Terence Davies – Siegfried Sassoon – Wilfred Owen

Les Carnets de Siegfried ( Kate Phillips et Jack Lowden)

Nous avons vu samedi 13 avril au Cinéma Nouvel Odéon (6 Rue de l’Ecole de Médecine, 75006 Paris) le beau film de Terence Davies Les carnets de Siegfried (2022) qui retrace la vie du poète anglais Siegfried Sassoon. 2 h 17. Directeur de la photographie : Nicola Daley. Interprètes : Jack Lowden, Géraldine James, Peter Capaldi, Kate Phillips, Gemma Jones, Richard Goulding, Simon Russell Beale, Matthew Tennyson, Jeremy Irvine, Calam Lynch, Anton Lesser.

Terence Davies est né le 10 novembre 1945 dans un quartier défavorisé de Liverpool (Angleterre). Ses parents étaient ouvriers et catholiques. Il est le dernier d’une famille de dix enfants. Sept ont survécu. Il quitte l’école à seize ans et a travaillé pendant dix ans dans un bureau d’affaires maritimes comme employé, puis aide-comptable. Il quitte Liverpool pour Coventry, où il entre à l’école d’art dramatique. Son talent de cinéaste est reconnu à partir de Distant Voices, Still Lives ( 1988. Grand Prix de l’Union de la critique de cinéma à Cannes, où il a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs ). Terence Davies a entretenu une relation difficile avec l’industrie britannique du cinéma. Il est mort à 77 ans le 7 octobre 2023 à Mistley, dans l’Essex (Angleterre).

Filmographie :

1976 : Children (moyen métrage)
1980 : Madonna and Child (moyen métrage)
1983 : Death and Transfiguration (moyen métrage)
1988 : Distant Voices, Still Lives
1991 : Une longue journée qui s’achève (The Long Day Closes)
1996 : La Bible de néon (The Neon Bible) d’après le roman de John Kennedy Toole.
2000 : Chez les heureux du monde (The House of Mirth) d’après le roman d’Edith Wharton.
2008 : Of Time and the City (documentaire)
2011 : The Deep Blue Sea d’après une pièce de Terence Rattigan.
2015 : Sunset Song d’après le roman de Lewis Grassic Gibbon.
2016 : Emily Dickinson, a Quiet Passion (A Quiet Passion)
2021 : But Why? (court métrage)
2021 : Les Carnets de Siegfried (Benediction)
2023 : Passing Time (court métrage)

Du 1 au 17 mars 2024 a eu lieu au centre Pompidou la rétrospective de toutes ses oeuvres (Terence Davies Le temps retrouvé).

Home! Home! | Où en êtes-vous Terence Davies ? ( 2024, 16 min, inédit ). « Où en êtes-vous ? » est une collection initiée par le Centre Pompidou qui passe commande à chaque cinéaste invité(e), d’un film fait maison, de forme libre, avec lequel il répond à cette question rétrospective, introspective, et tournée vers l’avenir. Terence Davies avait commencé à concevoir ce film à partir de ses poèmes. Il a été réalisé selon ses instructions par son assistant artistique.

https://www.youtube.com/watch?v=trmBG_WbSrE

J’ai recherché des textes de Siegfried Sassoon (1886 – 1967), poète que je ne connaissais pas du tout et ceux Wilfred Owen (1893 – 1918) que je connaissais un peu. Je retranscris ici deux des poèmes récités dans le film.

Siegfried Sassoon (George Charles Beresford) 1915.

Attack (Siegfried Sassoon)

At dawn the ridge emerges massed and dun
In the wild purple of the glow’ring sun,
Smouldering through spouts of drifting smoke that shroud
The menacing scarred slope; and, one by one,
Tanks creep and topple forward to the wire.
The barrage roars and lifts. Then, clumsily bowed
With bombs and guns and shovels and battle-gear,
Men jostle and climb to, meet the bristling fire.
Lines of grey, muttering faces, masked with fear,
They leave their trenches, going over the top,
While time ticks blank and busy on their wrists,
And hope, with furtive eyes and grappling fists,
Flounders in mud. O Jesus, make it stop!

Counter-Attack and other poems, 1918.

Á l’assaut

Au petit jour la crête émerge, ramassée, gris brun,
Dans la lueur violacée et sauvage d’un soleil menaçant,
Feu qui couve à travers les volutes de fumée qui dérivent et enveloppent
Le versant labouré, inquiétant ; et un à un,
Les blindés bringuebalants rampent jusqu’au barbelé.
Le barrage gronde et monte. Alors, pliés et gauches
Sous les grenades, le fusil , la pelle, l’équipement,
Les hommes au coude à coude grimpent à la rencontre des épines de feu.
Rangées de faces grises qui marmonnent, masquées de peur,
Ils quittent leurs tranchées, passent par-dessus le bord,
Pendant que, indifférent, le temps tictaque à leur poignet,
Et que l’espoir aux yeux furtifs et aux poings accrocheurs
s’empêtre dans la boue. Ô Seigneur, faites que ça s’arrête.

Anthologie bilingue de la poésie anglaise. Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 519), Gallimard. 2005. Traduction Philippe Mikriamos.

Wilfred Owen.

Disabled (Wilfred Owen)

He sat in a wheeled chair, waiting for dark,
And shivered in his ghastly suit of grey,
Legless, sewn short at elbow. Through the park
Voices of boys rang saddening like a hymn,
Voices of play and pleasure after day,
Till gathering sleep had mothered them from him.

******

About this time Town used to swing so gay
When glow-lamps budded in the light-blue trees,
And girls glanced lovelier as the air grew dim,—
In the old times, before he threw away his knees.
Now he will never feel again how slim
Girls’ waists are, or how warm their subtle hands,
All of them touch him like some queer disease.

*****

There was an artist silly for his face,
For it was younger than his youth, last year.
Now, he is old; his back will never brace;
He’s lost his colour very far from here,
Poured it down shell-holes till the veins ran dry,
And half his lifetime lapsed in the hot race
And leap of purple spurted from his thigh.

*****

One time he liked a blood-smear down his leg,
After the matches carried shoulder-high.
It was after football, when he’d drunk a peg,
He thought he’d better join. He wonders why.
Someone had said he’d look a god in kilts.
That’s why; and maybe, too, to please his Meg,
Aye, that was it, to please the giddy jilts,
He asked to join. He didn’t have to beg;
Smiling they wrote his lie: aged nineteen years.
Germans he scarcely thought of, all their guilt,
And Austria’s, did not move him. And no fears
Of Fear came yet. He thought of jewelled hilts
For daggers in plaid socks; of smart salutes;
And care of arms; and leave; and pay arrears;
Esprit de corps; and hints for young recruits.
And soon, he was drafted out with drums and cheers.

*****

Some cheered him home, but not as crowds cheer Goal.
Only a solemn man who brought him fruits
Thanked him; and then inquired about his soul.

