Emily Dickinson – Claire Malroux

Emily Dickinson

656

I started Early – Took my Dog –
And visited the Sea –
The Mermaids in the Basement
Came out to look at me –

And Frigates – in the Upper Floor
Extended Hempen Hands –
Presuming Me to be a Mouse –
Aground – opon the Sands –

But no Man moved Me – till the Tide
Went past my simple Shoe –
And past my Apron – and my Belt
And past my Boddice – too –

And made as He would eat me up –
As wholly as a Dew
Opon a Dandelion’s Sleeve –
And then – I started – too –

And He – He followed – close behind –
I felt His Silver Heel
Opon my Ancle – Then My Shoes
Would overflow with Pearl –

Until We met the Solid Town –
No One He seemed to know –
And bowing – with a Mighty look –
At me – The Sea withdrew –

656

Je partis Tôt – Pris mon Chien –
Rendis visite à la Mer –
Les Sirènes du Sous-sol
Montèrent pour me voir –

Et les Frégates – à l’Étage
Tendirent des Mains de Chanvre –
Me prenant pour une Souris –
Échouée – sur les Sables –

Mais nul Homme ne Me héla – et le Flot
Dépassa ma Chaussure –
Puis mon Tablier – et ma Ceinture
Puis mon Corsage – aussi –

Il menaçait de m’avaler toute –
Comme la Rosée
Sur le Gilet d’un Pissenlit –
Alors – je courus moi aussi –

Et Lui – Il me serrait – de près –
Je sentis sur ma Cheville
Son Talon d’Argent – Mes Souliers allaient
Déborder de Perles –

Enfin ce fut la Cité Ferme –
Nul, semblait-il, qu’Il connût là –
Et m’adressant un Impérieux – salut –
L’Océan se retira –

Car l’adieu, c’est la nuit. Poésie / Gallimard n°435. 2007. Traduction Claire Malroux.

Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité Emily Dickinson. (Pages 66-67)

” Aucun poème ne donne une image aussi vivante d’Emily dans sa jeunesse, ni une idée aussi juste de son caractère à la fois intrépide et angoissé que celui qui débute par ces mots : ” Je partis Tôt – Avec mon Chien – “

Emily Dickinson avait un grand chien, appelé Carlo, offert par son père.

Elle écrivait à Thomas W. Higginson (1823-1911) à qui on doit la publication de l’oeuvre de la poétesse américaine, à titre posthume : ” Vous me demandez quels sont mes Compagnons : les Collines – Monsieur – et le Couchant – et un Chien – aussi grand que moi – que mon père m’a acheté. – Ils valent mieux que des Êtres – parce qu’ils savent – mais sont muets. ” (25 avril 1862)

Christian Garcin vient de publier chez Actes Sud un récit biographique La Vie singulière de Thomas Higginson.

” Pasteur, militant abolitionniste, soutien de Lincoln, colonel dans l’armée de l’union, féministe avant l’heure, écrivain proche de Threau, d’Emerson et de Jack London, Thomas W. Higginson (1823-1911) a fréquenté les personnages les plus importants de la construction houleuse et tragique de l’Amérique. Pourtant, personne ne se souvient de lui aujourd’hui. Sauf, peut-être, les plus ardents admirateurs d’Emily Dickinson. ” (Quatrième de couverture)

Claire Malroux (1925-2025) – Emily Dickinson

Claire Malroux.

Claire Malroux, poète, essayiste et traductrice, est morte à Sèvres le 4 février 2025 à 99 ans.

Josette Andrée Malroux est née le 3 septembre 1925 à Albi. Elle change de prénom lorsqu’elle commence à écrire. En 1936, sa famille quitte le sud de la France pour rejoindre Paris. En effet, son père Augustin Malroux (1900-1945), instituteur, est élu député du Front populaire. Le 10 juillet 1940, le socialiste fait partie des 86 parlementaires qui refusent de voter les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain.

Il écrit le jour même à sa femme et à ses enfants : ” Ceci est mon testament politique. Je veux que plus tard vous sachiez qu’en des heures tragiques votre Papa n’a pas eu peur de ses responsabilités et n’a pas voulu — quelles que soient ses craintes — être parjure à tout ce qu’il a appris puis enseigné dans la vie. J’ai été élevé dans l’amour de la République. Aujourd’hui on prétend la crucifier. Je ne m’associe pas à ce geste assassin. Je reste un protestataire. J’espère le rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m’ont précédé ” (le Cri des travailleurs, 13 octobre 1945). Entré dans la Résistance, il est arrêté le 2 mars 1942 et déporté le 15 septembre 1943. Il meurt au camp de concentration de Bergen-Belsen le 10 avril 1945.

https://maitron.fr/spip.php?article119778

Après des études à l’Ecole normale supérieure de jeunes filles, dont elle sort en 1946, Claire Malroux se rend au Royaume-Uni, où elle découvre la poésie écrite en langue anglaise. Sa rencontre avec l’œuvre d’Emily Dickinson est un événement décisif dans son parcours.

Claire Malroux a traduit de nombreux ouvrages de la poète – notamment Une âme en incandescence (José Corti, 1998) et Quatrains et autres poèmes brefs (Gallimard, 2000). Elle lui consacre aussi un essai (Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005).

