, too, to please his Meg, Aye, that was it, to please the giddy jilts, He asked to join. He didn’t have to beg; Smiling they wrote his lie: aged nineteen years. Germans he scarcely thought of, all their guilt, And Austria’s, did not move him. And no fears Of Fear came yet. He thought of jewelled hilts For daggers in plaid socks; of smart salutes; And care of arms; and leave; and pay arrears; Esprit de corps; and hints for young recruits. And soon, he was drafted out with drums and cheers.
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Some cheered him home, but not as crowds cheer Goal. Only a solemn man who brought him fruits Thanked him; and then inquired about his soul.
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Now, he will spend a few sick years in institutes, And do what things the rules consider wise, And take whatever pity they may dole. Tonight he noticed how the women’s eyes Passed from him to the strong men that were whole. How cold and late it is! Why don’t they come And put him into bed? Why don’t they come?
Collected poems, 1920.
L’invalide
Assis dans une chaise roulante, il attendait la nuit Et frissonnant dans son affreux costume gris, Cul de jatte et scié net au coude. Á travers le parc, il entendait Des voix de jeunes femmes, qui l’attristaient comme un cantique, Voix de jeux et de plaisir en fin de journée, En attendant que monte le sommeil, le dorlote et les lui enlève.
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Vers cette heure, la Ville avait la gambille gaie, L’incandescence des lampes allumait des bourgeons dans les arbres bleu clair, Et les filles guignaient, plus belles, dans l’air qui pâlissait – Naguère, avant qu’il fiche ses genoux en l’air. Jamais plus il ne sentira la finesse Des tailles féminines, ou la chaleur de leurs mains habiles Toutes, elles le touchent comme une maladie singulière.
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Il y avait un peintre qui raffolait de ses propres traits, Plus jeunes que sa jeunesse, l’an passé. Á présent, il est vieux ; son dos plus jamais ne se tendra ; Il a perdu couleur à cent lieues d’ici, L’a toute répandue dans des trous d’obus jusqu’à ce que les veines s’assèchent Et que la moitié de sa vie passe dans une brûlante course Et que le jet écarlate jaillisse de sa cuisse.
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Fut un temps où il ne détestait pas une tache de sang sur la jambe : En fin de match, porté en triomphe sur des épaules… C’est après le football – et un petit verre Qu’il décida de s’engager. – Il se demande pourquoi. Quelqu’un avait dit qu’il serait divin en kilt : C’est pour ça, et peut-être aussi pour faire plaisir à sa Margot. Oui, c’est ça : pour plaire à ces coquettes sans cervelle, Il s’enrôla. Ils ne se firent pas prier Pour noter son mensonge en souriant : « dix-neuf ans ! ». Les Allemands, il ne s’en souciait guère ; leur grande culpabilité Et celle de l’Autriche ne l’émouvaient pas. Et l’heure n’était pas Encore à la peur de la Peur. Il pensait au manche gemmé D’un poignard sous la chaussette écossaise ; saluts qui claquent ; Entretien des armes, permissions, et arrérages de solde ; Esprit de corps, et conseils aux jeunes recrues Et le voilà enrôlé au sein des tambours et des hourras.
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D’aucuns l’acclamèrent à son retour, mais pas comme les foules qui crient « But ! » Seul un homme solennel lui apporta des fruits, Le remercia, puis s’enquit de l’état de son âme.
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Maintenant il va passer quelques années, convalescent, dans des institutions Et faire ce que le règlement juge sage, Et recueillir le peu de pitié qu’on lui concédera. Ce soir, il a remarqué comment les yeux des femmes Allaient de lui aux hommes forts encore entiers. Qu’il fait froid ! Qu’il est tard ! Qu’attend-on Pour le coucher ? Mais qu’attendent-ils donc ?
Anthologie bilingue de la poésie anglaise. Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 519), Gallimard. 2005. Traduction Philippe Mikriamos.
