Baudelaire est né le 9 avril 1821 à Paris. Il est mort dans la même ville le 31 août 1867.
On peut aimer Baudelaire, mais aussi Rimbaud. Ce n’est pas un problème.
La voix
Mon berceau s’adossait à la bibliothèque, Babel sombre, où roman, science, fabliau, Tout, la cendre latine et la poussière grecque, Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.
Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme, Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ; Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !) Te faire un appétit d’une égale grosseur. »
Et l’autre : « Viens ! Oh ! viens voyager dans les rêves, Au delà du possible, au delà du connu ! » Et celle-là chantait comme le vent des grèves, Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,
Qui caresse l’oreille et cependant l’effraye. Á cette belle voix je dis : Oui ! C’est d’alors Que date ce qu’on peut, hélas ! nommer ma plaie Et ma fatalité. Derrière les décors
De l’existence immense, au plus noir de l’abîme, Je vois distinctement des mondes singuliers, Et, de ma clairvoyance extatique victime, Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes, J’aime si tendrement le désert et la mer ; Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;
Que je prends très souvent les faits pour des mensonges, Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous. Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes ; Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »
Ce poème est publié d’abord dans la Revue contemporaine le 28 février 1861. Il ne figure pas dans les éditions de 1857 et 1861 des Fleurs du Mal. Il est repris dans L’Artiste le 1 mars 1862 et recueilli en 1866 dans Les Épaves.
Baudelaire a presque 40 ans quand il le compose. Il évoque, dès les premiers vers, son enfance au 13 Rue Hautefeuille (Paris VI) avant la mort de son père Joseph-François Baudelaire (1759-1821). C’ est unique dans sa poésie.
Fronstispice pour Les Epaves de Charles Baudelaire. Eau-forte 1866.
Deux expositions mettent Geneviève Asse à l’honneur : Le bleu prend tout ce qui passe, au musée Soulages de Rodez, du 25 janvier au 18 mai 2025 et Geneviève Asse, Carnets à la BNF, du 18 février au 25 mai 2025 (Galerie des donateurs, site François-Mitterrand).
Vingt-cinq carnets de cette artiste ont été donnés par sa veuve, Silvia Baron Supervielle, au département des Estampes et de la photographie de la BnF où est conservée la quasi-totalité de son oeuvre gravé, entrée par don de l’artiste et par dépôt légal de ses éditeurs et imprimeurs.
Sans titre. 2008. Carnet à dessins relié et toilé. Huile et crayon rouge sur papier.
” Ce sont de petits livres de poche peints, sans texte, sur des papiers de toutes sortes. C’est une autre écriture : un langage de couleur et d’espace. J’y peins des verticales et des horizontales. J’écris alors sans inciser. Ce sont des notes, jour après jour, des éventails qui s’ouvrent. J’utilise de l’encre de Chine, sur ces carnets, ou des crayons de couleur, des sanguines. ” (Geneviève Asse)
Après la visite de l’exposition, j’ai acheté à la librairie de la BnF un petit livre de Silvia Baron Supervielle : Un été avec Geneviève Asse. L’Échoppe. 1996. Il s’agit d’un entretien entre les deux femmes au cours de plusieurs rencontres d’été dans la maison bretonne de l’artiste sur l’Île aux Moines.
Celle-ci parle de sa vie et de son action pendant la Seconde Guerre mondiale. Geneviève Asse a été élève de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de 1940 à 1942. Elle a côtoyé à Montparnasse le groupe de L’Échelle. En 1944, elle a rejoint son frère jumeau Michel dans la Résistance. Elle s’est engagée dans le 15ème bataillon médical de la 1ère division blindée comme conductrice ambulancière. Elle a participé à tous les combats des campagnes d’Alsace et d’Allemagne. Elle est intervenue en première ligne afin d’évacuer les blessés vers les premiers postes de secours. Au printemps 1945, elle s’est portée volontaire pour l’évacuation du camp de concentration de Theresienstadt (Terezin). Elle a participé au rapatriement des déportés juifs qui ont survécu. En juin 1945, Geneviève Asse a demandé à être démobilisée. Elle a reçu la Croix de guerre à Karlsruhe en 1945. Elle s’est alors consacrée à son art, à la lumière, au silence et à la couleur.
