Chana Orloff 1888 – 1968

Deux musées de Paris rendent hommage à la sculptrice Chana Orloff : le Musée Zadkine et le Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (mahJ).
Chana Orloff. Sculpter l’époque “. Musée Zadkine, 100 bis, rue d’Assas, 75006 Paris. Du 15 novembre 2023 au 31 mars 2024.
« L’enfant Didi », itinéraire d’une œuvre spoliée de Chana Orloff, 1921-2023. Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme. Hôtel de Saint-Aignan. 71, rue du Temple, 75003 Paris. Du 19 novembre 2023 au 29 septembre 2024.
On peut aussi visiter sur demande l’atelier qu’elle a occupé de 1926 à 1968 et qui a été construit près du Parc Montsouris par l’architecte Auguste Perret au 7, bis villa Seurat. 75014-Paris.
Chana Orloff est une sculptrice de nationalité française et israélienne. Elle est née en 1888 à Tasré-Constantinovska (qui se trouve aujourd’hui en Ukraine). Sa famille rejoint en 1906 la Palestine, alors sous domination ottomane, en 1906 après le saccage et l’incendie de leur maison lors d’un pogrom. Elle est couturière à Tel Aviv. Elle arrive à Paris en 1910 pour étudier la mode. Elle travaille pour la maison de couture Paquin. Elle côtoie les artistes de Montparnasse : Amedeo Modigliani, Chaïm Soutine, Jules Pascin, Ossip Zadkine, Marc Chagall… Elle commence à pratiquer la sculpture. Elle est admise à l’Ecole des arts décoratifs et fréquente l’Académie Vassilieff. Elle trouve sa propre voie et ne suit pas les mouvements qui dominent l’époque comme le cubisme. En octobre 1916, elle épouse Ary Justman (1888-1919), un poète polonais qu’elle a rencontré en 1914. Comme Guillaume Apollinaire, il meurt lors de l’épidémie de grippe de 1919. De cette union naît en 1918 un fils, Élie, surnommé Didi, qui est frappé par la poliomyélite. Elle fait face avec énergie à tous ces malheurs. Son atelier se trouve alors 68 rue d’Assas. Des amis proches, comme Marc et Bella Chagall, lui commande des œuvres. Elle devient célèbre et réalise de nombreux portraits de personnalités parisiennes. Elle utilise le bois, le plâtre (pour des tirages en bronze) ou le ciment. Elle est nommée chevalier de la Légion d’honneur en 1925 et obtient la nationalité française ainsi que son fils en 1926. Elle prend part à la grande exposition des Maîtres de l’art indépendant au Petit Palais à Paris en 1937. La guerre éclate et Chana Orloff, qui est juive, échappe de peu à la rafle du Vel d’Hiv (17 juillet 1942). Elle se réfugie à Grenoble en zone libre, puis en Suisse avec son fils. Quand elle revient à Paris en 1945, elle retrouve son atelier saccagé, ses sculptures décapitées. 145 pièces ont disparues. Après la Guerre, elle partage sa vie entre la France et Israël et réalise plusieurs monuments pour l’état hébreu. Elle meurt à Tel Aviv le 16 décembre 1968.

Torse 1912. Ciment. Paris, Ateliers-Musée Chana Orloff.

Le Musée Zadkine lui consacre une exposition qui permet de parcourir son œuvre et de la comparer avec celle d’Ossip Zadkine. On voit d’abord les portraits qui l’ont rendue célèbre. Ce sont des têtes, mais aussi des sculptures en pied, souvent d’enfants, de femmes en mouvement ou enceintes. Les animaux occupent aussi une place importante dans son travail : poissons, oiseaux et chiens. Après la guerre, ses sculptures sont marquées par la Shoah et la douleur.

Grande baigneuse accroupie. 1925. Bronze. Paris, Ateliers-Musée Chana Orloff.

Á Paris, une rue du XIX ème arrondissement porte son nom et une statue d’elle Mon fils marin (1924) se trouve, depuis novembre 2018, sur la place des Droits-de-l’Enfant, dans le XIV ème arrondissement.

Le 7 octobre 2023, trois membres de la famille de Chana Orloff – Avshalom Haran, Evyatar et Lilach Lea Kipnis – qui vivaient au kibboutz Be’eri, dans le sud d’Israël, ont été tués par les terroristes du Hamas. Sept autres membres de sa famille – Shoshan Haran (67 ans) ; Adi, sa fille (38 ans) ; Tal Shoham, son gendre (38 ans) ; Naveh (8 ans) et Yahel Neri (3 ans), ses petits-enfants ; Sharon 52 ans et Noam Avigdori (12 ans), sa belle-sœur et sa nièce – sont toujours retenus en otage à l’heure actuelle. Ramenons-les à la maison !

Place des Droits-de-l’Enfant. 75014-Paris. Mon fils marin (Chana Orloff) (1924).

Luis García Montero – Blas de Otero

Madrid, Librería Rafael Alberti. Photo : Lola Larumbe. Jeudi 16 novembre 2023.

