William Faulkner

Les Palmiers sauvages (ou Si je t’oublie, Jérusalem ) est un livre de William Faulkner que j’ai lu il y a très longtemps et qui m’a profondément marqué.
Initialement publié sous le titre de The Wild Palms, l’œuvre, pour les rééditions contemporaines, reprend son titre originellement choisi par l’écrivain, If I Forget Thee, Jerusalem, et qu’avait refusé le premier éditeur. Ce titre est tiré du psaume 137 qui rappelle la captivité des Juifs à Babylone. «Si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens de toi, si je ne fais de Jérusalem le principal sujet de ma joie!»
À l’instar de l’édition originale, la première édition française est titrée Les Palmiers sauvages (1952). Les éditions récentes adoptent le titre Si je t’oublie, Jérusalem (2000) voulu par Faulkner.
L’œuvre mêle le récit de deux nouvelles : l’une intitulée Les Palmiers sauvages, l’autre intitulée Le Vieux Père, dont les chapitres successifs alternent.

Les Palmiers sauvages raconte le destin médiocre de Harry Wilbourne, un interne qui travaille dans un hôpital de La Nouvelle-Orléans. Il fuit le Sud avec Charlotte Rittenmeyer, une femme mariée, rebelle et vaguement artiste. Le couple prend le train et se rend à Chicago, puis dans le Wisconsin. Leur passion s’effrite, et Harry se complaît à en détruire l’objet.
Dans Le Vieux Père pour sauver une femme enceinte, un détenu, dont le nom n’est jamais révélé, lutte avec stoïcisme contre les eaux tumultueuses de la grande inondation du Mississippi de 1927.
il n’existe aucun fait, aucun personnage commun aux deux récits. Il y a, de plus, un écart de dix ans entre les deux actions.
C’est le roman de Faulkner où la souffrance atteint peut-être sa plus grande intensité, morale, mais aussi physique. C’est un reflet de l’état du romancier à l’époque où il écrivait ce roman.

Lettre du 8 juillet 1938 in Lettres choisies.

«Voilà six mois que ma famille et mon dos me posent de tels problèmes que je suis toujours dans l’impossibilité de dire si le roman est bien ou ne vaut pas un clou. J’ai l’impression de l’avoir écrit comme assis devant un mur; ma main avec la plume passait à travers pour écrire non seulement sur un papier invisible mais dans une obscurité totale, de sorte que je ne savais même pas si la plume écrivait encore.»

Ce roman a été traduit en espagnol par Jorge Luis Borges dès 1940 et publié par Editorial Sudamericana. L’auteur argentin est parti de l’édition anglaise censurée. Des auteurs tels que Juan Carlos Onetti, Guillermo Cabrera Infante, Juan María Arguedas, Gabriel García Márquez ont reconnu l’importance de cette traduction sur leur propre oeuvre. Mario Vargas Llosa dans ses mémoires El pez en el agua (Seix Barral, México, 1993) se souvient qu’il l’a lu alors qu’il était étudiant en lettres et en droit à L’université San Marcos de Lima (1953-1958): “Junto con Sartre, Faulkner fue el autor que más admiré en mis años sanmarquinos; él me hizo sentir la urgencia de aprender inglés para poder leer sus libros en su lengua original” […] “desde la primera novela que leí de él Las “Palmeras Salvajes”, en la traducción de Borges—, me produjo un deslumbramiento que aún no ha cesado. Fue el primer escritor que estudié con papel y lápiz a la mano, tomando notas para no extraviarme en sus laberintos genealógicos y mudas de tiempo y de puntos de vista, y, también, tratando de desentrañar los secretos de la barroca construcción que era cada una de sus historias, el serpentino lenguaje, la dislocación de la cronología, el misterio y la profundidad y las inquietantes ambigüedades y sutilezas psicológicas que esa forma daba a las historias.”

William Faulkner Si je t’oublie, Jérusalem (The wild palms), 1939. Traduction Maurice-Edgar Coindreau, Éditions Gallimard, 1952. Revue par François Pitavy, Editions Gallimard, 2000. La Pléiade.

