Rafael Alberti – María Teresa León

Première édition, février 1995.

Le poète Rafael Alberti (1902-1999) et sa femme, María Teresa León (1903-1988), elle aussi écrivain, arrivent à Ibiza le dimanche 28 juin 1936 pour passer leurs vacances d’été. Ils cherchent un endroit tranquille et abordable pour se reposer et écrire. Ils devaient aller en Galice, mais un accident de train meurtrier le 24 juin sur la ligne Madrid-La Corogne, les a fait changer d’avis au dernier moment. Les deux premières semaines sont calmes. Ils ont loué une maison (Molí de Socarrat), près de Puig des Molins, où se trouve la plus grande nécropole punique du monde. Ils parcourent l’île et établissent des liens d’amitié avec de nombreux habitants. La Guerre Civile éclate le 18 juillet 1936. Les militaires réussissent à contrôler l’ensemble de l’archipel des Baléares, à l’exception de Minorque. Le commandant d’infanterie Julio Mestre se met à la tête des troupes à Ibiza le 19 juillet, déclare l’état de guerre et arrête les principaux dirigeants des partis de gauche et des syndicats. Le couple reste trois jours dans la maison, puis se cache avec une vingtaine d’autres personnes pendant vingt jours dans une grotte (Monte del Corb Marí), près de la tour de sa Sal Rossa et du Parc Natural de ses Salines.

Le 8 août 1936, deux colonnes républicaines débarquent dans l’île : l’une vient de Barcelone a à sa tête le capitaine d’aviation Alberto Bayo ; l’autre de Valence et est dirigée par le capitaine de la Garde civile Manuel Uribarri.

Rafael Alberti et María Teresa León participent au Comité des Milices Antifascistes et interviennent pour protéger le patrimoine religieux des églises face aux miliciens anarchistes qui veulent le détruire. Le 11 août 1936, les deux écrivains quittent l’ile pour Valence.

La grotte.
Monolithe placée devant la grotte.

Rafael Alberti publiera un récit littéraire, tirée de cette expérience, en 1937 dans la revue de la Alianza de Intelectuales Antifascistas para la Defensa de la Cultura, El Mono Azul : Una historia de Ibiza. María Teresa León racontera ce séjour dans Memoria de la melancolía (Buenos Aires, Losada, 1970).

Un monolithe en béton de 180 kilos a été installé récemment près de la grotte. Une plaque du céramiste local Antoni Ribas Costa (Toniet) inclut un court extrait de Memoria de la melancolía de María Teresa León.

Deux poèmes Rafael Alberti, tirés Retornos de lo vivo lejano (1952), évoquent bien cette période et son influence sur l’oeuvre de ces deux écrivains : Retornos de una isla dichosa et Retornos del amor fugitivo en los montes.

Retornos de una isla dichosa

La felicidad vuelve con el nombre ligero
de un presuroso y grácil joven alado: Aire.
Por parasoles verdes, las sombras que retornan
contestan, y el amor, por otro nombre: Isla.

Venid, días dichosos, que regresais de lejos
teniendo por morada las velas de un molino;
por espejo la luna, la que el sol tiró al pozo,
y por bienes del alma,
todo el mar apresado en pequeñas bahías.
Llegad, alegres olas de mis años, risueños
labios de espuma abierta de las blancas edades.
Suenen mis ojos, canten con repetidas lágrimas
al pastor que desnudo da a la mar sus ovejas.

Ven otra vez, doblada
maravilla incansable de los viejos olivos.
Me abracen nuevamente tus raíces, hundiéndome
en las tumbas de muestran su soledad al cielo.

Quiero tocaros, santas, invencibles higueras,
abatidas de zumos, pero no de cansancio.
Dejadme en la apretada oscuridad inmóvil
de vuestra fresca alcoba dormir tranquilamente.

Soñar, soñar dormido, desde allí, en las colinas
donde los algarrobos
dan su miel a las nieves de la flor del almendro;
desde donde calladas huertas corren sus límites
abriendo arcos de cal arrobados de adelfas.

Despierte, al descorrer las ramas, ya en la tarde,
padeciendo el deseo de morirme en las dunas,
cuando al sol no le espera más final que el antiguo
de embozarse en los hombros mojados de la noche.

Isla de amor, escúchame, antes de que te vayas,
antes, ya que has venido, de que escapes de nuevo:
Concédeme la gracia de aclarar los perfiles
del canto que a mi lengua le quede aún, poniéndole
esa azul y afilada delgadez de contornos
que subes cuando al alba renaces sin rubores,
feliz y enteramente desnuda, de las olas.

Retornos de lo vivo lejano, 1952.

Retornos del amor fugitivo en los montes

Era como una isla de Teócrito. Era
la edad de oro de las olas. Iba
a alzarse Venus de la espuma. Era
la edad de oro de los campos. Iba
Pan nuevamente a repetir su flauta
y Príapo a verterse en los jardines.
Todo era entonces. Todo entonces iba.