« Étiez-vous au courant des camps de concentration avant de partir ?
J’avais entendu parler des camps par des amis qui faisaient partie de la résistance. Et nous avions des amis juifs. Eux, ils étaient au courant, à l’évidence, et tentaient d’échapper à la délation, aux collaborateurs zélés, à la persécution, à la folie nazie. Ceux qui avaient les moyens gagnaient l’Espagne ou des pays plus éloignés, mais pour les gens démunis, il n’y avait aucune issue possible. J’en ai connu plusieurs, malheureusement. Je n’étais pas la seule à savoir ces abominations qui avaient lieu : il était impossible de ne pas se révolter.
C’est pourquoi vous avez été volontaire pour vous rendre au camp de Terezin…
La guerre arrivait à son terme, lorsqu’on demanda des volontaires pour aller chercher les juifs français qui se trouvaient au camp de Terezin, à quarante kilomètres de Prague. La croix Rouge ne pouvait s’y rendre. Nous nous portâmes volontaires, Suzanne [Lavigne] et moi. Le convoi comportait quatre voitures, chargées, en outre, d’un médecin militaire et de quelques soldats. Nous franchîmes avec difficulté les lignes russes. (…) Ensuite, nous arrivâmes en Tchécoslovaquie où les chemins de terre remplaçaient les autoroutes. Plusieurs camps avaient été libérés par l’armée américaine : celui de Terezin était occupé par les Russes et dirigé par une femme. Il faisait chaud et, traversant de violents orages, nous atteignîmes une ville accueillante, Leitmeritz, où de jeunes officiers tchèques, s’exprimant dans un français impeccable, sont venus à notre rencontre. (…) Terezin, un peu plus loin, était un ancien ghetto qui faisait partie de la ville. Nous arrivâmes devant de grandes portes au-dessus desquelles se dressait un panneau noir arborant un crâne. On y lisait : Typhus. Lorsque les portes s’ouvrirent, la vision était digne de l’apocalypse. Á moitié nus, les prisonniers étaient d’une maigreur indescriptible. Certains, dépourvus de pantalons, vêtus seulement de vestes ; d’autres en tenues rayées, la tête creusée, les yeux énormes, les jambes comme des bâtons. On ne peut pas le décrire. Ils se jetaient sur nous parce qu’ils avaient faim. Nous avions du lait condensé, mais le médecin nous mit en garde : ils soufraient de dysenterie. On leur donna à boire, le moins possible ; ils étaient désespérés, violents, ce n’était pas facile. Lorsqu’ils montèrent dans la voiture, les femmes se mirent à hurler, en empêchant d’entrer certains d’entre eux qui étaient des Kapos polonais. Cela occasionna encore un combat plein de haine. Nous fîmes plusieurs évacuations, allant jusqu’à Strasbourg et revenant à Leitmeritz. Dans la voiture, les malades nous racontaient ce qu’ils avaient vécu. Ils étaient très affaiblis par la dysenterie.
Ces gens que vous rameniez, vous les remettiez à qui ?
Aux hôpitaux. Á Strasbourg, il y avait un centre pour accueillir les déportés. La guerre était une chose, ce camp en fut une autre. Nous y vîmes les baraquements, le four crématoire, la cendre. Dans le bureau du chef allemand, on remarqua des livres : ils étaient reliés avec de la peau humaine qui portait le numéro des déportés.
Robert Desnos ne se trouvait-il pas interné à Terezin ?