«Elle lui ressaisit les cheveux et lui fit mal de nouveau, mais il savait maintenant qu’elle savait qu’elle lui faisait mal. “ – Écoute, il faut que tout soit lune de miel. Toujours et à jamais, jusqu’à ce que l’un de nous deux meure. Il ne peut pas en être autrement. Le paradis ou l’enfer, mais entre les deux, pas de purgatoire confortable, sûr et paisible, où nous attendrions toi et moi d’être rattrapés par la bonne conduite, la patience, la honte ou le repentir.
– Ainsi, ce n’est pas en moi que tu crois, que tu as confiance, c’est en l’amour.» Elle le regarda. «Je ne dis pas moi seulement mais n’importe quel homme.
– Oui, c’est en l’amour. On dit que l’amour entre deux êtres meurt. Ce n’est pas vrai, il ne meurt pas. Tout simplement il vous quitte, il s’en va, si on n’est pas assez bon, si on n’est pas assez digne de lui. Il ne meurt pas ; ce sont les gens qui meurent. C’est comme la mer. Si on n’est pas bon, si on commence à y sentir mauvais, elle vous dégueule et vous rejette quelque part pour mourir. On meurt de toute façon, mais je préférerais disparaître noyée en mer plutôt que d’être rejetée sur quelque plage déserte pour m’y dessécher au soleil, y devenir une petite tâche puante et anonyme avec juste un Cela a été en guise d’épitaphe.”

“ She grasped his hair again, hurting him again though now he knew she knew she was hurting him.»

– Listen, it’s got to be all honeymoon, always. For ever and ever, until one of us dies. It can’t be anything else. Either heaven, or hell: no comfortable safe peaceful purgatory between for you and me to wait in until good behaviour or for bearance or shame or repentance overtakes us.

– So it’s not me you believe in, put trust in; it’s love.» She looked at him. «Not just me; any man.

– Yes. It’s love. They say love dies between two people. That’s wrong. It doesn’t die. It just leaves you, goes away, if you aren’t good enough, worthy enough. It doesn’t die; you’re the the one that dies. It’s like the ocean: if you’re no good, if you begin to make a bad smell in it, it just spews you up somewhere to die. You die anyway, but I had rather drown in the ocean than be urped up onto a strip of dead beach and be dried away by the sun into a little foul smear with no name to it, just this was for an epitaph.»

Fernando Pessoa

Fernando Pessoa (Augusto Ferreira Gomes). Dernière photo 1 février 1935.

Fernando António Nogueira Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne. Il y est mort le 30 novembre 1935.

Fragment 451.
« Voyager? Pour voyager il suffit d’exister. Je vais d’un jour à l’autre comme d’une gare à l’autre, dans le train de mon corps ou de ma destinée, penché sur les rues et les places, sur les visages et les gestes, toujours semblables, toujours différents, comme, du reste, le sont les paysages.
Si j’imagine, je vois. Que fais-je de plus en voyageant? Seule une extrême faiblesse de l’imagination peut justifier que l’on ait à se déplacer pour sentir.
«N’importe quelle route, et même cette route d’Entepfuhl, te conduira au bout du monde.» mais le bout du monde, depuis que le monde s’est trouvé accompli lorsqu’on en eut fait le tour, c’est justement cet Entepfuhl d’où l’on était parti. En fait, le bout du monde, comme son début lui-même, c’est notre conception du monde. C’est en nous que les paysages trouvent un paysage. C’est pourquoi, si je les imagine, je les crée; si je les crée, ils existent; s’ils existent, je les vois tout comme je vois les autres. Á quoi bon voyager? A Madrid, à Berlin, en Perse, en Chine, à chacun des pôles, où serais-je sinon en moi-même, et enfermé dans mon type et mon genre propre de sensations?
La vie est ce que nous en faisons. Les voyages, ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons, mais de ce que nous sommes.»

Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. Édition intégrale. Christian Bourgois. 1999. Traduction; Françoise Laye.

« Viajar? Para viajar basta existir. Vou de dia para dia, como de estação para estação, no comboio do meu corpo, ou do meu destino, debruçado sobre as ruas e as praças, sobre os gestos e os rostos, sempre iguais e sempre diferentes, como, afinal, as paisagens são.

Se imagino, vejo. Que mais faço eu se viajo? Só a fraqueza extrema da imaginação justifica que se tenha que deslocar para sentir.

«Qualquer estrada, esta mesma estrada de Entepfuhl, te levará até ao fim do mundo.» Mas o fim do mundo, desde que o mundo se consumou dando-lhe a volta, é o mesmo Entepfuhl de onde se partiu. Na realidade, o fim do mundo, como o princípio, é o nosso conceito do mundo. É em nós que as paisagens têm paisagem. Por isso, se as imagino, as crio; se as crio, são; se são, vejo-as como às outras. Para quê viajar? Em Madrid, em Berlim, na Pérsia, na China, nos Pólos ambos, onde estaria eu senão em mim mesmo, e no tipo e género das minhas sensações?

