Franz Kafka – Felice Bauer

Felice Bauer et Franz Kafka à Budapest en juillet 1917.

Lettres à Felice Bauer. Traduction Marthe Robert. Gallimard, 1972.

Nuit du 14 au 15 janvier 1915

«Chérie, j’ai écrit si longtemps qu’une fois de plus la nuit est très avancée, chaque fois vers deux heures du matin le savant chinois me revient à l’esprit. Malheureusement, malheureusement ce n’est pas ce n’est pas mon ami qui me réveille, mais la lettre que je veux lui écrire. Tu m’as écrit un jour que tu voudrais être assise auprès de moi tandis que je travaille; figure-toi, dans ces conditions, je ne pourrais pas travailler (même autrement je ne peux déjà pas beaucoup), mais là alors je ne pourrais plus du tout travailler. Car écrire signifie s’ouvrir jusqu’à la démesure; l’effusion du coeur et le don de soi le plus extrêmes par quoi un être croit déjà se perdre dans ses rapports avec les autres êtres, et devant lesquels par conséquent il reculera tant qu’il sera conscient – car chacun veut vivre aussi longtemps qu’il sera vivant, cette effusion et ce don de soi sont pour la littérature loin d’être suffisants. Ce qui passe de cette couche superficielle dans l’écriture – quand il n’y a pas moyen de faire autrement et que les sources profondes sont muettes – cela est nul et s’effondre à l’instant même où un sentiment plus vrai vient ébranler ce sol supérieur. C’est pourquoi on n’est jamais assez seul lorsqu’on écrit, c’est pourquoi lorsqu’on écrit il n’y a jamais assez de silence autour de vous, la nuit est encore trop peu la nuit. C’est pourquoi on ne dispose jamais d’assez de temps, car les chemins sont longs, on s’égare facilement, quelque fois même on prend peur, et même sans contrainte ni tentation on a déjà envie de rebrousser chemin (une envie qui se paie toujours très cher plus tard), combien plus encore si la plus chère des bouches vous donnait inopinément un baiser! J’ai souvent pensé que la meilleure façon de vivre pour moi serait de m’installer avec une lampe et ce qu’il faut pour écrire au coeur d’une vaste cave isolée. On m’apporterait mes repas, et on les déposerait toujours très loin de ma place, derrière la porte la plus extérieure de la cave. Aller chercher mon repas en robe de chambre en passant sous toutes les voûtes serait mon unique promenade. Puis je retournerais à ma table, je mangerais avec ferveur et me remettrais aussitôt à travailler. Que n’écrirais-je pas alors! De quelles profondeurs ne saurais-je pas le tirer! Sans effort! Car la concentration extrême ne connaît pas l’effort. Sauf que je ne pourrais peut-être pas le faire longtemps, et qu’au premier échec, inévitable même dans de pareilles conditions, je serais contraint de me réfugier dans un accès grandiose de folie. Qu’en dis-tu, chérie? Ne te dérobe pas à l’habitant de la cave!

Franz

Felice Bauer.

Felice Bauer est née le 18 novembre 1887 à Neustadt, en Haute-Silésie. Elle est morte le 15 octobre 1960 à Rye (Etat de New York, Etats Unis) à 72 ans.

Franz Kafka la rencontre chez Max Brod à Berlin le 13 août 1912. Elle est secrétaire dactylographe d’une firme de dictaphones. Il commence à lui écrire le 20 septembre suivant. C’est une femme moderne, résolue et efficace. Elle est forte, lui maladif et d’une maigreur extrême. Il lui écrit pendant cinq ans. Il trouve l’énergie de créer en dix heures, une nuit, La Sentence (précédemment traduit par Le Verdict) et en quinze nuits La Métamorphose. Kafka est jaloux, possessif. Il veut la soumettre à sa volonté et a peur de la perdre. Leur relation est compliquée par l’éloignement géographique, leurs familles et l’état de santé de Franz. Il ne veut pas être père, mais se fiance deux fois avec elle. Le 1 juin 1914 ont lieu les premières fiançailles officielles. L’engagement est rompu quelques semaines plus tard le 12 juillet 1914. C’est “son procès”. Les Bauer et aussi Felice deviennent une menace. Il doit les éloigner, sinon son œuvre littéraire est mise en danger. Néanmoins, la correspondance reprend entre eux deux. En juillet 1917, ils se fiancent à nouveau. Kafka rompt à nouveau en décembre. Il continue à lui écrire et la revoit plusieurs fois. Dans la nuit du 9 au 10 août 1917, il a une hémoptysie violente. Le 4 septembre, une tuberculose pulmonaire est diagnostiquée. Tout mariage est maintenant impossible. En décembre, il retrouve Felice à Prague et rompt définitivement avec elle.

