William Faulkner

William Faulkner, 1955.

Je viens de terminer la relecture d’Absalon, Absalon ! de William Faulkner. Le bruit et la fureur (1928) et Absalon Absalon ! (1936) sont le plus souvent cités comme les deux plus grands romans du grand auteur américain. Le processus de la création littéraire et l’histoire du Sud des États-Unis sont au centre de ce livre. Le bruit et la fureur, écrit entre mars et septembre 1928, était son roman favori. ” Avec Le bruit et la fureur, j’appris à lire et à cesser de lire (…) “. Absalon Absalon ! évoque la chute de la maison Sutpen et l’histoire du Deep South de 1807 à janvier 1910. Il s’agit d’une réflexion sur l’héritage sudiste. Quentin pense comme l’auteur et répond à son ami Shreve à la fin du roman :

” (…) Pourquoi est-ce que tu hais le sud ?
– Je ne le hais pas, répondit vivement Quentin, sur-le-champ, immédiatement. Je ne le hais pas. “

William Faulkner a écrit deux projets pour une introduction au Bruit et à la fureur. On les retrouve dans les notices du premier tome de ses Oeuvres romanesques dans la Bibliothèque de la Pléiade, édition présentée et annotée par Michel Gresset. NRF Gallimard, 1977 (pages 1267 – 1273). Voici le premier.

Premier projet d’introduction au Bruit et la fureur de William Faulkner [version courte]. Non daté. Probablement 1933.