Prologue (page 11) : « Au moment de m’engager dans une aussi intimidante aventure – parler d’Emily Dickinson – j’en mesure tous les dangers, moi qui ai seulement parlé jusqu’ici pour elle, en traduisant sa poésie et sa correspondance.
Nos langues se sont mêlées, nos écritures. J’ai cherché du mieux que j’ai pu à restituer son langage, sans rester à la surface des mots, en essayant de remonter à la source de ce qui chaque fois déclenchait en elle le désir et le besoin d’écrire le poème ou la lettre.
Cette tâche était ardue, mais somme toute sûre. Mettre ses pas dans les pas de celle qui parle. Être le témoin muet, tout en parlant à sa place. J’aurais pu en rester là. »

Elle a aussi traduit les œuvres de Wallace Stevens (1879-1955), C.K. Williams (1936-2015), Emily Brontë (1818-1848), Ian McEwan (1948-), ainsi que les textes de Derek Walcott (1930-2017), Prix Nobel de littérature en 1992. Ce travail de traduction lui a valu plusieurs distinctions : le prix Maurice-Edgar Coindreau en 1990 pour Poèmes d’Emily Dickinson, le Grand Prix national de la traduction en 1995 pour l’ensemble de son œuvre, le Prix Laure-Bataillon (2002), pour Une autre vie de Derek Walcott.

Traduire et écrire de la poésie, pour Claire Malroux, sont deux activités indissociables l’une de l’autre. Elle affirme en 2022 : « Je peux apparaître tantôt comme un poète traducteur, tantôt comme un traducteur poète. Mais y a-t-il réellement une différence ? ».

Elle a aussi été membre du comité de rédaction de la revue Po&sie, fondée en 1977 par Michel Deguy (1930-2022).

(d’après l’article d’Amaury da Cunha, La mort de la poète et traductrice Claire Malroux. Le Monde 28 mars 2025)

Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005. Pages 278-279.

” Sa vision prend un surcroît de sens si on la confronte à celle de Rimbaud. Il arrive, plus souvent qu’on ne le pense, que des poètes d’égale stature aient en même temps ou à quelques années d’intervalle un même sujet de préoccupation et emploient des métaphores voisines pour le cerner. Leur dialogue, fût-il chronologiquement inversé, jette une vive lumière sur leurs ressemblances mais aussi leur spécificité.

Arthur Rimbaud (mai 1872)
” Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Eternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. “

Emily (seconde moitié de 1863)
As if the Sea should part / And show a further Sea
” Comme si la Mer s’écartait / Pour révéler une Mer nouvelle – […] et qu’Elles / Ne fussent que prémisses –
De cycles de Mers – / De Rivages ignorées – / Elles-mêmes Orées de Mers futures – / Telle est – l’Eternité – “

Ce duo par métaphore interposée, ces voix entrecroisées, expriment quelque chose de plus que chacune d’elles prise à part, quelque chose d’assez semblable malgré l’apparente différence. “

Volume n° 348 de la collection Poésie / Gallimard. 2002.
Volume n° 435 de la collection Poésie / Gallimard. 2007.

Arthur Rimbaud – Anna Akhmatova

De gauche à droite : Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Arthur Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Aden, août 1880, sur le perron de l’hôtel de l’Univers.

Rimbaud aux siens

Aden, 25 mai 1881

Chers amis,
Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas ! Moi, je ne tiens pas du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue ; mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.

Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois , pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies ; mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages, car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage.
Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci !
Tout à vous,
Rimbaud

Cette lettre présente de nombreuses difficultés. Elle appartenait à Paul Claudel. Elle se trouve maintenant à la BnF. L’autographe porte Aden alors que Rimbaud semble se trouver à Harar à cette date.

Les éditeurs précisent qu’il est impossible que Rimbaud ait possédé 5 000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3 000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possédera 3 000.

” … heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! “

Cette phrase est placée en épigraphe de l’essai de Jean Rouaud, La constellation Rimbaud, que je viens de lire (Folio essais n°706, 2024. Première édition, Grasset & Fasquelle, 2021).

Elle est suivie de deux vers d’Anna Akhmatova :

” Mais je vous préviens

Que je vis pour la dernière fois “

” Mais, je vous préviens,
Je vis pour la dernière fois.
Ni hirondelle ni érable,
Ni roseau ni étoile,
Ni eau de source,
Ni son de cloche,
Je ne troublerai plus les hommes,
Et je ne visiterai plus leurs rêves
Avec ma plainte inapaisée.”

1940, in La guerre. Traduction Christian Mouze, éditions Harpo &, 2010.

Portrait d’Anna Akhmatova (Nathan Altman) 1914. Musée d’État russe de Saint-Pétersbourg

Joseph Roth – Stefan Zweig

Stefan Zweig et Joseph Roth à Ostende, 1936.

La correspondance entre Stefan Zweig et Joseph Roth 1927-1938 est parue en 2013 aux éditions Rivages. Elle comprend 194 lettres de Roth à Zweig et 45 de Zweig à Roth, sans compter les cartes, les télégrammes et les échanges entre Roth et Friderike Zweig d’une part, Roth et Lotte Altman d’autre part, soit un ensemble de 268 courriers.

Correspondance 1927-1938 Stefan Zweig / Joseph Roth. Traduction : Pierre Deshusses.