Felice Bauer épouse en 1919 Moritz Marasse (1873–1950), un employé de banque. Ils ont deux enfants Heinz (1920-2012) et Ursula (1921–1966). La famille s’exile en Suisse en 1931, puis aux Etats-Unis en 1936. Felice ouvre là-bas un magasin pour vendre les tricots qu’elle et sa soeur Else créent. Malheureusement, son entreprise peine à subvenir à ses besoins. Elle a conservé plus cinq cents lettres de Franz Kafka qu’elle vend pour cinq mille dollars à l’éditeur new-yorkais Salman Schocken en 1955, car elle en a besoin pour payer des soins médicaux coûteux. Les Lettes à Felice sont publiées en 1967.

Unica Zürn 1916 – 1970

Visite hier de l’exposition Unica Zürn avec J. On peut la voir jusqu’au 31 mai 2020 au Musée d’art et d’histoire de l’hôpital Sainte-Anne, 1 rue Cabanis, 75014-Paris. Du mercredi au dimanche de 14h à 19 h.

Cette exposition permet de mieux connaître cette artiste dont l’oeuvre est dispersée à travers le monde. Elle met en valeur surtout sa période de création lorsqu’elle se trouvait à l’hôpital Sainte-Anne. On peut voir 107 dessins, gouaches et aquarelles, plus une trentaine de documents, catalogues, lettres. On remarque la finesse de l’exécution du dessin et le caractère fantastique de l’ imagination d’Unica Zürn.

Unica Zürn

Cette artiste est née le 6 juillet à Berlin-Grunewald dans une famille bourgeoise. Son père et son beau-père furent membres du parti nazi. Elle travaille d’abord comme sténotypiste, puis comme scénariste et auteur de films publicitaires entre 1933 et 1942 pour l’Universum Film AG (UFA), instrument cinématographique du III ème Reich sous le contrôle de Goebbels à Berlin. Elle se marie en 1942 et a deux enfants (Katrin, née le 23 mai 1943, et Christian, né le 11 février 1945). Son frère Horst meurt en août 1944, près de Vitebsk. Elle divorce en 1949 et confie ses enfants à la garde du père. Elle vit d’abord avec le peintre et danseur Alexander Camaro, puis rencontre le peintre Hans Bellmer (1902-1975) en 1953. Elle vit dix ans avec lui dans un petit studio au premier étage du 88 rue Mouffetard àParis. Elle participe au mouvement surréaliste et est proche de Max Ernst, Man Ray, Jean Arp, Roberto Matta, Victor Brauner et Henri Michaux.

Unica Zurn a été internée à sept reprises entre 1960 et 1970 (soit 35 mois en dix ans): d’abord en 1960 à Berlin, puis à Sainte-Anne dans le service du Docteur Jean Delay du 26 septembre 1961 au 23 mars 1963. Elle fait d’autres séjours psychiatriques à La Rochelle, puis à Maison Blanche (Neuilly-sur-Marne) et enfin à la clinique psychiatrique du château de la Chesnaie de Chailles. Elle est aussi soignée par le Docteur Gaston Ferdière comme Antonin Artaud. Le 19 octobre 1970, lors d’une permission de sortie pour quelques jours, elle saute du sixième étage du domicile de Hans Bellmer, 4 rue de la Plaine à Paris.

Il ne faut pas oublier qu’elle a publié aussi deux œuvres de fiction:

  • L’Homme-Jasmin. Traduction Ruth Henry et Robert Valençay, avec une préface d’André Pieyre de Mandiargues, Paris, Gallimard, 1971; réédition Paris, Gallimard, collection «L’Imaginaire», 1999.
  • Sombre printemps. Traduction Ruth Henry et Robert Valençay, Paris, Belfond, 1971. Réédition Paris et Montréal, éditions Écriture, 1997. Collection de poche Motifs, 2003.

