Eugénio de Andrade II 1923 – 2005

Eugénio de Andrade.

II

O muro é branco
e bruscamente
sobre o branco do muro cai a noite.


Há uma cavalo próximo do silêncio,
uma pedra fria sobre a boca,
pedra cega de sono.


Amar-te-ia se viesses agora
ou inclinasses
o teu rosto sobre o meu tão puro
e tão perdido,
ó vida.

Matéria solar, 1980.

II

Le mur est blanc
et brusquement
sur le blanc du mur tombe la nuit.

Il y a un cheval proche du silence,
une pierre froide sur la bouche,
pierre aveuglée de sommeil.

Je t’aimerais si tu venais maintenant,
si tu penchais
ton visage sur le mien tellement pur
et tellement perdu,
ô vie.

Matière solaire, 1980.

(Traduction: Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antónia Câmara Manuel)

VII

Conhecias o verâo pelo cheiro,
o silêncio antiquíssimo
do muro, o furor das cigarras,
inventavas a luz acidulada
a prumo, a sombra breve
onde o rapazito adormecera,
o brilho das espáduas.
E o que te cega, o sol da pele.

Matéria Sola, 1980

                 VII

Tu connaissais l’été à son odeur,
le silence très ancien
du mur, l’ardeur des cigales,
tu inventais la lumière acidulée
tombant à pic, l’ombre brève
où le gamin s’était endormi,
le brillant des épaules.
C’est ce qui t’aveugle, le soleil de la peau.

Matière solaire, 1980.

(Traduction: Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antónia Câmara Manuel)

XXXVI

Pela manhâ de junho é que eu iria
pela última vez.
Iria sem saber onde a estrada leva.

E a sede.

Matéria solar, 1980

XXXVI

Par un matin de juin je m’en irai
pour la dernière fois.
Je m’en irai sans savoir où mène la route.

Ni la soif.

Matière solaire, 1980.

(Traduction: Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antónia Câmara Manuel)

X

Essa mulher, a doce melancolia
dos seus ombros, canta.
O rumor
da sua voz entra-me pelo sono,
é muito antigo.
Traz o cheiro acidulado
da minha infância chapinhada ao sol.
O corpo leve quase de vidro.

O Peso da Sombra (1982)

X

Cette femme, la douce mélancolie
de ses épaules, chante.
La rumeur
de sa voix me pénètre en plein sommeil,
elle est très ancienne.
Et m’apporte l’odeur acidulée
de mon enfance s’ébrouant au soleil.
Le corps léger presque de verre.

Le poids de l’ombre, 1982

(Traduction: Michel Chandeigne, Patrick Quillier, Maria Antónia Câmara Manuel)

Eugénio de Andrade I 1923 – 2005

Eugénio de Andrade.

Eugénio de Andrade, «Da palavra ao silêncio», Rosto Precario, Porto, Fundaçã o Eugénio de Andrade, 1995 (1 ère éd.1979) p. 37-38.

«En ce temps-là […] j’ai appris qu’il y avait très peu de choses absolument nécessaires. Ce sont ces choses que mes vers aiment et exaltent. La terre et l’eau, la lumière et le vent deviennent consubstantiels pour faire corps avec tout l’amour dont ma poésie est capable. Mes racines plongent depuis l’enfance dans le monde le plus élémentaire. Je garde de ce temps le goût pour une architecture extrêmement claire et dénudée, que mes poèmes s’emploient à réfléchir; l’amour pour la blancheur de la chaux à laquelle se mêle invariablement, dans mon esprit, le chant dur des cigales; une préférence pour le langage parlé, presque réduit aux paroles nues et nettes d’un cérémonial archaïque. […] [La] pureté dont on a tant parlé à propos de ma poésie, c’est simplement de la passion, passion pour les choses de la terre, dans leur forme la plus ardente et non encore consumée.»

Eugenio de Andrade (né José Fintinhas) est né le 19 janvier 1923 à Póvoa de Atalaia, (Province de Beira Baixa, Portugal). Il est issu d’une famille de paysans. Il vit à Lisbonne de 1932 à 1943. Il s’installe à Porto en 1950 et fait une carrière d’inspecteur au ministère de la Santé. Il commence à publier des plaquettes à 16 ans et son œuvre est célébrée à partir de 1948. Mais, malgré sa célébrité, Eugénio de Andrade est resté un homme solitaire, fuyant les mondanités et les apparitions publiques.

