Vu hier soir ce film espagnol à la Ferme du Buisson (Noisiel). Si Madre de Rodrigo Sorogoyen m’a paru un film à moitié raté, le film de Jonás Trueba, au contraire, est une très bonne surprise. Les critiques espagnols et français font souvent référence à la Nouvelle Vague, à des films comme Le Rayon vert (1986) d’Éric Rohmer ou à Paris nous appartient (1958) de Jacques Rivette. Ce qui a retenu surtout mon attention ce sont les personnages féminins et le regard porté sur ce Madrid que j’aime depuis plus de cinquante ans. Eva (Itsaso Arana, coscénariste du film) est une ancienne comédienne. Elle emménage dans un appartement que lui a prêté un ami dans le centre de Madrid. C’est la première quinzaine d’août et une parenthèse dans sa vie. Elle se promène dans la ville, va au musée (Museo Arqueológico Nacional avec La Dama de Elche, La Dama de Baza), au cinéma (Cine Estudio del Círculo de Bellas Artes), elle sort la nuit et participe aux nombreuses fêtes de quartier. Elle vit tranquillement sa solitude, mais est ouverte aux rencontres. La ville en été est différente malgré la chaleur accablante.
Jonás Trueba filme avec talent les fêtes “castizas” de san Cayetano, san Lorenzo y la Virgen de la Paloma. Il tourne dans ce qu’il considère le coeur de Madrid: les quartiers populaires de Lavapiés, la Latina, las Vistillas , le viaduc de Segovia. Les personnages sortent de la ville une seule fois. Ils passent alors une journée à la campagne au bord du Jarama. Vers la fin du film, Eva traverse le río Manzanares. Son chemin la mène du Viaduc de Segovia au puente de los Franceses.
“Me planteo las películas como mi forma de hacer filosofía. Me rondan algunas preguntas y las pongo en marcha con el filme, lo que, aviso, no quiere decir que sepa responderlas. Yo, por ejemplo, me planteo mucho quiénes somos. Naces marcado por tus genes y el sitio, pero ¿hasta dónde puedes ser tú mismo? ¿Qué margen de maniobra te queda? Vamos, lo que se preguntaba Emerson” (El País, 15/08/2019)
La virgen de agosto (2019) . Dirección: Jonás Trueba. Int: Itsaso Arana, Vito Sanz, Joe Manjon, Isabelle Stoffel, Luis Heras, Mikele Urroz. 125 minutes. https://www.youtube.com/watch?v=8l-iMdGQSCg
J’ai vu d’abord le film Lord Jim de Richard Brooks avec Peter O’Toole. Il date de 1965. Je n’ai lu le roman que bien plus tard. Richard Brooks se demandait pourquoi il avait passé plus de trois ans à réaliser son adaptation du roman de Joseph Conrad.
«Parmi les différents thèmes utilisés dans Lord Jim, expliquait-il, un en particulier demeure présent en ma mémoire depuis que j’ai lu pour la première fois le livre au lycée : c’est le thème de l’homme qui cherche et trouve une seconde chance. C’est un thème commun à la plupart des hommes. (…) C’est l’épine dorsale du film.»
Film intéressant de 154 minutes. Richard Brooks a peut-être eu du mal à maîtriser la grosse machine hollywoodienne: une équipe de techniciens britanniques, une bonne distribution, plus de 4 tonnes d’équipement transportées dans les ports et les jungles d’Asie du Sud-Est. Le livre, lui, est, passionnant
Joseph Conrad. Lord Jim. Traduction: Philippe Neel. Édition de la nouvelle revue française. 1924. Incipit.
I
“Il avait six pieds, moins un ou deux pouces, peut-être; solidement bâti, il s’avançait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées et la tête en avant, avec un regard fixe venu d’en dessous, comme un taureau qui va charger. Sa voix était profonde et forte, et son attitude trahissait une sorte de hauteur morose, qui n’avait pourtant rien d’agressif. On aurait dit d’une réserve qu’il s’imposait à lui-même autant qu’il l’opposait aux autres. D’une impeccable netteté, et toujours vêtu, des souliers au chapeau, de blanc immaculé, il était très populaire dans les divers ports d’Orient, où il exerçait son métier de commis maritime chez les fournisseurs de navires.”