«Mon enfance est le bonheur de ma vie.

Ma jeunesse est le malheur de ma vie.»

Philip Roth

Philip Roth. 2007. (Ethan Hill)

American Pastoral. 1997. Pastorale américaine. Gallimard, 1999 (Traduction Josée Kamoun). Pages 47-48.
« On lutte contre sa propre superficialité, son manque de profondeur, pour essayer d’arriver devant autrui sans attente irréaliste, sans cargaison de préjugés, d’espoirs, d’arrogance; on ne veut pas faire le tank, on laisse son canon, ses mitrailleuses et son blindage; on arrive devant autrui sans le menacer, on marche pieds nus sur ses dix orteils au lieu d’écraser la pelouse sous ses chenilles; on arrive l’esprit ouvert, pour l’aborder d’égal à égal, d’homme à homme, comme on disait jadis. Et, avec tout ça, on se trompe à tous les coups. Comme si on n’avait pas plus de cervelle qu’un tank. On se trompe avant même de rencontrer les gens, quand on imagine la rencontre avec eux; et puis quand on rentre chez soi, et qu’on raconte la rencontre à quelqu’un d’autre, on se trompe de nouveau. Or, comme la réciproque est généralement vraie, personne n’y voit que du feu, ce n’est qu’illusion, malentendu qui confine à la farce. Pourtant, comment s’y prendre dans cette affaire si importante –les autres– qui se vide de toute la signification que nous lui supposons et sombre dans le ridicule, tant nous sommes mal équipés pour nous représenter le fonctionnement intérieur d’autrui et ses mobiles cachés? Est-ce qu’il faut pour autant que chacun s’en aille de son côté, s’enferme dans sa tour d’ivoire, isolée de tout bruit, comme les écrivains solitaires, et fasse naître les gens à partir des mots, pour postuler ensuite que ces êtres de mots sont plus vrais que les vrais, que nous massacrons tous les jours par notre ignorance? Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle, dans la vie. L’histoire de la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance.»

Citation déjà publiée sur mon blog le 23 mai 2019. Bis repetita.

Virginia Woolf

La Promenade au phare. Il est paru en Mai 1927 et en France, chez Stock, en 1929. Livre de poche n° 3019. Biblio.

Mr. et Mrs Ramsay passent leurs vacances sur l’île de Skye en Ecosse, avec leurs huit enfants et quelques amis. Il y a un étudiant impécunieux, un couple d’amoureux, une peintre, Lily Briscoe, un écrivain et un poète. Tout au long du texte, on entend la mer et, en leitmotiv, la promenade en bateau vers le phare. Les personnages de Mr. Ramsay et Mrs Ramsay sont inspirés par les parents de Virginia Woolf, Sir Leslie Stephens et Julia Stephen Duckworth (née Julia Jackson) Les deux grands thèmes du roman sont la fuite du temps et l’art.

Journal, 14 mai 1945.

«Ce sera assez court. Rien ne manquera au caractère de Père. Il y aura aussi Mère, Saint-Ives, l’enfance et toutes les choses habituelles que j’essaie d’inclure, la vie, la mort etc. Mais le centre, c’est l’image de Père, assis dans un bateau et récitant Nous périmes chacun tout seul, pendant qu’il aplatissait un maquereau moribond.»

Après la lecture du roman, Leonard Woolf, son mari, affirma que c’était un chef d’oeuvre: «entièrement nouveau… un poème psychologique” . Virginia Woolf pensait que ce roman, de loin le plus autobiographique de son œuvre, était le meilleur de ses livres. Elle l’envoya à son amie Vita Sackville West le 5 mai 1927 avec cette dédicace: «Pour Vita, de la part de Virginia (à mon avis le meilleur roman que j’ai jamais écrit).»

«Quand j’écris, je ne suis qu’une sensibilité.»

La première édition fut tirée à 3 000 exemplaires. Le livre se vendit mieux que tous les autres romans de l’écrivain et les gains permirent au couple d’acheter une voiture.

Julia Jackson, 1867. (Julia Margaret Cameron).

La Promenade au Phare. Traduction Maurice Lanoire. Stock 1929. Livre de poche. Pages 257-258.