Iba el amor a ser dichoso. Era
la juventud con cinco toros dentro.
Iba el ardor a arder en los racimos.
Era la sangre un borbotón de llamas.
Era la paz para el amor. Venía
la edad de oro del amor. Ya era.

Pero en la isla aparecieron barcos
y hombres armados en las playas. Venus
no fue alumbrada por la espuma. El aire
en la flauta de Pan se escondió, mudo.
Secas, las flores sin su dios murieron
y el amor, perseguido, huyó a los montes.

Allí labró su cueva , como errante
hijo arrojado de una mar oscura,
entre el mortal y repetido estruendo
que la asustada Eco devolvía.

Agujas rotas de los parasoles
pinos le urdieron al amor su lecho.
Fieras retamas, mustias madreselvas,
rudos hinojos y áridos tomillos
lo enguirnaldaron en la ciega noche.
Y aunque, lengua de fuego, el aire aullara
alrededor, la tierra, oh, sí, la tierra
no le fue dura, sin embargo, al sueño
del fugitivo amor entre los montes.

La edad de oro del amor venía,
pero en la isla aparecieron barcos…

Retornos de lo vivo lejano, 1952.

Pablo Neruda

Valparaíso. Port.

Nostalgie d’un voyage. Du 16 janvier au 1 février 2018 : Voyage au Chili entre cordillère et Pacifique.

VIII

Amo, Valparaíso, cuanto encierras,
y cuanto irradias, novia del océano,
hasta más lejos de tu nimbo sordo.
Amo la luz violeta con que acudes
al marinero en la noche del mar,
y entonces eres -rosa de azahares-
luminosa y desnuda, fuego y niebla.
Que nadie venga con un martillo turbio
a golpear lo que amo, a defenderte:
nadie sino mi ser por tus secretos:
nadie sino mi voz por tus abiertas
hileras de rocío, por tus escalones
en donde la maternidad salobre
del mar te besa, nadie sino mis labios
en tu corona fría de sirena,
elevada en el aire de la altura,
oceánico amor, Valparaíso,
reina de todas las costas del mundo,
verdadera central de olas y barcos,
eres en mí como la luna o como
la dirección del aire en la arboleda.
Amo tus criminales callejones,
tu luna de puñal sobre los cerros,
y entre tus plazas la marinería
revistiendo de azul la primavera.

Que se entienda, te pido, puerto mío,
que yo tengo derecho
a escribirte lo bueno y lo malvado
y soy como las lámparas amargas
cuando iluminan las botellas rotas.

Canto general, 1950.

Valparaíso. Cerro Alegre. Escaliers de Templeman.

VIII

J’aime, Valparaiso, tout ce que tu renfermes
ou que tu irradies, ô fiancée de l’océan,
hors de ton nimbe sourd et bien au-delà.
J’aime ta lumière si si crue quand tu accours
au-devant du marin dans la nuit de la mer :
tu es alors – rose aux pétales d’oranger –
radieuse nudité, tu es feu et brouillard.
Que nul ne vienne avec un marteau équivoque
frapper cela que j’aime, te défendre :
qu’il n’y ait que moi seul errant dans tes secrets :
qu’il n’y ait que ma voix au milieu de tes haies
d’embruns à découvert, et sur tes escaliers
où la maternité saumâtre de la mer
te donne son baiser, qu’il n’y ait que mes lèvres
sur ta froide couronne de sirène,
élevée dans l’air des hauteurs,
amour océanique, valparaiso.
Reine de toutes les côtes du monde,
authentique centrale de vagues et de bateaux,
tu es en moi comme la lune ou comme
la direction du vent au sein de la forêt.
J’aime tes ruelles criminelles,
ta lune de poignard au-dessus des coteaux,
et d’une place à l’autre tes marins
habillant de bleu le printemps.

Qu’on sache, port, mon port, écoute-moi,
que j’ai le droit
de t’écrire au sujet du meilleur et du pire,
moi qui ressemble à ces tempêtes amères
éclairant les tessons des bouteilles brisées.

Chant général. 1977. NRF. Poésie/Gallimard n°182. 1984. Traduction : Claude Couffon. http://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/07/13/pablo-neruda/

Gérard Guégan – Sonia Mossé 1917 – 1943

J’ai enfin pu acheter à la librairie L’Écume des Pages (174 boulevard Saint-Germain. Paris, VI) le récit de Gérard Guégan, Sonia Mossé, une reine sans couronne. Collection champ libre. Les Editions Le Clos Jouve. 4 rue Perron. 69004 Lyon. le livre était introuvable dans les autres librairies de Paris.

J’ai suivi et lu ses dernière publications

  • Fontenoy ne reviendra plus, Stock, 2011.
  • Appelle-moi Stendhal, Stock, 2013.
  • Qui dira la souffrance d’Aragon ? Stock, 2015.
  • Tout a une fin, Drieu, Gallimard, 2016.
  • Hemingway, Hammett, dernière, Gallimard, 2017.
  • Nikolaï – le bolchevik amoureux, Éditions Vagabonde, 2019.
  • Fraenkel, un éclair dans la nuit, Éditions de l’Olivier, 2021.