CHAPTER 1
“He was an inch, perhaps two, under six feet, powerfully built, and he advanced straight at you with a slight stoop of the shoulders, head forward, and a fixed from-under stare which made you think of a charging bull. His voice was deep, loud, and his manner displayed a kind of dogged self-assertion which had nothing aggressive in it. It seemed a necessity, and it was directed apparently as much at himself as at anybody else. He was spotlessly neat, apparelled in immaculate white from shoes to hat, and in the various Eastern ports where he got his living as ship-chandler’s water-clerk he was very popular.»
Je relis Un roi sans divertissement de Jean Giono après avoir vu le film tout à fait honorable de François Leterrier (1963). Scénario de jean Giono avec de grandes différences avec le livre. Tournage dans l’Aubrac. Interprètes: Claude Giraud, Colette Renard, Charles Vanel. Photographie excellente: Jean Badal.
Le titre du roman et la dernière phrase sont empruntés aux Pensées de Pascal.
142. Divertissement.
«La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même, pour celui qui la possède, pour le rendre heureux par la seule vue de ce qu’il est? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un roi, et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur? Et quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie, d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou à placer adroitement une [balle], au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne? Qu’on en fasse l’épreuve: qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide; c’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense. Je ne parle point en tout cela des rois chrétiens comme chrétiens, mais seulement comme rois.»
Pensées. Édition Léon Brunschvig. Hachette, Collection des Grands écrivains de la France 1904 et 1914.
Jean Giono ne s’intéresse ni à Dieu, ni au problème de la foi et du pari, ni aux libertins. Il détourne le texte de Pascal à ses fins personnelles. Le romancier est tout-puissant.
En octobre, j’ai vu avec intérêt à Madrid le film d’Alejandro Amenábar Mientrasdure la guerra dont la sortie est prévue en France le 19 février 2020. Ensuite, j’ai lu la très complète biographie de Colette et Jean-Claude Rabaté.
Son exil en France de 1924 à 1930 a particulièrement attiré mon attention.
Miguel de Unamuno est vice-recteur de l’université de Salamanque et Doyen de la Faculté de Lettres en 1921. La guerre du Rif s’est aggravée après le désastre espagnol d’Annual (22 juillet 1921) et est devenue l’affaire du roi et de l’Armée. Unamuno, profondément antimilitariste, supporte de plus en plus mal cette situation. Le 13 septembre 1923, le général Miguel Primo de Rivera, avec l’accord d’Alphonse XIII, proclame la dissolution des Cortes et du gouvernement. Il déclare l’état de guerre et instaure un Directoire militaire. Les critiques d’Unamuno contre le roi et le dictateur entraînent sa destitution et son exil à Fuerteventura, aux îles Canaries , en février 1924. Il est amnistié le 9 juillet 1924, mais quitte clandestinement l’île sur un voilier frété par le directeur du journal français Le Quotidien, Henri Dumay. Il est reçu triomphalement à Cherbourg le 26 juillet 1924. Il vit à Paris pendant treize mois dans un petit hôtel (le Novelty Family Hôtel), situé 2 rue la Pérouse dans le XVI ème arrondissement. Ensuite, comme il ne supporte plus l’éloignement physique de son pays, il s’installe à Hendaye, près de la gare, dans la pension-hôtel Broca. Il peut regarder les montagnes de son Pays basque espagnol. Á Hendaye, il collabore de 1927 à 1929 à la revue Hojas Libres, dirigée par Eduardo Ortega y Gasset (1882-1964), frère aîné du philosophe. Cette publication jouera un rôle important dans la rejet par les Espagnols de la dictature de Primo de Rivera. Il rentre en Espagne le 9 février 1930. Il est reçu avec enthousiasme par les habitants de Salamanque le 13 février. Il lance son mot d’ordre: «Dios Patria y Ley. Dieu. Patrie et Loi». Il retrouve sa famille et sa chaire à Salamanque après six années d’exil en France.