Dans la période agité que vit l’Espagne, où des fascistes de tout poil menacent les sièges des partis de gauche et les librairies. Luis García Montero se rappelle dans un article de Infolibre La poesía y las edades de España, publié le 18 novembre, sa rencontre avec le poète Blas de Otero (1916-1979) lors d’un hommage à Federico García Lorca le 5 juin 1976. L’Espagne était encore une dictature. Manuel Fraga Iribarne (1922-2012), fondateur du Parti Populaire en 1989, était encore ministre de l’intérieur, ministre donc de la police et de la censure. Il affirmait sans vergogne: ” La calle es mía. “

https://www.infolibre.es/opinion/columnas/verso-libre/poesia-edades-espana_129_1644844.html?fbclid=IwAR1mNpRUzdEvkJX6tchotIIlF5IK6qQZdxq1tQrryVCVR4LIR3GlsBoBB3Y

La Casa del Pueblo de Cuenca vandalisée.

Luis García Montero fait référence à deux poèmes du poète basque : Noticias de todo el mundo et Nadando y escribiendo en diagonal publiés en 1964 en France.

Noticias de todo el mundo

A los 47 años de mi edad,
da miedo decirlo, soy sólo un poeta español
(dan miedo los años, lo de poeta, y España)
de mediados del siglo XX. Esto es todo.
¿Dinero? Cariño es lo que yo quiero,
dice la copla. ¿Aplausos? Sí, pero no me entero.
¿Salud? Lo suficiente. ¿Fama?
Mala. Pero mucha lana.
Da miedo pensarlo, pero apenas me leen
los analfabetos, ni los obreros, ni los
niños.
Pero ya me leerán. Ahora estoy aprendiendo
a escribir, cambié de clase,
necesitaría una máquina de hacer versos,
perdón, unos versos para la máquina
y un buen jornal para el maquinista,
y, sobre todo, paz,
necesito paz para seguir luchando
contra el miedo,
para brindar en medio de la plaza
y abrir el porvenir de par en par,
para plantar un árbol
en medio del miedo,
para decir “buenos días” sin engañar a nadie,
“buenos días, cartero” y que me entregue una carta
en blanco, de la que vuele una paloma.

Que Trata de España. Ruedo ibérico, 1964.

Blas de Otero. Madrid, Plaza de Alcalá.

Nadando y escribiendo en diagonal

Escribir en España es hablar por no callar
lo que ocurre en la calle, es decir a medias palabras
catedrales enteras de sencillas verdades
olvidadas o calladas y sufridas a fondo,
escribir es sonreír con un puñal hincado en el cuello;
palabras que se abren como verjas enmohecidas
de cementerio, álbumes
de familia española: el niño,
la madre, y el porvenir que te espera
si no cambias las canicas de colores,
las estampinas y los sellos falsos,
y aprendes a escribir torcido
y a caminar derecho hasta el umbral iluminado,
dulces álbumes que algún día te amargarán la vida
si no los guardas en el fondo del mar
donde están las llaves de las desiertas playas amarillas,
yo recuerdo la niñez como un cadáver de niño junto a la orilla,
ahora ya es tarde y temo que las palabras no sirvan
para salvar el pasado por más que braceen incansablemente
hacia otra orilla donde la brisa no derribe los toldos de colores.

Que Trata de España. Ruedo ibérico, 1964.

Obra completa (1935-1977). Barcelona, Editorial Galaxia Gutenberg, 2016.

“Me gusta releer a Blas de Otero. Busco la antología Verso y prosa (1974) que él mismo preparó para la editorial Cátedra. Me detengo en las anotaciones del joven estudiante que al leer “A la inmensa mayoría”, el poema con el que iniciaba Pido la paz y la palabra (1955), recordó otra dedicatoria de Juan Ramón Jiménez, un gran poeta que quiso escribir para “la inmensa minoría”. Y veo subrayados los versos de “En el principio”, en los que se afirma de manera rotunda “me queda la palabra”, después de reconocer que se sufre, se pierde y se tira la vida como un anillo al agua, y después de ver el rostro puro y terrible de la patria. La tinta roja de los subrayados se convierte en canción gracias a la guitarra y la voz de Paco Ibáñez.”

https://www.youtube.com/watch?v=2C4GRwfEaMQ

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/03/16/blas-de-otero-2/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/01/31/blas-de-otero/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/05/24/cesar-vallejo-blas-de-otero/

Luis Mateo Díez

Luis Mateo Díez.

Luis Mateo Díez a reçu le 7 novembre dernier le Prix Cervantes 2023. Cette récompense littéraire est la plus prestigieuse en langue espagnole.

Il est né le 21 septembre 1942 à Villablino, un village minier des montagnes de la province de León. Il y a vécu jusqu’en 1954. Sa famille s’est ensuite installé à León. Licencié en droit, il a travaillé toute sa vie comme fonctionnaire à la Mairie de Madrid.

Son œuvre narrative est prolifique.

La Fuente de la Edad (1986) et La ruina del cielo (2000) ont reçu toutes les deux le prix national de littérature narrative (Premio nacional de Narrativa) attribué chaque année par le Ministère espagnol de la Culture.

Luis Mateo Díez a inventé un territoire de fiction : Celama comme William Faulkner, Gabriel García Márquez, Juan Carlos Onetti ou Juan Rulfo. Il revendique l’importance qu’a l’oralité dans sa région d’origine : el Valle de Laciana.