Lorsque nous arrivâmes au camp, sachant que nous étions français, un jeune garçon tchèque, je crois, et qui parlait bien le français, nous dit : « Savez-vous qu’un grand poète de votre pays, Robert Desnos, est mort ici il y a quelques jours ? » Je fus bouleversée. Des amis m’avaient parlé de Desnos et j’avais lu ses poèmes qui m’avaient enchantée ; ils étaient empreints d’un côté populaire, simple, plus lyrique à mon sens que surréaliste. Un jour je l’ai rencontré non loin de chez lui, dans un café qui faisait l’angle de la rue Mazarine et qu’il fréquentait souvent. Je l’ai reconnu, je me souviens parce que j’avais vu chez Jean Bauret un tableau de Labisse, où il figurait parmi des écrivains comme Breton, Éluard et Labisse lui-même. Il fut très accueillant et généreux. Après, je le revis au Flore plusieurs fois, il aimait les peintes, il dessinait. Je savais qu’il avait été arrêté par la Gestapo, mais j’ignorais qu’il fût interné à Terezin. Nous étions arrivés trop tard. Le jeune Tchèque me mena jusqu’au baraquement et me fit entrer dans la baraque de Desnos. Les murs étaient noirâtres et il y avait une paillasse retournée. L’image de cette baraque m’a suivie longtemps et me suivra toujours.
Ceux qui vous accompagnaient le connaissaient-ils aussi ?
Non, j’étais la seule à le connaître. “
Geneviève Asse. Grand-Croix de la Légion d’honneur. 2014.
I started Early – Took my Dog – And visited the Sea – The Mermaids in the Basement Came out to look at me –
And Frigates – in the Upper Floor Extended Hempen Hands – Presuming Me to be a Mouse – Aground – opon the Sands –
But no Man moved Me – till the Tide Went past my simple Shoe – And past my Apron – and my Belt And past my Boddice – too –
And made as He would eat me up – As wholly as a Dew Opon a Dandelion’s Sleeve – And then – I started – too –
And He – He followed – close behind – I felt His Silver Heel Opon my Ancle – Then My Shoes Would overflow with Pearl –
Until We met the Solid Town – No One He seemed to know – And bowing – with a Mighty look – At me – The Sea withdrew –
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Je partis Tôt – Pris mon Chien – Rendis visite à la Mer – Les Sirènes du Sous-sol Montèrent pour me voir –
Et les Frégates – à l’Étage Tendirent des Mains de Chanvre – Me prenant pour une Souris – Échouée – sur les Sables –
Mais nul Homme ne Me héla – et le Flot Dépassa ma Chaussure – Puis mon Tablier – et ma Ceinture Puis mon Corsage – aussi –
Il menaçait de m’avaler toute – Comme la Rosée Sur le Gilet d’un Pissenlit – Alors – je courus moi aussi –
Et Lui – Il me serrait – de près – Je sentis sur ma Cheville Son Talon d’Argent – Mes Souliers allaient Déborder de Perles –
Enfin ce fut la Cité Ferme – Nul, semblait-il, qu’Il connût là – Et m’adressant un Impérieux – salut – L’Océan se retira –
Car l’adieu, c’est la nuit. Poésie / Gallimard n°435. 2007. Traduction Claire Malroux.
Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité Emily Dickinson. (Pages 66-67)
” Aucun poème ne donne une image aussi vivante d’Emily dans sa jeunesse, ni une idée aussi juste de son caractère à la fois intrépide et angoissé que celui qui débute par ces mots : ” Je partis Tôt – Avec mon Chien – “
Emily Dickinson avait un grand chien, appelé Carlo, offert par son père.
Elle écrivait à Thomas W. Higginson (1823-1911) à qui on doit la publication de l’oeuvre de la poétesse américaine, à titre posthume : ” Vous me demandez quels sont mes Compagnons : les Collines – Monsieur – et le Couchant – et un Chien – aussi grand que moi – que mon père m’a acheté. – Ils valent mieux que des Êtres – parce qu’ils savent – mais sont muets. ” (25 avril 1862)
Christian Garcin vient de publier chez Actes Sud un récit biographique La Vie singulière de Thomas Higginson.