Traducteur, auteur d’anthologies, romancier et poète, son œuvre est traduite en une douzaine de langues.

Il a reçu le Prix de l’Association internationale des critiques littéraires (1986), le Grand Prix de poésie de l’Association portugaise des écrivains (1989) et le prix Camões de la littérature portugaise en 2001. Il est mort à Porto le 13 juin 2005 des suites d’une très longue maladie neurologique.

Traductions françaises.

(La plupart de ses œuvres ont été publiées en édition bilingue aux Éditions de la Différence.)

Vingt-sept poèmes, traduit par Michel Chandeigne. Typographie Michel Chandeigne, 1983.

Matière solaire, traduit par Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne, et Patrick Quiller, La Différence, 1986.
Les Poids de l’ombre, traduit par Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne, et Patrick Quiller, La Différence, 1986.
Blanc sur blanc, traduit par Michel Chandeigne, La Différence, 1988.

Ecrits de la terre, traduit par Michel Chandeigne; La Différence, 1988.
L’Autre nom de la terre traduit par Michel Chandeigne et Nicole Siganos, La Différence, 1990.
Versants du regard et autres poèmes en prose, traduit par Patrick Quillier, La Différence, 1990.

Trente poèmes. Porto, 1992.
Office de la patience, traduit par Michel Chandeigne, Orfeu-Livraria Portuguesa, 1995.
Le Sel de la langue, traduit par Michel Chandeigne, La Différence, 1999.

A l’approche des eaux, traduit par Michel Chandeigne. La Différence, 2000.
Les Lieux du feu, traduit par Michel Chandeigne, L’Escampette 2001.
Matière solaire, suivi de Le poids de l’ombre et de Blanc sur blanc. Traduit du portugais par Michel Chandeigne, Patrick Quillier et Maria Antonia Camara Manuel, Poésie / Gallimard, 2004 n°395.

Francis Scott Fitzgerald

Francis Scott Fitzgerald, vers 1921.

Deux des passages les plus célèbres de Gatsby le magnifique (The Great Gatsby) en version originale et dans certaines traductions françaises.

The Great Gatsby, 1925.

«In my younger and more vulnerable years my father gave me some advice that I’ve been turning over in my mind ever since. “Whenever you feel like criticizing any one,” he told me, “just remember that all the people in this world haven’t had the advantages that you’ve had.»

«Quand j’étais plus jeune, c’est-à-dire plus vulnérable, mon père me donna un conseil que je ne cesse de retourner dans mon esprit: – Quand tu auras envie de critiquer quelqu’un, songe que tout le monde n’a pas joui des mêmes avantages que toi » (Traduction 1926 Victor Llona, première version. Edition Simon Kra)

«Quand j’étais plus jeune, c’est-à-dire plus vulnérable, mon père me donna un conseil que je ne cesse de retourner dans mon esprit: — Quand tu auras envie de critiquer quelqu’un, songe que tout le monde n’a pas joui des mêmes avantages que toi.» (Traduction 1946 Victor Llona, deuxième version. Edition Grasset; rééd. Livre de Poche)


«J’étais très jeune encore et d’autant plus influençable, le jour où mon père m’a donné un certain conseil qui n’a jamais cessé de m’occuper l’esprit. — Quand tu es sur le point de critiquer quelqu’un, m’a-t-il dit, souviens-toi simplement que sur terre tout le monde ne jouit pas des mêmes avantages que toi.» (Traduction 1990 Jacques Tournier. Livre de poche)


«Quand j’étais plus jeune et plus influençable, mon père m’a donné un conseil que je n’ai cessé de méditer depuis. «Chaque fois que tu as envie de critiquer quelqu’un, me dit-il, souviens-toi seulement que tout le monde n’a pas bénéficié des mêmes avantages que toi.” » (Traduction 2011 Julie Wolkenstein. POL)

«Quand j’étais plus jeune et plus vulnérable, mon père, un jour, m’a donné un conseil que je n’ai pas cessé de retourner dans ma tête. / “Chaque fois que tu seras tenté de critiquer quelqu’un, m’a-t-il dit, songe d’abord que tout un chacun n’a pas eu en ce bas monde les mêmes avantages que toi.”» (Traduction 2012 Philippe Jaworski. Gallimard)

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” Gatsby believed in the green light, the orgastic future that year by year recedes before us. It eluded us then, but that’s no matter – tomorrow we will run faster, stretch out our arms further… And one fine morning…

– So we beat on, boats against the current, borne back ceaselessly into the past.”