” J’ai écrit ce livre et j’ai appris à lire. J’avais appris un peu de l’art d’écrire en travaillant à Monnaie de singe : comment approcher la langue, les mots, moins avec sérieux, comme le fait un essayiste, qu’avec une sorte de respect, de circonspection, comme lorsqu’on approche de la dynamite ; avec joie même, comme on approche les femmes, peut-être avec les mêmes intentions perfides. Mais, quand j’eus fini Le Bruit et la fureur, je découvris qu’il y a vraiment quelque chose à quoi le mot art, ce terme rebattu, non seulement peut mais doit être appliqué. Je découvris alors que j’avais parcouru tout ce que j’avais lu, de Henry James aux histoires de meurtres des journaux en passant par Henty, sans faire aucune discrimination, sans en rien digérer, comme l’aurait pu faire une mite ou une chèvre. Après Le Bruit et la fureur, sans me soucier d’ouvrir un autre livre, et à travers une série de répercussions à retardement semblables à celles d’un orage d’été, je découvris les Flaubert, les Dostoïevski, les Conrad dont j’avais lu les œuvres dix ans auparavant. Avec Le Bruit et la fureur, j’appris à lire et à cesser de lire car, depuis, je n’ai rien lu.
Je n’ai pas non plus l’impression d’avoir jamais rien appris par la suite. Pendant que j’écrivais Sanctuaire, le roman qui suivit Le Bruit et la fureur, cette partie de moi-même qui apprenait au fur et à mesure que j’écrivais, cette partie où se trouve peut-être la force première qui pousse un écrivain au labeur qu’est l’invention et à la besogne qui consiste à aligner soixante-quinze ou cent mille mots sur le papier, cette partie-là était absente, parce que je lisais encore par répercussion les livres que j’avais avalés tout ronds dix ans au moins auparavant. Ce n’est qu’en écrivant Sanctuaire que j’appris qu’il y manquait quelque chose, quelque chose que m’avait donné Le Bruit et la fureur et que Sanctuaire ne me donnait pas. En entreprenant Tandis que j’agonise, je savais ce que c’était, et je savais que j’en serais encore privé, parce que ce livre allait être un livre délibéré. J’avais fermement l’intention d’écrire un tour de force. Avant même d’avoir posé la plume sur le papier et tracé le premier mot, je savais quel serait le dernier, et presque où tomberait le point final. Avant de commencer, je m’étais dit : je vais écrire un livre qui sera, au besoin, mon triomphe ou ma faillite si jamais plus je ne touche à l’encre. Aussi, quand j’eus fini, la froide satisfaction était bien là, comme je m’y attendais mais, comme je m’y attendais également, l’autre qualité que j’avais trouvée dans Le Bruit et la fureur était absente : cette émotion définie, physique et pourtant vague et difficile à décrire : cette extase, cette foi ardente et joyeuse, cette anticipation de surprise que la feuille encore immaculée sous ma main retenait, inviolée, inépuisable, attendant que je la libère. Cela ne se trouvait pas dans Tandis que j’agonise. Je me dis : C’est parce que j’en savais trop sur ce livre avant de commencer à l’écrire. Je me dis : vraisemblablement je n’aurai plus jamais besoin d’en savoir autant sur un livre avant de me mettre à l’écrire ; la prochaine fois, ça reviendra. J’attendis presque deux ans, puis je commençai Lumière d’août sans en savoir davantage que ceci : il y a une jeune femme, enceinte, qui marche le long d’une route de campagne inconnue. Je pensai : maintenant je vais retrouver cela, puisque je n’en sais pas plus sur ce livre que je n’en savais sur
Le Bruit et la fureur le jour où je me suis assis devant la première page blanche.
Cela n’est pas revenu. Les pages écrites croissaient en nombre. L’histoire marchait assez bien ; je m’y mettais tous les matins, sans hésitation et pourtant sans cette anticipation et cette joie qui seules ont fait pour moi de l’acte d’écrire un plaisir. Il me fallut attendre que le livre fût presque achevée, pour que je m’incline devant l’évidence : cela ne reviendrait pas, car maintenant, avant que chaque mot tombe en place, j’étais conscient des actions précises qu’allaient accomplir les personnages, puisque maintenant je choisissais délibérément leur conduite parmi les possibilités et les probabilités, et je pesais, mesurais chacun de mes choix à la balance des James, des Conrad, des Balzac. Je savais que j’avais trop lu, que j’avais atteint cette période que chaque écrivain doit traverser, pendant laquelle il croit en savoir trop sur son métier. Je reçus un exemplaire du livre imprimé et je constatai que je ne tenais même pas à savoir quelle espèce de couverture Smith lui avait mise. Il me semblait l’apercevoir placé sur un rayon avec tous ceux qui suivaient Le Bruit et la fureur tandis que je regardais les dos titrés avec une attention déclinante qui tenait presque du dégoût, et sur laquelle chacun des titres s’enregistrait de moins en moins jusqu’au moment où l’Attention elle-même sembla dire enfin : Dieu merci, jamais plus je n’aurai à en ouvrir un seul. Je crus que je savais alors pourquoi je n’avais pas retrouvé cette première extase et que jamais plus je ne la retrouverais ; que les romans quels qu’ils fussent que j’écrirais par la suite seraient écrits sans hésitation, mais aussi sans anticipation et sans joie : que dans Le Bruit et la fureur, j’avais déjà mis la seule chose en littérature qui parviendrait jamais à m’émouvoir profondément : Caddy grimpant dans le poirier pour regarder par la fenêtre la veillée funèbre de sa grand-mère tandis que Quentin, Jason, Benny et les Noirs lèvent les yeux vers son fond de culotte souillé de boue.
Ce roman-ci est le seul des sept romans que j’ai écrits sans avoir en même temps l’impression d’effort, de tension, sans avoir ensuite l’impression d’épuisement, de soulagement ou de dégoût. Quand je l’ai commencé je n’avais aucun plan, je n’écrivais même pas un livre. Je pensais bien aux livres, à la publication, mais à l’envers, en me disant : peu m’importe que les éditeurs aiment ça ou non. Quatre ans auparavant j’avais écrit Monnaie de singe. Il ne m’avait pas fallu longtemps pour l’écrire et le livre fut publié rapidement, et il me rapporta environ cinq cents dollars. Je me dis : écrire des romans, c’est facile. Ça ne rapporte pas grand-chose, mais c’est facile. J’écrivis Moustiques. Ce ne fut pas tout à fait aussi facile à écrire ni aussi rapide à publier et cela me rapporta environ quatre cents dollars. Je me dis : apparemment ce n’est pas aussi simple que ça d’écrire des romans, d’être romancier. J’écrivis Sartoris. Il me fallut beaucoup plus longtemps et l‘éditeur le refusa tout de suite. Mais je continuai à le colporter pendant environ trois ans, m’entêtant dans un espoir qui s’amenuisait, peut-être pour justifier le temps que j’avais mis à l’écrire. Cet espoir s’éteignit lentement, mais je n’en éprouvai aucune douleur. Un jour, il me semble que je fermais une porte entre moi et toutes les adresses et catalogues d’éditeurs. Je me dis : maintenant je vais me faire une urne comme celle que cet ancien Romain gardait toujours à son chevet et dont il usa lentement le bord sous ses baisers. Ainsi, moi qui n’ai jamais eu de sœur et qui étais voué à perdre ma fille peu après sa naissance, j’entrepris de me faire une belle et tragique petite fille. “

Anna Akhmatova – Philip Roth – Edna O’Brien

Portrait d’Anna Akhmatova (Natan Altman 1889-1970). 1914. Saint-Petersbourg, Musée russe.

Bien qu’elle fût censurée, traquée, persécutée par le régime soviétique, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.

J’ai pensé à un passage de l’entretien entre Philip Roth et la grande écrivaine irlandaise Edna O’Brien, décédée le 25 juillet 2024 à Londres. On peut trouver ce texte dans Parlons travail (Shop talk. A writer and his colleagues and their work, 2001). Gallimard, 2004.

” ROTH : La plupart des écrivains américains que je connais éprouveraient un grand désarroi à l’idée de vivre hors du pays qui est leur sujet, la source de leur langue et de leurs obsessions. Bien des écrivains d’Europe de l’Est sont demeurés derrière le rideau de fer malgré les rigueurs du totalitarisme parce qu’elles leur semblaient préférables, à tout prendre, aux dangers de l’exil. Et si l’on cherche de parfaits exemples d’écrivains ayant voulu rester à portée de voix du milieu de leur enfance, j’en vois deux, américains, l’un comme l’autre, et piliers de la littérature américaine du XXe siècle : Faulkner, revenu s’établir dans le Mississipi après une brève période à l’étranger, et Bellow, qui, à l’issue de ses tribulations, est revenu vivre et enseigner à Chicago. A contrario, il est bien connu que ni Beckett ni Joyce n’ont eu envie ou besoin de se baser en Irlande une fois qu’ils ont commencé d’exploiter leur héritage irlandais. mais vous, qui avez quitté l’Irlande toute jeune femme pour faire votre vie à Londres, ne vous en a-t-il rien coûté en tant qu’écrivain ? N’y a-t-il pas une autre Irlande que celle de votre jeunesse dont vous auriez pu tirer matière ?