Manual de quijotismo.
« Cabe militarizar a un civil pero es casi imposible civilizar a un militar.»
Carta a Pedro de Múgica. 1901.
«Tengo un odio profundo al militarismo y en lo único que me interpondré en la carrera de mis hijos es en prohibirles que se hagan militares si lo intentasen. Lo estimaría como las más de las familias de cierta posición estiman aquí el que un hijo se les meta torero.
Es a mis ojos une posición indigna. Y un jefe de Estado que es ante todo y sobre todo soldado y jefe de la milicia es para mí algo que debe desaparecer. El industrialismo es el que ha de acabar con el militarismo y una vez que dé muerte a éste se depurará de sus defectos, debidos al contacto con el militarismo. Me repugnan las glorias militares.»
Colette y Jean-Claude Rabaté, Miguel de Unamuno (1864-1936) Convencer hasta la muerte. Galaxia Gutenberg . 2019.
«Entretanto sigue conociendo momentos de abatimiento particularmente perceptibles cuando acompaña el 5 de diciembre (1924) al escritor y médico Georges Duhamel a la École Normale supérieure, cuna de la intelectualidad francesa. Se propone hablar a los estudiantes de sus vivencias íntimas y religiosas durante su destierro, sobre todo en la isla de Fuerteventura, y también del «deber de la acción pública». Según el francés, charla durante una hora y, de repente, se turba, mira a su amigo angustiado y se pone a sollozar convulsivamente. Duhamel no sabe qué decirle y todos los normaliens salen en silencio. En la calle, Unamuno le dice: «Es la primera vez desde hace diez meses que me encuentro delante de mis alumnos.»
cf. Lidia Anoll, «Correspondance Georges Duhamel-Miguel de Unamuno, 1924-1929», Les cahiers de l’Abbaye de Créteil, 14 de diciembre de 1992, p.56.
Nous avons vu le film J’accuse de Roman Polanski le dimanche 16 novembre au cinéma Arlequin, rue de Rennes, Paris VI. Salle pleine. Je partage l’avis de Philippe Lançon. C’est un bon film. https://www.youtube.com/watch?v=cZ6q-c4Bues
J’ai écouté deux émissions de France Culture:
1) Le cours de l’Histoire par Xavier Mauduit. France Culture, 18/11/2019. L’histoire sur grand écran (1/4) “J’accuse !” de Roman Polanski, qu’en pensent les historiennes et les historiens?
Marie Aynié, professeure agrégée, enseignante à Sciences Po, elle est l’auteure de l’ouvrage Les amis inconnus: se mobiliser pour Dreyfus, 1897-1899, Privat, 2011.
Marie-Neige Coche, professeure d’histoire-géographie et d’enseignement moral et civique en lycée à Versailles, elle a co-édité avec Vincent Duclert les correspondances d’Alfred Dreyfus, Lucie Dreyfus Écrire, c’est résister. Correspondance (1894-1899) aux éditions Folio Histoire, 2019.
Pauline Peretz, maître de conférences en histoire contemporaine à Paris 8, chercheuse à l’Institut d’histoire du temps présent, et entre autres, l’auteure, avec Pierre Gervais et Pierre Stutin, du Dossier secret de l’Affaire Dreyfus, Alma, 2012.
2) Répliques par Alain Finkielkraut France Culture Samedi 23/11/2019. Qui est le colonel Picquart? Débat sur le rôle du Colonel Marie-Georges Piquart dans la révision du procès du Colonel Alfred Dreyfus.
Philippe Oriol. Le faux ami du capitaine Dreyfus : Picquart, l’affaire et ses mythes. Grasset, 2019.