” Pasteur, militant abolitionniste, soutien de Lincoln, colonel dans l’armée de l’union, féministe avant l’heure, écrivain proche de Threau, d’Emerson et de Jack London, Thomas W. Higginson (1823-1911) a fréquenté les personnages les plus importants de la construction houleuse et tragique de l’Amérique. Pourtant, personne ne se souvient de lui aujourd’hui. Sauf, peut-être, les plus ardents admirateurs d’Emily Dickinson. ” (Quatrième de couverture)
Claire Malroux, poète, essayiste et traductrice, est morte à Sèvres le 4 février 2025 à 99 ans.
Josette Andrée Malroux est née le 3 septembre 1925 à Albi. Elle change de prénom lorsqu’elle commence à écrire. En 1936, sa famille quitte le sud de la France pour rejoindre Paris. En effet, son père Augustin Malroux (1900-1945), instituteur, est élu député du Front populaire. Le 10 juillet 1940, le socialiste fait partie des 86 parlementaires qui refusent de voter les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain.
Il écrit le jour même à sa femme et à ses enfants : ” Ceci est mon testament politique. Je veux que plus tard vous sachiez qu’en des heures tragiques votre Papa n’a pas eu peur de ses responsabilités et n’a pas voulu — quelles que soient ses craintes — être parjure à tout ce qu’il a appris puis enseigné dans la vie. J’ai été élevé dans l’amour de la République. Aujourd’hui on prétend la crucifier. Je ne m’associe pas à ce geste assassin. Je reste un protestataire. J’espère le rester toute ma vie pour être digne de ceux qui m’ont précédé ” (le Cri des travailleurs, 13 octobre 1945). Entré dans la Résistance, il est arrêté le 2 mars 1942 et déporté le 15 septembre 1943. Il meurt au camp de concentration de Bergen-Belsen le 10 avril 1945.
Après des études à l’Ecole normale supérieure de jeunes filles, dont elle sort en 1946, Claire Malroux se rend au Royaume-Uni, où elle découvre la poésie écrite en langue anglaise. Sa rencontre avec l’œuvre d’Emily Dickinson est un événement décisif dans son parcours.
Claire Malroux a traduit de nombreux ouvrages de la poète – notamment Une âme en incandescence (José Corti, 1998) et Quatrains et autres poèmes brefs (Gallimard, 2000). Elle lui consacre aussi un essai (Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005).
Prologue (page 11) : « Au moment de m’engager dans une aussi intimidante aventure – parler d’Emily Dickinson – j’en mesure tous les dangers, moi qui ai seulement parlé jusqu’ici pour elle, en traduisant sa poésie et sa correspondance. Nos langues se sont mêlées, nos écritures. J’ai cherché du mieux que j’ai pu à restituer son langage, sans rester à la surface des mots, en essayant de remonter à la source de ce qui chaque fois déclenchait en elle le désir et le besoin d’écrire le poème ou la lettre. Cette tâche était ardue, mais somme toute sûre. Mettre ses pas dans les pas de celle qui parle. Être le témoin muet, tout en parlant à sa place. J’aurais pu en rester là. »
Elle a aussi traduit les œuvres de Wallace Stevens (1879-1955), C.K. Williams (1936-2015), Emily Brontë (1818-1848), Ian McEwan (1948-), ainsi que les textes de Derek Walcott (1930-2017), Prix Nobel de littérature en 1992. Ce travail de traduction lui a valu plusieurs distinctions : le prix Maurice-Edgar Coindreau en 1990 pour Poèmes d’Emily Dickinson, le Grand Prix national de la traduction en 1995 pour l’ensemble de son œuvre, le Prix Laure-Bataillon (2002), pour Une autre vie de Derek Walcott.