A vida é o que fazemos dela. As viagens são os viajantes. O que vemos, não é o que vemos, senão o que somos.»

Livro do Desassossego, Edição de Richard Zenith – Assírio & Alvim, 1998, 480 p.

Lisbonne. Casa Fernando Pessoa. Dernière résidence du poète

Isaac Babel 1894 – 1940

Isaac Babel. 1930.

Isaac Babel est né le 30 juin 1894 (13 juillet dans le calendrier grégorien) à Odessa, dans le quartier populaire de la Moldavanka.

Il soutient la révolution de Février 1917, puis la révolution d’Octobre, et s’engage dans l’Armée rouge en 1920.

Cavalerie rouge (1926) raconte sa participation comme correspondant de guerre, à la campagne de Pologne dans la Première Armée de cavalerie de Boudienny en 1920, en pleine guerre civile.

Récits d’Odessa, (écrits en 1927, publiés en 1931) est un recueil de nouvelles qui décrivent avec ironie les petites gens, les bas-fonds et la pègre juive d’Odessa.

Flaubert et Maupassant sont les auteurs qui le marqueront le plus et ils auront une influence très forte sur son style littéraire.

Le 15 mai 1939, il est arrêté dans sa datcha. Il est interrogé et torturé dans la prison Soukhanovka. Il est accusé d’activités anti-soviétiques, d’espionnage, de trotskisme et d’avoir préparé un complot terroriste. Le 26 janvier 1940, il est condamné. Il nie toutes les accusations portées contre lui. Il est fusillé dans la nuit du 27 janvier. il avait 45 ans.

Souvenirs de Konstantin Paoustovski. 1964. Notre contemporain n°4. (Isaac Babel, Oeuvres complètes. Le Bruit du temps. 2011. Traduction Sophie Benech. Pages 1282-1284.)

