Eugenio Montejo

La revue Diérèse (poésie et littérature) a publié dans son numéro 90 (été 2024) quatre poèmes du grand poète vénézuélien, Eugenio Montejo (1938-2008) : Adiós al siglo XX, Islandia, Ulises, La Poesía. Ils sont traduits par Raymond Farina. Je recommande aussi la lecture de ceux d’Estela Puyuelo (née en 1976 à Labasca – Huesca), traduits par Nathalie de Courson.

Coordonnées de la revue (3 numéros par an. 45 euros) : Daniel Martinez 8 avenue Hoche 77330 Ozoir-la-Ferrière.

http://http///revuepoesie.hautetfort.com

http://diereseetlesdeux-siciles.hautetfort.com/

Eugenio Montejo.

Eugenio Montejo, fils d’un boulanger, est né le 19 octobre 1938 à Caracas. Il est mort le 5 juin 2008 à Valencia (Vénézuela). Professeur d’université, chercheur, éditeur (Monte Ávila Editores), animateur de plusieurs revues (Azar Rey, Revista Poesía de la Universidad de Carabobo), il a reçu en 1998 le Prix national de littérature du Venezuela et en 2004 le Prix international Octavio Paz de Poésie. Il a été aussi conseiller culturel à l’ambassade du Venezuela au Portugal. Il est de la même génération que le Prix Cervantes 2023, Rafael Cadenas (1930). Comme ce dernier, il était très critique à l’égard du chavisme au pouvoir dans son pays depuis 1999. Son œuvre complète a été publiée par la maison d’édition espagnole Pre-Textos.

Tomo I. Poesía, 2021.
Tomo II. Ensayo y géneros afines, 2022.
Tomo III. Blas Coll y los colígrafos, 2023.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/01/25/eugenio-montejo-1938-2008/

J’ai choisi 4 autres poèmes de cet écrivain méconnu en France.

Dura menos un hombre que una vela

Dura menos un hombre que una vela
pero la tierra prefiere su lumbre
para seguir el paso de los astros.
Dura menos que un árbol,
que una piedra,
se anochece ante el viento más leve,
con un soplo se apaga.
Dura menos un pájaro,
que un pez fuera del agua,
casi no tiene tiempo de nacer,
da unas vueltas al sol y se borra
entre las sombras de las horas
hasta que sus huesos en el polvo
se mezclan con el viento,
y sin embargo, cuando parte
siempre deja la tierra más clara.

Muerte y memoria, 1972.

Terredad

Estar aquí por años en la tierra,
con las nubes que lleguen, con los pájaros,
suspensos de horas frágiles.
A bordo, casi a la deriva,
más cerca de Saturno, más lejanos,
mientras el sol da vuelta y nos arrastra
y la sangre recorre su profundo universo
más sagrado que todos los astros.

Estar aquí en la tierra: no más lejos
que un árbol, no más inexplicables;
livianos en otoño, henchidos en verano,
con lo que somos o no somos, con la sombra,
la memoria, el deseo, hasta el fin
(si hay un fin) voz a voz,
casa por casa,
sea quien lleve la tierra, si la llevan,
o quien la espere, si la aguardan,
partiendo juntos cada vez el pan
en dos, en tres, en cuatro,
sin olvidar la parte de la hormiga
que siempre viaja de remotas estrellas
para estar a la hora en nuestra cena,
aunque las migas sean amargas.

Terredad, 1978.

Creo en la vida

Creo en la vida bajo forma terrestre,
tangible, vagamente redonda,
menos esférica en sus polos,
por todas partes llena de horizontes.

Creo en las nubes, en sus páginas
nítidamente escritas,
y en los árboles, sobre todo en otoño.
(A veces creo que soy un árbol.)

Creo en la vida como terredad,
como gracia o desgracia.
-Mi mayor deseo fue nacer,
a cada vez aumenta.

Creo en la duda agónica de Dios,
es decir, creo que no creo,
aunque de noche, solo,
interrogo a las piedras,
pero no soy ateo de nada
salvo de la muerte.

Terredad, 1978.

La Vida
a Vicente Gerbasi

La Vida toma aviones y se aleja;
sale de día, de noche, a cada instante
hacia remotos aeropuertos.

La Vida se va, se fue, llega más tarde;
es difícil seguirla: tiene horarios
imprevistos, secretos;
cambia de ruta, sueña a bordo, vuela.

La Vida puede llegar ahora, no sabemos,
puede estar en Nebraska, en Estambul,
o ser esa mujer que duerme
en la sala de espera.

La Vida es el misterio en los tableros,
los viajantes que parten o regresan,
el miedo, la aventura, los sollozos,
las nieblas que nos quedan del adiós
y los aviones puros que se elevan
hacia los aires altos del deseo.

Algunas palabras, 1976.

Aurora Picornell 1912 – 1937

Le 5 janvier 1937, les fascistes ont fusillé Aurora Picornell (1912-1937) au cimetière de Son Coletes, près de Manacor (Mallorca) avec ses camarades du groupe “ Les Rouges du Molinar ” ( Les Roges de Molinar : Catalina Flaquer, ses deux filles, Antònia Pascual Flaquer et Maria Pascual Flaquer, Belarmina González Rodríguez ). Elles étaient communistes et vivaient dans le quartier de El Molinar à Palma de Mallorca (Îles Baléares), qui était à l’époque un quartier d’ouvriers et de pêcheurs. Aujourd’hui, la zone où elles habitaient n’existe plus.

Le Président actuel du Parlement des Îles Baléares, Gabriel Le Senne, membre de l’Opus Dei et du parti fasciste Vox, allié au parti Populaire (droite conservatrice), s’est permis le 19 juin 2024 de déchirer dans l’hémicycle la photographie de cette figure républicaine. Il a aussi expulsé deux députées du Parti Socialiste Ouvrier espagnol (PSOE), Mercedes Garrido et Pilar Costa. Vox et le Parti Populaire veulent supprimer la Ley de Memoria Democrática dans cette communauté autonome. La menace de l’extrême-droite est toujours là, bien présente …

Aurora Picornell aurait dit à ses boureaux de la Phalange :

“Podéis matar a hombres, a mujeres, a niños como el mío que todavía no ha nacido. ¿Pero, y las ideas? ¿Con qué balas mataréis las ideas?”.

“Podeu matar homes, dones, nins com el meu que encara no ha nat. Però, i les idees? Amb quines bales matareu les idees?”