Ce dernier livre m’avait beaucoup intéressé puisqu’il mettait magnifiquement en lumière la vie extraordinaire de Théodore Fraenkel, médecin et ami d’André Breton, Jacques Vaché, Louis Aragon, Philippe Soupault, Tristan Tzara, Robert Desnos etc.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/02/23/theodore-fraenkel-1896-1964/

Nusch Éluard et Sonia Mossé (Man Ray), 1935.

Sonia Mossé est, elle, bien moins connue, mais sa brève vie est passionnante et tragique.

Elle est née le 27 août 1917 à Paris (XIV arrondissement). Elle est morte le 30 mars 1943 au Camp de concentration de Sobibór, en Pologne. Elle allait avoir 27 ans.

Sa famille juive est originaire d’Orange (Comtat Venaissin). Les « juifs du pape » vivaient là depuis le XIII ème siècle.

Ses parents sont Emmanuel Mossé (1876-1963), avocat à la cour d’appel de Paris et Natasza Goldfain ( Vilnius, Lituanie 1890-? ). Elle a une demi-sœur, Esther Levine (1906 -1943), et un demi-frère, Jean Joseph Mossé (1908-1995)

Sonia Mossé est actrice, modèle, décoratrice, dessinatrice. Elle a inspiré de nombreux photographes et peintres de son époque.

En avril-mai 1935, elle joue dans Les Cenci, une pièce de théâtre d’Antonin Artaud, adaptée de la tragédie de Shelley. Elle été créée au Théâtre des Folies-Wagram avec des décors et costumes de Balthus . En mars 1937, Jean-Louis Barrault met en scène Numance de Miguel de Cervantès au Théâtre Antoine avec des décors et costumes d’André Masson. Sonia Mossé y tient le rôle de Renommée.

Elle est proche du mouvement surréaliste, d’André Breton et surtout de Paul Éluard, Sa beauté blonde inspire les photographes (Man Ray, Dora Maar, Juliette Lasserre, Otto Wols) et les peintres (Alberto Giacometti, Balthus, André Derain). Son amitié avec Nusch Éluard est immortalisée par le célèbre portrait de Man Ray de 1935.

Pour gagner sa vie, elle dessine des bijoux pour Hermès et travaille pour la haute couture.

En 1938, elle participe à l’Exposition internationale du surréalisme à Paris (17 janvier-24 février. Galerie des Beaux-Arts de Georges Wildenstein, rue du Faubourg-Saint-Honoré). Elle crée un mannequin féminin, exposé avec ceux d’André Breton, André Masson, Yves Tanguy, Jean Arp, Wolfgang Paalen, Marcel Duchamp et Salvador Dalí.

Fin 1938, elle inaugure le cabaret-théâtre Chez Agnès Capri avec la chanteuse et actrice Agnès Capri (Sophia Rose Fridman 1907-1976) et l’actrice Michele Lahaye (1911-1979) qui a eu l’idée du projet. Elles sont soutenues par Francis Picabia, Max Ernst, Alberto Giacometti, Jean Cocteau, Balthus, André Derain, Louis Marcoussis et Moïse Kisling qui fournissent des peintures et des dessins pour les financer. L’intérieur du cabaret est conçu par Sonia Mossé.

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate et que Paris est occupé par les troupes allemandes, le cabaret ferme ses portes. Sonia Mossé refuse de porter l’étoile jaune et de se faire recenser, mais continue de fréquenter les cafés interdits aux citoyens juifs. Elle est dénoncée et arrêtée avec sa soeur en février 1943 à leur domicile, 104 rue du Bac à Paris par la police du commissaire Charles Permilleux, responsable des Affaires juives, rattaché à la Police Judiciaire. Toutes deux sont internées au camp de Drancy, près de Paris, puis déportées le 25 mars 1943 dans le convoi 53 vers le camp d’extermination polonais de Sobibór. Dans ce convoi, il y avait 1008 personnes, dont 118 enfants. Á la Libération, il n’y aura que 5 rescapés. On peut affirmer qu’elles ont été gazées le jour même de leur arrivée, le 28 mars 1943 ou le lendemain.

Sonia Mossé (Juliette Lasserre 1907-2007), vers 1937.
 

Justes parmi les nations

Roger et Madeleine Ménard et leurs enfants.

Madeleine et Roger Ménard, instituteurs originaires de la Sarthe, ont caché durant la Seconde Guerre mondiale toute une famille juive à Mauves-sur-Huisne (Orne) dans le Perche.

Le samedi 27 avril 2019, un hommage leur a été rendu. Une plaque a été dévoilée sur le mur de la mairie en présence des autorités et des descendants des époux Ménard et des personnes qui furent cachées. Ils occupaient, dans les années 40, le logement situé au premier étage de cette mairie et ont été reconnus Justes parmi les nations le 25 décembre 1995.