Traduire et écrire de la poésie, pour Claire Malroux, sont deux activités indissociables l’une de l’autre. Elle affirme en 2022 : « Je peux apparaître tantôt comme un poète traducteur, tantôt comme un traducteur poète. Mais y a-t-il réellement une différence ? ».
Elle a aussi été membre du comité de rédaction de la revue Po&sie, fondée en 1977 par Michel Deguy (1930-2022).
(d’après l’article d’Amaury da Cunha, La mort de la poète et traductrice Claire Malroux. Le Monde 28 mars 2025)
Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005. Pages 278-279.
” Sa vision prend un surcroît de sens si on la confronte à celle de Rimbaud. Il arrive, plus souvent qu’on ne le pense, que des poètes d’égale stature aient en même temps ou à quelques années d’intervalle un même sujet de préoccupation et emploient des métaphores voisines pour le cerner. Leur dialogue, fût-il chronologiquement inversé, jette une vive lumière sur leurs ressemblances mais aussi leur spécificité.
Arthur Rimbaud (mai 1872) ” Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Eternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. “
Emily (seconde moitié de 1863) As if the Sea should part / And show a further Sea – ” Comme si la Mer s’écartait / Pour révéler une Mer nouvelle – […] et qu’Elles / Ne fussent que prémisses – De cycles de Mers – / De Rivages ignorées – / Elles-mêmes Orées de Mers futures – / Telle est – l’Eternité – “
Ce duo par métaphore interposée, ces voix entrecroisées, expriment quelque chose de plus que chacune d’elles prise à part, quelque chose d’assez semblable malgré l’apparente différence. “
Volume n° 348 de la collection Poésie / Gallimard. 2002.Volume n° 435 de la collection Poésie / Gallimard. 2007.
Autorretrato (Ángeles Santos). 1928. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.
Ángeles Santos Torroella est née le 7 novembre 1911 à Portbou (Gérone) en Catalogne.
Cette artiste peintre espagnole d’avant-garde a eu une trajectoire fugace, mais a marqué l’évolution de la peinture en Espagne au XX ème siècle.
Fille aînée d’une famille de huit enfants, elle a résidé dans diverses villes espagnoles selon les mutations de son père qui était fonctionnaire des douanes (Julián Santos Estévez) .
Tertulia (Ángeles Santos). 1929. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.
Á Valladolid en 1929, alors qu’elle n’a pas encore 18 ans, elle peint ses deux œuvres majeures : Un mundo (Un monde) et Tertulia (Le Cabaret). Elle y travaille d’avril à septembre 1929 et les présente au Salon d’Automne de Madrid en octobre. Son grand talent est reconnu par des écrivains tels que Ramón Gómez de la Serna, Jorge Guillén, Federico García Lorca, Vicente Huidobro.
Ramón Gómez de la Serna : “En el Salón de Otoño, que es como submarino del Retiro, náufrago de hojas y barro, ha surgido una revelación: la de una niña de diez y siete años. Ángeles Santos, que aparece como Santa Teresa de la pintura, oyendo palomas y estrellas que le dictan el tacto que han de tener sus pinceles”.
Juan Ramón Jiménez : «Alguno se acerca curioso a un lienzo y mira por un ojo y ve a Ángeles Santos corriendo gris y descalza orilla del río. Se pone hojas verdes en los ojos, le tira agua al sol, carbón a la luna. Huye, viene, va. De pronto, sus ojos se ponen en los ojos de las máscaras pegados a los nuestros. Y mira, la miramos. Mira sin saber a quién. La miramos. Mira». (Españoles de tres mundos. Viejo mundo, nuevo mundo, otro mundo. Caricatura lírica (1914-1940)
Son désir de modernité et de nouveauté dans la création (surréalisme, réalisme magique, expressionnisme) s’oppose fortement à l’environnement provincial dans lequel elle vit au jour le jour. Elle peint Niños y plantas en 1930, qui crée un scandale à Valladolid (les deux enfants représentés étaient nus pendant les séances de pose).