*****

Now, he will spend a few sick years in institutes,
And do what things the rules consider wise,
And take whatever pity they may dole.
Tonight he noticed how the women’s eyes
Passed from him to the strong men that were whole.
How cold and late it is! Why don’t they come
And put him into bed? Why don’t they come?

Collected poems, 1920.

L’invalide

Assis dans une chaise roulante, il attendait la nuit
Et frissonnant dans son affreux costume gris,
Cul de jatte et scié net au coude. Á travers le parc, il entendait
Des voix de jeunes femmes, qui l’attristaient comme un cantique,
Voix de jeux et de plaisir en fin de journée,
En attendant que monte le sommeil, le dorlote et les lui enlève.

*****

Vers cette heure, la Ville avait la gambille gaie,
L’incandescence des lampes allumait des bourgeons dans les arbres bleu clair,
Et les filles guignaient, plus belles, dans l’air qui pâlissait –
Naguère, avant qu’il fiche ses genoux en l’air.
Jamais plus il ne sentira la finesse
Des tailles féminines, ou la chaleur de leurs mains habiles
Toutes, elles le touchent comme une maladie singulière.

*****

Il y avait un peintre qui raffolait de ses propres traits,
Plus jeunes que sa jeunesse, l’an passé.
Á présent, il est vieux ; son dos plus jamais ne se tendra ;
Il a perdu couleur à cent lieues d’ici,
L’a toute répandue dans des trous d’obus jusqu’à ce que les veines s’assèchent
Et que la moitié de sa vie passe dans une brûlante course
Et que le jet écarlate jaillisse de sa cuisse.

*****

Fut un temps où il ne détestait pas une tache de sang sur la jambe :
En fin de match, porté en triomphe sur des épaules…
C’est après le football – et un petit verre
Qu’il décida de s’engager. – Il se demande pourquoi.
Quelqu’un avait dit qu’il serait divin en kilt :
C’est pour ça, et peut-être aussi pour faire plaisir à sa Margot.
Oui, c’est ça : pour plaire à ces coquettes sans cervelle,
Il s’enrôla. Ils ne se firent pas prier
Pour noter son mensonge en souriant : « dix-neuf ans ! ».
Les Allemands, il ne s’en souciait guère ; leur grande culpabilité
Et celle de l’Autriche ne l’émouvaient pas. Et l’heure n’était pas
Encore à la peur de la Peur. Il pensait au manche gemmé
D’un poignard sous la chaussette écossaise ; saluts qui claquent ;
Entretien des armes, permissions, et arrérages de solde ;
Esprit de corps, et conseils aux jeunes recrues
Et le voilà enrôlé au sein des tambours et des hourras.

*****

D’aucuns l’acclamèrent à son retour, mais pas comme les foules qui crient « But ! »
Seul un homme solennel lui apporta des fruits,
Le remercia, puis s’enquit de l’état de son âme.

*****

Maintenant il va passer quelques années, convalescent, dans des institutions
Et faire ce que le règlement juge sage,
Et recueillir le peu de pitié qu’on lui concédera.
Ce soir, il a remarqué comment les yeux des femmes
Allaient de lui aux hommes forts encore entiers.
Qu’il fait froid ! Qu’il est tard ! Qu’attend-on
Pour le coucher ? Mais qu’attendent-ils donc ?

Anthologie bilingue de la poésie anglaise. Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 519), Gallimard. 2005. Traduction Philippe Mikriamos.


Federico García Lorca

Federico García Lorca, toujours présent !

Poeta en Nueva York. Editorial Séneca. México D.F. 1940.

Vals en las ramas

Homenaje a Vicente Aleixandre por su poema “El vals”

Cayó una hoja
y dos
y tres.
Por la luna nadaba un pez.
El agua duerme una hora
y el mar blanco duerme cien.
La dama
estaba muerta en la rama.
La monja
cantaba dentro de la toronja.
La niña
iba por el pino a la piña.
Y el pino
buscaba la plumilla del trino.
Pero el ruiseñor
lloraba sus heridas alrededor.
Y yo también
porque cayó una hoja
y dos
y tres.
Y una cabeza de cristal
y un violín de papel.
Y la nieve podría con el mundo
si la nieve durmiera un mes,
y las ramas luchaban con el mundo,
una a una,
dos a dos,
y tres a tres.
¡Oh, duro marfil de carnes invisibles!
¡Oh golfo sin hormigas del amanecer!
Con el muuu de las ramas,
con el ay de las damas,
con el croo de las ranas,
y el gloo amarillo de la miel.
Llegará un torso de sombra
coronado de laurel.
Será el cielo para el viento
duro como una pared
y las ramas desgajadas
se irán bailando con él.
Una a una
alrededor de la luna,
dos a dos
alrededor del sol,
y tres a tres
para que los marfiles se duerman bien.

Poeta en Nueva York. 1940.

Maria Teresa León – Federico García Lorca – Vicente-Aleixandre (Hermanos Mayo), 1936.

Valse dans les branches

Hommage à Vicente Aleixandre pour son poème “La valse”

Une feuille chuta,
et deux,
et trois,
Dans la lune nageait un poisson.
L’eau dort une heure
et la mer blanche en dort cent.
La dame
était morte sur la branche .
La nonne
chantait dans le pamplemousse.
La fille
allait par le pin vers la pigne.
Et le pin
cherchait la plume de la trille.
Mais le rossignol
pleurait ses blessures alentour.
Et moi aussi,
parce qu’une feuille chuta
et deux,
et trois.
Et une tête de cristal
et un violon de papier.
Et la neige éclipserait le monde
si la neige dormait un mois,
et les branches luttaient contre le monde,
une par une
deux par deux
et trois par trois.
Ô dur ivoire de chairs invisibles !
Ô golfe sans fourmis du point du jour !
Avec le meuuuh des branches,
avec le aah des dames,
avec le coâ des grenouilles,
et la gloup jaune du miel.
Viendra un torse d’ombre
couronné de laurier.
Le ciel sera pour le vent
dur comme un mur
et les branches arrachées
s’en iront danser avec lui.
Une par une
tout autour de la lune,
deux par deux
du soleil jusqu’aux cieux,
et trois par trois
pour que les ivoires s’endorment tout bas.

Poète à New York, Éditions Robert Laffont, Pavillons poche, 2023. Traduction Carole Fillière et Zoraida Carandell.

Eugenio Merino (1975). Exposition Ruina. Galería Memoria, Carabanchel (Madrid) 2 mars 2024 – 11 mai 2024.

L’exposition Ruina de l’ artiste madrilène Eugenio Merino (Galería Memoria, Carabanchel Madrid. 2 mars 2024 – 11 mai 2024) ne présente qu’une seule oeuvre : une sculpture hyperréaliste du poète Federico García Lorca, enterré dans une fosse.

Alejandro de Villota : “Merino, con su imaginación radical y transgresora, vuelve a tensar la frágil historicidad de España así como el trauma compartido por la Guerra Civil. 200 metros cuadrados de incómoda arena acompañan al poeta granadino, de cuerpo presente, y nos sumergen en una figura y contexto que terminan por desubjetivizarse. Lorca inmerso en un eterno presueño en el que, para algunos, todavía se encontraría España. La instalación de una única y simbólica pieza, desata de manera contundente y descontrolada el bestiario de quienes vigilan, juzgan y castigan, todavía hoy donde los delitos de odio parecen normalizarse con mayor frecuencia.”