Roger Ménard, l’instituteur du village, était également, comme c’était souvent le cas alors, secrétaire de mairie. En 1942, le Dr Isidore Nabedrick, un jeune dentiste juif, arriva au village avec sa femme et leur toute petite fille. Il cherchait un asile, mais aussi un endroit où il pourrait exercer son métier. Conformément à la loi, il alla se faire enregistrer à la mairie. Il espérait obtenir des papiers sans la mention « juif » qui lui rendrait impossible l’exercice de sa profession.

Roger Ménard lui remit des faux papiers et des cartes d’alimentation, à l’insu du maire, collaborateur notoire. Le dentiste ouvrit un cabinet. Seul Roger et sa femme savaient qu’il était juif. Ils avaient dit à tous que les nouveaux venus étaient des membres de leur famille et qu’ils avaient dû quitter leur domicile sur la côte bretonne parce que les Allemands y construisaient des fortifications. Mentir pour protéger.

En juin 1942, Joseph Nabedrick, le père d’Isidore, resté à Paris, fut arrêté et déporté de Compiègne à Auschwitz le 05 juin 1942 par le convoi n° 2. Sa mère se retrouva seule. Il fut alors décidé que toute la famille viendrait se réfugier à Mauves-sur-Huisne.

Lorsque les gendarmes commencèrent à poser des questions, les Ménard s’en tinrent à leur version habituelle. Quelqu’un dénonça pourtant le dentiste, l’accusant d’exercer sans permis. Il « disparut » alors, se cachant dans le grenier des Ménard où il vécut jusqu’à la fin de l’Occupation. Il apprit alors que Roger et Madeleine faisaient également partie de la Résistance et qu’ils avaient risqué leur vie pour les sauver.

Le 27 avril 2019, Serge Ferrand, 88 ans, cousin du Dr Nabedrick, réfugié à Mauves grâce aux époux Ménard, et ancien élève de Roger Ménard, a évoqué la période 1942 – 1944 :
« Je me retrouve ici avec Michel Ménard, après 75 ans d’absence, et c’est une grande émotion pour moi. Les époux Ménard nous ont procuré de vraies fausses cartes d’alimentation et de vrais faux papiers indispensables à notre survie. Ils n’ont pas hésité à risquer leur vie et leur liberté pour nous venir en aide. »

Plaque qui figure sur le mur de la Mairie.

9 personnes hébergées, cachées, aidées ou sauvées par Madeleine et Roger Ménard :

Isidore Nabedrick. Dentiste.
Hélène Nabedrick, son épouse.
Claudette et Marc Nabedrick, leurs enfants.
Jeanne Nabedrick, grand-mère d’Isidore et de Serge.
Yvonne Nabedrick, mère d’Idisore.
Armand Nabedrick, frère d’Isidore.
Claudine Ferrand, sa cousine.
Serge Ferrand, son cousin, âgé de 11 ans.

(d’après l’article paru dans le journal Le Perche, le 29 avril 2019)

Mauves-sur-Huisne. Pont Catinat, 1610.

Robert Desnos

Robert Desnos chez lui, 19 rue Mazarine, Paris VI. 1942.

Le grand poète et résistant Robert Desnos est toujours d’actualité. Seghers vient de publier quatre-vingt-six textes inédits sous le titre Poèmes de minuit, inédits 1936-1940 . Il ont été écrits essentiellement en 1936 et 1937. Le poète passe alors sa journée à créer des émissions et des slogans publicitaires pour Radio Luxembourg et le Poste parisien. La nuit, il se fixe une règle : ne pas dormir avant d’avoir rédigé un poème. Il les reprend en 1940, en intègre certains dans Fortunes (Gallimard, 1942) et Etat de veille (Pour mes amis – Robert J. Godet, 1943). Les quatre-vingt-six autres sont restés ignorés jusqu’à la vente aux enchères, à l’Hôtel Drouot, en ­octobre 2020, de la bibliothèque de Geneviève et Jean-Paul Kahn, un couple de collectionneurs. Les quatre cahiers de Robert Desnos ont été achetés pour 13 000 euros par un autre bibliophile, Jacques Letertre.

https://www.hotelslitteraires.fr/2021/08/06/quatre-cahiers-de-123-poemes-autographes-de-robert-desnos-dont-85-inedits-par-jacques-letertre/

Quatre cahiers de poèmes autographes inédits de Desnos, 1940. Société des Hôtels Littéraires.

A l’époque où il recopie ces poèmes, Robert Desnos rejoint le quotidien Aujourd’hui, créé par Henri Jeanson en juin 1940. Le premier numéro paraît le 10 septembre 1940. En novembre 1940, les autorités allemandes somment le directeur d’Aujourd’hui de prendre publiquement position contre les Juifs et en faveur de la politique de collaboration. Henri Jeanson démissionne et le journaliste Georges Suarez lui succède. Il sera fusillé en novembre 1944. Desnos reste à son poste. Il collecte des renseignements jusqu’en 1944 pour le réseau de résistance Agir. Dénoncé, il est arrêté par la Gestapo le 22 février 1944. Il connaît la prison de Fresnes, puis le camp de Compiègne. Il est déporté le 27 avril 1944 à Auschwitz, Buchenwald, Flossenbürg, Flöha, puis Theresienstadt (Tchécoslovaquie). Il survit aux marches de la mort, mais meurt du typhus le 8 juin 1945. Il n’avait pas 45 ans.