“Provengo de un territorio donde permanecía viva la tradición de las culturas populares a través de la oralidad. Soy hijo de esas reuniones. No hay nada más universal que ese tipo de tradición. En mí hay una herencia del que escucha a quien cuenta historias, eso marcó mi curiosidad desde niño”.

Le filandón est une activité traditionnelle de cette zone. Elle se pratiquait le soir après le dîner. Les gens se regroupaient autour d’un bon feu de cheminée et se racontaient des histoires tout en s’occupant à des activités manuelles. Elle a connu récemment un regain de popularité. Certains écrivains comme Juan Pedro Aparicio, José María Merino, Luis Mateo Díez ou Julio Llamazares participent aussi parfois à ces soirées que le gouvernement de la communauté veut voir reconnues par l’Unesco comme patrimoine immatériel de l’humanité

Luis Mateo Díez est membre de l’ Académie royale espagnole (Real Academia Española – RAE) depuis 2001. Il a obtenu en 2020 le prix national des lettres espagnoles ( Premio Nacional de las Letras Españolas)

Quelques-uns de ses romans ont été traduits en français :
La fontaine de l’âge (La fuente de la edad, Alfaguara, 1986). Littérature européenne, Collection Douze Etoiles, 1988. Traduction Suzanne Fulchignoni et Fatou Gueye.
Les petites heures (Las horas completas, Alfaguara, 1990) Flammarion, 1993. Traduction Claude Bleton.
Le naufragé des Archives (El expediente del náufrago, Alfaguara 1992) Traduction Claude Bleton. Flammarion, 1997.

Librería Alberti – Madrid

Librería Alberti. Calle Tutor, 57. 28808- Madrid.

Les fascistes de Vox et les conservateurs du parti Populaire manifestent depuis une semaine dans le quartier d’Argüelles de Madrid où se trouve le siège du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE).

Le socialiste Pedro Sánchez a obtenu aujourd’hui la confiance d’une majorité absolue de 179 députés (la majorité absolue est fixée à 176). Au pouvoir depuis 2018, il va pouvoir former un nouveau gouvernement avec ses alliés de la coalition de gauche Sumar. Il a négocié avec les partis autonomistes et indépendantistes une prochaine loi d’amnistie pour refermer les blessures de la crise de 2017 en Catalogne.

Le poète catalan Joan Margarit disait «La llibertat és una llibreria». On le voit à Saint Sébastien, à Barcelone, mais aussi à Madrid.

Voilà ce qu’ont fait hier les fascistes. Solidarité avec Lola Larumbe et ses employés.

Photo : Lola Larumbe. Jeudi 16 novembre 2023

Ida Vitale

Ida Vitale. Madrid, Residencia de Estudiantes.

Ida Vitale est née le 2 novembre 1923 à Montevideo (Uruguay). Elle vient donc d’avoir cent ans aujourd’hui même. Lauréate du Prix Cervantès en 2018, elle est toujours active.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/04/25/ida-vitale/

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/03/08/ida-vitale-2/

François Maspero avait entrepris de traduire Ida Vitale. Il est mort brusquement le 12 avril 2015. Silvia Baron Supervielle a pris le relais. Elle a choisi et traduit la plupart des poèmes qui composent l’ anthologie Ni plus, ni moins (Le Seuil, La Librairie Du XX ème Siecle, 2016).

Relisons trois de ses poèmes :

Traducir

Alguien desborda,
al centro de la noche.
Ante un orden de palabras ajenas,
rebelde sometido,
ofrece el canto de toda su memoria,
las reviste de nueva piel
y con amor
las duerme en nueva lengua.

Apagada la luz,
el viento se pregona entre los árboles
y junto a la ventana hay frío
y la certeza de que todo paisaje
adentro se interrumpe
como frase que alcanza la madriguera
del terrible sentido.
No hay dispuesto
en el yermo
un benévolo guía.

Los pasos son a ciegas,
el cielo sin estrellas.
Y el pensamiento anticipa las fieras.

Traduire

Quelqu’un déborde
au cœur de la nuit.
Face à un ordre de mots étrangers,
rebelle soumis,
il leur offre l’éventail de toute sa mémoire,
les revêt d’une nouvelle peau
et avec cet amour
les couche en langue neuve.

Éteinte la lumière,
le vent tempête dans les arbres,
et il fait froid près de la fenêtre
et la certitude que tout paysage
intérieur se brise
comme une phrase qui atteint le fond
du redoutable sens.
Il n’y a pas
de guide bienveillant
dans le désert.
Les pas sont aveugles,
le ciel est sans étoiles.
Et l’esprit anticipe les fauves.

Ni plus Ni Moins. Éditions du Seuil. 2016. Traduction : Silvia Baron Supervielle & François Maspero.

Se elige

Diezmada, desangrada,
cortada en tantas partes
como sueños,
quiero,
no obstante,
ésta y no otra manera
de estar viva;
ésta y no otra manera de morir;
este sobresalto
y no más la habitual
duermevela.
Como una sombra de uno mismo
o como incendiado fósforo violento.
No hay otra alternativa,
ni más signo de identificación.
No otra muerte.
No mayor vida.