Sa famille insiste pour l’interner dans un centre de santé à Madrid pendant un mois et demi pour « crise de personnalité ». Ramón Gómez de la Serna proteste dans La Gaceta Literaria (1 avril 1930) : «La genial pintora Ángeles Santos en un sanatorio».
Elle s’installe ensuite en Catalogne où elle épouse le peintre post-impressionniste Emili Grau i Sala (1911-1975) le 15 janvier 1936. Elle a en 1937 un fils, qui sera lui aussi peintre, Julián Grau Santos. Elle ne peint plus que par intermittence et s’éloigne totalement des thématiques des années 20 et 30 qu’elle trouve lugubres et qui l’ont fait souffrir.
Son frère Rafael Santos Torroella (1914-2002) était un critique d’art célèbre, spécialiste entre autres de l’œuvre de Salvador Dalí.
Longtemps oubliée, elle a retrouvé sa place lorsque le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid a fait entrer en 1937 dans ses collections Un mundo et Tertulia.
Elle est décédée à Madrid le 3 octobre 2013 à 101 ans.
Un mundo est probablement son chef d’oeuvre. C’est un très grand tableau (290 x 310 cm). Ángeles Santos a affirmé qu’un poème de Juan Ramón Jiménez l’a inspirée.
Un mundo (Ángeles Santos). 1929. Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía.
Alba (Juan Ramón Jiménez)
Se paraba la rueda de la noche…
Vagos ánjeles malvas apagaban las verdes estrellas.
Una cinta tranquila de suaves violetas abrazaba amorosa a la pálida tierra.
Suspiraban las flores al salir de su ensueño, embriagando el rocío de esencias.
Y en la fresca orilla de helechos rosados, como dos almas perlas, descansaban dormidas nuestras dos inocencias – ¡oh que abrazo tan blanco y tan puro!- de retorno a las tierras eternas.
Ninfeas, 1900 / Ninfea del Pantano (1896-1902)
L’aube
La roue de la nuit s’arrêtait…
De vagues anges mauves éteignaient les vertes étoiles.
Un ruban tranquille de douces violettes embrassait amoureusement la terre pâle.
Les fleurs soupiraient en sortant de leur rêverie, enivrant la rosée d’essences.
Et sur le frais rivage de fougères roses, comme deux âmes nacrées, reposaient endormies nos deux innocences – oh quelle étreinte si blanche et si pure ! – de retour aux terres éternelles.
Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía. Antiguo Hôpital General y de la Pasión. (Francisco Sabatini – José de Hermosilla y Sandoval), 1755. (CFA)
Francis Ponge et Pablo Neruda, deux auteurs bien différents. Un point commun, l’éloge de la pomme de terre.
Jeune fille épluchant des pommes de terre (Albert Anker 1831-1910). 1886. Collection privée.
« Au Paradis, nous nous lasserons peut-être un jour de la musique des anges et pour leur expliquer qu’il y avait là-bas, sur terre, quelque chose qui en valait la peine, j’ai écrit ces textes sur les plus ordinaires des choses : la pomme de terre, le savon, le galet, – pour montrer aux anges ce que je veux dire » Jesper Svenbro. Rencontre avec Francis Ponge (1979).