Les éditions Ypsilon réédite un recueil de textes de l’écrivaine italienne, paru en Italie en 1970 et en France en 1985 : Ne me demande jamais (Mai devi domandarmi). Traduction Muriel Morelli. 248 pages, 25 €. Ce livre réunit surtout des articles publiés dans La Stampa entre décembre 1968 et octobre 1970. La traduction de l’édition Denoël était de Georges Piroué.
Repères 1916 Natalia Levi naît à Palerme, en Sicile.
1933 Elle publie sa première nouvelle, Les Enfants, dans la revue littéraire Solaria.
1938 Elle épouse l’éditeur, activiste et résistant antifasciste Leone Ginzburg, dont elle aura trois enfants, Carlo, le célèbre historien, Andrea et Alexandra.
1944 Mort de Leone Ginzburg, torturé par la Gestapo.
1950 Elle se remarie avec l’angliciste Gabriele Bardini et s’installe à Londres.
1952 Nos années d’hier (Plon, 1956, retraduit chez Liana Levi sous le titre Tous nos hiers, 2003).
1957 Valentino, prix Viareggio. Suivie d’Au Sagittaire, la nouvelle est reprise chez Denoël en 2021 avec une préface de Geneviève Brisac.
1961 Les Voix du soir (Flammarion, 1962 ; rééd. Liana Levi, 2019).
1962 Les Petites vertus (Flammarion, 1964 ; rééd. Ypsilon, 2018).
1963 Les Mots de la tribu (Grasset, 1966), prix Strega.
1965 Je t’ai épousé pour l’allégresse, pièce de théâtre.
1970 Ne me demande jamais (Denoël, 1985 ; rééd. Ypsilon, 2024).
1973 Caro Michele (non traduit).
1974 Vita immaginaria (non traduit).
1983 La famiglia Manzoni (non traduit).
1983 Elle est élue députée indépendante au Parlement italien.
1984 La Ville et la Maison (Denoël, 1988).
1991 Elle meurt à Rome.
(chronologie publiée dans Le Monde)
On peut lire l’article de Geneviève Brisac paru dans Le Monde des Livres le 10 avril 2024 Ne me demande jamais : Natalia Ginzburg parle pour chacun de nous .
Le destin de l’homme se joue partout et tout le temps !
” Parler de l’humanité, c’est parler de soi-même. Dans le procès que l’individu intente perpétuellement à l’humanité, il est lui-même incriminé et la seule chose qui puisse le mettre hors de cause est la mort. Il est significatif qu’il se trouve constamment sur le banc des accusés, même quand il est juge. Personne ne peut prétendre que l’humanité est en train de pourrir sans, tout d’abord, constater les symptômes de la putréfaction sur lui-même, sans avoir lui-même commis de mauvaises actions. En ce domaine, toute observation doit être faite in vivo. Tout être vivant est prisonnier à perpétuité de l’humanité et contribue par sa vie, qu’il veuille ou non, à accroître ou à amoindrir la part de bonheur et de malheur, de grandeur et d’infamie, d’espoir et de désolation, de l’humanité.
C’est pourquoi je puis oser dire que le destin de l’homme se joue partout et tout le temps et qu’il est impossible d’évaluer ce qu’un être humain peut représenter pour un autre. Je crois que la solidarité, la sympathie et l’amour sont les dernières chemises blanches de l’humanité. Plus haut que toutes les vertus, je place cette forme que l’on appelle le pardon. Je crois que la soif humaine de pardon est inextinguible, non pas qu’il existe un péché originel d’origine divine ou diabolique mais parce que, dès l’origine, nous sommes en butte à une impitoyable organisation du monde contre laquelle nous sommes bien plus désarmés que nous pourrions le souhaiter.