«Le vent avait dispersé la traînée de fumée ; il y avait quelque chose de déplaisant dans la façon dont les bateaux se trouvaient placés.
La disproportion qui existait là lui semblait détruire une harmonie dans son propre esprit. Elle éprouvait un obscur sentiment de détresse. Il se confirma lorsqu’elle se tourna vers son tableau. Elle avait gaspillé sa matinée. Pour une raison ou pour une autre, elle ne pouvait pas arriver à équilibrer avec une précision absolue ces deux forces opposées, Mr. Ramsay et sa peinture ; et cet équilibre était pourtant nécessaire. Peut-être y avait-il quelque chose de défectueux dans sa composition ? Était-ce, se demandait-elle, la ligne du mur qui avait besoin d’être brisée, ou bien la masse formée par les arbres qui était trop épaisse ? Elle eut un sourire ironique ; car ne s’était-elle pas imaginé, en commençant, qu’elle avait résolu le problème ?
Quel était donc ce problème ? Il lui fallait s’efforcer de s’emparer de quelque chose qui lui échappait. Cette chose-là lui échappait lorsqu’elle pensait à Mrs. Ramsay ; elle lui échappait maintenant lorsqu’elle pensait à la peinture. Des phrases lui venaient. Des visions lui venaient. Et de beaux tableaux. De belles phrases. Mais ce dont elle voulait s’emparer c’était la discordance qui agit sur les nerfs, la chose elle-même avant qu’on en ait rien tiré. Procurez-vous cela et recommencez par le commencement, se disait-elle avec désespoir en se plantant fermement devant son chevalet. C’était un misérable appareil et bien imparfait, se disait-elle, que cet appareil dont les hommes se servent pour peindre ou pour sentir ; il fait toujours défaut au moment critique ; il faut héroïquement l’obliger à continuer sa tâche. Elle regarda fixement, les sourcils froncés. C’était la haie, évidemment. Mais on n’obtient rien en se faisant trop pressant. On ne fait que s’éblouir en regardant la ligne du mur ou en songeant – elle portait un chapeau gris. Elle était d’une étonnante beauté. Qu’elle vienne si elle doit venir, cette chose-là, se dit-elle. Car il y a des moments où l’on ne peut ni penser ni sentir. Et si l’on ne peut ni penser ni sentir, où se trouve-t-on?»

To the Lighthouse, 1925

« The wind had blown the trail of smoke about; there was something displeasing about the placing of the ships.

The disproportion there seemed to upset some harmony in her own mind. She felt an obscure distress. It was confirmed when she turned to her picture. She had been wasting her morning. For whatever reason she could not achieve that razor edge of balance between two opposite forces; Mr Ramsay and the picture; which was necessary. There was something perhaps wrong with the design? Was it, she wondered, that the line of the wall wanted breaking, was it that the mass of the trees was too heavy? She smiled ironically; for had she not thought, when she began, that she had solved her problem?

What was the problem then? She must try to get hold of something tht evaded her. It evaded her when she thought of Mrs Ramsay; it evaded her now when she thought of her picture. Phrases came. Visions came. Beautiful pictures. Beautiful phrases. But what she wished to get hold of was that very jar on the nerves, the thing itself before it has been made anything. Get that and start afresh; get that and start afresh; she said desperately, pitching herself firmly again before her easel. It was a miserable machine, an inefficient machine, she thought, the human apparatus for painting or for feeling; it always broke down at the critical moment; heroically, one must force it on. She stared, frowning. There was the hedge, sure enough. But one got nothing by soliciting urgently. One got only a glare in the eye from looking at the line of the wall, or from thinking—she wore a grey hat. She was astonishingly beautiful. Let it come, she thought, if it will come. For there are moments when one can neither think nor feel. And if one can neither think nor feel, she thought, where is one? »

Virginia Woolf et Sir Leslie Stephen. 1902.

Rainer Maria Rilke – Paul Cézanne – Charles Baudelaire

Rainer Maria Rilke et Clara Westhoff-Rilke. 1906.