Trois poèmes de ce recueil :

19/04/1936

Ange blanc
Le plafond n’intercepte pas le ciel
Il le remplace
Seulement le plafond c’est plus sûr que le ciel qui n’est rien
Et je ne souhaite le ciel à aucun homme
tandis que je souhaite à chacun de mes amis
Je souhaite à tous les hommes
un plafond au-dessus de leur lit.

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29/03/1936

Bois brûlé
Bois brisé
Le printemps sent l’incendie
J’abolis toutes les armes fanées
Je pose mon pied sur aujourd’hui
Tout m’est joie jusqu’au simple fait de respirer
De sentir l’air pénétrer dans mes poumons
Tout m’est joie même de m’indigner
Contre l’injustice la sottise la méchanceté
Tout m’est joie
Et surtout de savoir que j’ai raison
Et d’avoir de l’affection
Pour d’autres hommes.

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08/02/1936

Gaieté si chèrement gagnée
Amitiés trahies
Paysages enfuis
Pavés brisés à coups de talons
Pluies d’orages
Mais je te tiens gaieté à la gorge
Et si tu meurs ce sera de rire
La chanson molle
S’étire au long des avenues.
J’imagine une pelouse d’herbe tendre
isolée au milieu d’une forêt
Couché sur cette pelouse
Sur le dos
Rire aux anges
Aux anges je vous demande un peu
En regardant passer dans le ciel bleu
les jolis nuages blancs


Lettre adressée à Youki, le 15 juillet 1944, depuis le camp de Flöha.

Mon Amour,

Notre souffrance serait intolérable si nous ne pouvions la considérer comme une maladie passagère et sentimentale. Nos retrouvailles embelliront notre vie pour au moins trente ans.
De mon côté, je prends une bonne gorgée de jeunesse, je reviendrai rempli d’amour et de forces ! Pendant le travail un anniversaire, mon anniversaire fut l’occasion d’une longue pensée pour toi. Cette lettre parviendra-t-elle à temps pour ton anniversaire ? J’aurais voulu t’offrir 100 000 cigarettes blondes, douze robes des grands couturiers, l’appartement de la rue de Seine, une automobile, la petite maison de la forêt de Compiègne, celle de Belle-Isle et un petit bouquet à quatre sous. En mon absence achète toujours les fleurs, je te les rembourserai. Le reste, je te le promets pour plus tard.

Mais avant toute chose bois une bouteille de bon vin et pense à moi. J’espère que nos amis ne te laisseront pas seule ce jour. Je les remercie de leur dévouement et de leur courage. J’ai reçu il y a une huitaine de jours un paquet de J.-L. Barrault. Embrasse-le ainsi que Madeleine Renaud, ce paquet me prouve que ma lettre est arrivée. Je n’ai pas reçu de réponse, je l’attends chaque jour. Embrasse toute la famille, Lucienne, Tante Juliette, Georges. Si tu rencontres le frère de Passeur, adresse-lui toutes mes amitiés et demande-lui s’il ne connaît personne qui puisse te venir en aide. Que deviennent mes livres à l’impression ? J’ai beaucoup d’idées de poèmes et de romans. Je regrette de n’avoir ni la liberté ni le temps de les écrire. Tu peux cependant dire à Gallimard que dans les trois mois qui suivront mon retour, il recevra le manuscrit d’un roman d’amour d’un genre tout nouveau.

Je termine cette lettre pour aujourd’hui.

Aujourd’hui 15 juillet, je reçois quatre lettres, de Barrault, de Julia, du Dr Benêt et de Daniel. Remercie-les et excuse-moi de ne pas répondre. Je n’ai droit qu’à une lettre par mois. Toujours rien de ta main, mais ils me donnent des nouvelles de toi ; ce sera pour la prochaine fois. J’espère que cette lettre est notre vie à venir. Mon amour, je t’embrasse aussi tendrement que l’honorabilité l’admet dans une lettre qui passera par la censure. Mille baisers. As-tu reçu le coffret que j’ai envoyé à l’hôtel de Compiègne ?

Robert

José Hierro 1922 – 2002

Hierro ilustrado (ed. centenario): Antología gráfica y poética de José Hierro. Nórdica Libros, 2022.