Joseph Roth a vu très vite l’évolution qu’allait prendre l’Allemagne sous un gouvernement national-socialiste.

Joseph Roth à Stefan Zweig

Hôtel Jacob [mi-février 1933]
44 rue Jacob
Paris VI

Cher et honoré ami,
je suis ici depuis deux semaines pour héberger un petit Nègre français.
Entre-temps, vous aurez bien vu que nous allons au-devant de grandes catastrophes. Mises à part les catastrophes privées – notre existence littéraire et matérielle est détruite – tout cela mène à une nouvelle guerre. Je ne donne plus cher de notre peau. On a réussi à laisser gouverner la barbarie. Ne vous faites aucune illusion. C’est l’enfer qui gouverne.
Très cordialement, votre vieux

Joseph Roth

« Tout les réunissait et tout les séparait. Nés sous le règne des Habsbourg, Juifs, écrivains reconnus et célébrés de leur vivant, morts loin de leur patrie, ils furent parmi les premiers à dénoncer la montée du nazisme, alors embryonnaire. L’un est issu de la grande bourgeoisie viennoise, auteur de livres à succès, mondain et cosmopolite ; l’autre, son cadet de treize ans, est fils de petits commerçants de Galicie ; journaliste, impécunieux et mythomane, il sombrera lentement dans l’alcool et la dépression. C’était le monde d’hier. Aucun des deux ne verra la chute du IIIe Reich. » (Thierry Clermont, Zweig et Roth, témoins et victimes d’une Europe à l’agonie. Le Figaro 2 octobre 2013)

Andrea Manga Bell (1902-1985)

Joseph Roth a vécu à Paris de 1931 à 1936 avec Andrea Manga Bell (1902-1985) qu’il avait connu à Berlin en août 1929. Elle y travaillait comme rédactrice au magazine du groupe Ullstein Gebrauchsgraphik. Elle était née à Hambourg, fille d’une huguenote hambourgeoise et d’un Cubain de couleur répondant au nom de Jimenez. Elle était mariée avec le prince Alexandre Ndumbé Duala Manga Bell, prince de Douala et Bonanjo, de l’ancienne colonie allemande du Cameroun, fils du roi douala Rudolf Douala Manga Bell exécuté en 1914 par les Allemands. Élevé en Allemagne, il l’avait quittée et était retourné au Cameroun. Il sera député à l’Assemblée nationale française de 1945 à 1957. C’est lui qui obtint l’abolition des travaux forcés au Cameroun et fit campagne pour son indépendance. Elle eut avec lui un fils, José Manuel, et une fille, Andrea (Tüke). Les rapports entre Roth et les enfants d’Andrea Manga Belle dont il payait l’éducation, ont été bons jusqu’à un certain moment. Joseph Roth et Andrea Manga Belle se séparèrent en 1936. La rupture fut difficile pour l’un comme pour l’autre. Ils se brouillèrent définitivement fin 1938.

Plaque Joseph Roth au 18 rue de Tournon. Paris VI.

Wystan Hugh Auden 1907 – 1973

W.H.Auden.

Refugees Blues 1939

Disons que cette ville a dix millions d’âmes,
Certains vivent dans des demeures, d’autres vivent dans des terriers :
Pourtant il n’y a aucun endroit pour nous, mon amour, pourtant il n’y a aucun endroit pour nous.

Autrefois nous avions un pays que nous pensions être un pays de justice,
Regarde sur l’atlas et tu le trouveras là :
Maintenant, nous ne pouvons pas y aller, mon amour, maintenant nous ne pouvons pas y aller.

Dans le cimetière du village pousse un vieil if,
Chaque printemps il fleurit à nouveau :
Les vieux passeports ne peuvent pas faire cela, mon amour, les vieux passeports ne peuvent pas faire cela.

Le consul a tapé sur la table et a dit :
« Si vous n’avez aucun passeport vous êtes officiellement mort »
Mais nous sommes encore en vie, mon amour, mais nous sommes encore en vie.

Suis allé à un comité ; ils m’ont offert un fauteuil ;
M’ont demandé poliment de revenir l’année prochaine :
Mais aujourd’hui, où irons-nous, mon amour, où irons-nous ?

Me suis rendu à une réunion publique ; le président s’est levé et a dit :
« Si nous les laissons entrer, ils nous voleront notre pain quotidien » ;
Il parlait de toi et moi, mon amour, il parlait de toi et moi.

Ai pensé entendre le tonnerre gronder dans le ciel ;
C’était Hitler recouvrant l’Europe ; il disait : « Ils doivent mourir » ;
Oh ! nous étions dans ses pensées, mon amour, nous étions dans ses pensées.

Ai vu un caniche habillé d’un manteau fermé d’une broche,
Ai vu une porte s’ouvrir et rentrer un chat :
Mais ce n’étaient pas des juifs allemands, mon amour, mais ce n’étaient pas des juifs allemands.

Suis descendu jusqu’au port et me suis tenu sur le quai,
Ai vu nager les poissons comme s’ils étaient libres :
À seulement dix pieds de moi, mon amour, à seulement dix pieds de moi.

Ai traversé un bois et vu les oiseaux dans les arbres ;
Ils n’avaient aucun politicien et chantaient à leur aise :
Ce n’était pas la race humaine, mon amour, ce n’était pas la race humaine.