O’BRIEN : S’établir quelque part et situer ce qu’on écrit, c’est une force pour l’écrivain et un panneau indicateur pour le lecteur. mais quand on trouve ses racines trop menaçantes, trop envahissantes, alors il faut partir. Joyce a dit que l’Irlande est une truie qui dévore ses petits. il entendait par là que le pays attaquait sauvagement ses écrivains. Ce n’est pas par hasard que nos deux auteurs les plus illustres, lui-même et Beckett, sont partis une fois pour toutes, même s’il n’ont jamais perdu la spécificité de leur conscience irlandaise. Pour ma part, je crois que si j’étais restée, je n’aurais jamais écrit une seule ligne. On m’aurait surveillée, et pire encore, jugée ; j’aurais perdu cette faculté précieuse qui a nom liberté. Les écrivains sont toujours en cavale, et moi j’avais bien des choses à mes trousses. Oui, je me suis dépouillée, et je suis sûre que j’y ai perdu quelque chose, une continuité, un contact au jour le jour avec la réalité. Cependant, au contraire des écrivains d’Europe de l’Est, moi j’ai l’avantage de pouvoir revenir. Ce doit être terrible pour eux, cette irréversibilité, ce bannissement absolu, comme celui d’une âme dont le paradis se refuse. “

(Publié initialement dans la New York Times Book Review en 1984).

Edna O’Brien – Philip Roth.

Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue.

Belle exposition au Musée Zadkine (100 bis, rue d’Assas 75006 Paris) :
Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue. (14 novembre 2024 – 30 mars 2025)

Cette exposition s’intéresse à l’amitié artistique qui unit le sculpteur Ossip Zadkine (1888-1967) au peintre Amedeo Modigliani (1884-1920).

Tête de femme. (Amedeo Modigliani). 1911-1913. Calcaire. Paris, Centre Pompidou.

” À travers près de 90 œuvres, peintures, dessins, sculptures mais également documents et photographies d’époque, elle propose de suivre les parcours croisés de Modigliani et Zadkine, dans le contexte mouvementé et fécond du Montparnasse des années 1910 à 1920. Bénéficiant de prêts exceptionnels de grandes institutions – le Centre Pompidou, le musée de l’Orangerie, les musées de Milan, Rouen et Dijon – ainsi que de prêteurs privés, le parcours fait se confronter, comme au temps de leurs débuts artistiques, deux artistes majeurs des avant-gardes, et permet de renouer les fils d’une amitié interrompue. »

Modigliani est arrivé à Paris en 1906, Zadkine en 1909. Ce dernier rencontre le peintre italien en 1913. Leur rencontre se fait sous le signe de la sculpture. Modigliani s’adonne à elle depuis sa rencontre avec Constantin Brâncuși (1876-1957) en 1909. Il l’abandonne vers 1914 du fait notamment de ses problèmes pulmonaires.

La guerre met un terme à l’amitié entre Modigliani et Zadkine. Lors de la mobilisation d’août 1914, le premier veut s’engager, mais sa mauvaise santé empêche son incorporation. Le second participe au sein de la Légion étrangère à la guerre en 1916 et 1917. Il est affecté à une ambulance russe en Champagne.  Il est gazé à la fin du mois de novembre, puis évacué et hospitalisé. Il est réformé en octobre 1917. Tous deux se croisent à nouveau brièvement vers 1918. Modigliani meurt prématurément d’une méningite tuberculeuse le 24 janvier 1920. Rapidement, il devient un mythe. Il incarne l’artiste maudit des années folles, abîmé par l’alcool, la drogue et les liaisons orageuses pour noyer son mal-être et son infortune.

Ossip Zadkine lui aura une longue et fructueuse carrière de sculpteur jusqu’à sa mort à Neuilly-sur-Seine le 25 novembre 1967.

Tête d’homme (Ossip Zadkine ). 1918. Pierre. Paris, Musée Zadkine.

Dans l’atelier de Zadkine, à la fin de l’exposition, mon attention a été attirée par l’évocation d’Anna Akhmatova (Odessa, 1889 – Moscou) (nom de naissance : Anna Andreïevna Gorenko .