” Gatsby croyait en la lumière verte, l’extatique avenir qui d’année en année recule devant nous. Il nous a échappé ? Qu’importe ! Demain nous courrons plus vite, nos bras s’étendront plus loin… Et un beau matin…
C’est ainsi que nous avançons, barques luttant contre un courant qui nous rejette sans cesse vers le passé.” (Traduction Victor Liona 1926 Edition Simon Kra puis 1946 Edition Grasset; rééd. Livre de Poche)

” Gatsby avait foi en cette lumière verte, en cet avenir orgastique qui chaque année recule devant nous. Pour le moment, il nous échappe. Mais c’est sans importance. Demain, nous courrons plus vite, nous tendrons les bras plus avant… Et, un beau matin…
Et nous luttons ainsi, barques à contre-courant, refoulés sans fin vers notre passé.” (Traduction Jacques Tournier 1990. Livre de poche)

” Gatsby croyait à la lumière verte, à cet orgasme imminent qui, année après année, reflue avant que nous l’ayons atteint. Nous avons échoué cette fois-ci, mais cela ne fait rien : demain nous serons plus rapides, nous étendrons nos bras plus loin – et, un beau matin…
C’est ainsi que nous nous débattons, comme des barques contre le courant, sans cesse repoussés vers le passé.” (Traduction Julie Wolkenstein, POL 2011)

« Gatsby croyait en la lumière verte, en l’avenir orgastique qui, d’année en année, recule devant nous. Il nous échappé cette fois? Peu importe…Demain, nous courrons plus vite, nous tendrons les bras plus loin…Et un beau matin…
C’est ainsi que nous avançons, barques à contre-courant, sans cesse ramenés vers le passé.» (Traduction 2012 Philippe Jaworski. Gallimard.)

Livre de Poche. 1990. (Traduction Jacques Tournier )

Miquel Martí i Pol 1929 – 2003

Miquel Martí i Pol jeune. Can Clarà. 23 septembre 1951.

Metamorfosi

De tant en tant la mort i jo som u:
mengem el pa de la mateixa llesca,
bevem el vi de la mateixa copa
o compartim amicalment les hores
sense dir res, llegint el mateix llibre.

De tant en tant la mort, la meva mort,
se’m fa present quan sóc tot sol a casa.
Aleshores parlem tranquil·lament
del que passa pel món i de les noies
que ja no puc haver. Tranquil·lament
parlem la mort i jo d’aquestes coses.

De tant en tant – només de tant en tant –
és la mort la que escriu els meus poemes
i me’ls llegeix, mentre jo faig de mort
i l’escolto en silenci, que és tal com
vull que escolti la mort quan jo lleigeixo.

De tant en tant la mort i jo som u :
la meva mort i jo som u, i el temps
s’esfulla lentament i el compartim,
la mort i jo, sense fer escarafalls,
dignament, que diríem per entendre’ns.

Després les coses tornen al seu lloc
I cadascú reprèn la seva via.

Quadern de vacances, 1976.

Métamorphose

Parfois la mort et moi ne faisons qu’un :
nous mangeons la même tranche de pain
et buvons le vin de la même coupe,
en bons amis nous partageons les heures
sans rien dire, lisant le même livre.

Parfois, je suis tout seul à la maison,
et voilà que la mort, ma mort, m’est présente.
Nous discutons alors tranquillement
des événements du monde et des filles
que je ne peux avoir. Tranquillement
nous parlons, la mort et moi, de cela.

Parfois — et seulement à ce moment —
c’est elle, la mort, qui écrit mes poèmes
et me les lit quand je tiens lieu de mort,
je l’écoute en silence, c’est ainsi
qu’elle doit m’écouter lorsque je lis.

Parfois la mort et moi ne faisons qu’un.
Ma mort et moi ne faisons qu’un, le temps
s’effeuille lentement et nous le partageons,
la mort et moi, sans faire de manières,
dignes, si je puis m’exprimer ainsi.

Puis les choses se remettent à leur place
et chacun reprend son chemin.