Rainer Maria Rilke (1875-1926) séjourne à Paris d’août 1902 à juin 1903. Il veut pouvoir être seul et créer. Il a besoin de s’éloigner un temps de sa femme Clara, artiste qui a été l’ élève de Rodin et qu’il a épousée en 1901. Ils ont une fille, Ruth. Le poète a reçu commande d’une monographie sur le sculpteur. Son essai, Sur Rodin, paraît en avril 1903. Il repart de Paris en juin, mais revient en septembre 1905. Il s’installe alors à Meudon avec Rodin et devient son secrétaire. Ils se brouillent en mai 1906, puis se réconcilient en 1908.
A Paris, Rainer Maria Rilke regarde Cézanne et travaille pour Rodin…
L’exemple du travail du sculpteur, la découverte des toiles de Cézanne ont transformé son attitude poétique. La deuxième série de ses poèmes, (Le Livre des images, 1906, et surtout les Nouveaux Poèmes, 1907-1908) représente le concept de «Dinggedicht». Il se concentre sur le monde des choses. Il rompt avec la subjectivité et l’omniprésence du je. Il choisit des sujets plus objectifs: statues, fleurs, animaux (dont la Panthère) et cathédrales.
Rainer Maria Rilke se situe entre deux artistes qu’il n’a jamais rencontrés : Baudelaire et Cézanne (décédé le 22 octobre 1906 à Aix-en-Provence). Il apprend combien ce dernier admirait, comme lui, Baudelaire : « Tu jugeras de mon émotion en apprenant que Cézanne, dans ses dernières années, savait encore par cœur et pouvait réciter sans oublier un seul mot ce poème, La Charogne… (Lettre à Clara du 19 octobre 1907). Rilke rappelle que lui-même y avait fait référence dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, livre commencé en 1904 et achevé en 1910.
Cézanne, comme Baudelaire, ne fait pas de différence entre le beau et le laid, le noble et l’ignoble. Tout trouve place dans son œuvre.

Portrait de l’artiste au fond rose (Paul Cézanne) v 1875. Paris, Musée d’Orsay.

XXIX

Une charogne (Charles Baudelaire)

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses.
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

Les Fleurs du mal, Edition de 1861.

Vitrine de la boutique du poète-fleuriste, Stanislas Draber. 19 rue Racine. Paris VI.
                              

Horacio Castellanos Moya 1957 – Elias Canetti 1905-1994

Visite hebdomadaire chez Gibert Joseph, Boulevard Saint-Michel après une longue promenade dans Paris avec J. Au premier étage, je feuillette les nouveautés. Je tombe sur La mémoire tyrannique de l’auteur salvadorien Horacio Castellanos Moya (1957-), un écrivain que je connais très mal. Editions Métailié. Sortie: 13/02/2020. Traduction de René Solis. Titre original: Tirana memoria. Publié en Espagne par Tusquets en 2008.

En exergue, une citation d’Elias Canetti (1905-1994). Prix Nobel de Littérature en 1981.

Elias Canetti.

«Ne vaudrait-il pas mieux qu’il ne reste rien, absolument rien d’une vie? Que la mort implique que s’éteignent du même coup les images que les autres ont de vous? Ne serait-ce pas plus poli à l’égard de ceux qui vont prendre la suite? Car peut-être ce qui reste de nous forme-t-il une somme d’exigences qui les écrase. Peut-être pour cela l’homme n’est-il pas libre, parce que les morts sont trop présents en lui, et que ce trop rechigne à s’éteindre.»

Tout au long de sa vie, Elias Canetti n’a cessé d’écrire sur le thème de la mort.
Note du 15 février 1942: «J’ai décidé aujourd’hui de noter mes pensées contre la mort telles que le hasard me les apporte, dans le désordre et sans les soumettre à un plan contraignant. Je ne puis laisser passer cette guerre sans forger en mon cœur l’arme qui vaincra la mort»
Le livre qu’il projetait de lui consacrer a été publié en Allemagne en 2014: Das Buch gegen den Tod. Albin Michel a publié Le Livre contre la mort en 2018. La traduction de Bernard Kreiss a été reprise au Livre de poche en 2019.

C’est donc un ouvrage qu’Elias Canetti n’a pas réellement composé. Des inédits découverts après sa mort, forment les deux tiers de ce volume. L’auteur mêle notes, aphorismes, portraits et réflexions.