Semíramis González : “Eugenio Merino recurre al Lorca telúrico, de lo auténtico, del polvo y de la tierra, para convertirlo aquí en monumento y en presencia que se abre en la tierra, como un abismo que se hace presente pese a que se intente esconder. (..) El compromiso político del poeta, su defensa de la causa republicana y su libertad sexual son tres ejes de análisis que aún hoy están en discusión (..). Sobre el suelo en bruto no encontramos, aparentemente, nada. La ruina se ha instalado como protagonista, sin intentar disimularla, y siendo precisamente esto, su resto, lo que nos reciba”

Ruina (Eugenio Merino). 2024.

Natalia Ginzburg

Natalia et Leone Ginzburg le jour de leur mariage. 1938. Collection particulière.

Les éditions Ypsilon réédite un recueil de textes de l’écrivaine italienne, paru en Italie en 1970 et en France en 1985 : Ne me demande jamais (Mai devi domandarmi). Traduction Muriel Morelli. 248 pages, 25 €. Ce livre réunit surtout des articles publiés dans La Stampa entre décembre 1968 et octobre 1970. La traduction de l’édition Denoël était de Georges Piroué.

Repères
1916 Natalia Levi naît à Palerme, en Sicile.

1933 Elle publie sa première nouvelle, Les Enfants, dans la revue littéraire Solaria.

1938 Elle épouse l’éditeur, activiste et résistant antifasciste Leone Ginzburg, dont elle aura trois enfants, Carlo, le célèbre historien, Andrea et Alexandra.

1944 Mort de Leone Ginzburg, torturé par la Gestapo.

1950 Elle se remarie avec l’angliciste Gabriele Bardini et s’installe à Londres.

1952 Nos années d’hier (Plon, 1956, retraduit chez Liana Levi sous le titre Tous nos hiers, 2003).

1957 Valentino, prix Viareggio. Suivie d’Au Sagittaire, la nouvelle est reprise chez Denoël en 2021 avec une préface de Geneviève Brisac.

1961 Les Voix du soir (Flammarion, 1962 ; rééd. Liana Levi, 2019).

1962 Les Petites vertus (Flammarion, 1964 ; rééd. Ypsilon, 2018).

1963 Les Mots de la tribu (Grasset, 1966), prix Strega.

1965 Je t’ai épousé pour l’allégresse, pièce de théâtre.

1970 Ne me demande jamais (Denoël, 1985 ; rééd. Ypsilon, 2024).

1973 Caro Michele (non traduit).

1974 Vita immaginaria (non traduit).

1983 La famiglia Manzoni (non traduit).

1983 Elle est élue députée indépendante au Parlement italien.

1984 La Ville et la Maison (Denoël, 1988).

1991 Elle meurt à Rome.

(chronologie publiée dans Le Monde)

On peut lire l’article de Geneviève Brisac paru dans Le Monde des Livres le 10 avril 2024 Ne me demande jamais : Natalia Ginzburg parle pour chacun de nous .

https://www.lemonde.fr/livres/article/2024/04/10/ne-me-demande-jamais-natalia-ginzburg-parle-pour-chacun-de-nous_6227063_3260.html

Je conseille surtout la lecture du texte Pitié universelle (octobre 1970) en accès libre sur le site des éditions Ypsilon.

https://ypsilonediteur.com/media/pages/catalogue/ne-me-demande-jamais/c184f9bcdd-1709050421/y_ginzburg_nemedemande_extrait.pdf

3 posts sur le blog Les vrais voyageurs :

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/12/26/natalia-ginzburg-1916-1991/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/12/26/natalia-ginzburg-1916-1991-2/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/04/12/natalia-ginzburg/

Miguel de Unamuno

Portrait de l’écrivain et philosophe espagnol Miguel de Unamuno (Joaquín Sorolla). Vers 1912. Bilbao, Museo de Bellas Artes.

Leer, leer, leer

Leer, leer, leer, vivir la vida
que otros soñaron.
Leer, leer, leer, el alma olvida
las cosas que pasaron.

Se quedan las que quedan, las ficciones,
las flores de la pluma,
las olas, las humanas creaciones,
el poso de la espuma.

Leer, leer, leer; ¿seré lectura
mañana también yo?
¿Seré mi creador, mi criatura,
seré lo que pasó?

Cancionero. Diario poético (1928-1936)
Poemas y canciones de Hendaya (1929)

Lire, lire, lire

Lire, lire, lire, vivre la vie
que d’autres ont rêvée.
Lire, lire, lire, l’âme oublie
ce qui est arrivé.

Reste ce qui reste, les fictions,
les fleurs de la plume,
les vagues, les créations humaines,
les festons de l’écume.

Lire, lire, lire ; est-ce que je serai lecture
moi aussi demain ?
Est-ce que je serai mon créateur, ma créature,
est-ce que je serai ce qui est arrivé ?

Traduction : CF.

Miguel de Unamuno aimait lire allongé chez lui.

Miguel de Unamuno est né le 29 septembre 1864 à Bilbao. Il est mort le 31 décembre 1936 à Salamanque. Poète, romancier, dramaturge, critique littéraire, philosophe, c’est une figure marquante de la littérature espagnole du XX ème siècle.
il assiste au siège de sa ville (28 décembre 1873 – 2 mai 1874) pendant la troisième guerre carliste (1872-1876). Il évoque cet épisode dans son premier roman : Paz en la guerra (1897). Entre 1891 et 1901, il devient professeur de grec à l’université de Salamanque. Il est marxiste et militant du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol d’octobre 1894 à 1897. Il traverse ensuite une crise religieuse, s’éloigne du marxisme, mais continue longtemps encore à publier dans la presse socialiste. La perte de Cuba lui apparaît comme le symbole du déclin de l’Espagne. Cette défaite devient le point de départ de la Génération de 98. Ce mouvement de régénérescence culturelle regroupe des écrivains tels qu’Antonio Machado, Azorín, Pío Baroja, Ramón del Valle-Inclán etc. Unamuno occupe les fonctions de recteur de l’Université de Salamanque à partir de 1901, mais il est destitué de sa charge en 1914 en raison de son opposition à la monarchie. Sous la dictature du général Primo de Rivera (1923-1930), il est exilé aux Îles Canaries (Fuerteventura) en 1924. Rapidement gracié, il refuse de rentrer dans son pays. Il vit à Paris, puis à Hendaye. Il ne revient en Espagne qu’à la chute de la dictature en 1930. Il récupère son poste de recteur lors de la proclamation de la République (14 avril 1931). Il est élu député indépendant de Salamanque sur les listes républicaines et socialistes. Déçu par l’action des gouvernements républicains, il ne se représente pas en 1933. Dans un premier temps, il appuie le coup d’état franquiste du 18 juillet 1936. Il change rapidement d’avis en constatant la répression qui s’abat sur sa ville. Certains de ses proches amis sont fusillés : Casto Prieto Carrasco (1886-1936), maire de Salamanque ; Atilano Coco Martín (1902-1936), pasteur protestant ; Salvador Vila Hernández (1904-1936), son ancien élève, recteur de l’Université de Grenade.
Miguel de Unamuno essaie d’intervenir auprès des nouvelles autorités, mais ne peut rien faire.
Il livre un dernier combat contre le nouveau pouvoir lors d’une grande cérémonie franquiste (le 12 octobre, jour anniversaire de la découverte de l’Amérique, (“el día de la raza“) dans le grand amphithéâtre (“Paraninfo“) de l’Université de Salamanque. Il prononce un discours resté célèbre. Il répond au professeur Francisco Maldonado, qui attaque les nationalismes basque et catalan. Il s’en prend à l’évêque de Salamanque et au général Millán-Astray (fondateur de la légion étrangère espagnole). Il manque d’ être lynché. Il est destitué de son poste de recteur 10 jours plus tard et assigné à résidence. Il meurt peu après, à la fin de l’année 1936.
C’était un homme passionné, complexe, contradictoire.