On choisit

Décimée, desséchée,
coupée en plusieurs parties
comme les rêves,
je veux cependant
celle-ci, et non une autre façon
d’être vivante ;
celle-ci, et non une autre façon de mourir ;
ce soubresaut,
et non plus l’habituel demi-sommeil.
Comme une ombre de soi-même
ou comme la flamme violente d’une allumette.
Il n’y a pas d’autre alternative
ni autre signe identifiant.
Pas d’autre mort.
Pas de plus grande vie.

Ni plus Ni Moins. Éditions du Seuil. 2016. Traduction : Silvia Baron Supervielle & François Maspero.

Misterios

Alguien abre una puerta
y recibe el amor
en carne viva.
Alguien dormido a ciegas,
a sordas, a sabiendas,
encuentra entre su sueño,
centelleante,
un signo rastreado en vano
en la vigilia.
Entre desconocidas calles iba,
bajo cielos de luz inesperada.
Miró, vio el mar
y tuvo a quién mostrarlo.
Esperábamos algo:
y bajó la alegría,
como una escala prevenida.

Mystères

Quelqu’un ouvre une porte
et reçoit l’amour
en plein cœur.
Quelqu’un qui dort en aveugle,
en sourdine, en conscience,
trouve dans son rêve
scintillant
un signe cherché en vain
durant la veille.
Il allait par des rues inconnues,
sous des cieux de lumière inespérée.
Il regarda, vit la mer
et eut à qui la montrer.
Nous attendions quelque chose :
et la joie descendit
comme une escale avertie.

Ni plus Ni Moins. Éditions du Seuil. 2016. Traduction : Silvia Baron Supervielle & François Maspero.

Louise Glück 1943 – 2023

Louise Glück

Louise Glück, poétesse américaine et prix Nobel de littérature en 2020, est morte d’un cancer le 13 octobre 2023 à Cambridge (Massachusetts). Elle avait quatre-vingts ans. Elle était née le 22 avril 1943 à New York, au sein d’une famille d’origine hongroise. Elle a été peu traduite en France avant le prix Nobel. Gallimard a publié en 2021 L’iris sauvage (1992) et Nuit de foi et de vertu (2014), puis en 2022 Meadowlands et Averno. J’ai lu ses poèmes à la fin du confinement.

Son dernier recueil, Recueil collectif de recettes d’hiver, sortira le 9 novembre 2023 dans la collection Du Monde entier (Gallimard) en même temps qu’un volume de la collection Poésie/Gallimard : L’iris sauvage – Meadowlands – Averno, avec une préface inédite de sa traductrice Marie Olivier.

« Et le monde passe,
tous les mondes, chacun plus beau que le précédent. »

Je retranscris deux poèmes de cette écrivaine majeure de la poésie de langue anglaise.

The Wild Iris

At the end of my suffering
there was a door.

Hear me out: that which you call death
I remember.

Overhead, noises, branches of the pine shifting.
Then nothing. The weak sun
flickered over the dry surface.

It is terrible to survive
as consciousness
buried in the dark earth.

Then it was over: that which you fear, being
a soul and unable
to speak, ending abruptly, the stiff earth
bending a little. And what I took to be
birds darting in low shrubs.

You who do not remember
passage from the other world
I tell you I could speak again: whatever
returns from oblivion returns
to find a voice:

from the center of my life came
a great fountain, deep blue
shadows on azure seawater.

The Wild Iris. New York: Ecco Press, 1992.

L’iris sauvage

Au bout de ma douleur
il y avait une porte.

Écoute-moi bien : ce que tu appelles la mort,
je m’en souviens.

En haut, des bruits, le bruissement des branches de pin.
Puis plus rien. Le soleil pâle
vacilla sur la surface sèche.

C’est une chose terrible que de survivre
comme conscience
enterrée dans la terre sombre.

Puis ce fut terminé : ce que tu crains, être
une âme et incapable
de parler prenant brutalement fin, la terre raide
pliant un peu. Et ce que je crus être
des oiseaux sautillant dans les petits arbustes.

Toi qui ne te souviens pas
du passage depuis l’autre monde
je te dis que je pouvais de nouveau parler : tout ce qui
revient de l’oubli revient
pour trouver une voix :

du centre de ma vie surgit
une grande fontaine, ombres
bleu foncé sur eau marine azurée.

L’iris sauvage. Gallimard, 2021. Traduction Marie Olivier. Pages 24-25.

Early Darkness

How can you say
earth should give me joy? Each thing
born is my burden; I cannot succeed
with all of you.

And you would like to dictate to me,
you would like to tell me
who among you is most valuable,
who most resembles me.
And you hold up as an example
the pure life, the detachment
you struggle to acheive–

How can you understand me
when you cannot understand yourselves?
Your memory is not
powerful enough, it will not
reach back far enough–

Never forget you are my children.
You are not suffering because you touched each other
but because you were born,
because you required life
separate from me.

The wild iris. New York: Ecco Press, 1992.

Tombée du jour

Comment peux-tu dire
que la terre devrait me procurer de la joie ? Toute chose
qui naît est mon fardeau ; je ne peux réussir
avec chacun d’entre vous.