«La langue et le style! Je prends un petit rien, une anecdote, une histoire qui traîne sur la place du marché, et j’en fais une chose à laquelle moi-même, je n’arrive plus à m’arracher. Ça joue, c’est rond comme un galet. Ça tient par la cohésion de ses particules. Et la force de cette cohésion est telle que même la foudre ne saurait la briser. On le lira, ce récit. Et on s’en souviendra. On rira en le lisant, pas du tout parce qu’il est drôle, mais parce qu’on a toujours envie de rire quand on se trouve devant une réussite humaine. Je me permets de parler de réussite parce qu’il n’y a personne à part nous, ici. Tant que je serai en vie, ne racontez notre conversation à personne. Donnez-moi votre parole. Je n’ai bien sûr aucun mérite au fait que, on ne sait trop comment, le démon ou l’ange de l’art, appelez-le comme vous voudrez, a pris possession de moi, le fils d’un petit courtier de rien du tout. Et je lui obéis comme un esclave, comme une bête de somme. Je lui ai vendu mon âme, et je dois écrire de la façon la meilleure qui soit. C’est mon bonheur et c’est ma croix. Je crois que c’est quand-même une croix. Mais si vous me l’enlevez, avec elle, c’est tout mon sang qui s’écoulera de mes veines, de mon cœur, et je ne vaudrais pas plus que ce mégot mâchonné. (…)
Je travaille comme une bête de somme. Mais je ne me plains pas. J’ai choisi moi-même ce travail de forçat. Je suis comme un galérien à jamais enchaîné à sa rame, et qu’il aime, cette rame. Avec tous ses petits détails, avec chacune des fibres les plus ténues du bois poli par ses paumes. Des années de contact avec la peau humaine donnent au bois le plus grossier une teinte noble et le rendent semblable à l’ivoire. Il en va de même pour nos mots, pour la langue russe. Il faut appliquer dessus une paume tiède, et elle se transforme en un trésor vivant.
Mais prenons les choses dans l’ordre. Quand je note un récit pour la première fois, mon manuscrit a une allure épouvantable, affreuse. C’est un assemblage de plusieurs fragments plus ou moins réussis, reliés entre eux par des liens grammaticaux terriblement ennuyeux, ce qu’on appelle des «ponts», des genres de ficelles sales. Vous pouvez lire la première variante de «Lioubka le cosaque», vous verrez bien que c’est un charabia mou et sans ressort, une accumulation maladroite de mots. Et c’est là que commence le travail. C’est là sa source. J’examine chaque phrase l’une après l’autre, pas une fois, mais plusieurs fois. Je commence par débarrasser la phrase des mots inutiles. Il faut un œil acéré, parce qu’une langue est fort habile à dissimuler ses scories, les répétitions, les synonymes, ou tout simplement les absurdités, et elle essaie tout le temps de nous berner. Une fois ce travail terminé, je tape mon manuscrit à la machine (on voit mieux le texte). Puis je laisse reposer deux ou trois jours, si j’en ai la patience, et je vérifie de nouveau les phrases une par une, les mots un par un. Et je trouve obligatoirement encore une certaine quantité de chiendent et d’orties que j’avais oubliés. Je travaille ainsi, en retapant chaque fois le texte, jusqu’à ce que, même à l’examen le plus férocement tatillon, je ne puisse plus trouver un seul grain de saleté. Mais ce n’est pas encore tout. Attendez un peu! Une fois que je me suis débarrassé des scories, je vérifie la fraîcheur et l’exactitude de toutes les images, comparaisons et métaphores. Si on n’a pas une image exacte, mieux vaut n’es prendre aucune. Autant que le substantif se retrouve seul, dans toute sa simplicité. Une comparaison doit être exacte comme une règle logarithmique, et naturelle comme l’odeur de l’aneth. Ah oui, j’oubliais: avant de se débarrasser des scories, je découpe le texte en phrases légères. Davantage de points! J’aimerais inscrire cette règle dans le code officiel des écrivains. Dans chaque phrase, une pensée, une image, pas davantage. Aussi n’ayez pas peur des points. J’écris peut-être avec des phrases trop courtes. En partie parce que je souffre d’asthme chronique. Je ne peux pas parler longtemps. Je n’ai pas assez de souffle pour ça. Plus les phrases sont longues, plus je m’essouffle. Je m’efforce d’extirper de mon manuscrit les participes et les gérondifs, je ne laisse que le strict nécessaire. Les participes rendent le discours anguleux, volumineux, et détruisent la mélodie de la langue. Ils grincent, on dirait des tanks qui roulent sur des tas de caillasses avec leurs chenilles. Mettre trois participes dans une même phrase, c’est tuer la langue. (…) Les alinéas et la ponctuation doivent être utilisés de façon correcte, mais du point de vue d’une plus grande efficacité du texte sur le lecteur, et non d’après un catéchisme mort. L’alinéa, surtout, est une chose magnifique. Il permet de changer tranquillement le rythme et souvent, comme la lueur d’un éclair, il nous révèle un spectacle familier sous un jour complètement inattendu. (…) Et le plus important, c’est de ne pas tuer le texte au cours de ce travail de forçat. Sinon, tout le boulot est fichu, cela va se transformer en Dieu sait quoi! Là, il faut avancer comme sur une corde raide.»

Herman Melville – Moby Dick

Herman Melville.

Moby-Dick or The Whale. 1851

«Call me Ishmael. Some years ago–never mind how long precisely –having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world. It is a way I have of driving off the spleen, and regulating the circulation. Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet; and especially whenever my hypos get such an upper hand of me, that it requires a strong moral principle to prevent me from deliberately stepping into the street, and methodically knocking people’s hats off–then, I account it high time to get to sea as soon as I can.
This is my substitute for pistol and ball. With a philosophical flourish Cato throws himself upon his sword; I quietly take to the ship.»

Moby Dick. Gallimard. 1941. Traduction Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono.

«Je m’appelle Ishmaël. Mettons. Il y a quelques années sans préciser davantage, n’ayant plus d’argent ou presque et rien de particulier à faire à terre, l’envie me prit de naviguer encore un peu et de revoir le monde de l’eau. C’est ma façon à moi de chasser le cafard et de me purger le sang. Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large. Ça remplace pour moi le suicide. Avec un grand geste le philosophe Caton se jette sur son épée, moi, tout bonnement, je prends le bateau.»

Moby Dick. Garnier-Flammarion.1970 Traduction de Henriette Guex-Rolle, Garnier-Flammarion.

«Appelez-moi Ismaël. Voici quelques années – peu importe combien – le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l’étendue liquide du globe. C’est une méthode à moi pour secouer la mélancolie et rajeunir le sang. Quand je sens s’abaisser le coin de mes lèvres, quand s’installe en mon âme le crachin d’un humide novembre, quand je me surprends à faire halte devant l’échoppe du fabricant de cercueils et à emboîter le pas à tout enterrement que je croise, et, plus particulièrement, lorsque mon hypocondrie me tient si fortement que je dois faire appel à tout mon sens moral pour me retenir de me ruer délibérément dans la rue, afin d’arracher systématiquement à tout un chacun son chapeau… alors, j’estime qu’il est grand temps pour moi de prendre la mer. Cela me tient lieu de balle et de pistolet. Caton se lance contre son épée avec un panache philosophique, moi, je m’embarque tranquillement. Il n’y a là rien de surprenant. S’ils en étaient conscients, presque tous les hommes ont, une fois ou l’autre, nourri, à leur manière, envers l’Océan, des sentiments pareils aux miens.»