On a célébré l’année dernière le centenaire du poète espagnol José Hierro.
Il est né le 3 avril 1922 à Madrid, mais a passé son enfance et son adolescence à Santander. Il a toujours eu la passion de la mer et a gardé un lien très fort avec sa région d’origine, la Cantabrie. Il doit abandonner ses études au début de la Guerre Civile. Son père, Joaquín Hierro, fonctionnaire du télégraphe, républicain, est emprisonné par les franquistes de 1937 à 1941. Lui-même se retrouve en prison en 1939 pour avoir donné son appui à une organisation d’aide aux prisonniers politiques. Il est jugé deux fois et condamné à douze ans et un jour de réclusion. Il connaîtra les prisons de Madrid (Comendadoras, Torrijos, Porlier), Palencia, Santander, Segovia et Alcalá de Henares.
Son expérience poétique part de l’expérience extrême de l’après-guerre civile et de l’enfermement. Ses maîtres sont Lope de Vega, San Juan de la Cruz, Rubén Darío et Juan Ramón Jiménez. Il donnera le prénom de ce dernier à un de ses fils. Il a aussi beaucoup lu les poètes de la Génération de 1927 ainsi que Baudelaire, Mallarmé et Paul Valéry.
Á sa sortie de prison le premier janvier 1944, José Hierro occupe de nombreux emplois alimentaires. Il épouse en 1949 María de los Ángeles Torres (décédée le 17 juin 2020). Ils ont eu quatre enfants.
Il obtient en Espagne les plus importants prix littéraires :
1947 Prix Adonáis (Alegría).
1981 Prix Príncipe de Asturias de las Letras.
1995 Prix Reina Sofía de Poesía Iberoamericana
1998 Prix Cervantès, le plus prestigieux de la littérature hispanique.
Il devient membre de la Real Academia Española en 1999.
Son recueil Cuaderno de Nueva York (Le Cahier de New York), publié en 1998 et qui regroupe trente trois poèmes, devient en Espagne un véritable best-seller.
Il meurt le 21 décembre 2002 dans un hôpital madrilène à l’âge de 80 ans d’une insuffisance respiratoire.
La critique espagnole lui rend un hommage unanime.
L’oeuvre de José Hierro est peu traduite en français.
1951 Poèmes. Pierre Seghers. Traduction Roger Noël-Mayer.
2014 Tout ce que je sais de moi. Circé. Traduction Emmanuel Le Vagueresse.
Je me souviens de l’avoir croisé à Madrid, Paseo de Recoletos, dans les années 1990-2000. Il marchait encore avec une grande vitalité et son visage buriné par le temps et les épreuves impressionnait.

José Hierro lisant ses poèmes.

On peut voir le documentaire de Marcos Hernández Bermejo et Juanma Jiménez Aguilar José Hierro, poeta de los vencidos (2023) programmé par RTVE ces jours derniers (Imprescindibles).

https://www.rtve.es/play/videos/imprescindibles/jose-hierro-poeta-vencidos/6845923/

Les deux derniers poèmes Cuaderno de Nueva York sont un vrai testament et un adieu à la vie.

En son de despedida

No vine sólo por decirte
(aunque también) que no volveré nunca,
y que nunca podré olvidarte.

Emprendo la tarea
(imposible, si es que algo hay imposible)
de racionalizar, interpretar, reconstruir y desandar
aquellas fábulas y hechizos
que gracias a ti fueron realidad.

Recupero los pasos iniciados a la orilla del río
y que desembocaban en “Kiss Bar” (aunque no estoy seguro
dónde estaba el principio y dónde el fin).

Estoy cansado, muy cansado.
Don Antonio Machado dijo hace más de medio siglo
“Soy viejo porque tengo más de sesenta años,
que es mucha edad para un español”.
(Sin comentarios).

He vivido días radiantes
gracias a ti. Entre mis dedos se escurrían
cristalinas las horas, agua pura. Benditas sean.
Fue un tercer grado carcelario:
regresas a la cárcel por la noche,
por el día ―espejismo― te sientes libre, libre, libre.
Nadie pudo, ni puede, ni podrá por los siglos de los siglos
arrebatarme tanta felicidad.

Yo no he venido ―te lo dije―
para decirte adiós. Sé que no me echarás de menos,
y eso que yo soñaba ser todo para ti
como tú lo eres todo para mí.
¡ay vanidad de vanidades y todo vanidad!

No te importuno más (ni siquiera sé si me escuchas).
Bebo el último whisky en el “Kiss Bar”,
la última margarita en “Santa Fe”,
rodeo luego la ciudad y su muralla de agua
en la que ya no queda nada que fue mío.
Desisto de adentrarme en su recinto,
no tengo fuerzas para celebrar
la melancólica liturgia de la separación.
Sólo deseo ya dormir, dormir,
tal vez soñar…

Cuaderno de Nueva York, 1998.

Vida

A Paula Romero

Después de todo, todo ha sido nada,
a pesar de que un día lo fue todo.
Después de nada, o después de todo
supe que todo no era más que nada.

Grito “¡Todo!”, y el eco dice “¡Nada!”
Grito “¡Nada!”, y el eco dice “¡Todo!”
Ahora sé que la nada lo era todo.
y todo era ceniza de la nada.

No queda nada de lo que fue nada.
(Era ilusión lo que creía todo
y que, en definitiva, era la nada.)

Qué más da que la nada fuera nada
si más nada será, después de todo,
después de tanto todo para nada.

Cuaderno de Nueva York, 1998.

Marina (José Hierro) 2001.

Walter Reuter 1906-2005

Walter Reuter, photographe de la République.