Ai rêvé que je voyais un immeuble d’un millier d’étages,
D’un millier de fenêtres et d’un millier de portes ;
Aucun d’entre eux n’était à nous, mon amour, aucun d’entre eux n’était à nous.

Me suis tenu dans une grande plaine sous la neige tombante ;
Dix mille soldats allaient et venaient :
Nous cherchant toi et moi, mon amour, nous cherchant toi et moi.

Traduction : Francine Lacoue-Labarthe et Laurence Kahn. Chimères. Revue des schizoanalyses. Année 2003. N° 52. pp. 181-188.

Refugee Blues ne figure pas dans le volume Poésies choisies de W.H. Auden publié dans la collection Du monde entier , Gallimard, 1994. Nouvelle édition : Poésie Gallimard n°401. 2005.

Refugees Blues 1939

Say this city has ten million souls,
Some are living in mansions, some are living in holes:
Yet there’s no place for us, my dear, yet there’s no place for us.

Once we had a country and we thought it fair,
Look in the atlas and you’ll find it there:
We cannot go there now, my dear, we cannot go there now.

In the village churchyard there grows an old yew,
Every spring it blossoms anew:
Old passports can’t do that, my dear, old passports can’t do that.

The consul banged the table and said,
“If you’ve got no passport you’re officially dead”:
But we are still alive, my dear, but we are still alive.

Went to a committee; they offered me a chair;
Asked me politely to return next year:
But where shall we go to-day, my dear, but where shall we go to-day?

Came to a public meeting; the speaker got up and said;
“If we let them in, they will steal our daily bread”:
He was talking of you and me, my dear, he was talking of you and me.

Thought I heard the thunder rumbling in the sky;
It was Hitler over Europe, saying, “They must die”:
O we were in his mind, my dear, O we were in his mind.

Saw a poodle in a jacket fastened with a pin,
Saw a door opened and a cat let in:
But they weren’t German Jews, my dear, but they weren’t German Jews.

Went down the harbour and stood upon the quay,
Saw the fish swimming as if they were free:
Only ten feet away, my dear, only ten feet away.

Walked through a wood, saw the birds in the trees;
They had no politicians and sang at their ease:
They weren’t the human race, my dear, they weren’t the human race.

Dreamed I saw a building with a thousand floors,
A thousand windows and a thousand doors:
Not one of them was ours, my dear, not one of them was ours.

Stood on a great plain in the falling snow;
Ten thousand soldiers marched to and fro:
Looking for you and me, my dear, looking for you and me.

Mars 1939.

Another Time, 1940.

https://www.youtube.com/watch?v=hpkGXgY5tH8

Fernando Pessoa – Pedro Almodóvar

Depuis hier soir, je recherche une phrase de Fernando Pessoa qu’ Adrien Gombeaud a citée dans sa critique du beau film de Pedro Almodóvar, La chambre d’à côté (Positif n°767. janvier 2025. pages 6-7). Je l’ai enfin trouvée.

307 « Esthétique du désenchantement
Puisque nous ne pouvons tirer de beauté de la vie, cherchons du moins à tirer de la beauté de notre impuissance même à en tirer de la vie. Faisons de notre échec une victoire, quelque chose de positif qui se dresse, au milieu des colonnes, en majesté et en consentement spirituel.
Puisque la vie ne nous a rien offert d’autre qu’une cellule de reclus, alors tentons de la décorer, ne serait-ce que de l’ombre de nos songes, dessins et couleurs mêlés, sculptant notre oubli sur l’immobile extériorité des murailles.
Comme tous les rêveurs, j’ai toujours senti que ma fonction, c’était de créer. Comme je n’ai jamais su faire aucun effort, ni concrétiser aucune intention, créer a toujours coïncidé pour moi avec le fait de rêver, de vouloir ou de désirer, et d’accomplir un geste, en rêvant seulement le geste que je souhaiterais pouvoir accomplir. »

Gens au soleil (People in the Sun) (Edward Hopper), 1960. Washington, Smithsonian American Art Museum

Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. p.310. Christian Bourgois éditeur, 1999. Traduction Françoise Laye.

« Estética do desalento
Já que não podemos extrair beleza da vida, busquemos ao menos extrair beleza de não poder extrair beleza da vida. Façamos da nossa falência uma vitória, uma coisa positiva e erguida, com colunas, majestade e aquiescência espiritual.
Se a vida não nos deu mais do que uma cela de reclusão, façamos por ornamentá-la, ainda que mais não seja, com as sombras dos nossos sonhos, desenhos a cores mistas esculpindo o nosso esquecimento sobre a parada exterioridade dos muros.
Como todo o sonhador, senti sempre que o meu mister era criar. Como nunca soube fazer um esforço ou ativar uma intenção, criar coincidiu-me sempre com sonhar, querer ou desejar, e fazer gestos com sonhar os gestos que desejaria poder fazer. »

Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Assírio & Alvim. 1998.

William Faulkner

William Faulkner, 1955.