Cahier de vacances. (Traduit par Patrick Gifreu)

William Faulkner

William Faulkner

The Sound and the Fury, 1929.
June 2nd 1910

« When the shadow of the sash appeared on the curtains it was between seven and eight o’ clock and then I was in time again,hearing the watch. It was Grandfather’s and when Father gave it to me he said I give you the mausoleum of all hope and desire; it’s rather excruciatingly apt that you will use it to gain the reducto absurdum of all human experience which can fit your individual needs no better than it fitted his or his father’s. I give it to you not that you may remember time, but that you might forget it now and then for a moment and not spend all your breath trying to conquer it. Because no battle is ever won he said. They are not even fought. The field only reveals to man his own folly and despair, and victory is an illusion of philosophers and fools. »

Le bruit et la fureur. (Traduction Maurice-Edgar Coindreau) Editions Gallimard, 1938.

2 juin 1910

« Quand l’ombre de la croisée apparaissait sur les rideaux, il était entre sept heures et huit heures du matin. Je me retrouvais alors dans le temps, et j’entendais la montre. C’était la montre de grand-père et, en me la donnant, mon père m’avait dit : Quentin, je te donne le mausolée de tout espoir et de tout désir. Il est plus que douloureusement probable que tu l’emploieras pour obtenir le reducto absurdum de toute expérience humaine, et tes besoins ne s’en trouveront pas plus satisfaits que ne le furent les siens ou ceux de son père. Je te le donne, non pour que tu te rappelles le temps, mais pour que tu puisses l’oublier parfois pour un instant, pour éviter que tu ne t’essouffles en essayant de le conquérir. Parce que, dit-il, les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livre même pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folie et son désespoir, et la victoire n’est jamais que l’illusion des philosophes et des sots. »

Miquel Martí i Pol 1929 – 2003

Joie de la parole. (Traduction de Patrick Gifreu). Orphée, La Différence,1993.

Invitació a la dansa

Amb penes i treballs mantinc intacte un vell reducte que amb el pas del temps s’ha convertit en una fortalesa.
Parapetat darrere el que he perdut, lúcidament defenso el privilegi de ser qui sóc, d’escriure com escric i de viure com visc, sempre que el cos se’m conservi en uns mínims acceptables.
Ara que l’agost bat els seus metalls amb una escandalosa desmesura, jo em refugio en la solemnitat que s’ha integrat en mi i em representa.

Després, els déus diran per quin camí i amb quina gent he de seguir la ruta;
Dòcil i greu allargaré les mans per aprendre el nou ritme de la pluja.

Després de tot (1990-2002). Premio Laureà Melà.

Barcelona. Monumento al libro (Joan Brossa 1919 – 1998), 1994.

Miquel Martí i Pol est un poète espagnol d’expression catalane. Il est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter (Catalogne, Espagne). il est mort le 11 novembre 2003 à Vic (Catalogne, Espagne).
Fils d’ouvriers, il commence à travailler à l’âge de 14 ans dans une usine textile de sa ville. A 19 ans, il est atteint d’une tuberculose pulmonaire, ce qui le maintient alité. Il lit énormément. Sa poésie des années 50 est simple. Elle exprime le sentiment amoureux.
Dans les années 1960, il commence à être connu pour ses poèmes engagés et réalistes. Il milite alors au PSUC clandestin (Partido Socialista Unificado de Cataluña). Atteint de sclérose multiple, il est obligé de cesser de travailler en 1973. Sa poésie devient plus intérieure et intimiste. Elle exprime aussi sa lutte contre la maladie. Il devient un des poètes catalans les plus lus et les plus populaires. Ses poèmes sont chantés par des interprètes tels que Lluís Llach, María del Mar Bonet, Teresa Rebull, Arianna Savall.

Ses œuvres complètes sont publiées en quatre volumes de 1989 à 2004. Il a reçu en 1991 le Prix d’Honneur des Lettres catalanes.

Barcelone. Monument au livre (Joan Brossa 1919 – 1998), 1994. Plaque avec la signature de Miquel Martí i Pol, installée par la Corporation des Libraires de Barcelone en 1998.

Primo Levi

Primo Levi. 1987.

Primo Levi est né le 31 juillet 1919 à Turin. Il est mort le 11 avril 1987 à Turin à la suite d’une chute dans l’escalier intérieur de son immeuble. Il se serait suicidé.

Issu d’une vieille famille juive libérale du Piémont, il obtient un doctorat en chimie, mais ne peut trouver d’emploi stable en raison des lois raciales de l’Italie fasciste de Mussolini.