En 1983, j’avais 20 ans, je faisais des études de droit, et un livre, entre autres, m’avait impressionné: L’Affaire, de Jean-Denis Bredin. Je connaissais en gros le déroulé de l’affaire Dreyfus. Ce livre me l’exposa dans la plupart de ses dimensions, avec éloquence, suspense et précision. Je n’exagère pas si j’affirme qu’il m’a fait pour la première fois vivre de l’intérieur une injustice liée à la raison d’État, le courage de ceux qui l’avaient révélée, mais aussi le vieil antisémitisme de la société française. Après l’avoir fini, j’ai lu et relu «J’accuse…!», l’article de Zola publié dans L’Aurore, puis les textes de Charles Péguy et de bien d’autres: un fil culturel était tiré. J’ai pris ce temps de lecture sur des études de droit qui, pour l’essentiel, m’ennuyaient. À cette époque, Edgar Degas commençait à me passionner. Son antidreyfusisme et son antisémitisme m’ont attristé. J’ai cherché à les comprendre en lisant, en les plaçant dans leur contexte, sans excès de vertu anachronique. Il ne me serait pas venu à l’idée de renoncer à voir ses œuvres à cause de ses opinions. Ce n’était pas l’idée que je me faisais de la faculté – de la liberté – de juger. J’ai vite compris qu’il fallait me démerder, tout seul, avec ça. J’ai du mal à juger les vivants, soit parce que je les connais, soit parce que je ne les connais pas ; j’en ai plus encore à juger les morts.
Trente-six ans plus tard, voici J’accuse, le film de Roman Polanski, 86 ans, des Érinyes féministes autour du crâne et des procédures au cul. Ce n’est pas un grand film, mais c’est un bon film: sobre, bien fait, presque austère, un peu haché au montage. Inspiré par un livre de l’Américain Robert Harris, qui en a écrit le scénario, il raconte l’affaire Dreyfus du point de vue de celui qui la fit exploser: le lieutenant-colonel Picquart. C’est un bon choix historique et dramaturgique. Comme dans toute bonne tragédie, Picquart est le héros sur qui reposent les tensions et les contradictions ; celui qui, étant d’abord antisémite et viscéralement lié à l’armée, va peu à peu, douloureusement, fermement enquêter, comprendre, changer. Il est l’homme clé de l’affaire Dreyfus, celui qui a pris les plus grands risques ; qui a affronté, seul, son destin face à une institution militaire, la sienne, muette et mensongère. Jean Dujardin l’incarne à merveille: sans fioritures, sans effet comique, sans second degré ; frontal et digne, presque muet. La marque d’un grand acteur est de faire oublier, en quelques plans, les rôles qui l’ont fait connaître. Il y a aussi, dans ce film, de nombreux comédiens de la Comédie-Française. Pourquoi ? Je n’en sais rien. J’y vois de leur part, peut-être à tort, un soutien discret, implicite, à la liberté de créer.
Pendant l’essentiel du film, Picquart est seul avec sa conscience, sans rien pouvoir partager: ses supérieurs et ses collègues sont devenus ses ennemis. C’est cela, visiblement, qui a le plus intéressé Polanski. Il filme, comme toujours, avec ce mélange dérangeant de simplicité et de brutalité, naturaliste et enfantin. Il y a quelque chose de Daumier, mais, comme dans les autres registres où il a excellé, on ne sait jamais tout à fait ce qui relève de la caricature ou de la réalité. Les monstres l’intéressent, peut-être parce qu’il les a subis, peut-être parce qu’il en est un. Le film s’achève par une entrevue, onze ans plus tard, entre Dreyfus, réintégré dans l’armée sans ce qui lui est dû, et Picquart, devenu ministre de la Guerre. Le second est impuissant à satisfaire la juste demande du premier. Le pessimisme de Polanski conclut l’histoire d’une manière sourde: si le combat pour la justice et la vérité a été gagné, c’est sans joie, avec trop d’efforts, laissant chacun plus raide, plus lourd, plus seul, plus fatigué. Il y a eu épreuve, connaissance, apprentissage, et, s’il y a bien victoire, elle est amère.