Le passé est toujours là. Le 6 mars 2024, l’Université de Salamanque a concédé à titre posthume à son ancien recteur, en présence de trois de ses trois petits-enfants, le titre de Docteur Honoris Causa cent ans après son exil forcé. Il n’a eu que deux prédécesseurs : les deux grands mystiques espagnols, Sainte Thérèse d’Avila et Saint Jean de la Croix. Peu avant, le leader du parti d’extrême-droite Vox, Santiago Abascal, avait accusé aux États-Unis lors d’une réunion de politiciens trumpistes cet établissement d’enseignement supérieur d’être une “machine à censure, de coercition, d’endoctrinement et d’antisémitisme”. L’Université de Salamanque est une des plus anciennes du monde. Elle a été créée en 1218 (Studium Generale) et en 1252 (comme Université)

Université de Salamanque.
Plaque, 2 rue La Pérouse, 75016 – Paris.

Essais
En torno al casticismo (1895). L’Essence de l’Espagne, cinq essais traduit par Marcel Bataillon, Paris, Plon, 1923. Réédition, Paris, Gallimard, Nrf Essais, 1999.
Vida de Don Quijote y Sancho (1905). La Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, traduit par Jean Babelon, Paris, Albin Michel, 1959.
Del sentimiento trágico de la vida (1913) Le Sentiment tragique de la vie chez les hommes et chez les peuples, traduit par Marcel Faure-Beaulieu, Paris, Éditions de la NRF, 1917 ; réédition, Paris, Gallimard, 1937 ; réédition, Paris, Gallimard, « Folio. Essais » n° 306, 1997.
La agonía del cristianismo,(1925). L’Agonie du christianisme, traduit par Jean Cassou, Paris, F. Rieder,1925 ; réédition, Paris, Berg international, 1996 ; nouvelle traduction par Antonio Werli, Paris, RN, 2016.
Abel Sánchez : Una historia de pasión (1917). Abel Sánchez. Une histoire de passion, traduit par Emma H. Clouard, Paris, Mercure de France, 1964 ; nouvelle traduction de Maurice Gabail, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1995.
Cómo se hace una novela (1927). Comment se fait un roman, (l’auteur justifie le recours à la forme romanesque comme mode d’exposition philosophique), traduit par Bénédicte Vauthier et Michel Garcia, Paris, Éditions Allia, 2010.

Romans

Amor y pedagogía (1902). Amour et Pédagogie, traduit par Dominique Hauser, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1996.
Niebla (1914). Brouillard, traduit par Noémi Larthe, Paris, Éditions du Sagittaire, 1926 ; nouvelle traduction par Catherine Ballestero, Paris, Librairie Séguier, 1990 ; réédition de la traduction de Noémi Larthe revue par Albert Bensoussan, Rennes, Terre de Brume, 2003.

La Tía Tula (1907) version augmentée en 1921 La Tante Tula, traduit par Jeacques Bellon, Paris, Stock, 1937 ; nouvelle traduction de Dominique Hauser, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2002.

Poésie
El Cristo de Velázquez (1920). Le Christ de Velazquez, traduit par Mathilde Pomès, Éditions A. Magné, 1938 ; nouvelle traduction par Jacques Munier, Paris, Éditions La Différence, « Collection Orphée » n° 63, 1990.

Contes et nouvelles
Tres novelas ejemplares y un prólogo (1920). Trois nouvelles exemplaires et un prologue, traduits par Jean Cassou et Mathilde Pomès, Paris,Éditions du Sagittaire, 1925 ; nouvelle traduction par Dominique Hauser, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1995.
Cuentos (1886-1923). Contes, traduit par Raymond Lantier, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 1965.

Ouvrages autobiographiques
Diario intimo (1897, publié en 1970) Journal intime, traduit par Paul Drochon, Paris, Éditions du Cerf, 1989.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/12/10/miguel-de-unamuno/

On peut voir le film Lettre à Franco (Mientras dure la guerra) d’Alejandro Amenábar, sorti en 2019.

Colette Rabaté et Jean-Claude Rabaté ont publié une biographie qui fait référence : Miguel de Unamuno (1864-1936) Convencer hasta la muerte. Galaxia Gutenberg, 2019. Ils travaillent actuellement à une édition de sa correspondance en 8 volumes. Deux sont déjà parus.
Epistolario I (1880-1899). 303 lettres. ‪Salamanca, Ediciones Universidad de Salamanca, 2017‪
Epistolario II (1900-1904). 391 lettres. Salamanca, Ediciones de la Universidad de Salamanca, 2023.

  

José Roig Armengote

José Roig Armengote est né le 26 décembre 1880 à Castellón de la Plana (Espagne).

Il résidait en France depuis 1900 et avait créé, avant la première guerre mondiale, une fabrique de tricot sur machine qui employait une vingtaine d’ouvrières au 13 rue de l’Abreuvoir à Dourdan (Essonne).

Il était franc-maçon (membre de la Grande Loge de France, loge 137, domiciliée 8 rue de Puteaux, Paris XVIIe arrondissement ) et partisan de la Seconde République espagnole, proclamée le 14 avril 1931.

En septembre 1940, il demeurait à Paris au 86 rue Montorgueil (IIe arrondissement). Il participait aux actions de la Croix-Rouge depuis 1939 et faisait partie du groupe de résistance de Noël Riou. En septembre 1940, il recueillit chez lui quatre aviateurs anglais et parvint à les faire passer en zone libre. Il poursuivit son activité clandestine. Dénoncé, il fut arrêté par les autorités allemandes pour « activité au profit d’une puissance étrangère et espionnage ».