Les membres de la famille de Gabriel Le Senne faisaient partie des partis conservateurs de l’île et se sont amplement enrichis pendant la longue dictature franquiste (1939-1975)

L’histoire dit que dans la nuit du 5 au 6 janvier 1937 un fasciste est entré dans un bar du quartier El Molinar et a montré à ceux qui étaient présents un soutien-gorge taché de sang. “Mirad, mirad, son los sostenes de Aurora”. (« Regardez, regardez, c’est le soutien-gorge d’Aurora. ») C’est ainsi que les habitants du quartier ont appris l’exécution de cette dirigeante du Parti communiste d’Espagne (PCE) à Mallorque. 85 ans plus tard, en octobre 2022, les restes d’Aurora ont été identifiés. Ils ont été trouvés dans la fosse commune n°3 du cimetière Son Coletes de Manacor. L’ADN de son frère, Ignasi Picornell, lui aussi assassiné et dont le corps a été retrouvé en 2016 dans la fosse commune de Porreres, a permis son identification ainsi que celle de son père Gabriel Ignasi Picornell.

Fosse commune n°3 du cimetière Son Coletes de Manacor. 2022. Catalina Flaquer, Aurora Picornell, les soeurs Antonia i María Pascual Flaquer et Belarmina González.

Aurora Picornell est née le 1 octobre 1912 à Palma dans une famille communiste de sept enfants (Aurora est la sixième). Á 16 ans, elle publie La mujer, ¿es superior al hombre? Estudio dividido en tres meditaciones. Á 18 ans, elle milite dans la Lliga Laica de Mallorca. L’année suivante, elle fonde le syndicat des couturières (Sindicato de Sastrería y similares). Elle est la vice-présidente d’une direction paritaire. Elle devient membre du Secours rouge international et responsable régionale du Parti Communiste d’Espagne (PCE). Elle participe à des meetings et écrit dans la presse. Elle organise el Día de la Mujer Trabajadora à Mallorca le 8 mars 1934. Bien que membre d’un petit parti, elle est très connue pour son activisme dans tout l’archipel. On l’appelle déjà la Heroica Aurora Picornell ou bien La Pasionaria de Mallorca. Au début des années 30, la participation des femmes dans la vie politique est encore chose peu fréquente bien qu’en Espagne les femmes aient obtenu le droit de vote le 1 octobre 1931 grâce à la Seconde République.

Aurora est arrêtée avec ses camarades le 19 juillet 1936, peu après le coup d’état franquiste. Elle est incarcérée d’abord à la prison provinciale, puis à la prison pour femmes de Mallorca (edificio Ca’n Salas). Elle est ensuite emmenée par un groupe de phalangistes dans l’ancien couvent de Montuïri et fusillée sans aucun jugement la veille du jour des Rois (le 5 janvier 1937), après avoir été torturée et probablement violée.

Elle est devenue l’exemple de ce que fut la répression franquiste à Mallorca pendant la Guerre Civile. Entre 1936 et 1942, 2300 personnes furent assassineés dans l’île par les putschistes.

La famille Picornell Femenias en a particulièrement souffert. Son père (Gabriel Ignasi) qui était menuisier et deux de ses frères (Gabriel et Ignasi) ont été fusillés. Le plus jeune, Joan, a pu fuir en France après la guerre, mais il fut déporté à Dachau et mourut peu après la libération du camp de concentration. En 1932, Aurora s’était mariée à Valence avec Heriberto Quiñones, membre de l’Internationale Communiste et dirigeant du PCE. Ils ont eu une fille, Octubrina Roja Quiñones Picornell (1934-1969). Heriberto Quiñones a été exécuté à Madrid le 2 octobre 1942. il est mort assis sur une chaise car les tortures qu’on lui avait infligées lui avaient fait perdre l’usage de ses quatre membres.

C’est un groupe dirigé par le Marquis Alfonso de Zayas y de Bobadilla (1896-1970), chef provincial de la Phalange, qui est responsable de l’arrestation et de la mort d’Aurora. Le Gouverneur civil des Baléares, Mateu Torres Bestard (1891-1969), proche du général Franco, a favorisé cette répression.

Totes les Aurores (2023). Documentaire d’IB3 Televisió, Quindrop Produccions (Pedro de Echave). 75 minutes.

https://www.youtube.com/watch?v=fUvZO4018GA

Georges Bernanos.

Il faut relire Les Grands Cimetières sous la lune de Georges Bernanos (Plon, 1938).

« Pour moi, j’appelle Terreur tout régime où les citoyens, soustraits à la protection de la loi, n’attendent plus la vie ou la mort que du bon plaisir de la police d’Etat. J’appelle le régime de la Terreur le régime des Suspects. C’est ce Régime que j’ai vu fonctionner huit mois. Ou, plus exactement, il m’a fallu dix mois pour m’ en découvrir, rouage après rouage, le fonctionnement. Je le dis, je l’affirme. Je n’exige nullement qu’on me croie sur parole. Je sais que tout se saura un jour – demain, après-demain, qu’importe ? Mgr l’ Évêque de Palma par exemple en sait autant que moi. J’ai toujours pensé que Notre Saint-Père le Pape, torturé, dit-on, par le problème de la guerre civile espagnole, aurait grand intérêt à questionner ce dignitaire sous la foi du serment. »

« Exécutions

J’ai vu là-bas, à Majorque, passer sur la Rambla des camions chargés d’hommes. Ils roulaient avec un bruit de tonnerre, au ras des terrasses multicolores, lavées de frais, toutes ruisselantes, avec leur gai murmure de fête foraine. Les camions étaient gris de la poussière des routes, gris aussi les hommes assis quatre par quatre, les casquettes grises posées de travers et leurs mains allongées sur les pantalons de coutil, bien sagement. On les raflait chaque soir dans les hameaux perdus, à l’heure où ils reviennent des champs ; ils partaient pour le dernier voyage, la chemise collée aux épaules par la sueur, les bras encore pleins du travail de la journée, laissant la soupe servie sur la table et une femme qui arrive trop tard au seuil du jardin, tout essoufflée, avec le petit balluchon serré dans la serviette neuve : « Adios ! recuerdos ! » (adieu ! Je pense à toi!) »

Bibliographie

David Ginard i Féron (professeur d’histoire à l’université des Îles Baléares), Aurora Picornell (1912-1937) : de la història al símbol, Palma, Edicions Documenta Balear, 2016.

Josep Quetglas, Aurora Picornell. Escrits 1930-1936. Pins del Vallès, Associació d’Idees, 2012.