Je viens de terminer la relecture d’Absalon, Absalon ! de William Faulkner. Le bruit et la fureur (1928) et Absalon Absalon ! (1936) sont le plus souvent cités comme les deux plus grands romans du grand auteur américain. Le processus de la création littéraire et l’histoire du Sud des États-Unis sont au centre de ce livre. Le bruit et la fureur, écrit entre mars et septembre 1928, était son roman favori. ” Avec Le bruit et la fureur, j’appris à lire et à cesser de lire (…) “. Absalon Absalon ! évoque la chute de la maison Sutpen et l’histoire du Deep South de 1807 à janvier 1910. Il s’agit d’une réflexion sur l’héritage sudiste. Quentin pense comme l’auteur et répond à son ami Shreve à la fin du roman :

” (…) Pourquoi est-ce que tu hais le sud ?
– Je ne le hais pas, répondit vivement Quentin, sur-le-champ, immédiatement. Je ne le hais pas. “

William Faulkner a écrit deux projets pour une introduction au Bruit et à la fureur. On les retrouve dans les notices du premier tome de ses Oeuvres romanesques dans la Bibliothèque de la Pléiade, édition présentée et annotée par Michel Gresset. NRF Gallimard, 1977 (pages 1267 – 1273). Voici le premier.

Premier projet d’introduction au Bruit et la fureur de William Faulkner [version courte]. Non daté. Probablement 1933.

” J’ai écrit ce livre et j’ai appris à lire. J’avais appris un peu de l’art d’écrire en travaillant à Monnaie de singe : comment approcher la langue, les mots, moins avec sérieux, comme le fait un essayiste, qu’avec une sorte de respect, de circonspection, comme lorsqu’on approche de la dynamite ; avec joie même, comme on approche les femmes, peut-être avec les mêmes intentions perfides. Mais, quand j’eus fini Le Bruit et la fureur, je découvris qu’il y a vraiment quelque chose à quoi le mot art, ce terme rebattu, non seulement peut mais doit être appliqué. Je découvris alors que j’avais parcouru tout ce que j’avais lu, de Henry James aux histoires de meurtres des journaux en passant par Henty, sans faire aucune discrimination, sans en rien digérer, comme l’aurait pu faire une mite ou une chèvre. Après Le Bruit et la fureur, sans me soucier d’ouvrir un autre livre, et à travers une série de répercussions à retardement semblables à celles d’un orage d’été, je découvris les Flaubert, les Dostoïevski, les Conrad dont j’avais lu les œuvres dix ans auparavant. Avec Le Bruit et la fureur, j’appris à lire et à cesser de lire car, depuis, je n’ai rien lu.
Je n’ai pas non plus l’impression d’avoir jamais rien appris par la suite. Pendant que j’écrivais Sanctuaire, le roman qui suivit Le Bruit et la fureur, cette partie de moi-même qui apprenait au fur et à mesure que j’écrivais, cette partie où se trouve peut-être la force première qui pousse un écrivain au labeur qu’est l’invention et à la besogne qui consiste à aligner soixante-quinze ou cent mille mots sur le papier, cette partie-là était absente, parce que je lisais encore par répercussion les livres que j’avais avalés tout ronds dix ans au moins auparavant. Ce n’est qu’en écrivant Sanctuaire que j’appris qu’il y manquait quelque chose, quelque chose que m’avait donné Le Bruit et la fureur et que Sanctuaire ne me donnait pas. En entreprenant Tandis que j’agonise, je savais ce que c’était, et je savais que j’en serais encore privé, parce que ce livre allait être un livre délibéré. J’avais fermement l’intention d’écrire un tour de force. Avant même d’avoir posé la plume sur le papier et tracé le premier mot, je savais quel serait le dernier, et presque où tomberait le point final. Avant de commencer, je m’étais dit : je vais écrire un livre qui sera, au besoin, mon triomphe ou ma faillite si jamais plus je ne touche à l’encre. Aussi, quand j’eus fini, la froide satisfaction était bien là, comme je m’y attendais mais, comme je m’y attendais également, l’autre qualité que j’avais trouvée dans Le Bruit et la fureur était absente : cette émotion définie, physique et pourtant vague et difficile à décrire : cette extase, cette foi ardente et joyeuse, cette anticipation de surprise que la feuille encore immaculée sous ma main retenait, inviolée, inépuisable, attendant que je la libère. Cela ne se trouvait pas dans Tandis que j’agonise. Je me dis : C’est parce que j’en savais trop sur ce livre avant de commencer à l’écrire. Je me dis : vraisemblablement je n’aurai plus jamais besoin d’en savoir autant sur un livre avant de me mettre à l’écrire ; la prochaine fois, ça reviendra. J’attendis presque deux ans, puis je commençai Lumière d’août sans en savoir davantage que ceci : il y a une jeune femme, enceinte, qui marche le long d’une route de campagne inconnue. Je pensai : maintenant je vais retrouver cela, puisque je n’en sais pas plus sur ce livre que je n’en savais sur
Le Bruit et la fureur le jour où je me suis assis devant la première page blanche.
Cela n’est pas revenu. Les pages écrites croissaient en nombre. L’histoire marchait assez bien ; je m’y mettais tous les matins, sans hésitation et pourtant sans cette anticipation et cette joie qui seules ont fait pour moi de l’acte d’écrire un plaisir. Il me fallut attendre que le livre fût presque achevée, pour que je m’incline devant l’évidence : cela ne reviendrait pas, car maintenant, avant que chaque mot tombe en place, j’étais conscient des actions précises qu’allaient accomplir les personnages, puisque maintenant je choisissais délibérément leur conduite parmi les possibilités et les probabilités, et je pesais, mesurais chacun de mes choix à la balance des James, des Conrad, des Balzac. Je savais que j’avais trop lu, que j’avais atteint cette période que chaque écrivain doit traverser, pendant laquelle il croit en savoir trop sur son métier. Je reçus un exemplaire du livre imprimé et je constatai que je ne tenais même pas à savoir quelle espèce de couverture Smith lui avait mise. Il me semblait l’apercevoir placé sur un rayon avec tous ceux qui suivaient Le Bruit et la fureur tandis que je regardais les dos titrés avec une attention déclinante qui tenait presque du dégoût, et sur laquelle chacun des titres s’enregistrait de moins en moins jusqu’au moment où l’Attention elle-même sembla dire enfin : Dieu merci, jamais plus je n’aurai à en ouvrir un seul. Je crus que je savais alors pourquoi je n’avais pas retrouvé cette première extase et que jamais plus je ne la retrouverais ; que les romans quels qu’ils fussent que j’écrirais par la suite seraient écrits sans hésitation, mais aussi sans anticipation et sans joie : que dans Le Bruit et la fureur, j’avais déjà mis la seule chose en littérature qui parviendrait jamais à m’émouvoir profondément : Caddy grimpant dans le poirier pour regarder par la fenêtre la veillée funèbre de sa grand-mère tandis que Quentin, Jason, Benny et les Noirs lèvent les yeux vers son fond de culotte souillé de boue.
Ce roman-ci est le seul des sept romans que j’ai écrits sans avoir en même temps l’impression d’effort, de tension, sans avoir ensuite l’impression d’épuisement, de soulagement ou de dégoût. Quand je l’ai commencé je n’avais aucun plan, je n’écrivais même pas un livre. Je pensais bien aux livres, à la publication, mais à l’envers, en me disant : peu m’importe que les éditeurs aiment ça ou non. Quatre ans auparavant j’avais écrit Monnaie de singe. Il ne m’avait pas fallu longtemps pour l’écrire et le livre fut publié rapidement, et il me rapporta environ cinq cents dollars. Je me dis : écrire des romans, c’est facile. Ça ne rapporte pas grand-chose, mais c’est facile. J’écrivis Moustiques. Ce ne fut pas tout à fait aussi facile à écrire ni aussi rapide à publier et cela me rapporta environ quatre cents dollars. Je me dis : apparemment ce n’est pas aussi simple que ça d’écrire des romans, d’être romancier. J’écrivis Sartoris. Il me fallut beaucoup plus longtemps et l‘éditeur le refusa tout de suite. Mais je continuai à le colporter pendant environ trois ans, m’entêtant dans un espoir qui s’amenuisait, peut-être pour justifier le temps que j’avais mis à l’écrire. Cet espoir s’éteignit lentement, mais je n’en éprouvai aucune douleur. Un jour, il me semble que je fermais une porte entre moi et toutes les adresses et catalogues d’éditeurs. Je me dis : maintenant je vais me faire une urne comme celle que cet ancien Romain gardait toujours à son chevet et dont il usa lentement le bord sous ses baisers. Ainsi, moi qui n’ai jamais eu de sœur et qui étais voué à perdre ma fille peu après sa naissance, j’entrepris de me faire une belle et tragique petite fille. “