” Issue d’une famille de lettrés de Tsarkoïe Selo (actuelle ville de Pouchkine) où elle apprend le français, Anna Andreïevna Gorenko écrit des poèmes depuis l’enfance. Toutefois, son père craignant pour la réputation de la famille, elle est obligée de publier sous le pseudonyme d’Anna « Akhmatova ». Elle commence en parallèle des études de droit à Kiev, et y rencontre le poète russe Nikolaï Goumilev, qu’elle épouse en 1910. Le jeune couple part célébrer ses noces à Paris, mais Nikolaï, avide de voyages, délaisse rapidement Anna pour l’Afrique. La poétesse en profite pour voyager seule dans le nord de l’Italie et à Paris.
C’est à cette occasion qu’elle rencontre Amadeo Modigliani. Ils partagent leur amour mutuel pour Baudelaire ou encore Mallarmé, et visitent ensemble le Louvre. Le peintre est fasciné, si bien qu’il la portraiture seize fois – malheureusement un seul de ces portraits fut rescapé de la révolution bolchévique. Modigliani réalise aussi quelques dessins d’elle, de mémoire après son départ pour Saint-Petersbourg. Anna Akhmatova y fonde en 1912 le mouvement de l’Acméisme avec Goumilev rentré de voyage et Ossip Mandelstam. Il s’agit d’un courant littéraire qui rompt avec le symbolisme et recherche davantage de concision dans la langue. Elle publie la même année son premier recueil, Le Soir, grand succès qui inspira d’autres femmes à écrire de la poésie. (1) En 1918, elle divorce de Goumilev et rejoint l’historien et critique d’art Nikolaï Pounine avec qui elle vit jusqu’en 1938.
Dès 1922, et ce pendant trente ans, son œuvre est interdite de publication par le régime bolchévique qui l’accuse d’incarner la « littérature de la noblesse et des propriétaires fonciers », mais se oeuvres continuent de circuler illégalement. Malgré la terreur stalinienne et la perte de nombreux proches dont Goumilev et Pounine, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.
Á la mort de Staline, son œuvre est lentement réhabilité, jusqu’à être nommée deux fois pour le Prix Nobel de littérature en 1965 et 1966. C’est aussi à cette période qu’elle rédige ses mémoires, et y relate sa rencontre avec Modigliani. “

(1) Elle aurait ainsi déclaré : « J’ai appris à nos femmes comment parler, mais je ne sais comment les faire taire. »

Anna Akhmatova (Amedeo Modigliani), 1911.

George Orwell

George Orwell au travail sur sa machine à écrire à Canonbury (Frédéric Pajak).

La lecture de Simon Leys m’a incité à relire ce texte de George Orwell

Souvenirs sur la Guerre d’Espagne (Looking Back on the Spanish War), 1942 in George Orwell, Écrits de combat. Bartillat. Omnia poche. 2021.

” Un matin de bonne heure, j’étais sorti en compagnie d’un autre homme pour tirer sur les fascistes qui se trouvaient dans les tranchées aux alentours de Huesca. Nos lignes étaient séparées des leurs de trois cents mètres environ, distance à laquelle, avec nos vieux fusils, nous ne pouvions atteindre nos cibles avec précision ; mais en nous glissant furtivement jusqu’à un endroit situé à une centaine de mètres de la tranchée fasciste, on pouvait, avec un peu de chance, faire mouche par une brèche du parapet. Malheureusement, le terrain qu’il fallait traverser pour rejoindre cet endroit était aussi plat qu’un champ de betteraves et sans le moindre abri à l’exception de quelques fossés, et il était indispensable de sortir pendant qu’il faisait encore noir pour revenir peu après l’aube, avant que la lumière ne soit trop bonne. Cette fois-là, aucun fasciste ne s’est montré, si bien que nous sommes restés trop longtemps à attendre, au point d’être surpris par l’aube. Nous étions dans un fossé, mais derrière nous s’étendaient deux cents mètres de terrain plat où même un lapin aurait été à découvert. Nous tentions encore de nous donner du courage pour traverser cette étendue en toute hâte quand une clameur et des coups de sifflets se sont élevés de la tranchée fasciste. Des avions de notre camp approchaient. C’est alors qu’un homme, qui portait vraisemblablement un message à un officier, a bondi hors de la tranchée et s’est mis à courir au grand jour le long de la crête du parapet. Il était à moitié vêtu et il retenait son pantalon à deux mains en courant. J’ai hésité à lui tirer dessus. Il est vrai que je suis un mauvais tireur, qu’il était peu probable que je touche un homme en train de courir à une centaine de mètres de distance, et que je songeais surtout à rejoindre notre tranchée pendant que l’attention des fascistes était fixée sur les avions. Il n’en reste pas moins que si je n’ai pas tiré, c’était en partie à cause de ce détail du pantalon. J’étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n’est pas un « fasciste » ; c’est de toute évidence un semblable, un homme comme vous, et l’on n’a pas envie de lui tirer dessus.
Que prouve cet incident ? Pas grand-chose, car c’est le genre de mésaventure qui se produit tout le temps dans n’importe quelle guerre. “

” Early one morning another man and I had gone out to snipe at the Fascists in the trenches outside Huesca. Their line and ours here lay three hundred yards apart, at which range our aged rifles would not shoot accurately, but by sneaking out to a spot about a hundred yards from the Fascist trench you might, if you were lucky, get a shot at someone through a gap in the parapet. Unfortunately the ground between was a flat beet-field with no cover except a few ditches, and it was necessary to go out while it was still dark and return soon after dawn, before the light became too good. This time no Fascists appeared, and we stayed too long and were caught by the dawn. We were in a ditch, but behind us were two hundred yards of flat ground with hardly enough cover for a rabbit. We were still trying to nerve ourselves to make a dash for it when there was an uproar and a blowing of whistles in the Fascist trench. Some of our aeroplanes were coming over. At this moment a man, presumably carrying a message to an officer, jumped out of the trench and ran along the top of the parapet in full view. He was half-dressed and was holding up his trousers with both hands as he ran. I refrained from shooting at him. It is true that I am a poor shot and unlikely to hit a running man at a hundred yards, and also that I was thinking chiefly about getting back to our trench while the Fascists had their attention fixed on the aeroplanes. Still, I did not shoot partly because of that detail about the trousers. I had come here to shoot at ‘Fascists’; but a man who is holding up his trousers isn’t a ‘Fascist’, he is visibly a fellow creature, similar to yourself, and you don’t feel like shooting at him.
What does this incident demonstrate? Nothing very much, because it is the kind of thing that happens all the time in all wars. “