La croisade contre le mal tourne au procès expéditif On remarque dans une scène, juste un plan, Roman Polanski, tel Hitchcock apparaissant furtivement dans ses films. Il est en habit, dans une soirée de type Verdurin, où Picquart, qui était un homme cultivé, est invité par sa maîtresse. Polanski est un invité parmi d’autres. Il est filmé de loin, une seconde, tout petit, au milieu d’un groupe. On ne sait pas qui c’est: une silhouette. C’est le moment de dire que la polémique qui a cherché à étouffer le film sous le refrain «Polanski le violeur» est d’une confondante ineptie. À aucun moment on ne peut croire que le metteur en scène se compare à Dreyfus, quand bien même il l’aurait dit dans un moment de paranoïa ou d’agacement. Ce qu’il raconte, c’est simplement, nettement, l’affaire Dreyfus. Mais, comme dans d’autres polémiques contemporaines, la croisade contre le Mal tourne au procès expéditif. Elle paraît s’appuyer sur les certitudes de l’ignorance plus que sur les prospérités de la vertu. S’il est en effet toujours question, chez celles et ceux qui poursuivent Polanski, des crimes que l’homme a ou aurait commis, il n’est jamais question de ce qu’il a vécu, l’enfance au ghetto de Cracovie, la famille exterminée par les nazis, l’assassinat de sa femme enceinte, Sharon Tate, la campagne de presse infâme qui suivit. Il n’est pas davantage question de ses grands films, Rosemary’s Baby, Répulsion, Le Locataire, Chinatown, Tess, Le Pianiste. C’est comme s’ils ne devaient pas exister – comme s’ils n’existaient plus. On efface de la photo tout ce qui pourrait nuancer le refrain de «Polanski le violeur». L’affaire Dreyfus et l’affaire Esterhazy, dit Picquart à ses supérieurs, c’est la même affaire. Il a raison. Les films de Polanski et «Polanski le violeur», pour certains, c’est aussi la même affaire. Pourquoi ? Pourquoi tant de rage, quand on n’est ni flic ni juge, à vouloir être flic et juge exclusivement à charge, de surcroît dans le sens du vent?
Marguerite Duras parlait de la vie matérielle. Il existe une vie idéologique. Elle est, à mon avis, beaucoup plus liée aux caractères qu’aux convictions. Il y a des gens pour qui tout est politique, jusqu’à la manière de poser son derrière sur la lunette des WC ; et il y en a, dont je suis, qui n’envisagent pas leur existence de cette façon-là. Les premiers ne cessent de rabâcher aux seconds que ceux-ci font de la politique, même et surtout en croyant ne pas en faire. Par exemple, aller voir un film de Polanski et le regarder pour ce qu’il est, un film qui raconte une histoire, est pour ceux-là nécessairement un acte politique. Cette vision du monde, des hommes, m’a toujours agacé: ceux qui prétendent m’imposer leur vision politique me prennent soit pour un imbécile en suggérant que, contrairement à eux, je suis inconscient de mes actes, soit pour un hypocrite, en suggérant que je suis complaisant au mal qu’ils dénoncent. En résumé, ils veulent m’imposer une grille de lecture qui installe leur pouvoir. Je comprends alors que je sais pourquoi je travaille, depuis trente ans, dans certains journaux: parce qu’il y reste possible d’ignorer ce type d’injonctions ; de prendre ses distances avec l’atmosphère sous pression de l’air du temps. Ceux qui voudraient interdire de voir des films de Polanski, ou d’en parler librement pour ce qu’ils sont, veulent fixer un cadre idéologique dans lequel il est impossible de prononcer ce nom, Polanski, sans l’associer au viol ou à l’abus de pouvoir. Voir ses films est une bonne manière de les envoyer paître et de rappeler le spectateur – mais cela vaudrait aussi bien pour un lecteur – à ce qui nourrit son autonomie: son enthousiasme, sa résistance, sa solitude.
Philippe Lançon, Chroniques de l’homme d’avant. Les Échappés. Parution le : 07/11/2019. Ce recueil réunit une soixantaine de textes journalistiques et littéraires parus dans Charlie Hebdo entre 2004 et 2015.
Omero Antonutti est mort le 5 novembre 2019 à Udine (Frioul-Vénétie Julienne). Il avait 84 ans. Ce grand acteur italien a tourné dans des films mémorables des années 70 et 80. La presse française n’en a quasiment pas parlé. Porca miseria!