Or, ce qu’il y a de tragique dans notre situation c’est que, tout en étant convaincu de l’existence des vertus humaines, je puis néanmoins nourrir des doutes quant à l’aptitude de l’homme à empêcher l’anéantissement du monde que nous redoutons tous. Et ce scepticisme s’explique par le fait que ce n’est pas l’homme qui décide, en définitive, du sort du monde, mais des blocs, des constellations de puissances, des groupes d’États, qui parlent tous une langue différente de celle de l’homme, à savoir celle du pouvoir. Je crois que l’ennemi héréditaire de l’homme est la macro-organisation, parce que celle-ci le prive du sentiment, indispensable à la vie, de sa responsabilité envers ses semblables, réduit le nombre des occasions qu’il a de faire preuve de solidarité et d’amour, et le transforme au contraire en codétenteur d’un pouvoir qui, même s’il paraît, sur le moment, dirigé contre les autres, est en fin de compte dirigé contre lui-même. Car qu’est-ce que le pouvoir si ce n’est le sentiment de n’avoir pas à répondre de ses mauvaises actions sur sa propre vie mais sur celle des autres ?
Si, pour terminer, je devais vous dire ce dont je rêve, comme la plupart de mes semblables, malgré mon impuissance, je dirais ceci : je souhaite que le plus grand nombre de gens possible comprennent qu’il est de leur devoir de se soustraire à l’emprise de ces blocs, de ces Églises, de ces organisations qui détiennent un pouvoir hostile à l’être humain, non pas dans le but de créer de nouvelles communautés, mais afin de réduire le potentiel d’anéantissement dont dispose le pouvoir en ce monde. C’est peut-être la seule chance qu’ait l’être humain de pouvoir un jour se conduire comme un homme parmi les hommes, de pouvoir redevenir la joie et l’ami de ses semblables. “
Publié en 1950 dans les colonnes de l’hebdomadaire Vi (Nous), organe de presse des coopératives suédoises, cet article répond à une enquête sur le thème “Croyons-nous en l’être humain ?” in La Dictature du chagrin, Agone 2001. Traduit du suédois par Philippe Bouquet.
Jeudi 14 mars visite de l’exposition Vera Molnár Parler à l’oeil au Centre Pompidou. Elle est visible du 28 février au 26 août 2024.
Vera Molnár, artiste française d’origine hongroise, est née Veronica Gács à Budapest le 5 janvier 1924. En 1947, elle s’installe à Paris avec son mari François Molnár (1922-1993). Elle est morte il y a peu à Paris, le 7 décembre 2023, dans la chambre de sa maison de retraite du 14e arrondissement.
Elle s’inscrit dans le courant de l’abstraction géométrique. Informaticienne avant l’heure, elle met en place dès 1959 un mode de production qu’elle nomme “Machine imaginaire”, protocole d’élaboration des formes à partir de contraintes mathématiques simples, mais riche d’infinis possibles . En 1961, elle cofonde le Groupe de recherche d’art visuel avec notamment son mari et le plasticien François Morellet (1926-2016). Elle devient en 1968 la première artiste en France à produire des dessins par ordinateur. Elle travaillait à la fin de sa vie à des vitraux pour l’abbaye de Lérins, sur l’île Saint-Honorat, en face de Cannes (Alpes-Maritimes)
Elle a été reconnue tardivement. Elle rappelait avec humour la phrase du peintre français, d’origine russe, Serge Poliakoff (1900-1969) : “La vie d’un peintre, c’est très simple, il n’y a que les soixante premières années qui sont dures.” Malevitch et Mondrian l’ont toujours fascinée. Elle admirait Le Corbusier et Fernand Léger.