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/04/23/hommage-a-la-catalogne-george-orwell-1938/

Georges Séféris

Mycènes

Donne-moi tes mains, donne-moi tes mains, donne-moi tes mains.

J’ai vu dans la nuit
La cime aiguë de la montagne ;
J’ai vu la plaine noyée au loin
Dans la clarté d’une lune invisible
J’ai vu, tournant la tête,
Les pierres noires amoncelées,
Ma vie tendue comme une corde,
Début et fin,
L’ultime instant
Mes mains.

“ Comme sombre celui qui porte les grandes pierres.’’
Ces pierres je les ai soulevées autant que je l’ai pu
Ces pierres je les ai aimées autant que je l’ai pu
Ces pierres, mon destin.
Par mon sol même mutilé
Par ma tunique même supplicié,
Par mes dieux même condamné,
Ces pierres.
Je sais qu’ils ne peuvent savoir, mais moi
Qui tant de fois ai pris
La voie qui mène du meurtrier à la victime
De la victime au châtiment
Du châtiment au nouveau meurtre :
A tâtons
Dans la pourpre intarissable
Le soir de ce retour
Quand se mirent à siffler les Erinnyes
Parmi l’herbe rare
J’ai vu les serpents et les vipères entrelacés
Lovés sur la race maudite
Notre destin.

Voix jaillies de la pierre, du sommeil
Plus sourdes ici où s’assombrit le monde,
Souvenir de l’effort s’enracinant dans le rythme
De pieds oubliés frappant le sol.
Corps engloutis dans les assises
De l’autre temps, nus. Yeux
Fixés, fixés sur un point
Que tu cherches à discerner mais en vain –
L’âme
Qui lutte pour devenir ton âme.

Le silence même n’est plus à toi
En ce lieu où les meules ont cessé de tourner.

Octobre 1935.

Poèmes 1933-1955 suivis de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229.1989.
Traduction : Jacques Lacarrière, Egérie Mavraki.

Mycènes. Porte des Lionnes. Vers 1250 avant J.-C.

Albert Camus – Georges Séféris

Je viens de finir le livre de Yannis Kiourtsakis : Camus et Séféris, Une affaire de lumière. La tête à l’envers, 2024. Je cite ici les dernières pages (74 et 75). On les retrouve aussi sur le site Terre de femmes (la revue de poésie & de critique d’Angèle Paoli)

https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2024/06/yannis-kiourtsakis-camus-et-s%C3%A9f%C3%A9ris-une-affaire-de-lumi%C3%A8re.html

La lumière, l’homme, l’amour

Telle est pour Camus comme pour Séféris, la triade sacrée, œuvre de la nature ou de la divinité, peu importe. Et à l’image de cette œuvre, la créature qu’est l’être humain est conçue par eux, loin de tout humanisme abstrait, dans sa présence la plus concrète, la plus charnelle, la plus humble.
Parions donc, avec Camus, pour la renaissance. Deux incidents, tout à fait menus, mais qu’ils prennent soin de narrer l’un et l’autre, nous y aideront :

Juin 1958. Camus et ses amis français déjeunent, après leur baignade, en plein air dans une taverne de Samos. Un groupe « de beaux enfants » viennent les observer. « L’une des petites filles, Matina, aux yeux dorés, touche, écrit-il, mon cœur ». Quand les amis quittent la taverne, Matina vient près de la voiture, et alors, note Camus, « je prends sa petite main ».

Novembre 1967. Séféris déjeune en compagnie près de la mer dans un village du Magne. Son attention est attirée par une petite vieille, mince, agile, vivace, qui marche au loin très vite en faisant jouer sa canne en l’air, sans s’y appuyer. « C’est ma tante, elle a 102 ans », dit un des convives. Cette apparition hante, il ne sait pourquoi, son esprit pendant plusieurs jours ; et il finit par écrire : « Cette créature est restée dans ma mémoire comme un don de Dieu. »

C’est à la lumière de tels faits, apparemment insignifiants, mais ô combien significatifs, que j’aimerais clore cet essai en lisant les deux pensées suivantes. Séféris – conférence sur Dante (1966) : « S’il est vrai que l’enfer c’est les autres, comme l’affirme l’un de nos maîtres penseurs, il est non moins vrai que le paradis c’est les autres. Et les autres sont aussi nous-mêmes […] Paradis et enfer ne peuvent, je crois, être séparés, et, si nous le pouvons, ne mettons pas en pièces l’âme humaine.»