Federico García Lorca

Poet in New York. Farrar, Straus and Giroux, 2013.

Federico García Lorca est né le 5 juin 1898, il y a 126 ans.

Pour l’occasion, 4 versions du magnifique poème de Federico García Lorca Pequeño vals vienés de Poeta en Nueva York. Inoubliable Leonard Cohen !

Leonard Cohen – Take This Waltz (Live in London)

https://www.youtube.com/watch?v=zSUHkWd44vU

Sílvia Pérez Cruz & Pájaro. Pequeño vals vienés. Poème de Federico García Lorca ; musique Leonard Cohen.
Sílvia Pérez Cruz, chant ; Andrés Herrera « El Pájaro », guitare ; Raúl Fernandez Miró, guitare électrique ; Pepe Frías, contrebasse.
Enregistré en direct au studio Happy Place Records, Séville (Espagne), en 2017.
Vidéo : Espagne : Producciones Cibeles S.L., 2018.

https://www.youtube.com/watch?v=ft4qigSb-gA

Enrique Morente – Pequeño Vals Vienes. Take This Waltz. (Remasterisé en 2016)

https://www.youtube.com/watch?v=erN4m0RAAl8

Ana Belén. Pequeño Vals Vienés. Nochevieja de 1998.

https://www.youtube.com/watch?v=YBayZPFjQjY

Autoportrait de García Lorca à New-York. 1929-1930.

Pequeño vals vienés ( Federico García Lorca )

En Viena hay diez muchachas,
un hombro donde solloza la muerte
y un bosque de palomas disecadas.
Hay un fragmento de la mañana
en el museo de la escarcha.
Hay un salón con mil ventanas.
¡Ay, ay, ay, ay!
Toma este vals con la boca cerrada.

Este vals, este vals, este vals,
de sí, de muerte y de coñac
que moja su cola en el mar.

Te quiero, te quiero, te quiero,
con la butaca y el libro muerto,
por el melancólico pasillo,
en el oscuro desván del lirio,
en nuestra cama de la luna
y en la danza que sueña la tortuga.
¡Ay, ay, ay, ay!
Toma este vals de quebrada cintura.

En Viena hay cuatro espejos
donde juegan tu boca y los ecos.
Hay una muerte para piano
que pinta de azul a los muchachos.
Hay mendigos por los tejados.
Hay frescas guirnaldas de llanto.
¡Ay, ay, ay, ay!
Toma este vals que se muere en mis brazos.

Porque te quiero, te quiero, amor mío,
en el desván donde juegan los niños,
soñando viejas luces de Hungría
por los rumores de la tarde tibia,
viendo ovejas y lirios de nieve
por el silencio oscuro de tu frente.

¡Ay, ay, ay, ay!
Toma este vals del “Te quiero siempre”.

En Viena bailaré contigo
con un disfraz que tenga
cabeza de río.
¡Mira qué orilla tengo de jacintos!
Dejaré mi boca entre tus piernas,
mi alma en fotografías y azucenas,
y en las ondas oscuras de tu andar
quiero, amor mío, amor mío, dejar,
violín y sepulcro, las cintas del vals.

Poeta en Nueva York, 1940.

Petite valse viennoise

Á Vienne il y a dix jeunes filles,
une épaule où sanglote la mort
et un bois de colombes empaillées.
Il y a un fragment du matin
dans le musée du givre.
Il y a un salon aux mille fenêtres.
Ah, la, la, la !
Prends cette valse à la bouche close.

Cette valse, cette valse, cette valse,
de oui, de mort et de cognac,
qui trempe sa traîne dans la mer.

Je t’aime, je t’aime, je t’aime,
avec le fauteuil et le livre mort,
dans le mélancolique corridor,
dans l’obscur grenier du lys,
dans notre lit de la lune
et dans la danse dont rêve la tortue.
Ah, la, la, la !
Prends cette valse à la taille brisée.

Á Vienne il y a quatre miroirs
où jouent ta bouche et les échos.
Il y a une mort pour piano
qui peint en bleu les garçons,
il y a des mendiants sur les auvents,
il y a de fraîches guirlandes de pleurs.
Ah, la, la,la !
Prends cette valse qui se meurt dans mes bras.

Parce que je t’aime, je t’aime, mon amour
dans le grenier où jouent les enfants.
Tout en rêvant à de vieilles lueurs de Hongrie
dans les rumeurs du tiède après-midi.
Tout en voyant des brebis et des lys de neige
dans le sielnce obscur de ton front.
Ah, la, la, la !
Prends cette valse du « je t’aime à jamais ».

Á Vienne je danserai avec toi
dans un costume qui possédera
une tête de fleuve.
Regarde-moi avec mes rives de jacinthes !
Je laisserai ma bouche entre tes jambes,
mon âme dans des photographies et des iris,
et dans les ondes obscures de ton allure
je veux, mon amour, mon amour, laisser,
violon et sépulcre, les rubans de la valse.

Poète à New York. Robert Laffont, 2023. Traduction : Carole Fillière et Zoraida Carandell.

Piedad Bonnett

Piedad Bonnett, 2022 (Rodrigo Jimenez).

Piedad Bonnett, poète, romancière, essayiste et dramaturge colombienne (Amalfi -Antoquia, 1951), a reçu ces jours derniers le XXXIII Prix Reina Sofía de Poésie Iberoaméricaine. Il est attribué chaque année depuis 1992 à un poète ibéroaméricain par Patrimonio Nacional et l’université de Salamanque.

La liste des précédents lauréats est impressionnante : Claudio Rodríguez, José Hierro, Álvaro Mutis, José Ángel Valente, Nicanor Parra, Sophia de Mello Breyner, Juan Gelman, Antonio Gamoneda, Blanca Varela, José Emilio Pacheco, Francisco Brines, María Victoria Atencia, Ida Vitale, Rafael Cadenas, Joan Margarit, Raúl Zurita. Un seul bémol : le faible nombre de poètes portugais ou brésiliens couronnés.