Une de ses oeuvres exposées s’appelle OTTWW 1984-2010 (fil noir, clous. Paris, centre Pompidou). Elle a attiré mon attention. Le carton dit ceci : ” Conçue pour un Festival du vent à Caen, cette installation s’inspire d’un poème fameux du poète romantique anglais Percy Bysshe Shelly, Ode to the West Wind (1820), auquel Vera Molnár est attachée. Résultant d’un algorithme créé par l’artiste, les formes angulaires sont issues d’une figure mathématique reprenant la lettre W. Elles se déploient sur le mur à l’aide d’un fil de coton continu passant de clous en clous, comme les feuilles emportées par le souffle du vent évoquées par le poète. “
J’ai relu ce poème qui se trouve dans l‘Anthologie bilingue de la poésie anglaise (Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 2005). La plupart des poèmes de Shelley qui y figurent ont été publiées dans une très belle édition en 2006 : Poèmes. Imprimerie Nationale Éditions, collection La Salamandre. Les traductions sont de Robert Ellrodt.
Ode au vent d’ouest (Percy Bysshe Shelley)
I
Ô Vent d’ouest sauvage, âme et souffle de l’automne, Toi qui, par ton invisible présence, chasses Les feuilles mortes, fantômes fuyant un enchanteur,
Jaunes et noires et pâles, et rouges de fièvre, Multitudes frappées de pestilence ! Ô toi Qui transportes jusqu’à leur sombre lit d’hiver
Les semences aillées qui, froides, y reposent, Chacune comme un mort en sa tombe, attendant Que ta Sœur azurée de Printemps sonne enfin
Son clairon sur la terre qui rêve, et menant Les troupeaux des bourgeons délicats paître l’air, Remplisse plaine et monts de couleurs et d’odeurs
Vivantes, sauvage Esprit, qui te meus en tous lieux, Qui détruis et préserves, entends ! Ô entends-moi !
II
Toi dont le flux dans les hauteurs du ciel arrache Les nuages, comme les feuilles sèches de la Terre, Aux branches mêlées du Ciel et de l’Océan,
Messagers de la pluie et l’éclair, tu déploies Á la surface bleue de ta houle aérienne, Tels les cheveux brillants soulevés sur la tête
De quelque Ménade farouche, du bord obscur De l’horizon jusqu’à la hauteur du zénith, Les tresses de la tempête proche. Toi, chant funèbre
De l’an qui meurt, et sur lequel la nuit qui tombe Se referme comme le vaste dôme d’un sépulcre, Surplombé par toute la puissance assemblée
De tes vapeurs, dense atmosphère d’où jailliront La pluie noire et le feu et la grêle, entends-moi !
III
Toi qui sus éveiller de ses rêves d’été La Méditerranée lisse et bleue, assoupie Dans les calmes remous de ses flots cristallins,
Près d’une île de ponce dans la baie de Baïes, Et vis dans leur sommeil palais et tours antiques Trembler dans la lumière plus vive de la vague,
Tout tapissés de mousse et de fleurs azurées, Si douces que les sens à les peindre défaillent ! Toi pour qui l’Atlantique aux flots étales s’ouvre,
Découvrant des abîmes, au plus profond desquels Les floraisons des mers et les bois ruisselants, Feuillage sans sève de l’Océan, reconnaissent
Ta voix, et deviennent soudain gris de frayeur, Et frémissent et se dépouillent, oh, entends-moi !
IV
Si j’étais feuille morte que tu puisses porter, Nuage assez rapide pour voler avec toi, Ou vague palpitant sous ta puissance, soumis
Par ta force à la même impulsion et à peine Moins libre que toi, l’Irréductible ; si j’étais Au moins ce que jeune je fus, et pouvais être
Ton compagnon en tes errances dans le Ciel Comme au temps où dépasser ton vol éthéré Semblait à peine un rêve, je n’aurais avec toi,
Ainsi lutté en t’invoquant dans ma détresse. Oh ! ainsi qu’une vague, une feuille, un nuage, Emporte-moi ! Sur les épines de la vie
Je tombe et saigne ! Le lourd fardeau du temps m’enchaîne, Trop pareil à toi-même : indompté, prompt et fier.