Résumé de La mémoire tyrannique: 1944. Lorsque Pericles, un journaliste critique du dictateur salvadorien, le “sorcier nazi”, est arrêté et emprisonné, son épouse Haydée, une jeune femme de la bonne bourgeoisie, décide d’écrire le journal des événements. Pendant qu’elle note ce qu’elle considère comme des conversations avec son mari – qui avant de devenir opposant a été collaborateur du régime –, elle raconte les progrès des arrestations, les interdictions de visite au pénitencier ainsi que ce qui se passe pour le reste de la famille, composée d’un côté de militaires, soutien du régime, et de l’autre des libéraux, opposés au tyran. Sur ce, un coup d’État contre le dictateur éclate, son fils Clemente, le fêtard, le coureur, l’ivrogne, est impliqué et raconte ce qui se passe chez les conspirateurs. Ses aventures parfois désopilantes alternent avec l’éveil de la conscience politique de Haydée, qui organise la rébellion avec d’autres femmes : épouses, filles, petites-filles, voisines, domestiques.

Horacio Castellanos Moya.

Bertolt Brecht

Bertolt Brecht.

Contre la séduction

Ne vous laissez pas séduire
Car il n’est pas de retour.
Déjà le jour approche
Le vent de la nuit souffle
Mais le matin ne viendra pas.


Ne vous laissez pas conter
que la vie est peu de choses.
Buvez la vie en grands traits
Il sera toujours trop tôt
Quand vous devrez la quitter.


Ne vous laissez pas rouler
Vous n’avez pas trop de temps.
Laissez pourrir les cadavres
La vie l’emporte toujours
Et l’on ne vit qu’une fois.


Ne vous laissez pas traîner
Aux corvées et aux galères.
De quoi donc auriez-vous peur?
Vous mourrez comme les bêtes
Après la mort le néant.

Sermons domestiques (Hauspostille, 1927).

Traduction de Jean-Claude Hémery, B. Brecht, Poèmes, L’Arche tome I, p. 139-140 reproduite dans Walter Benjamin, Oeuvres III (Commentaires de quelques poèmes de Brecht) Folio essais n°374. Pages 235-236. 2000.

« Le poète a grandi dans un faubourg dont la population était en majorité catholique; toutefois les ouvriers des grandes usines situées dans le périmètre urbain se mêlaient déjà aux éléments petits-bourgeois. Cela explique la teneur et le vocabulaire du poème Contre la séduction. Les gens étaient mis en garde par le clergé contre les tentations qui leur coûteraient cher dans une seconde vie, après leur mort. Le poète les met en garde contre les tentations qui leurs coûtent cher dans cette vie même. Il conteste qu’il y ait une autre vie. Le ton de sa mise en garde n’est pas moins solennel que celui des curés; ses affirmations sont tout aussi apodictiques. Comme les curés, il emploie le terme de tentation dans un sens absolu, sans complément; il leur emprunte leurs accents édifiants. Le ton solennel du poème peut ainsi vous induire à ne pas prendre garde à certains passages qui admettent plusieurs lectures et recèlent des beautés cachées.» ( Walter Benjamin, Oeuvres III (Commentaires de quelques poèmes de Brecht) Folio essais n°374. Pages 235-236. 2000.

Contra la seducción

No os dejéis seducir:
no hay retorno alguno.
El día está a las puertas,
hay ya viento nocturno:
no vendrá otra mañana.

No os dejéis engañar
con que la vida es poco.
Bebedla a grandes tragos
porque no os bastará
cuando hayáis de perderla.

No os dejéis consolar.
Vuestro tiempo no es mucho.
El lodo, a los podridos.
La vida es lo más grande:
perderla es perder todo.

Bertolt Brecht et Walter Benjamin. Skovsbostrand (Danemark) 1934.

Joan Margarit

Joan Margarit. Premio Cervantes 2019.

Lluny

Un gos abandonat va carretera enllà
buscant l’esclavitud en el perill.
Panteixant, al capvespre, li queda encara força
per bordar els primers fars, que l’enlluernen.
La carretera passa vora el mar
en una costa abrupta.
El món pot ser bellíssim
però ha de portar inclosa l’humiliació.
Somiar no és res més que buscar un amo.

Amar es dónde. Visor, 2015.

Lejos

Un perro abandonado va por la carretera,
busca la esclavitud en el peligro.
Cuando anochece,
jadeante, le quedan aún fuerzas
para ladrar a los primeros faros,
que lo deslumbran.
La carretera pasa junto al mar
en una costa abrupta.
El mundo puede ser bellísimo,
pero tiene que incluir la humillación.
Soñar tan sólo es
buscar un amo.