Il est arrêté le 13 décembre 1943 en tant que membre du mouvement de résistance Giustizia e Libertà. Il est déporté ensuite comme juif à Auschwitz et y est détenu du 22 février 1944 à la libération du camp, le 27 janvier 1945 sous le matricule 174.517. De son convoi de 650 personnes, seulement 20 personnes survivront.

Il écrit Si c’est un homme (Se questo è un uomo) entre décembre 1945 et janvier 1947. Le manuscrit est refusé une première fois par Giulio Einaudi, Cesare Pavese, Natalia Ginzburg. Il est publié le 11 octobre 1947 à 2 500 exemplaires par la petite maison d’édition De Silva. Italo Calvino, dans le journal communiste L’Unità, estime que ces pages comptent « parmi les plus belles sur la ­littérature de la seconde guerre mondiale ». Le livre reste pourtant confidentiel jusqu’en 1963, année de la publication de La Trève (La Tregua) qui raconte le périple du retour de l’auteur en Italie.

Se questo è un uomo est alors vendu à près de cent mille exemplaires et est traduit en plusieurs langues, dont l’allemand. Le livre est un des grands témoignages sur l’horreur de la Shoah.

Si c’est un homme. Présentation de l’édition scolaire.

«Je serai heureux si je sais que ne serait-ce qu’un seul de mes nouveaux lecteurs a compris combien il est dangereux, le chemin qui part du fanatisme nationaliste et de l’abdication de la raison.»

Si c’est un homme (Se questo è un uomo). Traduit de l’italien par Martine Schruoffeneger. Julliard, 1987.

“Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter”

Rongé par la soif, l’auteur se saisit d’un bloc de glace qu’il espère pouvoir lécher:
«[…] je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. «Warum?», dis-je dans mon allemand hésitant. «Hier ist kein warum» [Ici, il n’y a pas de pourquoi]»

“Je suis juif parce que le sort a voulu que je naisse juif. Je n’en rougis pas et je ne m’en glorifie pas. Etre juif pour moi, c’est une question d’«identité», une «identité» à laquelle, je dois le préciser, je n’ai pas l’intention de renoncer”.

Couverture originale de Se questo è un uomo (1947) illustrée par un dessin de Goya.

Franz Kafka

Recueils, nouvelles et récits publiés en librairie. Nouvelles et récits. Oeuvres complètes, I. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 2018. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre.


Désir de devenir un Indien
«Si seulement on était un Indien, tout de suite prêt, et que sur le cheval au galop, incliné en l’air, on était pris et repris par de brefs tremblements au-dessus du sol trépidant, jusqu’au moment où on lâchait les éperons, car il n’y avait pas d’éperons, où on envoyait promener les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et où on voyait à peine la campagne devant soi, telle une lande tondue à ras, en ayant déjà plus d’encolure ni de tête de cheval.»
Publié en 1912 dans le recueil Betrachtung.

Franz Kafka, 1906.

Cesare Pavese 1908 – 1950

Cesare Pavese.

Fin de l’imagination

Ce corps ne revivra jamais plus. Quand on touche ses yeux,
on sent qu’une poignée de terre est plus vivante, car la terre,
même à l’aube, se tait, simplement, repliée sur elle-même.
Un cadavre au contraire, c’est le reste de trop nombreux éveils.

Nous avons cette seule vertu: commencer
chaque jour notre vie – devant la terre,
sous un ciel silencieux – dans l’attente d’un éveil.
Certains sont stupéfaits que l’aube soit si dure;
d’éveil en éveil un travail s’accomplit.
Mais nous vivons seulement pour un frisson d’où naît
notre travail futur, pour réveiller la terre une fois.
Ce qui arrive parfois. Puis elle se tait à nouveau comme nous.

Si la main effleurant ce visage n’était gauche
– main vivante qui sent au toucher ce qui vit -,
si ce froid n’était vraiment que le froid
de la terre, dans l’aube qui glace la terre,
peut-être serait-ce un éveil, et les choses qui se taisent
à l’approche de l’aube, parleraient encore. Mais ma main
est tremblante et plus qu’à tout ressemble à une main immobile.

D’autres fois s’éveiller en pleine aube, c’était
une douleur brutale, un spasme de lumière,
mais c’était malgré tout une libération. L’avare parole
de la terre était gaie, pendant un bref instant,
et mourir c’était encore y revenir. Le corps qui attend maintenant
n’est qu’un vestige d’éveils trop nombreux et il ne revient plus
à la terre. Et les lèvres durcies ne le disent même pas.