Camus, Retour à Tipasa : « Il y a seulement de la malchance à ne pas être aimé ; il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui mourons de ce malheur. »

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Georges Séféris (Giorgios Stylianou Séfériadès) est un des grands poètes grecs contemporains. Il est né à Smyrne (aujourd’hui Izmir en Turquie) le 29 février 1900.

Son père est professeur d’université et un traducteur renommé.

Georges Séféris suit sa famille à Athènes en 1914 où il termine sa scolarité secondaire. Il fait ensuite des études de droit et de littérature à Paris. Il y reste jusqu’en 1924.

Il s’engage dans la carrière diplomatique en 1926. En 1941, il s’exile avec le gouvernement grec libre pour échapper à l’occupation nazie. Il est envoyé dans divers pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Il sert son pays en Crète, au Caire, en Afrique du Sud, en Turquie et au Moyen-Orient.

Il est ambassadeur à Londres de 1957 à 1962. Il prend sa retraite en 1962. Il retourne alors à Athènes et se consacre entièrement à son oeuvre.

Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1963. Après le coup d’état militaire du 21 avril 1967, il fait une déclaration publique contre la junte des colonels.

Il meurt à Athènes le 20 septembre 1971. 30 000 personnes suivent son cercueil le lendemain et font de ses obsèques une manifestation spontanée contre la dictature.

Bibliographie

Journal 1945-1951. Traduction : Lorand Gaspar. Mercure de France, 1973.

Essais, Hellénisme et création. Traduction : Denis Kohler. Mercure de France, 1987.

Poèmes (1933-1955) suivi de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229. 1989. Traduction : Jacques Lacarrière, Égérie Mavraki, Yves Bonnefoy et Lorand Gaspar.

Six Nuits sur l’Acropole. Traduction Gilles Ortlieb. Calmann-Lévy, 1994. Le bruit du temps, 2013.

Journées 1925-1944. Traduction Gilles Ortlieb. Le bruit du temps, 2021.

Les poèmes. Traduction Michel Volkovitch. Le miel des anges, 2023.

Giuseppe Ungaretti 1888 – 1970

Philippe Jaccottet.

Je choisis un autre poème tiré de l’anthologie des poètes européens du XX ème siècle, un poème de Giuseppe Ungaretti.

Philippe Jaccottet. D’autres astres, plus loin, épars. Poètes européens du XX ème siècle. Domaine étranger. La Dogana, Genève, octobre 2005.

Philippe Jaccottet et Giuseppe Ungaretti se rencontrent pour la première fois en septembre 1946 à Rome. ils ont 37 ans de différence d’âge. Leur correspondance sera pourtant abondante. (Philippe Jaccottet, Giuseppe Ungaretti, Correspondance 1946-1970. Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2008). Philippe Jaccottet sera un des traducteurs du poète italien.  Avant la Première Guerre mondiale, Giuseppe Ungaretti a étudié deux ans à la Sorbonne, et, y étant retourné, a connu Jeanne Dupoix, qui est devenue sa femme en 1920. Il parle le français presque sans accent et l’écrit couramment. Les deux poètes qui sont de générations différentes sont deux ” passeurs “. Ungaretti est traducteur de Shakespeare, Góngora, Racine, Blake, Mallarmé, Saint-John Perse, notamment.

Nostalgia

Quando
la notte è a svanire
poco prima di primavera
e di rado
qualcuno passa

Su Parigi s’addensa
un oscuro colore
di pianto

In un canto
di ponte
contemplo
l’illimitato silenzio
di una ragazza tenue

Le nostre
malattie
si fondono

E come portati via
si rimane.

Locvizza il 28 settembre 1916.

Vita di un uomo, Tutte e poesie.

Nostalgie

Quand la nuit
est au point de finir
au temps que le printemps est proche
et que rarement
quelqu’un passe

Sur Paris se condense
une obscure couleur
de larme

Au coin
d’un pont
je contemple
le silence sans limite
d’une fille
ténue

Nos deux
maladies
se confondent

Et comme emportés
on demeure

Locvizza, 28 septembre 1916.

Vie d’un homme. Poésie, 1914-1970. NRF Poésie / Éditions de Minuit – Gallimard, 1973. Traduction Jean Lescure. Poésie/Gallimard n°147, 1981.

Plaque 5 rue des Carmes (Paris, V) où a vécu Giuseppe Ungaretti.

Cesare Pavese

Portrait de Cesare Pavese (1908-1950) (Alessandro Lonati).

L’étoile du matin

La mer est encore sombre, les étoiles vacillent
quand l’homme seul se lève. Une tiédeur d’haleine
s’élève de la rive, où la mer a son lit,
et apaise le souffle. C’est l’heure maintenant
où rien ne peut arriver. La pipe elle-même pend
entre les dents, éteinte. L’eau murmure tranquille, nocturne.
L’homme seul a déjà allumé un grand feu de branchages
et regarde le sol qui rougeoie. Bientôt la mer sera
elle aussi comme le feu, flamboyante.