V
Fais donc de moi ta lyre comme l’est la forêt. Qu’importe si mes feuilles tombent comme les siennes ! Le tumulte harmonieux de tes puissants accords
Tirera de nous deux un son grave, automnal, Doux même en sa tristesse. Deviens, âme farouche, Mon âme ! Deviens moi-même, ô toi l’impétueux !
Disperse à travers l’univers mes pensées mortes, Ces feuilles flétries, pour que renaisse la vie, Et par la seule incantation de ce poème
Propage comme à partir d’un âtre inextinguible, Cendres et étincelles, mes mots parmi les hommes Par ma bouche, pour la Terre non encore éveillée,
Sois la trompette d’une prophétie. Ô vent ! Si vient l’Hiver, le Printemps peut-il être loin ?
Poèmes. Imprimerie Nationale Éditions. Collection La Salamandre. 2006. Traduction Robert Ellrodt.
Ode to the West Wind
I
O wild West Wind, thou breath of Autumn’s being, Thou, from whose unseen presence the leaves dead Are driven, like ghosts from an enchanter fleeing,
Yellow, and black, and pale, and hectic red, Pestilence-stricken multitudes: O thou, Who chariotest to their dark wintry bed
The winged seeds, where they lie cold and low, Each like a corpse within its grave, until Thine azure sister of the Spring shall blow
Her clarion o’er the dreaming earth, and fill (Driving sweet buds like flocks to feed in air) With living hues and odours plain and hill:
Wild Spirit, which art moving everywhere; Destroyer and preserver; hear, O hear!
II
Thou on whose stream, ‘mid the steep sky’s commotion, Loose clouds like Earth’s decaying leaves are shed, Shook from the tangled boughs of Heaven and Ocean,
Angels of rain and lightning: there are spread On the blue surface of thine aery surge, Like the bright hair uplifted from the head
Of some fierce Maenad, even from the dim verge Of the horizon to the zenith’s height, The locks of the approaching storm. Thou Dirge
Of the dying year, to which this closing night Will be the dome of a vast sepulchre, Vaulted with all thy congregated might
Of vapours, from whose solid atmosphere Black rain, and fire, and hail will burst: O hear!
III
Thou who didst waken from his summer dreams The blue Mediterranean, where he lay, Lulled by the coil of his crystalline streams,
Beside a pumice isle in Baiae’s bay, And saw in sleep old palaces and towers Quivering within the wave’s intenser day,
All overgrown with azure moss and flowers So sweet, the sense faints picturing them! Thou For whose path the Atlantic’s level powers
Cleave themselves into chasms, while far below The sea-blooms and the oozy woods which wear The sapless foliage of the ocean, know
Thy voice, and suddenly grow grey with fear, And tremble and despoil themselves: O hear!
IV
If I were a dead leaf thou mightest bear; If I were a swift cloud to fly with thee; A wave to pant beneath thy power, and share
The impulse of thy strength, only less free Than thou, O uncontrollable! If even I were as in my boyhood, and could be
The comrade of thy wanderings over Heaven, As then, when to outstrip thy skiey speed Scarce seemed a vision; I would ne’er have striven
As thus with thee in prayer in my sore need. Oh! lift me as a wave, a leaf, a cloud! I fall upon the thorns of life! I bleed!
A heavy weight of hours has chained and bowed One too like thee: tameless, and swift, and proud.
V
Make me thy lyre, even as the forest is: What if my leaves are falling like its own! The tumult of thy mighty harmonies
Will take from both a deep, autumnal tone, Sweet though in sadness. Be thou, Spirit fierce, My spirit! Be thou me, impetuous one!
Drive my dead thoughts over the universe Like withered leaves to quicken a new birth! And, by the incantation of this verse,
Scatter, as from an unextinguished hearth Ashes and sparks, my words among mankind! Be through my lips to unawakened Earth
The trumpet of a prophecy! O Wind, If Winter comes, can Spring be far behind?
Ode écrite à Florence fin 1819. Publiée avec The Sensitive, The Cloud, To a Skylark dans Prometheus Unbound, with Other Poems. Août 1820.