Et vous voudriez me tenir tête,
vous voudriez me dire
lequel d’entre vous a le plus de valeur,
lequel me ressemble le plus.
Et vous brandissez comme exemple
la vie elle-même, le détachement
auquel vous vous efforcez de parvenir –

Comment pouvez-vous me comprendre
alors que vous ne vous comprenez pas vous-mêmes ?
Votre mémoire n’est pas
assez puissante,
ne remontera pas assez loin –

N’oubliez jamais que vous êtres mes enfants.
Ce n’est pas parce que vous vous êtes touchés que vous souffrez,
mais parce que vous êtes nés,
parce que vous aviez besoin de vivre
séparés de moi.

L’iris sauvage. Gallimard, 2021. Traduction Marie Olivier. Pages 112-113.

Pablo Neruda

Une de l’Humanité du 22, 23 et 24 septembre 2023. Photo : Sam Falk.

Le 11 septembre 1973, eut lieu au Chili le coup d’état militaire contre le président Salvador Allende. Le 15 septembre 1973, l’auteur-compositeur Victor Jara était criblé de balles par ses tortionnaires dans le Stade national de Santiago de Chile. Le 23 septembre 1973, mourait le Pablo Neruda dans la chambre 406 de la clinique Santa María de la capitale. Est-il mort de son cancer de la prostate ou d’un empoisonnement ? Ses demeures furent pillées par les militaires. La dictature du général Augusto Pinochet dura 17 ans (1973-1990). Le corps du poète repose dans le jardin de sa maison d’Isla Negra face à l’océan Pacifique. 50 ans. Chile en el corazón.

L’ouvrage Résider sur la terre est paru récemment dans la collection Quarto de Gallimard. Il
retrace la trajectoire poétique et intellectuelle de ce poète universel, prix Nobel de littérature en 1971 et ambassadeur du Chili en France de 1970 à 1972.

Pablo Neruda. Résider sur la terre. Œuvres choisies. Préface de Stéphanie Decante. Gallimard, collection « Quarto », 1 600 pages, 37 €.

Ambassade du Chili. 2 avenue de La Motte-Picquet, Paris VII. 1907 (René Sergent).

Oda al camino

En el invierno azul
con mi caballo
al paso al paso
sin saber
recorro
la curva del planeta,
las arenas
bordadas
por una cinta mágica
de espuma,
caminos
resguardados
por acacios, por boldos
polvorientos,
lomas, cerros hostiles,
matorrales
envueltos
por el nombre del invierno.

Ay viajero!
No vas y no regresas:
eres
en los caminos,
existes
en la niebla.

Viajero
dirigido
no a un punto, no a una cita,
sino sólo
al aroma
de la tierra,
sino sólo al invierno
en los caminos.

Por eso
lentamente
voy
cruzando el silencio
y parece
que nadie
me acompaña.

No es cierto.

Las soledades cierran
sus ojos
y sus bocas
sólo
al transitorio, al fugaz, al dormido.
Yo voy despierto.
Y
como
una nave en el mar
abre
las aguas
y seres invisibles
acuden y se apartan,
así,
detrás del aire,
se mueven
y reúnen
las invisibles vidas
de la tierra, las hojas
suspiran en la niebla,
el viento
oculta
su desdichado rostro
y llora
sobre
la punta de los pinos.
Llueve,
y cada gota cae
sobre una pequeñita
vasija de la tierra:
hay una copa de cristal que espera
cada gota de lluvia.

Andar alguna vez
sólo
por eso! Vivir
la temblorosa
pulsación del camino
con las respiraciones sumergidas
del campo en el invierno:
caminar para ser, sin otro
rumbo
que la propia vida,
y como, junto al árbol,
la multitud
del viento,
trajo zarzas, semillas,
lianas, enredaderas,
así, junto a tus pasos,
va creciendo la tierra.

Ah viajero,
no es niebla,
ni silencio,
ni muerte,
lo que viaja contigo,
sino
tú mismo con tus muchas vidas.

Así es cómo, a caballo,
cruzando
colinas y praderas,
en invierno,
una vez más me equivoqué:
creía
caminar por los caminos:
no era verdad,
porque
a través de mi alma
fui viajero
y regresé
cuando no tuve
ya secretos
para la tierra
y ella
los repetía con su idioma.

En cada hoja está mi nombre escrito.

La piedra es mi familia.

De una manera o de otra
hablamos o callamos
con la tierra.

Tercer libro de las odas, 1957.

Sonia Mossé

Nusch Éluard et Sonia Mossé (Man Ray), 1935.

Une plaque a été posée mercredi 20 septembre 2023 à l’entrée du 104 rue du Bac (Paris, VII) où a vécu Sonia Mossé (1917-1943), en présence de Laurence Patrice, Adjointe à la Maire de Paris et de Gérard Guégan qui a publié récemment Sonia Mossé, une reine sans couronne, aux éditions Le Clos Jouve 2022.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/04/22/gerard-guegan-sonia-mosse-1917-1943/

http://www.lacauselitteraire.fr/sonia-mosse-une-reine-sans-couronne-gerard-guegan-par-philippe-chauche

Sonia Mossé est née le 27 août 1917 à Paris (XIV arrondissement). Elle est morte le 30 mars 1943 au Camp de concentration de Sobibór, en Pologne. Elle allait avoir 27 ans.