Le 4 juillet 1941, le tribunal du Gross Paris, qui siégeait 11bis rue Boissy-d’Anglas (VIIIe arrondissement), le condamna à mort. La Délégation générale pour les territoires occupés (DGTO), informée tardivement de sa condamnation, refusa d’intervenir en sa faveur puisqu’il n’était pas de nationalité française. Elle confia son sort au consulat d’Espagne. Son recours en grâce lui fut refusé.

José Roig a été fusillé le 1 août 1941 à Paris, ou plus vraisemblablement au fort d’Ivry, par les autorités allemandes. Son corps fut transféré le soir même au cimetière parisien d’Ivry-sur-Seine dans le carré des fusillés, division 47, ligne 2, n° 15. Il était le deuxième fusillé enterré à Ivry après Eugène Andrieux. Il fut réinhumé à Bagneux le 19 septembre 1945.

Extrait de l’affiche placardée sur les murs de Paris :
«Le nommé ROIG JOSÉ DE PARIS a été condamné à mort pour AIDE A L’ENNEMI par recrutement en faveur de l’armée de l’ex-GÉNÉRAL DE GAULLE. Il A ÉTÉ FUSILLÉ AUJOURD’HUI. Paris, le 1 août 1941. LE TRIBUNAL MILITAIRE».


Il figure parmi les premiers résistants exécutés à Paris. Pourtant, cet Espagnol de naissance ne figure pas sur la liste des martyrs d’Île-de-France auxquels tous les ans la France rend hommage au mont Valérien.

Déclaration de Denis Peschanski le 13 octobre 2023 (Université Paris I Panthéon Sorbonne) :

« Mais une grande découverte s’est faite en marge de ce travail : comme Bruno Roger-Petit, le conseiller mémoire du Président, me demandait de pouvoir retrouver des résistants étrangers afin de les décorer de la Légion d’Honneur, je me montrais circonspect, tant il en restait peu 80 ans après et convaincu qu’ils auraient déjà été honorés, sauf exception. Je pris donc mon bâton de pèlerin et j’ai interrogé les associations. Rien des deux premières. La troisième me dit : notre problème n’est pas là, c’est la reconnaissance par la mention « Mort pour la France ». Je tombe de l’armoire en constatant bientôt que des étrangers et des Français ayant fait exactement la même chose et ayant été fusillés soit comme otages, soit après jugement, n’avaient pas le même sort pour partie d’entre eux. Et je découvrais que, créée en 1915, la mention « Mort pour la France » imposait qu’on fût de nationalité française. Avec la Seconde Guerre mondiale, cela devenait compliqué, alors l’administration a jugé au cas par cas suivant les circonstances et les pressions. Toujours est-il qu’ayant fait remonter l’information, j’eus un accueil positif immédiat, aussi bien de la présidence de la République que du secrétariat d’État aux Anciens combattants. Une première étude portant sur le Mont Valérien, principal lieu d’exécution pendant la guerre, montrait qu’il y avait 185 étrangers sur les quelque 1000 fusillés par les Allemands. La proportion est déjà significative pour illustrer votre première question. Mais sur ces 185, 92 n’avaient pas la mention Mort pour la France. Ils ont obtenu la mention par décision du président le même 18 juin 2023. Et le travail continue bien entendu. »

En 2001, à l’occasion du soixantième anniversaire de sa mort, un square a été nommé en sa mémoire à Meudon (Hauts-de-Seine) où résidait son fils, José Roig, Meudonnais de longue date.

En juillet 2022, le Conseil de Paris vote pour l’apposition d’une plaque en sa mémoire située 86 rue Montorgueil.

Sources :

https://maitron.fr/spip.php?article165698 notice ROIG José par Julien Lucchini, Annie Pennetier, version mise en ligne le 2 octobre 2014, dernière modification le 12 mai 2021.

https://www.jlturbet.net/2024/03/jose-roig-aramengote-honore-ce-jour-a-paris.republicain-antifranquiste-antifasciste-il-etait-membre-de-la-grande-loge-de-france.html

Henri Farreny, Le sang des Espagnols : Mourir à Paris. Éditions Espagne au cœur, 2019.

Antonio Machado – Camarón de la Isla -Joan Manuel Serrat

Ian Gibson et Quique Palomo, Cuatro poetas en guerra. Barcelona, Planeta Cómic, 2022.

Semana Santa en Andalucía. Jueves Santo. Semaine Sainte en Andalousie. Jeudi saint.

Camarón de la Isla : La Saeta (introduit par Joan Manuel Serrat). Arrangements exécutés par The Lisbon Simphony Orchestra. Direction : Jesús Bola. Á la guitare, Tomatito, seconde guitare le fils de de Camarón, Luis Monge. 1990.

https://www.youtube.com/watch?v=NLbxlViBIk4

Joan Manuel chante Antonio Machado. Télévision espagnole. 1974.

https://www.youtube.com/watch?v=XZCqaXzkol4

San Fernando (Cadix). Monument à Camarón de la Isla (José Monje Cruz 1950-1991) (Antonio Aparicio Mota).

Poème déjà publié sur ce blog le 30 mars 2018.

CXXX. La saeta

¿Quién me presta una escalera,
para subir al madero,
para quitarle los clavos
a Jesús el Nazareno?

Saeta popular

¡Oh, la saeta, el cantar
al Cristo de los gitanos
siempre con sangre en las manos
siempre por desenclavar!

¡Cantar del pueblo andaluz
que todas las primaveras
anda pidiendo escaleras
para subir a la cruz.!

¡Cantar de la tierra mía
que echa flores
al Jesús de la agonía
y es la fe de mis mayores!

¡Oh, no eres tú mi cantar
¡No puedo cantar, ni quiero
a este Jesús del madero
sino al que anduvo en el mar!.

Campos de Castilla. 1912.


CXXX. La Saeta

Qui me prête une échelle
pour aller sur la croix,
enlever les clous
de Jésus le Nazaréen ?

Saeta populaire

Oh ! La saeta le couplet
au Christ des gitans,
avec toujours aux mains du sang,
et toujours sur sa croix cloué!

Oh ! chanson du peuple andalou,
qui à chaque printemps,
demande des échelles
pour monter à la croix !

Chant de ma terre,
jetant des fleurs
au Christ de l’agonie,
qui est la foi de mes ancêtres !

Tu n’es pas le chant de mon coeur !
Je ne veux ni ne peux
chanter ce Christ en croix
mais celui qui marchait sur la mer.

Champs de Castille, Solitudes, Galeries et autres poèmes et Poésies de la guerre. Traduction Sylvie Léger et Bernard Sesé. Paris, NRF Poésie Gallimard n°144, 1981.

Séville. Palacio de la Dueñas. Cloître.
Séville. Palacio de la Dueñas. Azulejo.

Jean Hélion – André du Bouchet – René Char

Nous parcourons l’exposition Jean Hélion La prose du monde au Musée d’Art Moderne de Paris vendredi 22 mars. C’est le premier jour. Il y a encore peu de monde. C’est un plaisir de pouvoir regarder tranquillement les oeuvres d’un peintre méconnu.