Travailler fatigue/La mort viendra et elle aura tes yeux. Poésie/ Gallimard (Traduction Gilles de Van). 1969.

Fine della fantasia

Questo corpo mai più ricomincia. A toccargli le occhiaie
uno sente che un mucchio di terra è più vivo,
ché la terra, anche all’alba, non fa che tacere in se stessa.
Ma un cadavere è un resto di troppi risvegli.

Non abbiamo che questa virtù: cominciare
ogni giorno la vita – davanti alla terra,
sotto un cielo che tace – attendendo un risveglio.
Si stupisce qualcuno che l’alba sia tanta fatica;
di risveglio in risveglio un lavoro è compiuto.
Ma viviamo soltanto per dare in un brivido
al lavoro futuro e svegliare una volta la terra.
E talvolta ci accade. Poi torna a tacere con noi.
Se a sfiorare quel volto la mano non fosse malferma
viva mano che sente la vita se tocca –
se davvero quel freddo non fosse che il freddo
della terra, nell’alba che gela la terra,
forse questo sarebbe un risveglio, e le cose che tacciono
sotto l’alba, direbbero ancora parole. Ma trema
la mia mano, e di tutte le cose somiglia alla mano
che non muove.

Altre volte svegliarsi nell’alba
era un secco dolore, uno strappo di luce,
ma era pure una liberazione. L’avara parola
della terra era gaia, in un rapido istante,
e morire era ancora tornarci. Ora, il corpo che attende
è un avanzo di troppi risvegli e alla terra non torna.
Non lo dicon nemmeno, le labbra indurite.

1933

Poesie del disamore (1934 – 1938)

Torino, Albergo Roma e Rocca Cavour. Piazza Carlo Felice, 60, Cesare Pavese s’est suicidé dans cet hôtel le 27 août 1950

Dante Alighieri

Portrait de Dante Alighieri, 1495. Genève, Collection particulière.

Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par un forêt obscure
car la voie droite était perdue.

Ah dire ce qu’elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peur dans la pensée!

Elle est si amère que mort l’est à peine plus ;
mais pour parler du bien que j’y trouvai,
je dirai des autres choses que j’y ai vues.

Je ne sais pas bien redire comment j’y entrai,
tant j’étais plein de sommeil en ce point
où j’abandonnai la voie vraie.

Mais quand je fus venu au pied d’une colline
où finissait cette vallée
qui m’avait pénétré le cœur de peur,

Je regardai en haut et je vis ses épaules
vêtues déjà par les rayons de la planète
qui mène chacun droit par tous sentiers.

Alors la peur se tint un peu tranquille,
qui dans le lac du cœur m’avait duré
la nuit que je passai si plein de peine.

Et comme celui qui hors d’haleine,
sorti de la mer au rivage,
se retourne vers l’eau périlleuse et regarde,

Ainsi mon âme, qui fuyait encore,
se retourna pour regarder le pas
qui ne laissa jamais personne en vie.

La Divine comédie: L’Enfer, Chant I. (Traduction Jacqueline Risset, Édition Flammarion, 1985.)

Nel mezzo del commin di nostra vita
mi retrovai per una selva oscura
chè la diritta vía era smarrita

Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura!

Tant’è amara che poco è più morte;
ma per trattar del ben ch’i’ vi trovai,
dirò de l’altre cose ch’i’ v’ho scorte.

Io non so ben ridir com’i’ v’intrai,
tant’era pien di sonno a quel punto
che la verace via abbandonai.

Ma poi ch’i’ fui al piè d’un colle giunto,
là dove terminava quella valle
che m’avea di paura il cor compunto,

guardai in alto, e vidi le sue spalle
vestite già de’ raggi del pianeta
che mena dritto altrui per ogne calle.

Allor fu la paura un poco queta
che nel lago del cor m’era durata
la notte ch’i’ passai con tanta pieta.

E come quei che con lena affannata
uscito fuor del pelago a la riva
si volge a l’acqua perigliosa e guata,

così l’animo mio, ch’ancor fuggiva,
si volse a retro a rimirar lo passo
che non lasciò già mai persona viva.

” Pourquoi me démolissez-vous? ” de l’Enfer de la Divine Comédie de Dante (Gustave Doré), vers 1860.