Anna Akhmatova – Philip Roth – Edna O’Brien

Portrait d’Anna Akhmatova (Natan Altman 1889-1970). 1914. Saint-Petersbourg, Musée russe.

Bien qu’elle fût censurée, traquée, persécutée par le régime soviétique, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.

J’ai pensé à un passage de l’entretien entre Philip Roth et la grande écrivaine irlandaise Edna O’Brien, décédée le 25 juillet 2024 à Londres. On peut trouver ce texte dans Parlons travail (Shop talk. A writer and his colleagues and their work, 2001). Gallimard, 2004.

” ROTH : La plupart des écrivains américains que je connais éprouveraient un grand désarroi à l’idée de vivre hors du pays qui est leur sujet, la source de leur langue et de leurs obsessions. Bien des écrivains d’Europe de l’Est sont demeurés derrière le rideau de fer malgré les rigueurs du totalitarisme parce qu’elles leur semblaient préférables, à tout prendre, aux dangers de l’exil. Et si l’on cherche de parfaits exemples d’écrivains ayant voulu rester à portée de voix du milieu de leur enfance, j’en vois deux, américains, l’un comme l’autre, et piliers de la littérature américaine du XXe siècle : Faulkner, revenu s’établir dans le Mississipi après une brève période à l’étranger, et Bellow, qui, à l’issue de ses tribulations, est revenu vivre et enseigner à Chicago. A contrario, il est bien connu que ni Beckett ni Joyce n’ont eu envie ou besoin de se baser en Irlande une fois qu’ils ont commencé d’exploiter leur héritage irlandais. mais vous, qui avez quitté l’Irlande toute jeune femme pour faire votre vie à Londres, ne vous en a-t-il rien coûté en tant qu’écrivain ? N’y a-t-il pas une autre Irlande que celle de votre jeunesse dont vous auriez pu tirer matière ?