Du 22 mars au 18 août 2024, on pourra voir la rétrospective de cet artiste. Elle traverse tout le XXème siècle. Jean Hélion (1904-1987) est un des pionniers de l’abstraction. Il l’introduit en Amérique dans les années 1930, avant d’évoluer vers une figuration personnelle au début de la deuxième guerre mondiale.

Proche de Theo van Doesburg et de Piet Mondrian dans un premier temps (groupe Art Concret et collectif Abstraction-Création), il se détourne de l’abstraction en 1939. Il est l’ami de Calder, Arp, Giacometti, mais aussi de Max Ernst, Marcel Duchamp, Victor Brauner.

Il fréquente aussi les écrivains de son époque (Francis Ponge, Raymond Queneau, René Char, André du Bouchet, Alain Jouffroy) qu’ il associe souvent à son parcours artistique.

Figure tombée. Avril-septembre 1939. Paris, Centre Pompidou.

Je lis une lettre qu’il adresse au poète André du Bouchet au cours de l’été 1952. Pour qui travaille-t-on ?

Il évoque sa collaboration avec René Char pour illustrer, sur la demande d’Yvonne Zervos, 10 poèmes choisis parmi Les Matinaux et réunis, manuscrits, par le poète sous le titre de La Sieste blanche.

” Il n’y a rien que j’aie davantage souhaité, à plusieurs périodes de ma vie que de mêler mes images, étroitement, à des textes que j’admire.”

Il y explique son travail et ses difficultés. Les Éditions Claire Paulhan publient ce mois-ci :

Pour qui travaille-t-on ? Une lettre à André du Bouchet (Été-automne 1952)

Je recherche Divergence, un des poèmes de René Char illustré par l’homme couché qui préoccupait Jean Hélion cet hiver-là. Les références à Arthur Rimbaud et à Une saison en enfer sont nombreuses.

L’Homme couché sur un banc. 1950. Vézelay, Musée Zervos.

Divergence (René Char)

Le cheval à la tête étroite
A condamné son ennemi,
Le poète aux talons oisifs,
A de plus sévères zéphyrs
Que ceux qui courent dans sa voix.
La terre ruinée se reprend
Bien qu’un fer continu la blesse.

Rentrez aux fermes, gens patients ;
Sur les amandiers au printemps
Ruissellent vieillesse et jeunesse.
La mort sourit au bord du temps
Qui lui donne quelque noblesse.

C’est sur les hauteurs de l’été
Que le poète se révolte,
Et du brasier de la récolte
Tire sa torche et sa folie.

La sieste blanche in Les Matinaux 1947-1949. Éditions Gallimard, 1950.

Antonio Gamoneda

Antonio Gamoneda.

Caigo sobre unas manos

Cuando no sabía
aún que yo vivía en unas manos,
ellas pasaban sobre mi rostro y mi corazón.

Yo sentía que la noche era dulce
como una leche silenciosa. Y grande.
Mucho más grande que mi vida.
Madre:
era tus manos y la noche juntas.
Por eso aquella oscuridad me amaba.

No lo recuerdo pero está conmigo.
Donde yo existo más, en lo olvidado,
están las manos y la noche.
A veces,
cuando mi cabeza cuelga sobre la tierra
y ya no puedo más y está vacío
el mundo, alguna vez, sube el olvido
aún al corazón.
Y me arrodillo
a respirar sobre tus manos.
Bajo
y tú escondes mi rostro; y soy pequeño;
y tus manos son grandes; y la noche
viene otra vez, viene otra vez.
Descanso
de ser hombre, descanso de ser hombre.

Blues castellano, 1982

Je tombe sur des mains

Quand je ne savais pas
encore que j’habitais dans des mains,
elles passaient sur mon visage et sur mon cœur.

Je sentais que la nuit était douce
comme un lait silencieux. Et grande.
Bien plus grande que ma vie.
Mère :
C’était tes mains et la nuit ensemble.
Voila pourquoi cette obscurité m’aimait.

Je ne me souviens pas mais ça reste avec moi.
Là où j’existe le plus, dans l’oublié,
se trouvent les mains et la nuit.
Parfois,
quand ma tête est penchée vers la terre
et je n’en peux plus et il est vide
le monde, quelque fois, l’oubli remonte
encore vers le cœur.

Et je m’agenouille
pour respirer sur tes mains.
Je descends
et tu caches mon visage ; et je suis tout petit ;
et tes mains sont grandes ; et la nuit
vient encore une fois, vient encore une fois.
Je me repose
d’être un homme, je me repose d’être un homme.

Blues castillan. Traduction de Jacques Ancet, Éditions José Corti, 2004.

Antonio Gamoneda est né dans les Asturies à Oviedo en 1931. Il vit à León depuis 1934. Son père meurt en 1932. Sa mère l’élève dans une banlieue ouvrière, en proie à toutes sortes de difficultés matérielles. Il doit abandonner ses études en 1943 et travailler comme coursier dès 1945. Il a une formation d’autodidacte et a connu l’extrême pauvreté de l’après-guerre et la répression franquiste.
Il a obtenu de nombreux prix dont le Prix Cervantès en 2006.
Il a publié deux tomes de mémoires: Un armario lleno de sombra (2009) et La pobreza (2020). Galaxia Gutemberg. Círculo de Lectores.

Principales traductions en français :
Poèmes, traduction Roberto San Geroteo, Noire et blanche, numéro spécial, 1995.
Livre du froid, traduction et présentation Jean-Yves Bériou et Martine Joulia, 1996, Antoine Soriano Editeur. 2e éd. 2005.
Pierres gravées, Jacques Ancet, Lettres Vives, 1996.
Substances, limites, in Nymphea, traduction Jacques Ancet, La Grande Os, 1997.
Cahier de mars, traduit par Jean-Yves Bériou et Martine Joulia, Myrrdin, 1997.
Blues castillan, traduction Roberto San Geroteo, Noire et Blanche, 1998.
Froid des limites, traduction et présentation Jacques Ancet, Lettres Vives, 2000.
Description du mensonge
 (extraits), traduction Jean-Yves Bériou et Martine Joulia, Myrrdin, 2002.
Pétale blessé, traduction Claude Houy, Trames, 2002.
Blues castillan, traduction et présentation Jacques Ancet, José Corti, 2004.
Description du mensonge, traduction et présentation Jacques Ancet, José Corti, 2004.
Passion du regard, traduction et présentation Jacques Ancet, Lettres Vives, 2004.
De l’impossibilité, traduction Amelia Gamoneda, préface Salah Stétié, Fata Morgana, 2004.
Clarté sans repos, traduction et présentation Jacques Ancet, Arfuyen, 2006.
Cecilia, traduction et présentation Jacques Ancet, Lettres Vives, 2006.
Le livre des poisons, traduction Jean-Yves Bériou. Actes Sud, 2009.

Santa Marina (Francisco de Zurbarán). Vers 1640-50. Málaga, Museo Thyssen-Bornemisza

Stig Dagerman

Stig Dagerman.