Sa famille juive est originaire d’Orange (Comtat Venaissin). Les « juifs du pape » vivaient là depuis le XIII ème siècle.

Ses parents sont Emmanuel Mossé (1876-1963), avocat à la cour d’appel de Paris et Natasza Goldfain ( Vilnius, Lituanie 1890-? ). Elle a une demi-sœur, Esther Levine (1906 -1943), et un demi-frère, Jean Joseph Mossé (1908-1995)

Sonia Mossé est actrice, modèle, décoratrice, dessinatrice. Elle a inspiré de nombreux photographes et peintres de son époque.

En avril-mai 1935, elle joue dans Les Cenci, une pièce de théâtre d’Antonin Artaud, adaptée de la tragédie de Shelley. Elle été créée au Théâtre des Folies-Wagram avec des décors et costumes de Balthus . En mars 1937, Jean-Louis Barrault met en scène Numance de Miguel de Cervantès au Théâtre Antoine avec des décors et costumes d’André Masson. Sonia Mossé y tient le rôle de Renommée.

Elle est proche du mouvement surréaliste, d’André Breton et surtout de Paul Éluard, Sa beauté blonde inspire les photographes (Man Ray, Dora Maar, Juliette Lasserre, Otto Wols) et les peintres (Alberto Giacometti, Balthus, André Derain). Son amitié avec Nusch Éluard est immortalisée par le célèbre portrait de Man Ray de 1935.

Pour gagner sa vie, elle dessine des bijoux pour Hermès et travaille pour la haute couture.

En 1938, elle participe à l’Exposition internationale du surréalisme à Paris (17 janvier-24 février. Galerie des Beaux-Arts de Georges Wildenstein, rue du Faubourg-Saint-Honoré). Elle crée un mannequin féminin, exposé avec ceux d’André Breton, André Masson, Yves Tanguy, Jean Arp, Wolfgang Paalen, Marcel Duchamp et Salvador Dalí.

Fin 1938, elle inaugure le cabaret-théâtre Chez Agnès Capri avec la chanteuse et actrice Agnès Capri (Sophia Rose Fridman 1907-1976) et l’actrice Michele Lahaye (1911-1979) qui a eu l’idée du projet. Elles sont soutenues par Francis Picabia, Max Ernst, Alberto Giacometti, Jean Cocteau, Balthus, André Derain, Louis Marcoussis et Moïse Kisling qui fournissent des peintures et des dessins pour les financer. L’intérieur du cabaret est conçu par Sonia Mossé.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate et que Paris est occupé par les troupes allemandes, le cabaret ferme ses portes. Sonia Mossé refuse de porter l’étoile jaune et de se faire recenser, mais continue de fréquenter les cafés interdits aux citoyens juifs. Elle est dénoncée et arrêtée avec sa soeur en février 1943 à leur domicile, 104 rue du Bac à Paris par la police du commissaire Charles Permilleux, responsable des Affaires juives, rattaché à la Police Judiciaire. Toutes deux sont internées au camp de Drancy, près de Paris, puis déportées le 25 mars 1943 dans le convoi 53 vers le camp d’extermination polonais de Sobibór. Dans ce convoi, il y avait 1008 personnes, dont 118 enfants. Á la Libération, il n’y aura que 5 rescapés. On peut affirmer qu’elles ont été gazées le jour même de leur arrivée, le 28 mars 1943 ou le lendemain.

Vicenta Fernández-Montesinos (Tica) 1930 – 2023

Federico García Lorca avec ses neveux, Manuel (1932-2013) et Vicenta (Tica) Fernández-Montesinos. Huerta de San Vicente (Grenade). Été 1935. (Eduardo Blanco Amor 1897-1979)

La nièce de Federico García Lorca, Vicenta Fernández-Montesinos García-Lorca (Tica) vient de mourir le 12 septembre 2023 dans une résidence pour personnes âgées d’Aravaca (Madrid). Elle était née le 9 décembre 1930.

Son père, Manuel Fernández-Montesinos (1901-1936), médecin, fut le maire socialiste de Grenade à partir du 1 juillet 1936. Sa mère, Concha García Lorca (1903-1962) était la soeur du poète. Le couple eut trois enfants : Vicenta (1930-2023), Manuel (1932-2013) et Concha (1936-2015). Cette dernière n’a connu ni son père ni son oncle.

Manuel Fernández-Montesinos fut fusillé le 16 août 1936 contre les murs du cimetière de la ville et enterré là. Son oncle, Federico fut assassiné à Víznar à l’aube du 18 août 1936. Son corps n’a jamais été retrouvé.

Tica Fernández-Montesinos avait 5 ans à la mort de son père et son oncle. C’était la dernière personne vivante qui ait connu le grand poète andalou. Elle se souvenait de son rire, de sa voix, de ses gestes.

« Mi tío me sentaba en sus rodillas y me cantaba, me recitaba, se reía con la o y me estiraba de las trenzas. » «De la voz de Tío Federico recuerdo las “eses”: tenían una forma parecida a como la dicen en Granada y Málaga». Malgré les efforts de nombreux chercheurs, on n’ a retrouvé aucun enregistrement de la voix du poète.