1977 : Padre padrone de Paolo et Vittorio Taviani.
1980 : Alexandre le Grand de Theo Angelopoulos.
1982: La Nuit de San Lorenzo (La notte di San Lorenzo) de Paolo et Vittorio Taviani.
1983 : Le Sud (El Sur) de Víctor Erice.
1984 : Kaos, contes siciliens (Kaos) de Paolo et Vittorio Taviani.
1987 : Good Morning, Babylon (Good Morning Babilonia) de Paolo et Vittorio Taviani.
1988 : El Dorado de Carlos Saura.
1988 : La Sorcière (La visione del sabba) de Marco Bellocchio.
1992 : El maestro de esgrima de Pedro Olea.
1998 : Kaos II (Tu ridi) de Paolo et Vittorio Taviani.
Je n’ai pas vu Les Beaux Jours d’Aranjuez (2016), le film de Wim Wenders, tiré d’une pièce de Peter Handke. L’auteur autrichien y fait une brève apparition en jardinier. Les critiques l’avaient très mal reçu.
Reda Kateb qui joue le rôle principal lit un des poèmes d’Antonio Machado que le récent Prix Nobel préfère:
Desnuda está la tierra.
Desnuda está la tierra, y el alma aúlla al horizonte pálido como loba famélica. ¿Qué buscas, poeta, en el ocaso?
¡Amargo caminar, porque el camino pesa en el corazón! ¡El viento helado, y la noche que llega, y la amargura de la distancia!… En el camino blanco
algunos yertos árboles negrean; en los montes lejanos hay oro y sangre… El sol murió… ¿Qué buscas, poeta, en el ocaso?
Soledades, galerías y otros poemas, 1903.
La terre est nue
La terre est nue, et l’âme hurle à l’horizon pâle comme une louve famélique. Que cherches-tu, poète, dans le couchant?
Amère marche, car le chemin est lourd à mon coeur! Le vent glacé, et la nuit qui survient, et l’amertume de la distance!… Sur le chemin blanc
quelques arbres transis font une tache noire; sur les monts lointains il y a de l’or et du sang… Le soleil est mort… Que cherches-tu, poète, dans le couchant?
On peut lire aujourd’hui dans El País un bel article de Pablo de Llano ( El año que el Nobel Peter Handke recorrió los caminos de Soria) qui décrit le séjour de Peter Handke à Soria et son attachement à la Castille, à la Meseta.
J’ai lu avec plaisir ces derniers jours Boréales d’Olivier Barrot (Gallimard, 2019) Après Mitteleuropa (2015), cette Europe centrale dont sa mère était originaire, et United States (2017), Olivier Barrot nous invite à un voyage imaginaire en Suède. Nous découvrons avec lui des paysages, des personnages d’hier et d’aujourd’hui: sportifs, écrivains, cinéastes, peintres, acteurs et surtout actrices.
Deux passages significatifs:
«Combien d’années depuis cet autre voyage en Suède, en automobile depuis Paris cette fois, hivernal, étendu jusqu’à la Norvège? Des heures de parcours entre lacs gelés et forêts de sapins, paysage immuable, sans fin, semé de fermes isolées que j’imagine peuplées de personnages comme chez Strinberg ou Tchékhov, dans une attente existentielle. Julien Gracq, je me remémorais un passage de ses Lettrines, s’était lassé de ces étendues boisées, monotones et obsédantes à ses yeux. Un col frontière, aucune différence d’un bord à l’autre. Noël est passée, mais on n’a pas encore retiré les décorations et les banderoles de fêtes. Seule la neige de la route a commencé de fondre. La haute église, de brique évidemment, n’ offre que portes closes et stalactites. J’arrête le moteur. Une unique sonorité me parvient, le croassement des corbeaux. Me reviennent ces mots de ma mère, il y a si longtemps: «Tu n’aimes que les choses sinistres.» Elle m’avait lu Nils Holgersson de Selma Lagerlöf dans une édition illustrée en couleurs, d’où provient aussi peut-être mon attrait de toujours pour cette région du monde.»