El hormigón amenaza el Cerro de los Moros, el paraje de Soria que inspiró a Machado y a Bécquer. Varias asociaciones vecinales critican el plan de construir 1.300 viviendas en unas lomas de gran valor cultural y paisajístico (El País, 26 février 2024).
Antonio Machado, Gustavo Alfonso Bécquer, Gerardo Diego ont été inspirés par ce magnifique paysage de Castille. La spéculation immobiliaire prévoit la construction de 1304 logements (4000 habitants). Soria est une ville de moins de 40 000 habitants. La Asociación Soriana de Defensa de la Naturaleza (Asden), los Amigos del Museo Numantino, Hacendera y Soria por el Futuro (Ricardo Mínguez, Carmen Heras, José Francisco Yusta y Luis Giménez) luttent depuis des années pour protéger cet environnement extraordinaire. Merci à eux !
VIII He vuelto a ver los álamos dorados, álamos del camino en la ribera del Duero, entre San Polo y San Saturio, tras las murallas viejas de Soria – barbacana hacia Aragón, en castellana tierra -.
Estos chopos del río, que acompañan con el sonido de sus hojas secas el son del agua cuando el viento sopla, tienen en sus cortezas grabadas iniciales que son nombres de enamorados, cifras que son fechas.
¡ Álamos del amor que ayer tuvisteis de ruiseñores vuestras ramas llenas; álamos que seréis mañana liras del viento perfumado en primavera; álamos del amor cerca del agua que corre y pasa y sueña, álamos de las márgenes del Duero, conmigo váis, mi corazón os lleva !
Campos de Castilla, 1912.
Terres de Soria
VIII
Je suis revenu voir les peupliers dorés, Peupliers du chemin sur le rivage du Douro, entre San Polo et San Saturio, au-delà des vieilles murailles de Soria – barbacane tournée vers l’Aragon, en terre castillane.
Ces peupliers de la rivière, qui accompagnent du bruissement de leurs feuilles sèches le son de l’eau, quand le vent souffle, ont sur l’écorce, gravées, des initiales qui sont des noms d’amoureux, des chiffres qui sont des dates. Peupliers de l’amour dont les branches hier étaient remplies de rossignols; peupliers qui serez demain les lyres du vent parfumé au printemps; peupliers de l’amour près de l’eau qui coule, passe et songe, peupliers des berges du Douro, vous êtes en moi, mon coeur vous emporte !
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésies de la guerre. 2004. Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144.
Lettre écrite par le poète à la vieille de sa mort à Nimet Eloui Bey.
” Madame, oui, misérablement, horriblement malade, et douloureusement jusqu’à un point que je n’ai jamais osé imaginer. C’est cette souffrance déjà anonyme, que les médecins baptisent, mais qui, elle, se contente à nous apprendre trois ou quatre cris où notre voix ne se reconnaît point. Elle qui avait l’éducation des nuances !
Point de fleurs, Madame, je vous en supplie, leur présence excite les démons dont la chambre est pleine. Mais ce qui m’est venu avec les fleurs, s’ajoutera la grâce de l’invisible. Oh merci !
(mercredi) 29 décembre 1926. “
La dernière amitié de Rainer Maria Rilke. Arguments, Les vies imaginaires. 2023.
Rainer Maria Rilke est décédé des suites d’une leucémie le 29 décembre 1926 dans un sanatorium de Val-Mont, au-dessus de Montreux (Suisse). Il est enterré au cimetière de Rarogne. Il avait rencontré Nimet Eloui Bey en 1926 à Lausanne. Celle-ci, de souche circassienne ou tcherkesse, était née vers 1903 au Caire. Elle avait épousé à 18 ans Aziz Eloui Bey, riche homme d’affaires égyptien que la photographe Lee Miller lui ravit. Elle est morte à Neuilly le 4 août 1943.