Il n’est chose plus amère que l’aube d’un jour
où rien n’arrivera. Il n’est chose plus amère
que l’inutilité. Lasse dans le ciel, pend
une étoile verdâtre que l’aube a surprise.
Elle voit la mer sombre et la tache de feu
et près d’elle, pour faire quelque chose, l’homme qui se réchauffe ;
elle voit, puis tombe de sommeil entre les monts obscurs
où est un lit de neige. L’heure qui passe lente
est sans pitié pour ceux qui n’attendent plus rien.

Est-ce la peine que le soleil surgisse de la mer
et que commence la longue journée ? Demain
reviendront l’aube tiède, la lumière diaphane,
et ce sera comme hier, jamais rien n’arrivera.
L’homme seul ne voudrait que dormir.
Quand la dernière étoile s’est éteinte dans le ciel,
lentement l’homme bourre sa pipe et l’allume.

Poésies (Travailler fatigue. La mort viendra et elle aura tes yeux). 1969. NRF Poésie/Gallimard n°128. Traduction : Gilles de Van. 1979.

Lo stedazzu

L’uomo solo si leva che il mare e ancor buio
e le stelle vacillano. Un tepore di fiato
sale su dalla riva, dov’è il letto del mare,
e addolcisce il respiro. Quest’è l’ora in cui nulla
può accadere. Perfino la pipa tra i denti
pende spenta. Notturno è il sommesso sciacquio.
L’uomo solo ha già acceso un gran fuoco di rami
e lo guarda arrossare il terreno. Anche il mare
tra non molto sarà come il fuoco, avvampante.

Non c’è cosa più amara che l’alba di un giorno
in cui nulla accadrà. Non c’è cosa più amara
che l’inutilità. Pende stanca nel cielo
una stella verdognola, sorpresa dall’alba.
Vede il mare ancor buio e la macchia di fuoco
a cui l’uomo, per fare qualcosa, si scalda;
vede, e cade dal sonno tra le fosche montagne
dov’è un letto di neve. La lentezza dell’ora
è spietata, per chi non aspetta più nulla.

Val la pena che il sole si levi dal mare
e la lunga giornata cominci? Domani
tornerà l’alba tiepida con la diafana luce
e sarà come ieri e mai nulla accadrà.
L’uomo solo vorrebbe soltanto dormire.
Quando l’ultima stella si spegne nel cielo,
l’uomo adagio prepara la pipa e l’accende.

Lavorare stanca. Florence, Solaria, 1936.

Poème écrit au cours de l’hiver 1935. Cesare Pavese est arrêté le 15 mai 1935 pour activités antifascistes. Il est exclu du parti national fasciste et relégué en Calabre à Brancaleone, petit village au bord de la mer Ionenne du 4 août 1935 au 15 mars 1936. Italo Calvino, dans son introduction à l’œuvre ( Introduzione, Poesie edite e inedite. Einaudi, Torino, 1962) dit que pour comprendre le titre du recueil il faut avoir lu I Sansôssí d’Augusto Monti : « I sansôssí (graphie piémontaise pour « sans-soucì ») est le titre d’un roman d’Augusto Monti ( professeur de lycée de Pavese et son premier maître en littérature et ami ). Monti oppose ( sentant le charme de l’une et de l’autre ) la vertu du piémontais sansossì ( faite d’insouciance et d’inconscience juvénile ) à la vertu du piémontais ferme, stoïque, travailleur et taciturne. Le premier Pavese ( ou peut-être tout Pavese ) se situe lui aussi entre ces deux bornes : il ne faut pas oublier que l’un de ses premiers auteurs est Walt Whitman, exaltateur et du travail et de la vie vagabonde. Le titre Travailler fatigue sera précisément la version pavésienne de l’antithèse d’Augusto Monti (et de Whitman), mais sans gaieté, avec les tourments de celui qui ne s’intègre pas : jeune garçon dans le monde des adultes, sans métier dans le monde de ceux qui travaillent, sans femme dans le monde de l’amour et des familles, sans armes dans le monde des luttes politiques et des devoirs civils ».

Vicent Andrés Estellés

On célèbre en Espagne le centenaire de la naissance du grand poète valencien

Vicent Andrés Estellés est né le 4 septembre 1924 à Burjassot (Communauté de Valence). Il est issu d’un milieu modeste. Ses parents sont boulangers. Son père, analphabète, veut que son fils étudie. Vicent Andrés Estellés fera des études de journalisme dans le Madrid de l’après-guerre. Á partir de 1948, il collabore au journal Las Provincias, dont il deviendra le rédacteur en chef. Il est mort à Valence à 68 ans le 27 mars 1993 après une longue maladie dégénérative. Ce poète espagnol, d’expression valencienne, a été chanté par Ovidi Montllor, Maria del Mar Bonet, Raimon entre autres. D’après Joan Fuster, c’est « le meilleur poète valencien des trois derniers siècles, un nouvel Ausiàs March du XXe siècle ».