« Bergman ou la métonymie. Je perçois son nom comme synonyme de celui de son pays, d’autant que c’est aussi celui d’Ingrid. (…) Oui, Bergman, ou la révélation. Un demi-siècle que je vis son œuvre, qui m’est dévoilée à peu près en même temps que les toiles de Magritte et les romans de Modiano, puissances tutélaires définitives. Je crois que Bergman a fait entrer l’être, l’ontologie dans le cinéma. »
Le passage concernant Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman a attiré mon attention. En 1981, TF1 et Gaumont ont participé à la coproduction de ce film et Olivier Barrot s’est rendu sur le lieu du tournage avec Daniel Toscan de Plantier pour rencontrer le réalisateur suédois. J’ai revu ce film récemment à Paris au cinéma Arlequin dans sa version longue pour la télévision. Il était projeté en deux parties: la première de 2h51 (actes I, II et III) et la seconde de 2h26 (actes IV et V), soit un total de 317 minutes. J’avais vu ce film en 1982 dans une version de 188 minutes.
Il cite aussi un poème de Valéry Larbaud Stockholm. Je l’avais recherché sur Google et je ne l’avais pas trouvé. Deux jours plus tard, nous sommes allés en famille à Pont-Croix. Il y avait une brocante sur la place principale. J’y ai trouvé un Pléiade en piètre état des oeuvres de cet auteur attachant. Je l’ai acheté et j’ai pu lire le poème en entier.
Le réalisateur espagnol n’a parlé ni dans ses interviews ni dans ses mémoires de son activité militante dans le Parti Communiste d’Espagne. C’est seulement après sa mort que fut publiée la lettre qu’il a adressé à André Breton le 6 mai 1932. Elle est conservée à la Bibliothèque Nationale et marque sa rupture avec le groupe surréaliste.
Lettre de Luis Buñuel à André Breton
Paris, 6 mai 1932
Je ne crois pas que malgré mon retard, ne soit encore temps de, par cette lettre, prendre position vis à vis du groupe surréaliste et faire face aux derniers évènemants qui ont marqué une étape aussi particulièrement grave dans l’avenir même du surréalisme. Quand il y a quelques années j’ai voulu joindre mon activité a la votre – a part d’autres qualités d’ordre purement poétique – le grand reconfort moral, autentiquement subversif representé par le surréalisme, se dressant impitoyablement contre la pourriture intelectuelle de la bourgeoisie dont moi même je sortais et contre laquelle depuis longtemps je m’étais révolté. Le seul fait d’avoir uni mon propre devenir ideologique a celui du surréalisme a pû me conduire quelque temps après à donner mon adhesion au P.C.E. et je vois là, tant subjective qu’objectivement, une preuve de la valeur revolutionnaire du surréalisme, ma position actuelle étant la consequence obligée de notre collaboration de ces dernières années. Il y a seulement quelques mois je ne croyais pas à la possibilité qu’une contradiction apparemment violent allait se lever entre ces deux disciplines, surréaliste et communiste. Or, les derniers événements on démontré qu’aujourd’hui ces deux activités semblent être incompatibles, et d’une part et de l’autre. Vous comprendrez que sans ma recente adhesion au P.C. – avec tout ce que cela represente dans le terrain ideologique et pratique – le problème ne se poserait même pas et que je continuerais à travailler avec vous, mais dans l’état de choses actuelle ne saurait être question pour un communiste de douter un instant entre le choix de son parti et de n’importe quelle autre activité ou discipline. Je ne me crois pas très doué politiquement et je pretends que mes possibilites seraient plus avantageusement employées dans le surréalisme mais il me manque la conviction que je servirait mieux la revolution parmi vous que militant dans le parti, auquel, tout de même, j’ai des moyens pour aider. Le fait que ma separation de votre activité n’implique pas l’abandon total de TOUTES vos conceptions mais seulement de celles qu’AUJOURD’HUI