Poésie
De círculo y ceniza (Ediciones Uniandes, 1989)
Nadie en casa (Fundación Simón y Lola Gubereck, 1994)
El hilo de los días (Colcultura, 1995) Premio Nacional de Poesía de Colombia
Ese animal triste (Editorial Norma, 1996)
Todos los amantes son guerreros (1998)
Las tretas del débil (Punto de lectura, 2004)
Las herencias (Visor, 2008)
Explicaciones no pedidas (Visor, 2011) Premio Casa de América de poesía americana. Premio de Poesía José Lezama Lima 2014.
Los habitados (Visor, 2017). Premio de Poesía Generación del 27 2016
Lo terrible es el borde (Visor, 2021)

Romans et récit autobiographique
Después de todo (2001)
Para otros es el cielo (2004)
Siempre fue invierno (2007)
El prestigio de la belleza (2010)
Lo que no tiene nombre (2013) qui parle du suicide de son fils Daniel à New York alors qu’il n’avait que 28 ans.
Donde nadie me espere (2018)
Qué hacer con estos pedazos (2022)
Tous ses romans sont publiés par Alfaguara.

J’ai choisi 4 de ses poèmes :

Biografía de un hombre con miedo

Mi padre tuvo pronto miedo de haber nacido.
Pero pronto también
le recordaron los deberes de un hombre
y le enseñaron
a rezar, a ahorrar, a trabajar.
Así que pronto fue mi padre un hombre bueno.
(“Un hombre de verdad”, diría mi abuelo).
No obstante,
-como un perro que gime, embozalado
y amarrado a su estaca- el miedo persistía
en el lugar más hondo de mi padre.
De mi padre,
que de niño tuvo los ojos tristes y de viejo
unas manos tan graves y tan limpias
como el silencio de las madrugadas.
Y siempre, siempre, un aire de hombre solo.
De tal modo que cuando yo nací me dio mi padre
todo lo que su corazón desorientado
sabía dar. Y entre ello se contaba
el regalo amoroso de su miedo.
Como un hombre de bien mi padre trabajó cada
mañana,
sorteó cada noche y cuando pudo
se compró a cuotas la pequeña muerte
que siempre deseó.
La fue pagando rigurosamente,
sin sobresalto alguno, año tras año,
como un hombre de bien, el bueno de mi padre.

El hilo de los días, 1995.

Las cicatrices

No hay cicatriz, por brutal que parezca,
que no encierre belleza.
Una historia puntual se cuenta en ella,
algún dolor.
Pero también su fin.
Las cicatrices, pues, son las costuras
de la memoria,
un remate imperfecto que nos sana
dañándonos.
La forma
que el tiempo encuentra
de que nunca olvidemos las heridas.

Explicaciones no pedidas, 2011

Oración

Para mis días pido,
Señor de los naufragios,
no agua para la sed, sino la sed,
no sueños
sino ganas de soñar.
Para las noches,
toda la oscuridad que sea necesaria
para ahogar mi propia oscuridad.

En el borde

Lo terrible es el borde, no el abismo.
En el borde
hay un ángel de luz del lado izquierdo,
un largo río oscuro del derecho
y un estruendo de trenes que abandonan los rieles
y van hacia el silencio.
Todo
cuanto tiembla en el borde es nacimiento.
Y solo desde el borde se ve la luz primera
el blanco-blanco
que nos crece en el pecho.
Nunca somos más hombres
que cuando el borde quema nuestras plantas desnudas.
Nunca estamos más solos.
Nunca somos más huérfanos.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/04/14/piedad-bonnett-2/

Piedad Bonnett, Ce qui n’a pas de nom. Metaillé, 2017. Traduction: Amandine Py;

Josée Kamoun – Gabriel García Márquez

Josée Kamoun chez elle en 2000.

Sur France Culture, j’ai écouté le Book Club de Marie Richeux en podcast. Dans la bibliothèque de Josée Kamoun, traductrice de Virginia Woolf, George Orwell, Philip Roth, Richard Ford, Jack Kerouac, Bernard Malamud.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/dans-la-bibliotheque-de-josee-kamoun-9389201

Elle lit des passages de Gustave Flaubert (Madame Bovary) Gabriel García Márquez (Cent ans de solitude) , Emily Brontë (Les Hauts de Hurlevent), Yasunari Kawabata (Les belles endormies), Richard Ford (Canada). Parmi ces cinq romans, il y en a trois que j’ai lus et relus.

Elle vient de faire paraître aussi un Dictionnaire amoureux de la traduction. Illustrations d’Alain Bouldouyre. Plon, 560 pages, 29 €.

On peut écouter aussi un autre entretien dans le magazine Diacritik : Josée Kamoun, dictionnaire amoureux de la traduction (entretien). 23 mai 2024.

https://diacritik.com/2024/05/23/dictionnaire-amoureux-josee-kamoun/

J’ai relu pour l’occasion des passages de Cent ans de solitude dont celui qu’elle lit dans l’émission. Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa, Julio Cortázar, Alejo Carpentier, des lectures marquantes dans les années 70.

« Remedios la Belle continua d’errer dans le désert de la solitude, sans endurer aucun malheur, s’épanouissant dans ses rêves jamais entrecoupés de cauchemars, dans ses bains interminables, ses repas à n’importe quelle heure, ses longs et profonds silences à ne remâcher nul souvenir, jusqu’à cet après-midi de mars où Fernanda décida d’aller au jardin plier ses draps de toile de Brabant et demanda de l’aide aux femmes de la maison. Á peine avait-elle commencé, qu’Amaranta remarque l’intense pâleur de Remedios la Belle qui la rendait presque diaphane.Tu ne te sens pas bien ?, lui demanda-t-elle.
Remedios la Belle qui avait empoigné le drap par l’autre bout, eut un sourire de commisération. – Tu ne te sens pas bien ?, lui demanda-t-elle.
Remedios la Belle qui avait empoigné le drap par l’autre bout, eut un sourire de commisération.
– Au contraire -dit-elle -, jamais je ne me suis mieux trouvé.
Á ces mots, Fernanda sentit une brise légère et lumineuse lui arracher les draps des mains et les déplier dans toute leur largeur. Amaranta éprouva comme un frissonnement mystérieux dans les dentelles de ses jupons et voulut s’accrocher au drap pour ne pas tomber, à l’instant où Remedios la Belle commençait à s’élever dans les airs. Ursula, déjà presque aveugle, fut la seule à garder suffisamment de présence d’esprit pour reconnaître la nature de ce vent que rien ne pouvait arrêter et laissait les draps partir au gré de cette lumière, voyant Remedios la Belle lui faire des signes d’adieu, au milieu de l’éblouissant battement d’ailes des draps qui montaient avec elle, quittaient avec elle le monde des scarabées et des dahlias, traversaient avec elle les régions de l’air où il n’était déjà plus quatre heures de l’après-midi, pour se perdre à jamais avec elle dans les hautes sphères où les plus hauts oiseaux de la mémoire ne pourraient pas même la rejoindre.
Bien entendu, les étrangers pensèrent que Remedios la Belle avait enfin succombé à son implacable destin de reine des abeilles, et que sa famille voulait sauver l’honneur par cette mensongère histoire de lévitation. Fernanda, dévorée par l’envie, finit par admettre la prodige et longtemps continua de prier Dieu qu’il rendît ses draps. »

Cent ans de solitude. Paris, Le Seuil, décembre 1968. Traduction Claude et Carmen Durand.