Le destin de l’homme se joue partout et tout le temps !

” Parler de l’humanité, c’est parler de soi-même. Dans le procès que l’individu intente perpétuellement à l’humanité, il est lui-même incriminé et la seule chose qui puisse le mettre hors de cause est la mort. Il est significatif qu’il se trouve constamment sur le banc des accusés, même quand il est juge. Personne ne peut prétendre que l’humanité est en train de pourrir sans, tout d’abord, constater les symptômes de la putréfaction sur lui-même, sans avoir lui-même commis de mauvaises actions. En ce domaine, toute observation doit être faite in vivo. Tout être vivant est prisonnier à perpétuité de l’humanité et contribue par sa vie, qu’il veuille ou non, à accroître ou à amoindrir la part de bonheur et de malheur, de grandeur et d’infamie, d’espoir et de désolation, de l’humanité.

C’est pourquoi je puis oser dire que le destin de l’homme se joue partout et tout le temps et qu’il est impossible d’évaluer ce qu’un être humain peut représenter pour un autre. Je crois que la solidarité, la sympathie et l’amour sont les dernières chemises blanches de l’humanité. Plus haut que toutes les vertus, je place cette forme que l’on appelle le pardon. Je crois que la soif humaine de pardon est inextinguible, non pas qu’il existe un péché originel d’origine divine ou diabolique mais parce que, dès l’origine, nous sommes en butte à une impitoyable organisation du monde contre laquelle nous sommes bien plus désarmés que nous pourrions le souhaiter.

Or, ce qu’il y a de tragique dans notre situation c’est que, tout en étant convaincu de l’existence des vertus humaines, je puis néanmoins nourrir des doutes quant à l’aptitude de l’homme à empêcher l’anéantissement du monde que nous redoutons tous. Et ce scepticisme s’explique par le fait que ce n’est pas l’homme qui décide, en définitive, du sort du monde, mais des blocs, des constellations de puissances, des groupes d’États, qui parlent tous une langue différente de celle de l’homme, à savoir celle du pouvoir. Je crois que l’ennemi héréditaire de l’homme est la macro-organisation, parce que celle-ci le prive du sentiment, indispensable à la vie, de sa responsabilité envers ses semblables, réduit le nombre des occasions qu’il a de faire preuve de solidarité et d’amour, et le transforme au contraire en codétenteur d’un pouvoir qui, même s’il paraît, sur le moment, dirigé contre les autres, est en fin de compte dirigé contre lui-même. Car qu’est-ce que le pouvoir si ce n’est le sentiment de n’avoir pas à répondre de ses mauvaises actions sur sa propre vie mais sur celle des autres ?

Si, pour terminer, je devais vous dire ce dont je rêve, comme la plupart de mes semblables, malgré mon impuissance, je dirais ceci : je souhaite que le plus grand nombre de gens possible comprennent qu’il est de leur devoir de se soustraire à l’emprise de ces blocs, de ces Églises, de ces organisations qui détiennent un pouvoir hostile à l’être humain, non pas dans le but de créer de nouvelles communautés, mais afin de réduire le potentiel d’anéantissement dont dispose le pouvoir en ce monde. C’est peut-être la seule chance qu’ait l’être humain de pouvoir un jour se conduire comme un homme parmi les hommes, de pouvoir redevenir la joie et l’ami de ses semblables. “

Publié en 1950 dans les colonnes de l’hebdomadaire Vi (Nous), organe de presse des coopératives suédoises, cet article répond à une enquête sur le thème “Croyons-nous en l’être humain ?” in La Dictature du chagrin, Agone 2001. Traduit du suédois par Philippe Bouquet.

Stig Dagerman 1923 – 1954. 15 mai 2019.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/05/15/stig-dagerman/

Vera Molnár – Percy Bysshe Shelley

Jeudi 14 mars visite de l’exposition Vera Molnár Parler à l’oeil au Centre Pompidou. Elle est visible du 28 février au 26 août 2024.

Identiques mais différents. 2010. Diptyque. Paris, Centre Pompidou.

Vera Molnár, artiste française d’origine hongroise, est née Veronica Gács à Budapest le 5 janvier 1924. En 1947, elle s’installe à Paris avec son mari François Molnár (1922-1993). Elle est morte il y a peu à Paris, le 7 décembre 2023, dans la chambre de sa maison de retraite du 14e arrondissement.

Elle s’inscrit dans le courant de l’abstraction géométrique. Informaticienne avant l’heure, elle met en place dès 1959 un mode de production qu’elle nomme “Machine imaginaire”, protocole d’élaboration des formes à partir de contraintes mathématiques simples, mais riche d’infinis possibles . En 1961, elle cofonde le Groupe de recherche d’art visuel avec notamment son mari et le plasticien François Morellet (1926-2016). Elle devient en 1968 la première artiste en France à produire des dessins par ordinateur. Elle travaillait à la fin de sa vie à des vitraux pour l’abbaye de Lérins, sur l’île Saint-Honorat, en face de Cannes (Alpes-Maritimes)

Elle a été reconnue tardivement. Elle rappelait avec humour la phrase du peintre français, d’origine russe, Serge Poliakoff (1900-1969) : “La vie d’un peintre, c’est très simple, il n’y a que les soixante premières années qui sont dures.” Malevitch et Mondrian l’ont toujours fascinée. Elle admirait Le Corbusier et Fernand Léger.

Icône. 1964. Paris, Centre Pompidou.

Une de ses oeuvres exposées s’appelle OTTWW 1984-2010 (fil noir, clous. Paris, centre Pompidou). Elle a attiré mon attention. Le carton dit ceci : ” Conçue pour un Festival du vent à Caen, cette installation s’inspire d’un poème fameux du poète romantique anglais Percy Bysshe Shelly, Ode to the West Wind (1820), auquel Vera Molnár est attachée. Résultant d’un algorithme créé par l’artiste, les formes angulaires sont issues d’une figure mathématique reprenant la lettre W. Elles se déploient sur le mur à l’aide d’un fil de coton continu passant de clous en clous, comme les feuilles emportées par le souffle du vent évoquées par le poète. “

OTTWW. 1981-2010. Fil noir, clous. Paris, Centre Pompidou.

J’ai relu ce poème qui se trouve dans l‘Anthologie bilingue de la poésie anglaise (Bibliothèque de la Pléiade, NRF, 2005). La plupart des poèmes de Shelley qui y figurent ont été publiées dans une très belle édition en 2006 : Poèmes. Imprimerie Nationale Éditions, collection La Salamandre. Les traductions sont de Robert Ellrodt.