O’BRIEN : S’établir quelque part et situer ce qu’on écrit, c’est une force pour l’écrivain et un panneau indicateur pour le lecteur. mais quand on trouve ses racines trop menaçantes, trop envahissantes, alors il faut partir. Joyce a dit que l’Irlande est une truie qui dévore ses petits. il entendait par là que le pays attaquait sauvagement ses écrivains. Ce n’est pas par hasard que nos deux auteurs les plus illustres, lui-même et Beckett, sont partis une fois pour toutes, même s’il n’ont jamais perdu la spécificité de leur conscience irlandaise. Pour ma part, je crois que si j’étais restée, je n’aurais jamais écrit une seule ligne. On m’aurait surveillée, et pire encore, jugée ; j’aurais perdu cette faculté précieuse qui a nom liberté. Les écrivains sont toujours en cavale, et moi j’avais bien des choses à mes trousses. Oui, je me suis dépouillée, et je suis sûre que j’y ai perdu quelque chose, une continuité, un contact au jour le jour avec la réalité. Cependant, au contraire des écrivains d’Europe de l’Est, moi j’ai l’avantage de pouvoir revenir. Ce doit être terrible pour eux, cette irréversibilité, ce bannissement absolu, comme celui d’une âme dont le paradis se refuse. “

(Publié initialement dans la New York Times Book Review en 1984).

Edna O’Brien – Philip Roth.

Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue.

Belle exposition au Musée Zadkine (100 bis, rue d’Assas 75006 Paris) :
Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue. (14 novembre 2024 – 30 mars 2025)

Cette exposition s’intéresse à l’amitié artistique qui unit le sculpteur Ossip Zadkine (1888-1967) au peintre Amedeo Modigliani (1884-1920).

Tête de femme. (Amedeo Modigliani). 1911-1913. Calcaire. Paris, Centre Pompidou.

” À travers près de 90 œuvres, peintures, dessins, sculptures mais également documents et photographies d’époque, elle propose de suivre les parcours croisés de Modigliani et Zadkine, dans le contexte mouvementé et fécond du Montparnasse des années 1910 à 1920. Bénéficiant de prêts exceptionnels de grandes institutions – le Centre Pompidou, le musée de l’Orangerie, les musées de Milan, Rouen et Dijon – ainsi que de prêteurs privés, le parcours fait se confronter, comme au temps de leurs débuts artistiques, deux artistes majeurs des avant-gardes, et permet de renouer les fils d’une amitié interrompue. »

Modigliani est arrivé à Paris en 1906, Zadkine en 1909. Ce dernier rencontre le peintre italien en 1913. Leur rencontre se fait sous le signe de la sculpture. Modigliani s’adonne à elle depuis sa rencontre avec Constantin Brâncuși (1876-1957) en 1909. Il l’abandonne vers 1914 du fait notamment de ses problèmes pulmonaires.

La guerre met un terme à l’amitié entre Modigliani et Zadkine. Lors de la mobilisation d’août 1914, le premier veut s’engager, mais sa mauvaise santé empêche son incorporation. Le second participe au sein de la Légion étrangère à la guerre en 1916 et 1917. Il est affecté à une ambulance russe en Champagne.  Il est gazé à la fin du mois de novembre, puis évacué et hospitalisé. Il est réformé en octobre 1917. Tous deux se croisent à nouveau brièvement vers 1918. Modigliani meurt prématurément d’une méningite tuberculeuse le 24 janvier 1920. Rapidement, il devient un mythe. Il incarne l’artiste maudit des années folles, abîmé par l’alcool, la drogue et les liaisons orageuses pour noyer son mal-être et son infortune.

Ossip Zadkine lui aura une longue et fructueuse carrière de sculpteur jusqu’à sa mort à Neuilly-sur-Seine le 25 novembre 1967.

Tête d’homme (Ossip Zadkine ). 1918. Pierre. Paris, Musée Zadkine.

Dans l’atelier de Zadkine, à la fin de l’exposition, mon attention a été attirée par l’évocation d’Anna Akhmatova (Odessa, 1889 – Moscou) (nom de naissance : Anna Andreïevna Gorenko .

” Issue d’une famille de lettrés de Tsarkoïe Selo (actuelle ville de Pouchkine) où elle apprend le français, Anna Andreïevna Gorenko écrit des poèmes depuis l’enfance. Toutefois, son père craignant pour la réputation de la famille, elle est obligée de publier sous le pseudonyme d’Anna « Akhmatova ». Elle commence en parallèle des études de droit à Kiev, et y rencontre le poète russe Nikolaï Goumilev, qu’elle épouse en 1910. Le jeune couple part célébrer ses noces à Paris, mais Nikolaï, avide de voyages, délaisse rapidement Anna pour l’Afrique. La poétesse en profite pour voyager seule dans le nord de l’Italie et à Paris.
C’est à cette occasion qu’elle rencontre Amadeo Modigliani. Ils partagent leur amour mutuel pour Baudelaire ou encore Mallarmé, et visitent ensemble le Louvre. Le peintre est fasciné, si bien qu’il la portraiture seize fois – malheureusement un seul de ces portraits fut rescapé de la révolution bolchévique. Modigliani réalise aussi quelques dessins d’elle, de mémoire après son départ pour Saint-Petersbourg. Anna Akhmatova y fonde en 1912 le mouvement de l’Acméisme avec Goumilev rentré de voyage et Ossip Mandelstam. Il s’agit d’un courant littéraire qui rompt avec le symbolisme et recherche davantage de concision dans la langue. Elle publie la même année son premier recueil, Le Soir, grand succès qui inspira d’autres femmes à écrire de la poésie. (1) En 1918, elle divorce de Goumilev et rejoint l’historien et critique d’art Nikolaï Pounine avec qui elle vit jusqu’en 1938.
Dès 1922, et ce pendant trente ans, son œuvre est interdite de publication par le régime bolchévique qui l’accuse d’incarner la « littérature de la noblesse et des propriétaires fonciers », mais se oeuvres continuent de circuler illégalement. Malgré la terreur stalinienne et la perte de nombreux proches dont Goumilev et Pounine, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.
Á la mort de Staline, son œuvre est lentement réhabilité, jusqu’à être nommée deux fois pour le Prix Nobel de littérature en 1965 et 1966. C’est aussi à cette période qu’elle rédige ses mémoires, et y relate sa rencontre avec Modigliani. “