Cant de Vicent (Vicent Andrés Estellés)

…a unes tres milles de la mar, a la banda
occidental del riu Guadalaviar, sobre el qual
hi ha cinc ponts…

Sir John Talbot Dillon

Pense que ha arribat l’hora del teu cant a València.
Temies el moment. Confessa-t’ho: temies.
Temies el moment del teu cant a València.
La volies cantar sense solemnitat,
sense Mediterrani, sense grecs ni llatins,
sense picapedrers i sense obra de moro.
Lavolies cantar d’una manera humil,
amb castedat diríem. Veies el cant: creixia.
Lentament el miraves créixer com un crepuscle.
Arribava la nit , no escrivies el cant.
Més avant, altre dia, potser quan m’haja mort.
Potser en el moment de la Ressurecció
de la Carn. Tot pot ser. Més avant, si de cas.
I el tema de València tornava, i se n’anava
entre les teues coses, entre les teues síl·labes,
aquells moments d’amor i aquells moments de pena,
tota la teua vida — sinó tota la vida,
allò que tu saps de fonamental en ella —
anava per València, pels carrers de València.
Modestaments diries el nom d’algun carrer,
Pelayo, Gil i Morte…Amb quina intensitat
els dius, els anomenes, els escrius! Un poc més,
i ja tindries tota València. Per a tu,
València és molt poc més. Tan íntima i calenta,
tan crescuda i dolguda, i estimada també!
Els carrers que creuava una lenta parella,
els llargs itineraris d’aquells duies sense un
cèntim a la butxaca, algun antic café,
aquella lleteria de Sant Vicent de fora…
La casa que estrenàveu en estrenar la vida
definitivament, l’alegre veïnat.
l metge que buscàveu una nit a deshora,
la farmàcia de guàrdia. Ah, València, València!
El naixement d’un fill, el poal ple de sang.
aquell sol matiner, les Torres dels Serrans
amb aquell breu color inicial de geranis.
Veus, des del menjador, per la finestra oberta,
Benimaclet ací, enllà veus Alboraia,
escoltes des del llit les sirenes del port.
De bon matí arribaven els lents carros de l’horta.
Els xiquets van a l’escola. S’escolta la campana
veïna de l’església. El treball, el tenaç
amor a les paraules que ara escrius i has dit sempre,
des que et varen parir un dia a Burjassot:
com mamares la llet vares mamar l’idioma,
dit siga castament i amb perdó de la taula.
Ah, València, València! Podria dir ben bé:
Ah, tu, Val`ncia meua! Perquè evoque la meua
València. O evoque la València de tots,
de tots els vius i els morts, de tots els valenciants?
Deixa-ho anar. No et poses solemne. Deixa l’èmfasi.
L’èmfasi ens ha perdut freqüentment els indígines.
Més avant escriuràs el teu cant a València.

Llibre de meravelles, 1971.

Franz Kafka – Oskar Pollak

Franz Kafka (Andy Warhol). 1980. New York, Whitney Museum of American Art.

” Ein Buch muss die Axt sein für das gefrorene Meer in uns. “

” Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. “

Phrase célèbre que l’on trouve dans la correspondance de Franz Kafka. L’ordre des mots est important : c’est en nous que la mer est gelée.

Œuvres complètes. Tome III. NRF. Bibliothèque de La Pléiade. Édition de Claude David. 1984.

” Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui nous mordent et nous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans les forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. “

Œuvres complètes. Tome III. NRF. Bibliothèque de La Pléiade. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. 2022. Traduction : Laure Bernardi.

« Je pense que l’on ne devrait lire que des livres qui vous mordent ou qui vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, pourquoi le lisons-nous donc ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris? Mon Dieu, heureux, nous le serions aussi bien si nous n’avions pas de livres, et les livres qui nous rendent heureux, nous pourrions s’il le fallait les écrire nous-mêmes. Mais nous avons besoin de livres qui ont sur nous l’effet d’un malheur qui nous fait beaucoup souffrir, comme la mort de quelqu’un que nous aimions davantage que nous, comme si nous étions rejetés dans les forêts, loin de tous les hommes, comme un suicide, un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. »

Répertoire des correspondants de Franz Kafka. Œuvres complètes. Tome III. NRF. Bibliothèque de La Pléiade. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. 2022.

Oskar Pollak (Prague, 5 septembre 1883 – bataille de l’Isonzo, dans le Frioul, 11 juin 1915) fut un camarade de classe de Kafka au lycée. Après avoir commencé des études de chimie, comme Kafka, il opta pour la philosophie et l’archéologie, et enfin pour l’histoire de l’art à l’université de Prague. Une amitié très forte liait les deux hommes, qui entretinrent une correspondance importante entre 1902 et 1904. il fut nommé pour l’année 1903-1904, rapporteur pour l’art de la section littéraire de la Lese- und Redehalle der deutschen in Prag (Salle de lecture des étudiants allemands de Prague, mais à l’automne de 1903, il prit le poste de précepteur privé du château Oberstudenetz, près de Zdiretz. Kafka assura alors sa succession à la Lee- und Redehalle. En 1907, il soutint une thèse de doctorat sur les sculpteurs baroques Johann et Ferdinand Maximilian Brockhoff, et se maria à Prague avec hedwig eisner. Il est l’auteur de nombreux articles sur l’art de la renaissance et de l’âge baroque, et obtint très tôt un poste d’assistant puis de maître de conférences (Privatdocent) à l’université de Vienne. Nommé à l’Institut historique autrichien de Rome, il s’installa avec son épouse en italie. Au déclenchement de la Première Guerre mondiale, il se porta volontaire pour combattre au front.

Oskar Pollak.