Percy Bysshe Shelley (Alfred Clint)

Ode au vent d’ouest (Percy Bysshe Shelley)

I

Ô Vent d’ouest sauvage, âme et souffle de l’automne,
Toi qui, par ton invisible présence, chasses
Les feuilles mortes, fantômes fuyant un enchanteur,

Jaunes et noires et pâles, et rouges de fièvre,
Multitudes frappées de pestilence ! Ô toi
Qui transportes jusqu’à leur sombre lit d’hiver

Les semences aillées qui, froides, y reposent,
Chacune comme un mort en sa tombe, attendant
Que ta Sœur azurée de Printemps sonne enfin

Son clairon sur la terre qui rêve, et menant
Les troupeaux des bourgeons délicats paître l’air,
Remplisse plaine et monts de couleurs et d’odeurs

Vivantes, sauvage Esprit, qui te meus en tous lieux,
Qui détruis et préserves, entends ! Ô entends-moi !

II

Toi dont le flux dans les hauteurs du ciel arrache
Les nuages, comme les feuilles sèches de la Terre,
Aux branches mêlées du Ciel et de l’Océan,

Messagers de la pluie et l’éclair, tu déploies
Á la surface bleue de ta houle aérienne,
Tels les cheveux brillants soulevés sur la tête

De quelque Ménade farouche, du bord obscur
De l’horizon jusqu’à la hauteur du zénith,
Les tresses de la tempête proche. Toi, chant funèbre

De l’an qui meurt, et sur lequel la nuit qui tombe
Se referme comme le vaste dôme d’un sépulcre,
Surplombé par toute la puissance assemblée

De tes vapeurs, dense atmosphère d’où jailliront
La pluie noire et le feu et la grêle, entends-moi !

III

Toi qui sus éveiller de ses rêves d’été
La Méditerranée lisse et bleue, assoupie
Dans les calmes remous de ses flots cristallins,

Près d’une île de ponce dans la baie de Baïes,
Et vis dans leur sommeil palais et tours antiques
Trembler dans la lumière plus vive de la vague,

Tout tapissés de mousse et de fleurs azurées,
Si douces que les sens à les peindre défaillent !
Toi pour qui l’Atlantique aux flots étales s’ouvre,

Découvrant des abîmes, au plus profond desquels
Les floraisons des mers et les bois ruisselants,
Feuillage sans sève de l’Océan, reconnaissent

Ta voix, et deviennent soudain gris de frayeur,
Et frémissent et se dépouillent, oh, entends-moi !

IV

Si j’étais feuille morte que tu puisses porter,
Nuage assez rapide pour voler avec toi,
Ou vague palpitant sous ta puissance, soumis

Par ta force à la même impulsion et à peine
Moins libre que toi, l’Irréductible ; si j’étais
Au moins ce que jeune je fus, et pouvais être

Ton compagnon en tes errances dans le Ciel
Comme au temps où dépasser ton vol éthéré
Semblait à peine un rêve, je n’aurais avec toi,

Ainsi lutté en t’invoquant dans ma détresse.
Oh ! ainsi qu’une vague, une feuille, un nuage,
Emporte-moi ! Sur les épines de la vie

Je tombe et saigne ! Le lourd fardeau du temps m’enchaîne,
Trop pareil à toi-même : indompté, prompt et fier.

V

Fais donc de moi ta lyre comme l’est la forêt.
Qu’importe si mes feuilles tombent comme les siennes !
Le tumulte harmonieux de tes puissants accords

Tirera de nous deux un son grave, automnal,
Doux même en sa tristesse. Deviens, âme farouche,
Mon âme ! Deviens moi-même, ô toi l’impétueux !

Disperse à travers l’univers mes pensées mortes,
Ces feuilles flétries, pour que renaisse la vie,
Et par la seule incantation de ce poème

Propage comme à partir d’un âtre inextinguible,
Cendres et étincelles, mes mots parmi les hommes
Par ma bouche, pour la Terre non encore éveillée,

Sois la trompette d’une prophétie. Ô vent !
Si vient l’Hiver, le Printemps peut-il être loin ?

Poèmes. Imprimerie Nationale Éditions. Collection La Salamandre. 2006. Traduction Robert Ellrodt.

Ode to the West Wind

I

O wild West Wind, thou breath of Autumn’s being,
Thou, from whose unseen presence the leaves dead
Are driven, like ghosts from an enchanter fleeing,

Yellow, and black, and pale, and hectic red,
Pestilence-stricken multitudes: O thou,
Who chariotest to their dark wintry bed

The winged seeds, where they lie cold and low,
Each like a corpse within its grave, until
Thine azure sister of the Spring shall blow

Her clarion o’er the dreaming earth, and fill
(Driving sweet buds like flocks to feed in air)
With living hues and odours plain and hill:

Wild Spirit, which art moving everywhere;
Destroyer and preserver; hear, O hear!

II

Thou on whose stream, ‘mid the steep sky’s commotion,
Loose clouds like Earth’s decaying leaves are shed,
Shook from the tangled boughs of Heaven and Ocean,

Angels of rain and lightning: there are spread
On the blue surface of thine aery surge,
Like the bright hair uplifted from the head

Of some fierce Maenad, even from the dim verge
Of the horizon to the zenith’s height,
The locks of the approaching storm. Thou Dirge

Of the dying year, to which this closing night
Will be the dome of a vast sepulchre,
Vaulted with all thy congregated might

Of vapours, from whose solid atmosphere
Black rain, and fire, and hail will burst: O hear!

III

Thou who didst waken from his summer dreams
The blue Mediterranean, where he lay,
Lulled by the coil of his crystalline streams,

Beside a pumice isle in Baiae’s bay,
And saw in sleep old palaces and towers
Quivering within the wave’s intenser day,

All overgrown with azure moss and flowers
So sweet, the sense faints picturing them! Thou
For whose path the Atlantic’s level powers

Cleave themselves into chasms, while far below
The sea-blooms and the oozy woods which wear
The sapless foliage of the ocean, know

Thy voice, and suddenly grow grey with fear,
And tremble and despoil themselves: O hear!

IV

If I were a dead leaf thou mightest bear;
If I were a swift cloud to fly with thee;
A wave to pant beneath thy power, and share

The impulse of thy strength, only less free
Than thou, O uncontrollable! If even
I were as in my boyhood, and could be

The comrade of thy wanderings over Heaven,
As then, when to outstrip thy skiey speed
Scarce seemed a vision; I would ne’er have striven

As thus with thee in prayer in my sore need.
Oh! lift me as a wave, a leaf, a cloud!
I fall upon the thorns of life! I bleed!

A heavy weight of hours has chained and bowed
One too like thee: tameless, and swift, and proud.

V

Make me thy lyre, even as the forest is:
What if my leaves are falling like its own!
The tumult of thy mighty harmonies

Will take from both a deep, autumnal tone,
Sweet though in sadness. Be thou, Spirit fierce,
My spirit! Be thou me, impetuous one!

Drive my dead thoughts over the universe
Like withered leaves to quicken a new birth!
And, by the incantation of this verse,

Scatter, as from an unextinguished hearth
Ashes and sparks, my words among mankind!
Be through my lips to unawakened Earth

The trumpet of a prophecy! O Wind,
If Winter comes, can Spring be far behind?

Ode écrite à Florence fin 1819. Publiée avec The Sensitive, The Cloud, To a Skylark dans Prometheus Unbound, with Other Poems. Août 1820.