s’opposent à l’acceptation du surréalisme par le P .C. et que, je veux bien le croire, sont d’ordre purement formel et passager. Par exemple, poetiquement il n’est pas question que je puisse avoir d’autres conceptions que les votres tout en pensant qu’il est impossible aujourd’hui de maintenir une conception « fermée » de la poésie au dessus de la lutte de classes. C’est dans ce mot « fermée » que j’appuie une possible discrepance avec vous. La valeur subversive même de la poésie hors de ce contenu ne pourra être que subjetive sans que cette consideration n’empeche que, du point de vue emotive et de l’amour le poème « Union libre » ne soit pour moi tout ce qu’il y a de plus admirable. Je ne suis pas appelé à resoudre ce difficile problème et en attendant, je me contente d’admettre, a coté de la poésie telle que vous l’entendez ou plutot telle que je l’entends d’après le surréalisme, une forme d’expression moins pure qui puisse servir pour la propagande et qui arrive a toucher directement aux masses. C’est dans ce sens que j’ai toujours aimé le poème « Front rouge » ou tout au moins son intention. Avant de finir cette lettre, que j’ai reduite juste pour dire l’essentiel, je veux vous exprimer également mon desaccord total avec les tracts et brochure qui ont suivi « Misère de la poésie », et tout specialement avec « Paillasse ». Comme j’ai toujours crû, je continue a croire à votre sincerité de revolutionnaire mais cela n’empeche pas que, si je tiens compte des « circonstances » qui ont precedé l’accusation dans l’Huma de votre brochure par Aragon, et su sens « stricte et litteral » de la dite accusation, je puisse le moins du monde me joindre a rien venant du groupe surréaliste, et qui tenterait de ruiner l’activité revolutionnaire d’Aragon dont l’affaire est loin d’être fini.
Vu jeudi 15 août à La Ferme du Buisson (Noisiel) le film d’animation de Salvador Simó BuñuelAprès L’Âge d’or (Buñuel en el laberinto de las tortugas) (2018). 1h20. Il s’agit d’une tentative originale. Ce film est adapté d’un roman graphique de Fermín Solís. Il raconte le tournage de Terre sans pain (Las Hurdes), le documentaire pamphlet réalisé par Buñuel en 1932, deux ans après le scandale causé par L’Âge d’or, produit par Charles de Noailles (1891-1981). Le photographe Eli Lotar (1905-1969) apporte au cinéaste la thèse de doctorat de Maurice Legendre (1878-1955), Las Jurdes: Étude de géographie humaine, publiée en 1927. Las Hurdes est une partie de l’Estrémadure particulièrement pauvre et arriérée. Ramón Acín, peintre et sculpteur anarchiste (1888-1936), ami de Buñuel et aragonais comme lui, gagne à la loterie et finance en partie le film. Se joint à eux aussi le poète Pierre Unik (1909-1945) qui sera l’assistant de Buñuel. Le tournage a lieu en avril et mai 1933. Il est terminé le 22 mai. On retrouve dans le film les épisodes célèbres du documentaire de Buñuel: la décapitation des coqs par les jeunes mariés à La Alberca, les chèvres qui tombent de la falaise, l’âne attaqué par l’essaim d’abeilles, le cercueil du bébé qui traverse la rivière en flottant. Le film de Salvador Simó insiste bien sur la contribution essentielle d’Eli Lotar et de Ramón Acín qui sera assassiné par les franquistes dans sa ville de Huesca le 6 août 1936 (Son épouse Conchita Monrás le sera aussi dix-sept jours plus tard, avec une centaine d’autres républicains). Il montre aussi les cauchemars, phantasmes et phobies de Luis Buñuel. Les figures du père et de la mère sont particulièrement importantes. Le film de Simó me semble réussi car il parvient à mêler récit au présent, flash-back, scènes rêvées. Il intègre aussi des extraits de L’Âge d’or et de Terre sans pain. Si l’on se reporte à la biographie de Luis Buñuel de Ian Gibson Luis Buñuel La forja de un cineasta universal 1900-1938, publiée en 2013, on remarquera néanmoins quelques approximations.