Joan Margarit Prix Cervantes 2019

Le poète catalan Joan Margarit vient d’obtenir le Prix Cervantes 2019, le Prix Nobel des langues castillanes. Avant lui, l’ont obtenu d’autres catalans comme Juan Marsé, Ana María Matute, Juan Goytisolo et Eduardo Mendoza. Mais, c’est le premier qui possède une oeuvre pleinement bilingue en catalan et en castillan. Il a déclaré au journal El País: “No voy a renunciar a las dos lenguas digan lo que digan los políticos”.

Un peu d’espoir: un gouvernement de gauche, un début de dialogue. Attendre Voir.

El mar

Com els lloms foscos d’un ramat de poltres,
les onades s’acosten, desplomant-se
amb una remor sorda però lírica
que Homer va ser el primer a saber escoltar.
Cansades de la llarga galopada,
es posen a tremolar.
Després es queixen, ronques de plaer,
com una dona als braços de l’amant.
Les onades, més tard, comencen
a abraonar-se, escumejants, com llops
que haguessin olorat alguna presa.
El ponent, arribant de rere meu,
posa medalles roges als seus lloms.
En la vora mullada de la sorra
veig les teves empremtes i, per l’aire,
passa una ombra daurada del teu cos.
Era de tu que m’avisava, doncs,
amb els seus gestos de sordmut, el mar.
Està dient que el lloc, dins meu, que ocupes
serà part de l’infern si el deixes buit.
Que al fons d’aquest amor torna a esperar-me
la desolació dels meus vint anys.

Estació de França. Madrid: Hiperión, 1999. Edición bilingüe catalán-castellano.

El mar

Como lomos oscuros de un rebaño de potros
se aproximan las olas, desplomándose
con este rumor sordo pero lírico
que Homero fue el primero en escuchar.
Cansadas de su larga galopada,
se ponen a temblar.
Después se quejan, roncas de placer,
igual que una mujer en brazos de su amante.
Más tarde se abalanzan entre espumas,
como si fueran lobos que olfatearan la presa.
El poniente, llegando por mi espalda,
pone medallas rojas en sus lomos.
En la orilla mojada de la arena
veo tus huellas, por el aire pasa
una dorada sombra de tu cuerpo.
O sea que es de ti de quien, con gestos
de sordomudo, me está hablando el mar.
Dice que este lugar dentro de mí que ocupas
pasaría a ser parte del infierno
si tú lo abandonaras.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/05/08/joan-margarit-2/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/16/joan-margarit/

Giuseppe Ungaretti 1888 – 1970

Giuseppe Ungaretti en 1917 pendant la Première Guerre mondiale.

Les fleuves

Je m’appuie à un arbre mutilé
abandonné dans cette combe
qui a la langueur
d’un cirque
avant ou après le spectacle
et je regarde
le passage paisible
des nuages sur la lune

Ce matin je me suis étendu
dans l’urne de l’eau
et comme une relique
j’ai reposé

L’Isonzo en coulant
me polissait
comme un de ses galets

J’ai ramassé
mes os
et m’en suis allé
comme un acrobate
sur l’eau

Je me suis accroupi
près de mes habits
sales de guerre
et comme un bédouin
je me suis prosterné pour recevoir
le soleil

Voici l’Isonzo
et mieux ici
je me suis reconnu
fibre docile
de l’univers

Mon supplice
c’est quand
je ne me crois pas
en harmonie

Mais ces occultes
mains
qui me pétrissent
m’offrent
la rare
félicité

J’ai repassé
les époques
de ma vie

Voici
mes fleuves

Celui-ci est le Serchio
c’est à lui qu’ont puisé
deux mille années peut-être
de mon peuple campagnard
et mon père et ma mère

Celui-ci c’est le Nil
qui m’a vu
naître et grandir
et brûler d’ingénuité
dans l’étendue de ses plaines

Celle-là est la Seine
dans ses eaux troubles
s’est refait mon mélange
et je me suis connu

Ceux-là sont mes fleuves
comptés dans l’Isonzo

Et c’est là ma nostalgie
qui dans chaque être
m’apparaît
à cette heure qu’il fait nuit
que ma vie me paraît
une corolle
de ténèbres

Cotici, 16 août 1916

Traduit de l’italien par Jean Lescure. Editions de Minuit, 1954.
«Vie d’un homme. Poésie 1914-1970» Editions Poésie/Gallimard , 1981. Pages 58-60.