El Palau de les Comunicacions de Valence (Espagne) présente du 31 mars au 2 juillet 2023 deux expositions de photographies d’une grande valeur historique et documentaire : Robert Capa. Retrospectiva (une centaine de photographies prises de 1932 à 1954) et Letras por la libertad de Walter Reuter (60 photographies inédites du second Congrès International des Écrivains pour la Défense de la Culture qui s’est tenu à Valence, Madrid, Barcelone et Paris du 4 au 17 juillet 1937). L’entrée est gratuite.

Quant on pense aux photographes qui ont couvert la guerre civile espagnole on pense à Robert Capa, Gerda Taro, David Seymour, Kati Horna. L’importance de Walter Reuter est assez peu souvent soulignée. Ses photos montrent pourtant clairement son humanisme, son empathie envers les gens qui souffrent et son refus du voyeurisme face à la misère. Il réussit même parfois à faire sourire ceux qu’il photographie, et cela dans les pires conditions de guerre (après un bombardement par exemple). Walter Reuter est resté en Espagne de 1933 à février 1939. Il était le photographe officiel du commissariat à la propagande du gouvernement républicain. Les négatifs espagnols de ce photographe que l’on pensait perdus ont réaparu en 2011 dans les archives personnelles de Guillermo Fernández Zúñiga (1909-2005), réalisateur de documentaires et père du cinéma scientifique espagnol. 2 200 négatifs de photos de guerre de juillet 1936 à janvier 1939 ont ainsi été retrouvés.

L’exposition de Valence présente le deuxième Congrès international des écrivains pour la défense de la culture. Il s’est ouvert le 4 juillet 1937 dans la salle des séances de la mairie de Valence, alors capitale de la République. Il est organisé conjointement par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts du gouvernement républicain et par l’Alliance des intellectuels pour la défense de la culture. Il s’est déroulé également à Madrid, Barcelone et Paris. Ce Congrès, résolument antifasciste, a constitué l’acte de propagande le plus spectaculaire organisé par le gouvernement républicain pendant la guerre civile espagnole et a eu un grand impact médiatique à l’échelle internationale. Il a d’autre part permis aux intellectuels du monde entier d’exprimer leur solidarité envers le gouvernement de Front populaire de la République espagnole, victorieux lors des élections démocratiques du 16 février 1936, mais victime du coup d’État mené par le général Franco avec l’aide de l’Allemagne nazi et de l’Italie fasciste.

Miguel Hernández sortant du Congrès International des Écrivains pour la Défense de la Culture. Valence 4 juillet 1937.

Biographie succincte : Walter Reuter est né le 4 janvier 1906 à Berlin dans le quartier ouvrier de Charlottenbourg. Il devient photographe pour la revue de gauche AIZ (Arbeiter-Illustrierte-Zeitung). On retrouve dans ses photos l’influence des avant-gardes des années 20. Il doit fuir l’Allemagne à l’arrivée des nazis au pouvoir en mars 1933. Il arrive en Espagne en mai 1933 avec sa première femme, Sulamith Siliava, d’origine juive, et leur fils, Jasmin, né à Malaga en 1934. Il participe à la guerre comme milicien, puis comme photoreporter. Après un séjour en France, au Maroc et en Algérie, il peut s’exiler au Mexique. La famille y arrive le 22 avril 1942. Walter Reuter a une fille, Almuth, avec sa première femme. Puis, devenu veuf, il se remarie avec Ana María Araujo. Ils ont trois filles : Marina, Claudia, Hely. Cette dernière se charge actuellement du classement de son œuvre qui comporte 120 000 négatifs (Allemagne, Espagne, Mexique). Il sera aussi réalisateur, scénariste, producteur et directeur de la photographie de courts métrages pour le cinéma mexicain. Il est décédé le 20 mars 2005 à Cuernavaca, dans l’état de Morelos.

Un milicien des Jeunesses Socialistes Unifiées. Madrid, hiver 1936.

Idea Vilariño 1920 – 2009

Idea Vilariño jeune.

Deux poèmes d’Idea Vilariño, grande poétesse uruguayenne.

Todo es muy simple

Todo es muy simple mucho
más simple y sin embargo
aún así hay momentos
en que es demasiado para mí
en que no entiendo
y no sé si reírme a carcajadas
o si llorar de miedo
o estarme aquí sin llanto
sin risas
en silencio
asumiendo mi vida
mi tránsito
mi tiempo.

1962.

Tout est simple

Tout est très simple beaucoup
plus simple et pourtant
même comme ça il y a des moments
où c’est trop pour moi
où je ne comprends pas
et je ne sais pas si je dois rire aux éclats
ou si je dois pleurer de peur
ou rester là sans pleur
sans rire
en silence
assumant ma vie
mon chemin
mon temps.

Es negro

Es negro para siempre.
Las estrellas
los soles y las lunas
y pingajos de luz diversos
son pequeños errores
suciedad pasajera
en la negrura espléndida
sin tiempo
silenciosa.