(1) Elle aurait ainsi déclaré : « J’ai appris à nos femmes comment parler, mais je ne sais comment les faire taire. »

Anna Akhmatova (Amedeo Modigliani), 1911.

George Orwell

George Orwell au travail sur sa machine à écrire à Canonbury (Frédéric Pajak).

La lecture de Simon Leys m’a incité à relire ce texte de George Orwell

Souvenirs sur la Guerre d’Espagne (Looking Back on the Spanish War), 1942 in George Orwell, Écrits de combat. Bartillat. Omnia poche. 2021.

” Un matin de bonne heure, j’étais sorti en compagnie d’un autre homme pour tirer sur les fascistes qui se trouvaient dans les tranchées aux alentours de Huesca. Nos lignes étaient séparées des leurs de trois cents mètres environ, distance à laquelle, avec nos vieux fusils, nous ne pouvions atteindre nos cibles avec précision ; mais en nous glissant furtivement jusqu’à un endroit situé à une centaine de mètres de la tranchée fasciste, on pouvait, avec un peu de chance, faire mouche par une brèche du parapet. Malheureusement, le terrain qu’il fallait traverser pour rejoindre cet endroit était aussi plat qu’un champ de betteraves et sans le moindre abri à l’exception de quelques fossés, et il était indispensable de sortir pendant qu’il faisait encore noir pour revenir peu après l’aube, avant que la lumière ne soit trop bonne. Cette fois-là, aucun fasciste ne s’est montré, si bien que nous sommes restés trop longtemps à attendre, au point d’être surpris par l’aube. Nous étions dans un fossé, mais derrière nous s’étendaient deux cents mètres de terrain plat où même un lapin aurait été à découvert. Nous tentions encore de nous donner du courage pour traverser cette étendue en toute hâte quand une clameur et des coups de sifflets se sont élevés de la tranchée fasciste. Des avions de notre camp approchaient. C’est alors qu’un homme, qui portait vraisemblablement un message à un officier, a bondi hors de la tranchée et s’est mis à courir au grand jour le long de la crête du parapet. Il était à moitié vêtu et il retenait son pantalon à deux mains en courant. J’ai hésité à lui tirer dessus. Il est vrai que je suis un mauvais tireur, qu’il était peu probable que je touche un homme en train de courir à une centaine de mètres de distance, et que je songeais surtout à rejoindre notre tranchée pendant que l’attention des fascistes était fixée sur les avions. Il n’en reste pas moins que si je n’ai pas tiré, c’était en partie à cause de ce détail du pantalon. J’étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n’est pas un « fasciste » ; c’est de toute évidence un semblable, un homme comme vous, et l’on n’a pas envie de lui tirer dessus.
Que prouve cet incident ? Pas grand-chose, car c’est le genre de mésaventure qui se produit tout le temps dans n’importe quelle guerre. “

” Early one morning another man and I had gone out to snipe at the Fascists in the trenches outside Huesca. Their line and ours here lay three hundred yards apart, at which range our aged rifles would not shoot accurately, but by sneaking out to a spot about a hundred yards from the Fascist trench you might, if you were lucky, get a shot at someone through a gap in the parapet. Unfortunately the ground between was a flat beet-field with no cover except a few ditches, and it was necessary to go out while it was still dark and return soon after dawn, before the light became too good. This time no Fascists appeared, and we stayed too long and were caught by the dawn. We were in a ditch, but behind us were two hundred yards of flat ground with hardly enough cover for a rabbit. We were still trying to nerve ourselves to make a dash for it when there was an uproar and a blowing of whistles in the Fascist trench. Some of our aeroplanes were coming over. At this moment a man, presumably carrying a message to an officer, jumped out of the trench and ran along the top of the parapet in full view. He was half-dressed and was holding up his trousers with both hands as he ran. I refrained from shooting at him. It is true that I am a poor shot and unlikely to hit a running man at a hundred yards, and also that I was thinking chiefly about getting back to our trench while the Fascists had their attention fixed on the aeroplanes. Still, I did not shoot partly because of that detail about the trousers. I had come here to shoot at ‘Fascists’; but a man who is holding up his trousers isn’t a ‘Fascist’, he is visibly a fellow creature, similar to yourself, and you don’t feel like shooting at him.
What does this incident demonstrate? Nothing very much, because it is the kind of thing that happens all the time in all wars. “

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/04/23/hommage-a-la-catalogne-george-orwell-1938/