I Fiumi

Mi tengo a quest’albero mutilato
Abbandonato in questa dolina
Che ha il languore
Di un circo
Prima o dopo lo spettacolo
E guardo
Il passaggio quieto
Delle nuvole sulla luna

Stamani mi sono disteso
In un’urna d’acqua
E come una reliquia
Ho riposato

L’Isonzo scorrendo
Mi levigava
Come un suo sasso

Ho tirato su
Le mie quattro ossa
E me ne sono andato
Come un acrobata
Sull’acqua

Mi sono accoccolato
Vicino ai miei panni
Sudici di guerra
E come un beduino
Mi sono chinato a ricevere
Il sole

Questo è l’Isonzo
E qui meglio
Mi sono riconosciuto
Una docile fibra
Dell’universo

Il mio supplizio
È quando
Non mi credo
In armonia

Ma quelle occulte
Mani
Che m’intridono
Mi regalano
La rara
Felicità

Ho ripassato
Le epoche
Della mia vita

Questi sono
I miei fiumi

Questo è il Serchio
Al quale hanno attinto
Duemil’anni forse
Di gente mia campagnola
E mio padre e mia madre.

Questo è il Nilo
Che mi ha visto
Nascere e crescere
E ardere d’inconsapevolezza
Nelle distese pianure

Questa è la Senna
E in quel suo torbido
Mi sono rimescolato
E mi sono conosciuto

Questi sono i miei fiumi
Contati nell’Isonzo

Questa è la mia nostalgia
Che in ognuno
Mi traspare
Ora ch’è notte
Che la mia vita mi pare
Una corolla
Di tenebre

Cotici il 16 agosto 1916

Vita d’un uomo. Tutte le poesie. Mondadori editore, Milano, 1969.

Vittorio Gassman lit Les fleuves de Giuseppe Ungaretti:

https://www.youtube.com/watch?v=T3cq7gN_IPM

Wisława Szymborska 1923-2012

Wisława Szymborska.

Trois mots étranges
Quand je prononce le mot Avenir,
sa première syllabe appartient déjà au passé.

Quand je prononce le mot Silence,
je le détruis.

Quand je prononce le mot Rien,
je crée une chose qui ne tiendrait dans aucun néant.

De la mort sans exagérer Poèmes 1957-2009. Poésie/Gallimard.
(Traduction Piotr Kaminski).

Las tres palabras más extrañas

Cuando pronuncio la palabra Futuro,
la primera sílaba pertenece ya al pasado.

Cuando pronuncio la palabra Silencio,
lo destruyo.

Cuando pronuncio la palabra Nada,
creo algo que no cabe en ninguna no-existencia
(Traducción de Gerardo Beltrán)

Wisława Szymborska a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1996.

Peter Handke – Wim Wenders

Je n’ai pas vu Les Beaux Jours d’Aranjuez (2016), le film de Wim Wenders, tiré d’une pièce de Peter Handke. L’auteur autrichien y fait une brève apparition en jardinier. Les critiques l’avaient très mal reçu.

Reda Kateb qui joue le rôle principal lit un des poèmes d’Antonio Machado que le récent Prix Nobel préfère:

Desnuda está la tierra.

Desnuda está la tierra,
y el alma aúlla al horizonte pálido
como loba famélica. ¿Qué buscas,
poeta, en el ocaso?

¡Amargo caminar, porque el camino
pesa en el corazón! ¡El viento helado,
y la noche que llega, y la amargura
de la distancia!… En el camino blanco

algunos yertos árboles negrean;
en los montes lejanos
hay oro y sangre… El sol murió… ¿Qué buscas,
poeta, en el ocaso?

Soledades, galerías y otros poemas, 1903.

La terre est nue

La terre est nue,
et l’âme hurle à l’horizon pâle
comme une louve famélique.
Que cherches-tu, poète, dans le couchant?

Amère marche, car le chemin
est lourd à mon coeur! Le vent glacé,
et la nuit qui survient, et l’amertume
de la distance!… Sur le chemin blanc

quelques arbres transis font une tache noire;
sur les monts lointains
il y a de l’or et du sang… Le soleil est mort…
Que cherches-tu, poète, dans le couchant?