« Remedios, la bella, se quedó vagando por el desierto de la soledad, sin cruces a cuestas, madurándose en sus sueños sin pesadillas, en sus baños interminables, en sus comidas sin horarios, en sus hondos y prolongados silencios sin recuerdos, hasta una tarde de marzo en que Fernanda quiso doblar en el jardín sus sábanas de bramante, y pidió ayuda a las mujeres de la casa. Apenas había empezado, cuando Amaranta advirtió que Remedios, la bella, estaba transparentada por una palidez intensa.
– ¿Te sientes mal? – le preguntó.
Remedios, la bella, que tenía agarrada la sábana por el otro extremo, hizo una sonrisa de lástima.
– Al contrario – dijo -, nunca me he sentido mejor.
Acabó de decirlo, cuando Fernanda sintió que un delicado viento de luz le arrancó las sábanas de las manos y las desplegó en toda su amplitud. Amaranta sintió un temblor misterioso en los encajes de sus pollerines y trató de agarrarse de la sábana para no caer, en el instante en que Remedios, la bella, empezaba a elevarse. Úrsula, ya casi ciega, fue la única que tuvo serenidad para identificar la naturaleza de aquel viento irreparable, y dejó las sábanas a merced de la luz, viendo a Remedios, la bella, que le decía adiós con la mano, entre el deslumbrante aleteo de las sábanas que subían con ella, que abandonaban con ella el aire de los escarabajos y las dalias, y pasaban con ella a través del aire donde terminaban las cuatro de la tarde, y se perdieron con ella para siempre en los altos aires donde no podían alcanzarla ni los más altos pájaros de la memoria.
Los forasteros, por supuesto, pensaron que Remedios, la bella, había sucumbido por fin a su irrevocable destino de abeja reina, y que su familia trataba de salvar la honra con la patraña de la levitación. Fernanda, mordida por la envidia, terminó por aceptar el prodigio, y durante mucho tiempo siguió rogando a Dios que le devolviera las sábanas. »

Cien años de soledad. Buenos Aires, Editorial Sudamericana. Mai 1967.

Jorge Luis Borges – Walt Whitman

Walt Whitman est né le 31 mai 1819. L’influence du grand poète lyrique américain sur la poésie en langue espagnole a été très grande, d’abord à travers Rubén Darío, le fondateur du mouvement littéraire moderniste. On la retrouve aussi chez Miguel de Unamuno, Jorge Luis Borges, Federico García Lorca, Luis Cernuda, Miguel Hernández. Walt Whitman a été traduit en espagnol dès 1926 par le poète León Felipe (1884-1968) et publié dans la Revista de Occidente, la revue de José Ortega y Gasset. León Felipe avait découvert Whitman vers 1923-1924 alors qu’il vivait à New York. Canto a mí mismo (la traduction de León Felipe de Song of myself de Walt Whitman) a été publié par Losada à Buenos Aires en 1941.

Monument à León Felipe (Hipólito Pérez Calvo 1936-2009) à Tábara (Province de Zamora, Castilla y León), son village natal. 2000.

Jorge Luis Borges a traduit en 1969 Leaves of Grass de Walt Whitman ( 1855 – Hojas de hierba. Publication : Editorial Lumen, Barcelona, 1972 Feuilles d’herbe). Il a écrit aussi un poème à la mémoire du poète américain : Camden 1892. Le titre fait référence à la ville du New Jersey où est mort Whitman ainsi qu’à l’année de son décès.

Camden, 1892

El olor del café y de los periódicos.
El domingo y su tedio. La mañana
y en la entrevista página esa vana
publicación de versos alegóricos

de un colega feliz. El hombre viejo
está postrado y blanco en su decente
habitación de pobre. Ociosamente
mira su cara en el cansado espejo.

Piensa, ya sin asombro, que esa cara
es él. La distraída mano toca
la turbia barba y la saqueada boca.

No está lejos el fin. Su voz declara:
Casi no soy, pero mis versos ritman
la vida y su esplendor. Yo fui Walt Whitman.

El otro, el mismo. Emecé, 1964.

Camden, 1892

Cette odeur des journaux et du café.
Le dimanche, son ennui. Le matin
Et la page entrevue avec les vains
Poèmes allégoriques publiés

Par ce collègue en vue. Blanchi par l’âge
L’homme est là prostré dans son logement
Décent et pauvre. Avec désoeuvrement,
Sur le miroir, il fixe son visage.

Il pense sans surprise que c’est lui
Ce visage. Sa main distraite touche,
En vrac sa barbe et, dévastée, sa bouche.

Sa fin n’est pas très loin. Et sa voix dit :
Je ne suis presque plus, mais mes vers trament
La vie et sa splendeur. Moi, Walt Whitman.

L’Autre, le Même. Œuvre poétique (1925 1965). Collection Poésie/Gallimard n°185, 1985. (Traduction Nestor Ibarra)

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/06/01/federico-garcia-lorca-walt-whitman-i/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/06/01/federico-garcia-lorca-walt-whitman-ii/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/06/01/ruben-dario-walt-whitman/

Collection Poésie/Gallimard n°185, 1985.

Geneviève Halévy (Mme Bizet-Mme Straus)

Geneviève Halévy (Nadar) 1887.

Geneviève Halévy (Mme Bizet-Mme Straus) est née à Paris le 26 février 1849.

Elle est la fille de Flomental Halévy (1799-1862), auteur de plusieurs opéras aujourd’hui oubliés (La Juive-1835). Par son père, elle est la nièce de Léon Halévy (1802-1883) et la cousine germaine du librettiste Ludovic Halévy (1834-1906), auteur avec Henri Meilhac (1830-1897) de nombreux opéras bouffes, mis en musique par Offenbach. Au cours du Second Empire, Meilhac et Halévy ont écrit le livret de Carmen, d’après la nouvelle de Mérimée.

Georges Bizet (Etienne Carjat), 1875.