La nièce de Federico s’appelait Vicenta Pilar Concepción. Le poète était son parrain et avait choisi de lui donner le prénom de sa propre mère, Vicenta Lorca Romero (1870-1959).

Tica avait grandi dans la résidence d’été de la famille García Lorca, la Huerta de San Vicente, achetée en 1925, un vrai paradis pour les enfants. Toute la famille s’exila à New York en 1940.

C’était une femme intelligente, cultivée, féministe et antifranquiste.

Elle a publié deux livres de souvenirs : Notas deshilvanadas de una niña que perdió la guerra (Editorial Comares, Granada 2007) et El sonido del agua en las acequias (La familia de Federico García Lorca en América) (Dauro Ediciones, 2017). Ils évoquent sa vie à Grenade enfant, puis à New York, en exil.

L’historien anglais Paul Preston estime que 5000 personnes furent exécutées pendant la Guerre Civile à Grenade. (El holocausto español: odio y exterminio en la guerra civil y después. Debate, 2011. Traduction française : Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945, Belin, 2016).

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/12/15/federico-garcia-lorca-tica/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/10/10/federico-garcia-lorca-24/

Chili 1973- 2023

Monumento a Salvador Allende (Arturo Hevia) 2000. Santiago de Chile. Plaza de la Constitución.
Monumento a Salvador Allende (Arturo Hevia). 2000. Santiago de Chile. Plaza de la Constitución.

Paris commémore le 50 ème anniversaire du coup d’État au Chili. Exposition « 11 septembre 1973 : coup d’État contre la démocratie » sur le parvis de l’Hôtel de Ville, en partenariat avec le Musée de la mémoire de Santiago, du 8 septembre au 8 octobre.

Quelques minutes avant la prise de la Moneda, Allende s’adresse à la nation chilienne sur les ondes de Radio Magellanes. C’est un discours d’adieu. Le président a refusé de fuir le pays, comme le lui proposait les putschistes.

https://www.youtube.com/watch?v=JuDL7MXUuI8

“Esta será seguramente la última oportunidad en que me pueda dirigir a ustedes. La Fuerza Aérea ha bombardeado las torres de Radio Portales y Radio Corporación.

Mis palabras no tienen amargura, sino decepción, y serán ellas el castigo moral para los que han traicionado el juramento que hicieron… soldados de Chile, comandantes en jefe titulares, el almirante Merino que se ha autodesignado, más el señor Mendoza, general rastrero… que sólo ayer manifestara su fidelidad y lealtad al gobierno, también se ha nominado director general de Carabineros.

Ante estos hechos, sólo me cabe decirle a los trabajadores: ¡Yo no voy a renunciar! Colocado en un tránsito histórico, pagaré con mi vida la lealtad del pueblo. Y les digo que tengo la certeza de que la semilla que entregáramos a la conciencia digna de miles y miles de chilenos, no podrá ser segada definitivamente.

Tienen la fuerza, podrán avasallarnos, pero no se detienen los procesos sociales ni con el crimen… ni con la fuerza. La historia es nuestra y la hacen los pueblos.

Trabajadores de mi patria: Quiero agradecerles la lealtad que siempre tuvieron, la confianza que depositaron en un hombre que sólo fue intérprete de grandes anhelos de justicia, que empeñó su palabra en que respetaría la Constitución y la ley y así lo hizo. En este momento definitivo, el último en que yo pueda dirigirme a ustedes,. quiero que aprovechen la lección. El capital foráneo, el imperialismo, unido a la reacción, creó el clima para que las Fuerzas Armadas rompieran su tradición, la que les enseñara Schneider y que reafirmara el comandante Araya, víctimas del mismo sector social que hoy estará en sus casas, esperando con mano ajena reconquistar el poder para seguir defendiendo sus granjerías y sus privilegios.

Me dirijo, sobre todo, a la modesta mujer de nuestra tierra, a la campesina que creyó en nosotros; a la obrera que trabajó más, a la madre que supo de nuestra preocupación por los niños. Me dirijo a los profesionales de la patria, a los profesionales patriotas, a los que hace días estuvieron trabajando contra la sedición auspiciada por los Colegios profesionales, colegios de clase para defender también las ventajas que una sociedad capitalista da a unos pocos. Me dirijo a la juventud, a aquellos que cantaron, entregaron su alegría y su espíritu de lucha. Me dirijo al hombre de Chile, al obrero, al campesino, al intelectual, a aquellos que serán perseguidos… porque en nuestro país el fascismo ya estuvo hace muchas horas presente en los atentados terroristas, volando los puentes, cortando la línea férrea, destruyendo los oleoductos y los gaseoductos, frente al silencio de los que tenían la obligación de proceder: estaban comprometidos. La historia los juzgará.

Seguramente Radio Magallanes será callada y el metal tranquilo de mi voz no llegará a ustedes. No importa, lo seguirán oyendo. Siempre estaré junto a ustedes. Por lo menos, mi recuerdo será el de un hombre digno que fue leal a la lealtad de los trabajadores.