On peut lire aujourd’hui dans El País un bel article de Pablo de Llano ( El año que el Nobel Peter Handke recorrió los caminos de Soria) qui décrit le séjour de Peter Handke à Soria et son attachement à la Castille, à la Meseta.

https://elpais.com/cultura/2019/10/12/actualidad/1570896056_347333.html

Peter Handke en Soria.

Olga Tokarczuk – Peter Handke

Olga Tokarczuk.

Jeudi 10 août 2019, le Nobel de littérature a été décerné à la Polonaise Olga Tokarczuk et le Nobel 2019 à l’autrichien Peter Handke. Je ne connaissais la première que de nom.

«Être un étranger, c’est être libre. Avoir derrière soi un grand espace, une steppe, un désert. Avoir derrière soi la forme de la lune pareille à un berceau, le chant assourdissant des cigales, l’air qui sent bon la peau de melon, le bruissement du scarabée qui, le soir, quand le ciel devient complètement rouge, sort chasser dans le sable. Posséder sa propre histoire, non destinée à tous, son propre récit écrit avec les traces laissées derrière soi.» Les livres de Jakob.

Oeuvres traduites:

Dieu, le temps, les hommes et les anges, Éditions Robert Laffont, «Pavillons. Domaine de l’Est», 1998.
Maison de jour, maison de nuit, Éditions Robert Laffont, «Pavillons. Domaine de l’Est», 2001,
Récits ultimes, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, «Littérature étrangère» 2007.
Les Pérégrins, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, «Littérature étrangère», 2010,
Sur les ossements des morts, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, «Littérature étrangère», 2012,
Les Livres de Jakób, Lausanne, Éditions Noir sur Blanc, 2018, 1040 p.
Les Enfants verts, Lille, Éditions La Contre Allée, «Fictions d’Europe», 2016,

Peter Handke, lui, est bien connu. Il a été aussi très critiqué pour ses positions politiques sur la guerre en ex-Yougoslavie. J’ai lu dans les années 80 L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (1970) La Courte Lettre pour un long adieu (1972) Le Malheur indifférent (1972) La Femme gauchère (1976) Histoire d’enfant (1981) Essai sur la fatigue (1989), livres le plus souvent traduits par Georges-Arthur Goldschmidt. Je me souviens de sa collaboration féconde avec le Wim Wenders de la grande époque : L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty, 1972. (scénario et roman), Faux Mouvement, 1975 (scénario). Les Ailes du désir, 1987 (scénario – coauteur du synopsis).

Il a décrit avec talent les paysages de la Castille, et particulièrement ceux de la province de Soria, où il a vécu un temps. Il vit maintenant à Chaville dans la région parisienne.

Peter Handke.

En 1996, Patrick Modiano a dédié son roman Du plus loin de l’oubli à Peter Handke. Au printemps 2006, il est parmi les premiers premiers à signer la pétition “Ne censurez pas l’oeuvre de Peter Handke” et à apporter son soutien à l’écrivain autrichien. Celui-ci a traduit en allemand Une jeunesse et La petite Bijou.

Épigraphe de La courte lettre pour un long adieu:

Karl Philipp Moritz, Anton Reiser.

«Et jadis, comme par un matin chaud mais gris ils allèrent devant la porte de la ville, Iffland dit que c’était le temps qu’il fallait pour partir et le temps semblait si voyageur, le ciel si près de la terre, les objets tout autour si sombres! Comme si on ne devait être attentif qu’à la route sur laquelle on voulait cheminer.»

Patrick Modiano, 1969.

César Vallejo

Sculpture de César Vallejo réalisée par un artisan de Santiago de Chuco, village natal du poète.

Le 9 octobre 1937, César Vallejo écrit “Alfonso: estás mirándome, lo veo”, poème dédié à son ami Alfonso de Silva Santisteban, compositeur et pianiste de talent qui est mort à Lima le 7 mai 1937 à 34 ans. De 1925 à 1929, ce musicien vit à Paris et fréquente la bohème parisienne des années 20, mais aussi des écrivains péruviens comme César Moro (1903-1956), César Miró (1907-1999), César Vallejo (1892-1938) ou des musiciens comme Theodoro Valcarcel (1902-1942).

Alfonso de Silva dédie à César Miró son dernier poème en 1937: “Me perdono a mí mismo el haber sido solo un intento de Eternidad… Tú eres casi tan bueno como el intento mío de haber sido” (Revue Caretas, 19 décembre 2002).