Elle épouse en juin le compositeur Georges Bizet (1838-1875), élève de son père. Celui-ci avec L’Arlésienne ( 1872) Carmen (1875) n’a pas eu un grand succès Il n’est reconnu qu’après sa mort. Geneviève se fera peindre en habits de deuil par Jules-Élie Delaunay (1828-1891). Le tableau de 1876 est au Musée d’Orsay.

En 1881, elle fait la connaissance de l’avocat des Rothschild, Émile Straus (1844-1929). La rumeur le présente comme le fils illégitime de James de Rothschild. Elle se remarie avec lui en 1886.

Jacques Bizet vers 6 ans (Jules-Élie Delaunay). Musée des beaux-arts de Nantes.

Son fils, Jacques Bizet (1872-1922) est un ami d’enfance de Marcel Proust et son condisciple au lycée Condorcet. Marcel Proust est d’abord amoureux de ce « beau et vigoureux garçon ». Celui-ci ne répond pas à une lettre enflammée du futur écrivain, mais reste bon ami avec son camarade.

Geneviève Straus est jeune, belle, pleine d’esprit. C’est une femme à la mode. Elle tient un salon très fréquenté, reçoit tous les dimanches de nombreux artistes (des écrivains, des compositeurs, des peintres, des acteurs : Guy de Maupassant, Paul Bourget, Robert de Montesquiou, Alexandre Dumas fils, José-Maria de Heredia, Léon Blum, Edgar Degas, Jean-Louis Forain, Jacques -Emile Blanche, Charles Gounod, Jules Massenet, Gabriel Fauré, Lucien Guitry, Réjane ) et ses relations aristocratiques du faubourg Saint-Germain. Dans les premières années, elle encourage ses hôtes à réciter un poème ou à jouer au piano. Par la suite, la conversation devient beaucoup plus légère et exclut les conversations sérieuses.

Grâce à son amitié avec Jacques Bizet, Marcel Proust est introduit dès 1889 dans le salon de Mme Straus. Il n’a que 18 ans. Ce sera pour lui une véritable école. Il y vient régulièrement et voue à cette femme une grande admiration. Une véritable amitié amoureuse se noue. On conserve une importante correspondance de l’écrivain avec madame Straus. Elle va de 1888 à 1919. Il avoue lui-même avoir emprunté certains de ses traits d’esprit et ses “souliers rouges” pour composer la duchesse de Guermantes. Il observe ainsi des personnages qui deviendront ceux d’ À la recherche du temps perdu.

Ce salon est ardemment dreyfusard, comme Mme Straus, d’origine juive par son père et sa mère. Sous l’autorité de Joseph Reinach, il devient le point de ralliement des partisans de Dreyfus. C’est là que s’organise la première pétition de L’Aurore, à l’instigation d’Émile Straus, de Porto-Riche, d’Hervieu et de Halévy. Jacques Bizet et Marcel Proust signent la pétition du journal L’Aurore. Mais le déclin du salon de Mme Straus s’amorce alors. Les anti-dreyfusards et de nombreux aristocrates désertent la maison

Dès le début des années 1890, elle a développé une dépendance au Véronal et à la morphine. À partir de 1910, elle tombe dans la neurasthénie et s’isole.

Jacques Bizet se suicide le 3 novembre 1922. Marcel Proust meurt le 18 novembre 1922 et Madame Straus le 22 décembre 1926.

Musée Marcel Proust – Maison de tante Léonie. Illiers-Combray (Eure-et-Loir). Il a réouvert le 18 mai 2024.

Marcel Proust

Marcel Proust, Correspondance avec Mme Straus. Plon, 1936. Paris, Le Livre de poche, 1974.

« Les seules personnes qui défendent la langue française (comme « l’Armée pendant l’affaire Dreyfus ») ce sont celles qui l’« attaquent ». Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». »

Vers janvier 1908.

Madame,

Je vous remercie infiniment de votre lettre si ravissante, si drôle, si gentille et j’ai lu presque en même temps l’article de M. Ganderax… Que j’aimerais vous avoir connue ainsi (pouvoir vous appeler « mon amie de Bas-Prunay »), savoir toutes ces choses, avoir été capable de les écrire. Et alors il me semble que je les aurais écrites…un peu autrement.
Je ne dis pas cela contre M.Ganderax, qui a d’immenses qualités, un homme vraiment d’un format qui n’est plus très usité, qu’on verra de moins en moins et que pour ma part je préfère à ceux de maintenant. Mais pourquoi, lui qui écrit si bien écrit-il ainsi ? Pourquoi quand on dit « 1871 » ajoute-t-il « l’année abominable entre toutes ». pourquoi Paris est-il aussitôt qualifié « la grand’ ville » ? Delaunay « le maître-peintre » ? Pourquoi faut-il que l’émotion soit inévitablement « discrète », et la « bonhomie souriante », et les « deuils cruels » , et encore mille autres belles choses que je ne me rappelle pas.
On n’y penserait pas si Ganderax quand il corrige les autres, ne croyait servir la langue française. Il le dit dans votre article « les petites notes marginales que j’écris pour l’illustration et la défense de la langue française ». Pour l’illustration, non. Pour la défense, non plus.
Les seules personnes qui défendent la langue française (comme « l’Armée pendant l’affaire Dreyfus ») ce sont celles qui l’« attaquent ». Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». Et entre le son de tel violoniste médiocre, et le son (pour la même note) de Thibaut, il y a un infiniment petit qui est un monde ! Je ne veux pas dire que j’aime les écrivains originaux qui écrivent mal. Je préfère – et c’est peut-être une faiblesse – ceux qui écrivent bien. Mais ils ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue. La correction, la perfection du style existe, mais au-delà de l’originalité, après avoir traversé les faits, non en deçà. La correction en deçà, « émotion discrète » « bonhomie souriante » « année abominable entre toutes », cela n’existe pas. La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer, mais oui, madame Straus ! parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle. Car on ne « tient », on ne fait bonne figure auprès des écrivains d’autrefois qu’à condition d’avoir cherché à écrire tout autrement. Et quand on veut défendre la langue française, en réalité on écrit tout le contraire du français classique. Exemple : les révolutionnaires Rousseau, Hugo, Flaubert, Maeterlinck « tiennent » à côté de Bossuet. Les néoclassiques du dix-neuvième siècle, et la « bonhomie souriante » et l’« émotion discrète » de toutes les époques, jurent avec les maîtres. Hélas, les plus beaux vers de Racine :

« Je t’aimais inconstant, qu’eussé-je fait fidèle !

Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? Á quel titre ?
Qui te l’a dit ? »

n’auraient jamais passé, même de nos jours dans la Revue de Paris. Note, de M.Gandarax, en marge, pour la « Défense et l’illustration de la langue française ». Je comprends votre pensée : vous voulez dire « Je t’aimais inconstant, qu’est-ce que cela aurait été si tu avais été fidèle. » Mais c’est mal exprimé. Cela peut signifier aussi bien que c’est vous qui auriez été infidèle. Préposé à la défense et illustration de la langue française, je ne puis laisser passer cela. »
Je ne me moque pas de votre ami, Madame, je vous assure. Je sais combien il est intelligent et instruit, c’est une question de « doctrine ». Cet homme plein de scepticisme a des certitudes grammaticales. Hélas, madame Straus, il n’y a pas de certitudes, même grammaticales. Et n’est-ce pas plus heureux ? Parce qu’ainsi une forme grammaticale elle-même peut être belle, puisque ne peut être beau que ce qui peut porter la marque de notre choix, de notre goût, de notre incertitude, de notre désir, et de notre faiblesse. Oui, cet homme si intelligent a connu toute notre vie. Il a déjà fait un peu le chemin de toute vie, et il se tourne en arrière, la diversité des plans devrait multiplier pour lui la beauté des éclairages.
Mais le dogme grammatical le tient dans ses chaînes. Émotion discrète, bonhomie souriante. et puis la CARMEN si gaie, est-ce bien vous ? En vous aussi n’y a t-il pas une part de PERDITA, d’IMOGENE ? Malgré tout, c’était un beau témoignage d’une vie sur d’autres vies douloureuses et belles dans leur rayonnement de gloire.
J’ai lu cela avec beaucoup de plaisir et j’ai trouvé la description de votre portrait délicieuse. Il avait fait dernièrement un merveilleux petit discours aux enfants d’une école. C’était bien mieux.
Madame, quelle sombre folie de me mettre à vous écrire grammaire et littérature ! Et je suis si malade ! Au nom du ciel pas un mot de tout ceci. Au nom du Ciel PAS UN MOT de tout ceci à M. Gandarax. Au nom du ciel… auquel nous ne croyons hélas ni l’un ni l’autre.
Respectueusement à vous
Marcel Proust

Portrait de Madame Georges Bizet (Jules-Élie Delaunay). Paris, Musée d’Orsay.

Germaine Richier

Les expositions de sculpture sont souvent très réussies au Centre Georges-Pompidou. Ce fut le cas en 2023 avec l’exposition Germaine Richier (du 1 mars au 12 juin 2023), mais aussi cette année avec l’exposition Brancusi (du 27 mars au 1 juillet 2024).

Le Christ d’Assy I, petit (1950) Paris, Centre Georges Pompidou.

Le Christ d’Assy I, petit (1950. 44 x 32,5 x 8 cm. Plâtre original. Don anonyme en 2021), qui fait partie des collections du Musée national d’art moderne, est déjà impressionnant. Mais, dans l’exposition de 2023, on pouvait voir pour la première fois à Paris le véritable Christ d’Assy, modelé en bronze.

L’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy (Commune de Passy – Haute-Savoie) fut construite de 1937 à 1946, à 1000 mètres d’altitude, face à la chaîne du Mont Blanc, à l’initiative du chanoine Jean Devémy (1896-1981), aumônier du sanatorium de Sancellemoz. L’architecte était Maurice Novarina (1907-2002).

Le chanoine Devémy voulait que sa décoration soit confiée à de grands artistes de la première moitié du XX ème siècle. Il était l’ami du père dominicain Marie-Alain Couturier (1897-1954) qui souhaitait faire appel à la vitalité de l’art profane pour se démarquer du style saint-sulpicien. Il écrivait ainsi en 1937 : « Notre art religieux en dépit de ses fins propres, ne se donnera pas, ne s’inventera pas une vie propre, d’où la nécessité de faire appel à la vitalité de l’art profane pour ranimer l’art chrétien. »

Christ d’Assy (Germaine Richier. 1950. Bronze naturel nettoyé. Fondeur : Alexis Rudier). Église de Notre-Dame-de-Toute-Grâce (Passy, Haute-Savoie)

Le Christ fut commandé à Germaine Richier par Jean Devémy qui lui avait proposé comme source d’inspiration la prophétie d’Isaïe (chapitre 53. Isaïe 10) :
« Comme un surgeon, il a grandi devant nous, comme une racine en terre aride, sans éclat ni beauté nous l’avons vu et sans aimable apparence, objet de mépris et rebut de l’humanité. »

Germaine Richier a réussi à faire fusionner le Christ et sa croix dans une symbiose parfaite. Le Christ sculpté exprime une douleur rare. Le visage est scarifié. Les bras démesurés s’ouvrent sur le monde et se confondent avec la barre horizontale de la croix. Tout détail anatomique est délaissé.

L’artiste avait écrit à Otto Bänninger (1897-1973), sculpteur suisse et son premier mari :
” Tu sais, je ne veux pas une sculpture analysée au demi-centimètre carré, je veux le résultat d’une conception, d’un savoir, d’une audace, le tout si possible très vivant. “

” C’est le seul Christ moderne devant lequel quiconque peut prier. ” (André Malraux)

” Je ne sais pas si tout le monde saisira l’importance de ce que je vais affirmer : son Christ est à ma connaissance, l’unique Christ des grandes époques de l’art chrétien. Pour moi, ce fait, seulement, est d’une grandeur qui tient du miracle. ” (Maria-Helena Vieira da Silva. Paris, 3 août 1959)

” Germaine Richier a exécuté un Christ extraordinaire. Elle lui a donné une autre expression que celle d’une indicible souffrance. Le caractère semi-figuratif de son œuvre nous entraîne à une méditation déchirée qui débouche enfin sur la tendresse et sur un incomparable amour. ” (Maurice Novarina)

Bloc-notes de François Mauriac. L’Express 21 août 1954

Ce Christ de douleur fit scandale après la consécration de l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce en 1950. Il fut jugé blasphématoire par les catholiques traditionalistes français les plus conservateurs, et même par l’entourage du pape Pie XII au Vatican. Les camps s’opposèrent fortement sur ce qui pouvait ou ne pouvait pas être représenté. Le 1 avril 1951, Monseigneur Cesbron, évêque d’Annecy, fit retirer le Christ de l’église. Germaine Richier en fut profondément choquée. L’œuvre fut remisée, puis accrochée dans une chapelle latérale de l’église.