El pueblo debe defenderse, pero no sacrificarse. El pueblo no debe dejarse arrasar ni acribillar, pero tampoco puede humillarse.

Trabajadores de mi patria: tengo fe en Chile y su destino. Superarán otros hombres este momento gris y amargo, donde la traición pretende imponerse. Sigan ustedes sabiendo que, mucho más temprano que tarde, de nuevo abrirán las grandes alamedas por donde pase el hombre libre para construir una sociedad mejor.

¡Viva Chile! ¡Viva el pueblo! ¡Vivan los trabajadores!
Éstas son mis últimas palabras y tengo la certeza de que mi sacrificio no será en vano. Tengo la certeza de que, por lo menos, habrá una lección moral que castigará la felonía, la cobardía y la traición”.

« Cela sera certainement la dernière  occasion que j’ai de vous parler. Les forces  aériennes ont bombardé les tours de Radio Portales et de Radio Corporación.
Il n’y a pas d’amertume dans mes paroles mais de la déception et  elles seront  la punition morale pour ceux qui ont trahi le serment qu’ils ont prêté : soldats du Chili, Commandants en chef titulaires,  l’Amiral Merino qui s’est autodésigné , et le  général Mendoza, général rampant  qui hier encore  avait manifesté sa fidélité  et sa loyauté au gouvernement, et qui  lui aussi  s’est nommé directeur  Général des Carabiniers.
Face à ces faits, voici ce que je veux  dire aux travailleurs : je ne renoncerai pas! Engagé dans un dramatique moment historique, je paierai de  ma vie la loyauté au Peuple. Je vous dis que j’ai la certitude que la semence  que nous avons enfouie dans la conscience digne de milliers et de milliers de chiliens ne pourra pas être arrachée définitivement . Ils ont la force, ils pourront nous asservir,  mais on n’arrête  pas les avancées sociales, ni par  le crime, ni par la force. L’Histoire est à nous et  ce sont les peuples qui la font.
Travailleurs de ma patrie,  je vous suis reconnaissant pour la loyauté dont vous avez toujours fait preuve, pour la confiance que vous avez accordée à un homme qui ne  fut que  l’interprète de grandes aspirations à la  justice, qui s’engagea à respecter  la constitution et la loi, et qui le fit. En ce moment crucial, le dernier où je peux m’adresser à vous… je veux  que que vous reteniez cette leçon.
Le capital étranger, l’impérialisme, uni à la réaction, ont créé le climat pour que les forces armées rompent  leur tradition, celle que leur a enseigné  Schneider et qu’a  réaffirmé le commandant Araya, tous deux victimes du même secteur social qui aujourd’hui attend à la maison et qui s’apprête à réconquérir le pouvoir  avec l’aide  étrangère,  afin de continuer à protéger ses propriétés et ses privilèges.
Je m’adresse, avant tout, à la femme modeste de notre terre, à la paysanne qui a cru en nous ;  à l’ouvrière qui a travaillé dur et à la mère qui a su combien nous nous sommes engagés pour les enfants. Je m’adresse aux personnels fonctionnaires de la Patrie, aux personnels patriotes, à ceux qui depuis des jours ont continué à travailler  contre la sédition patronnée par les collèges professionnels,  collèges de classe  prêts à défendre les avantages qu’une société capitaliste offre à quelques-uns. Je m’adresse à la jeunesse, à ceux qui ont chanté et ont transmis leur gaieté et leur esprit de lutte. Je m’adresse à l’homme du Chili, à l’ouvrier, au paysan, à l’intellectuel, à tous ceux qui seront persécutés… Parce que dans notre pays, le fascisme est présent depuis un moment déjà, impliqué  dans les attentats terroristes, faisant sauter des ponts, coupant les voies ferrées, détruisant les oléoducs et les  gazoducs. Et face à cela, le silence de ceux qui avaient l’obligation d’intervenir : ils étaient complices. L’Histoire les jugera.
Ils vont sûrement faire taire radio Magallanes  et dans les ondes, le son de ma voix pausée ne vous parviendra plus. Peu importe, vous continuerez à l’entendre. Je serai toujours près de vous. Vous garderez au moins le souvenir d’un homme digne qui fut loyal à la loyauté des travailleurs.
Le Peuple doit se défendre et non pas se sacrifier. Le Peuple ne doit pas se laisser écraser ni mitrailler,   mais ne doit pas non plus se laisser humilier.
Travailleurs : j’ai confiance dans le Chili et dans son destin. D’autres hommes surmonteront  ce moment sombre et amer où la trahison prétend s’imposer. Sachez que, plus tôt qu’on ne croit, les grandes voies par où l’homme libre passera pour construire une société meilleure seront à nouveau dégagées.
Vive le Chili! Vive le Peuple!  Vive les travailleurs !
Ce sont là mes dernières paroles et  j’ai la certitude que mon sacrifice ne sera pas vain. J’ai la certitude   qu’au moins, on en tirera une leçon   morale qui servira à châtier la félonie,  la lâcheté et la trahison. »

Santiago de Chile, Salvador Allende sortant de Palacio de la Moneda. 11 septembre 1973. 9h45 (Leopoldo Víctor Vargas).