Il fait noir

Il fait noir pour toujours.
Les étoiles
les soleils et les lunes
et tous les débris de lumière
ce sont là de petites erreurs
saleté passagère
dans la noirceur splendide
intemporelle
silencieuse.

France Culture, Jacques Bonnaffé lit la poésie. 2019.

https://www.youtube.com/watch?v=ETXPGZ_BxAo

Idea Vilariño, Ultime anthologie. La Barque, 2017. Traduction : Éric Sarner

https://labarque.fr/librairie/livres/auteurs/idea-vilarino/ultime-anthologie/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/10/11/idea-vilarino-1920-2009-2/

( Merci à Carlos Javier González Serrano )

Henri Matisse – Charles Baudelaire

Henri Matisse (Man Ray) 1922. Paris, Centre Pompidou.

Le peintre passe l’été 1895 en Bretagne, à Beuzec-Cap-Sizun, sur la côte nord du Cap Sizun, donnant sur la baie de Douarnenez, avec son ami d’atelier, Émile Wéry. Sur un carnet préparatoire à l’un de ses voyages, il retranscrit deux poèmes de Baudelaire, L’idéal et Les phares. il retourne en Bretagne les deux étés suivants.

XVIII. L’Idéal

Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
Produits avariés, nés d’un siècle vaurien,
Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.

Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,
Son troupeau gazouillant de beautés d’hôpital,
Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.

Ce qu’il faut à ce coeur profond comme un abîme,
C’est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
Rêve d’Eschyle éclos au climat des autans ;

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans !

VI. Les Phares

Rubens, fleuve d’oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l’on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s’agite sans cesse,
Comme l’air dans le ciel et la mer dans la mer ;

Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
où des anges charmants, avec un doux souris
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;

Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d’un grand crucifix décoré seulement,
où la prière en pleurs s’exhale des ordures,
Et d’un rayon d’hiver traversé brusquement ;

Michel-Ange, lieu vague où l’on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand coeur gonflé d’orgueil, homme débile et jaune,
Puget, mélancolique empereur des forçats ;

Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu’on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d’enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
où sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes;
C’est pour les coeurs mortels un divin opium !

C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !

Les Fleurs du Mal, 1857.

Ses modèles sont donc alors : Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya, Delacroix… A Paris, il visite en novembre 1895 la première exposition consacrée à Paul Cézanne, à la galerie d’Ambroise Vollard. Le jeune homme au gilet rouge le marque particulièrement. Comme pour Picasso, Cézanne c’est le patron. « Il était notre père à tous », confie le peintre espagnol à son ami Brassaï, évoquant l’influence exercée par Cézanne sur toute la génération ( Gauguin, Braque, Derain, Matisse ) dont il fait partie. Il ajoute même que Cézanne a été son « seul et unique maître ».

Le Garçon au gilet rouge (Paul Cézanne). 1888-90. Zürich, Collection Emil G. Bührle.

Pierre Michon

Pierre Michon. 2017.

Albin Michel a réuni en 2007 trente entretiens avec Pierre Michon : Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature (Le Livre de Poche n° 31892. 2010). L’inspiration vient quand elle veut. La dernière publication consistante de Pierre Michon, Les Onze, date de 2009.

La Grande Beune (Gallimard, Collection Folio n°4345, 2006) est sorti chez Verdier en décembre 1995. Verdier a publié le 23 mars le dyptique Les deux Beune. Une suite donc, plus de 27 ans plus tard. On y retrouve Pierre, le narrateur-instituteur, Mado, sa fiancée, Hélène, l’aubergiste, Yvonne, la buraliste, Jean le Pêcheur, Jeanjean, l’agriculteur… J’ai relu pour l’occasion La Grande Beune cette semaine, La Petite ce sera pour plus tard. Verdier a mis le début du texte sur son site. Cela donne envie…

https://editions-verdier.fr/wp-content/uploads/2023/02/les_deux_beune_extrait.pdf

« Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. C’était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément par leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’ont miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue. Elle avait entre trente et quarante ans. Tout en elle était connaissance du plaisir, celui sans doute qu’on entend d’habitude, mais celui aussi qu’elle dispensait à tous, à elle-même, à rien quand elle était seule et ne se voyait plus, seulement en posant là le gras de ses doigts, en tournant un peu la tête et alors les sequins d’or qu’elle avait aux oreilles touchaient sa joue, en vous regardant ou en regardant ailleurs, et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. Allons, on ne peut en parler ; non, ça n’est pas né de l’argile : c’est comme le battement furieux de milliers d’ailes en tempête et il n’y a pas pourtant de matière plus comble, plus lourde, plus enferrée dans son poids. Le poids de ce mi-corps somme toute gracile en dépit de l’évasement des seins était considérable. Des paquets de cigarettes bien rangés derrière elle l’auréolaient. Je ne voyais pas sa jupe ; c’était pourtant là derrière le comptoir, démesuré, insoulevable. La pluie brusque dehors fouettait les vitres : je l’entendais crépiter sur cette chair intacte. »

« L’accouplement est un cérémonial – s’il ne l’est pas c’est un travail de chien. »