Le Christ retrouva sa place en 1969, dix ans après la mort de l’artiste, et fut classé au titre des monuments historiques en 1971.

Église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy (Passy – Haute-Savoie) (Maurice Novarina) (Photo : Henk Monster)

L’église du plateau d’Assy doit aussi sa célébrité à sa décoration, réalisée par de grands artistes de l’époque : Fernand Léger (mosaïque de la façade consacrée à la Vierge) Jean Bazaine (vitraux au dessus de l’entrée), Paul Berçot (vitraux des bas-côtés), Pierre Bonnard (peinture de 1943 : Saint-François de Sales, évêque d’Annecy), Georges Braque (Symbole eucharistique, bas-relief en bronze à la cire perdue de la porte du tabernacle) Maurice Brianchon (vitraux des bas-côtés), Marc Chagall (Passage de la mer Rouge – décoration en céramique du baptistère + deux bas-reliefs en marbre blanc et deux vitraux), Jean Constant-Demaison (Sculptures de la charpente en bois) Marie-Alain Couturier (vitraux des bas-côtés) Odette Ducarre (Missel d’autel), Jacques Lipchitz (sculpture) Adeline Hébert-Stevens (vitrail des bas-côtés) Jean Lurçat (Tapisserie de l’Apocalypse située dans le chœur, 1945), Henri Matisse (Saint-Dominique en céramique jaune. 1948) Georges Rouault (vitraux) Carlo Sergio Signori (Cuve du baptistère en marbre de Carrare) et dans la crypte Ladislas Kijno (peinture), Claude Mary (tabernacle), Théodore Strawinsky (mosaïques), Marguerite Huré (vitraux). Ces artistes furent choisis pour leurs qualités artistiques et non pour leur engagement religieux. On peut lire la signature de Jacques Lipchitz (1891-1973) au dos de la statue de la Vierge : ” Jacob Lipchitz, juif fidèle à la foi de ses ancêtres, a fait cette Vierge, pour la bonne entente des hommes sur la terre, afin que l’Esprit règne.”

Saint-Dominique (Henri Matisse). Céramique. Carrelage mural dans une niche fermant le bas-côté gauche de l’église.
Céramique. Carrelage mural : passage de la mer Rouge dans la chapelle des fonts baptismaux de l’église. (Marc Chagall)

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/03/07/germaine-richier-1902-1959/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/03/21/auguste-rodin-alberto-giacometti-germaine-richier/

Manuel Millares 1926 – 1972

Manuel Millares (Juan Dolcet). 1971.

Au Centre Pompidou à Paris ou au Reina Sofía à Madrid, j’aime m’arrêter devant les tableaux du peintre espagnol Manuel Millares.

Il est né à Las Palmas de Gran Canaria (Îles Canaries) le 17 janvier 1926. Autodidacte comme artiste, il est initié au surréalisme en 1948. En 1955, il s’installe dans la péninsule et devient peintre abstrait. En février 1957, Millares et d’autres artistes (Rafael Canogar, Luis Feito, Juana Francés, Antonio Saura, Martín Chirino et le sculpteur Pablo Serrano) fondent le groupe d’avant-garde El Paso. Les marchands Pierre Matisse et Daniel Cordier signent des accords avec lui en 1959. Il acquiert une plus grande renommée dans les années 1960. Il fait une exposition personnelle à la Pierre Matisse Gallery de New York en 1961. En Espagne, son œuvre est représentée par la Galerie Juana Mordó. En 1964, il achète une maison à Cuenca (Communauté autonome de Castilla-La Mancha), devient ami du peintre Fernando Zóbel (1924-1984) et assiste à l’inauguration du Museo de Arte Abstracto Español de cette ville.

Millares est un des peintres espagnols les plus importants de l’après-guerre. Il est réputé pour ses collages créés à l’aide de sacs en toile de jute et les tons sombres de ses tableaux (noir, blanc et rouge). Les toiles de jute sont très ancrées dans la préhistoire des îles Canaries, en particulier dans la culture des autochtones, les Guanches. Les cadavres embaumés de ce peuple préhispanique lui étaient connus grâce au Museo Canario de Las Palmas, fondé en 1879 par le Docteur Gregorio Chil y Naranjo et l’historien et notaire Agustín Millares Torres (1826-1896), son arrière-grand-père, auteur de Historia General de las Islas Canarias ( 10 tomes publiés de 1881 à 1895). Il a réconcilié les formes organiques peintes sur les parois des grottes avec l’automatisme des surréalistes et a combiné tradition et expression directe.

Il est mort à Madrid, le 14 août 1972 à 46 ans.

” Manolo Millares me fut recommandé en 1959 par Françoise Choay. Comme celle de Nevelson, son oeuvre fait appel aux forces de la nuit. Nuit interminable comme la révolte qui couve dans le coeur de son maître, et fait frémir son ascétique visage de l’espoir que tout change dans ce monde imparfait. Ses peintures sont des étendards. Ils sont frappés aux couleurs de l’humiliation de la misère, mais aussi de cette pitié qui veut triompher de l’injustice. Pour faire des tableaux, Millares a été chercher le drap des morts, puisque ce sont les momies aperçues dans les musées des Canaries qui ont été le choc moteur de son inspiration. ” (Daniel Cordier, résistant, compagnon de la Libération, marchand d’art et historien : 8 ans d’agitation, 1956-1964, galerie Daniel Cordier, Paris, 1964)

Jean Moulin et Daniel Cordier (1920-2020), son secrétaire en 1942-43.

« L’art espagnol contemporain doit beaucoup à cet artiste qui participa activement, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au renouveau de la peinture contre les doctrines officielles. Millares fut sans doute l’artiste d’avant-garde espagnol le plus connu dans les années 1950. Ses œuvres décrivent le sentiment tragique de la souffrance physique et morale par le pouvoir expressif de la toile, matériau de base du tableau, déformée, nouée, cousue, brûlée, etc. » (Gérard Schurr,  Le guidargus de la peinture, Les Éditions de l’Amateur, 1993 )

Cuadro 120 (Manolo Millares). Huile sur toile de jute, ficelle. 1960. Paris, Centre Georges Pompidou. Don du Baron Elie de Rothschild, 1980.
Cuadro 173 (Manolo Millares). Técnica mixta sobre arpillera. Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 1962.