Alfonso: estás mirándome, lo veo

Alfonso: estás mirándome, lo veo,
desde el plano implacable donde moran
lineales los siempres, lineales los jamases
(Esa noche, dormiste, entre tu sueño
y mi sueño, en la rue de Ribouté)
Palpablemente,
tu inolvidable cholo te oye andar
en París, te siente en el teléfono callar
y toca en el alambre a tu último acto
tomar peso, brindar
por la profundidad, por mí, por ti.

Yo todavía
compro «du vin, du lait, comptant les sous»
bajo mi abrigo, para que no me vea mi alma,
bajo mi abrigo, aquel, querido Alfonso,
y bajo el rayo simple de la sien compuesta;
yo todavía sufro, y tú, ya no, jamás, hermano!
(Me han dicho que en tus siglos de dolor,
amado sér,
amado estar,
hacías ceros de madera. ¿Es cierto?)

En la «boîte de nuit», donde tocabas tangos,
tocando tu indignada criatura su corazón,
escoltado de ti mismo, llorando
por ti mismo y por tu enorme parecido con tu sombra,
monsieur Fourgat, el patrón, ha envejecido.
¿Decírselo? ¿Contárselo? No más,
Alfonso; eso, ya nó!

El hôtel des Ecoles funciona siempre
y todavía compran mandarinas;
pero yo sufro, como te digo,
dulcemente, recordando
lo que hubimos sufrido ambos, a la muerte de ambos,
en la apertura de la doble tumba,
en esa otra tumba con tu sér,
y de ésta de caoba con tu estar,
sufro, bebiendo un vaso de ti, Silva,
un vaso para ponerse bien, como decíamos,
y después, ya veremos lo que pasa…

Es éste el otro brindis, entre tres,
taciturno, diverso
en vino, en mundo, en vidrio, al que brindábamos
más de una vez al cuerpo
y, menos de una vez, al pensamiento.
Hoy es más diferente todavía;
hoy sufro dulce, amargamente,
bebo tu sangre en cuanto a Cristo el duro,
como tu hueso en cuanto a Cristo el suave,
porque te quiero, dos a dos, Alfonso,
y casi lo podría decir, eternamente.

Poemas humanos, 1939.

Alfonso: tu me regardes, je le vois

Alfonso: tu me regardes, je le vois,
depuis le plan implacable où se tiennent
linéaires les toujours, linéaires les jamais.
(Cette nuit, tu as dormi, entre ton songe
et mon songe, rue Ribouté.)
Manifestement,
ton inoubliable métis t’écoute marcher
dans Paris, t’entend garder silence au téléphone
et touche sur le fil ton dernier acte,
devenir dense, porter un toast
à la profondeur, à toi, à moi.

Moi encore
j’achète «du vin, du lait, comptant les sous»
sous mon manteau, pour que mon âme ne me voie pas,
sous ce manteau, cher Alfonso,
et sous le rayon simple de la tempe parée;
moi je souffre encore, et toi, c’est fini, plus jamais, mon frère!
(On m’a dit qu’au cours de tes siècles de souffrance,
être aimé,
être là aimé,
tu faisais des zéros de bois. Est-ce vrai?)

Dans la «boîte de nuit», où tu jouais des tangos,
ta créature indignée faisant sonner son coeur,
escorté de toi-même, pleurant
à cause de toi et de ton énorme ressemblance avec ton ombre,
monsieur Fourgeat, le patron, a vieilli.
Le lui dire? Le lui conter? C’est tout,
Alfonso; cela, c’est fini!
L’hôtel des Écoles est toujours ouvert
et on achète encore des mandarines;
mais moi je souffre, comme je te dis,
doucement, à me rappeler
ce que nous avons souffert tous deux, à notre mort à tous deux,
à l’ouverture de la double tombe,
dans cet autre tombe avec ton être,
et dans celle d’acajou avec ton être-là;
je souffre, en buvant un verre de toi, Silva,
un verre histoire de se sentir bien, comme nous disions,
et après, on verra bien…

Des trois toasts, voici l’autre,
taciturne, différent
en vin, en monde, en verre, que nous portions
plus d’une fois au corps
et, moins d’une fois, à la pensée.
Aujourd’hui, c’est encore plus différent;
aujourd’hui je souffre doucement, amèrement,
je bois ton sang en référence au Christ le dur,
je mange ton os en référence au Christ le doux, Alfonso,
parce que je t’aime deux par deux, Alfonso,
et je pourrais presque le dire, éternellement.

9 octobre 1937

(Traduction: Nicole Réda-Euvremer)