Amar es dónde. Visor, 2015.

Loin

Un chien errant marche sur la route,
cherchant sa soumission dans le danger.
Haletant, au crépuscule, il lui reste encore des forces
pour aboyer aux premiers phares qui l’éblouissent.
La route longe la mer
sur une côte abrupte.
Le monde peut être magnifique
mais doit porter en lui l’humiliation.
Rêver n’est que chercher un maître.

Leçons de vertige, anthologie établie par Noé Pérez-Núñez, poèmes traduits du catalan, édition bilingue français-catalan, éditions Les Hauts-Fonds, 2016.

Walter Benjamin

Walter Benjamin, 1933. Dessin de Jean Selz (1904-1997)

Sur le concept d’histoire, 1940.
Ce texte publié par l’Institut de recherches sociales (En mémoire de Walter Benjamin. Los Angeles, 1942) après la mort de l’écrivain a été rédigé dans les premiers mois de 1940. Il reprend et développe des idées autour desquels la réflexion de l’auteur tournait depuis plusieurs années.

Oeuvres III. Folio Essais n° 374. 2000. Page 431 (Traduction de Maurice de Gandillac).

VI

«Faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir «comment les choses se sont réellement passées». Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger. Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. Ce danger menace aussi bien les contenus de la tradition que ses destinataires. Il est le même pour les uns et pour les autres, et consiste pour eux à se faire l’instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer. Car le messie ne vient pas seulement comme rédempteur; il vient comme vainqueur de l’antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que, si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront pas en sûreté. Et cet ennemi n’a pas fini de triompher.»

Traduction de Michael Löwy.
«Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître «tel qu’il a été effectivement», mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un danger. Au matérialisme historique il appartient de retenir fermement une image du passé telle qu’elle s’impose, à l’improviste, au sujet historique à l’instant du danger. Le danger menace tout aussi bien l’existence de la tradition que ceux qui la reçoivent. Pour elle comme pour eux, il consiste à les livrer, comme instruments, à la classe dominante. A chaque époque il faut tenter d’arracher derechef la tradition au conformisme qui veut s’emparer d’elle. Le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient aussi comme vainqueur de l’Antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle de l’espérance n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que, devant l’ennemi, s’il vainc, mêmes les morts ne seront point en sécurité. Et cet ennemi n’a pas cessé de vaincre.»

Une version française, due à Walter Benjamin figure dans le volume, Ecrits français, Gallimard. 1991. Folio Essais n°418. 2003.

«Décrire le passé tel qu’il a été» voilà, d’après Ranke, la tâche de l’historien. C’est une définition toute chimérique. La connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve. Le matérialisme historique est tout attaché à capter une image du passé comme elle se présente au sujet à l’improviste et à l’instant même d’un danger suprême. Danger qui menace aussi bien les données de la tradition que les hommes auxquels elles sont destinées. Il se présente aux deux comme un seul et même: c’est-à-dire comme danger de les embaucher au service de l’oppression. Chaque époque devra, de nouveau, s’attaquer à cette rude tâche: libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui. Rappelons-nous que le messie ne vient pas seulement comme rédempteur mais comme le vainqueur de l’antéchrist. Seul un historien, pénétré qu’un ennemi victorieux ne va même pas s’arrêter devant les morts – seul cet historien-là saura attirer au cœur même des événements révolus l’étincelle d’un espoir. En attendant, et à l’heure qu’il est, l’ennemi n’a pas encore fini de triompher.

(Je remercie vivement Nathalie Raoux qui a publié aujourd’hui sur Twitter la fin de la citation de Walter Benjamin dans la traduction de Maurice de Gandillac.)

Pier Paolo Pasolini 1922 – 1975

Pier Paolo Pasolini

Les anges distraits, Actes Sud, 1995, Folio n°3590.

«Le temps perdu ne se rattrape plus; en fait, il vit au plus profond de nous, et seuls quelques-uns de ses fragments, anesthésiés ou embaumés par une mémoire conceptuelle et intéressée, vivent dans la conscience et forment notre autobiographie.»

(Merci à A U-V.)