La pomme de terre (Francis Ponge)
Peler une pomme de terre bouillie de bonne qualité est un plaisir de choix. Entre le gras du pouce et la pointe du couteau tenu par les autres doigts de la même main, l’on saisit – après l’avoir incisé – par l’une de ses lèvres ce rêche et fin papier que l’on tire à soi pour le détacher de la chair appétissante du tubercule. L’opération facile laisse, quand on a réussi à la parfaire sans s’y reprendre à trop de fois, une impression de satisfaction indicible. Le léger bruit que font des tissus en se décollant est doux à l’oreille, et la découverte de la pulpe comestible réjouissante. Il semble, à reconnaître la perfection du fruit nu, sa différence, sa ressemblance, sa surprise – et la facilité de l’opération – que l’on ait accompli là quelque chose de juste, dès longtemps prévu et souhaité par la nature, que l’on a eu toutefois le mérite d’exaucer. C’est pourquoi je n’en dirai pas plus, au risque de sembler me satisfaire d’un ouvrage trop simple. Il ne me fallait – en quelques phrases sans effort – que déshabiller mon sujet, en en contournant strictement la forme : la laissant intacte mais polie, brillante et toute prête à subir comme à procurer les délices de sa consommation.
… Cet apprivoisement de la pomme de terre par son traitement à l’eau bouillante durant vingt minutes, c’est assez curieux (mais justement tandis que j’écris des pommes de terre cuisent – il est une heure du matin – sur le fourneau devant moi). Il vaut mieux, m’a-t-on dit que l’eau soit salée, sévère : pas obligatoire, mais c’est mieux. Une sorte de vacarme se fait entendre, celui des bouillons de l’eau. Elle est en colère, au moins au comble de l’inquiétude. Elle se déperd furieusement en vapeurs, bave, grille aussitôt, pfutte, tsitte : enfin, très agitée sur ces charbons ardents. Mes pommes de terre, plongées là-dedans, sont secouées de soubresauts, bousculées, injuriées, imprégnées jusqu’à la moelle. Sans doute la colère de l’eau n’est-elle pas à leur propos, mais elles en supportent l’effet – et ne pouvant se déprendre de ce milieu, elles s’en trouvent profondément modifiées (j’allais écrire s’entr’ouvrent…). Finalement, elles y sont laissées pour mortes, ou du moins très fatiguées. Si leur forme en réchappe (ce qui n’est pas toujours), elles sont devenues molles, dociles. Toute acidité a disparu de leur pulpe : on leur trouve bon goût. Leur épiderme s’est aussi rapidement différencié : il faut l’ôter (il n’est plus bon à rien), et le jeter aux ordures… Reste ce bloc friable et savoureux, – qui prête moins qu’à d’abord vivre, ensuite à philosopher.
Paru dans Confluences n°18. Mars 1943.
Pièces. 1962. Poésie / Gallimard n°73 1971.
Francis Ponge lit “Le pain” et “La pomme de terre”. France Culture, 9 mars 2018. (Durée : 3’14) Archives INA – Radio France.
Papa te llamas, papa y no patata, no naciste con barba, no eres castellana: eres oscura como nuestra piel, somos americanos, papa, somos indios. Profunda y suave eres, pulpa pura, purísima rosa blanca enterrada, floreces allá adentro en la tierra, en tu lluviosa tierra originaria, en las islas mojadas de Chile tempestuoso, en Chiloé marino, en medio de la esmeralda que abre su luz verde sobre el austral océano.
Papa, materia dulce, almendra de la tierra, la madre allí no tuvo metal muerto, allí en la oscura suavidad de las islas no dispuso el cobre y sus volcanes sumergidos, ni la crueldad azul del manganeso, sino que con su mano, como en un nido en la humedad más suave, colocó tus redomas, y cuando el trueno de la guerra negra, España inquisidora, negra como águila de sepultura, buscó el oro salvaje en la matriz quemante de la araucanía, sus uñas codiciosas fueron exterminadas, sus capitanes muertos, pero cuando a las piedras de Castilla regresaron los pobres capitanes derrotados levantaron en las manos sangrientas no una copa de oro, sino la papa de Chiloé marino. Honrada eres como una mano que trabaja en la tierra, familiar eres como una gallina, compacta como un queso que la tierra elabora en sus ubres nutricias, enemiga del hambre, en todas las naciones se enterró su bandera vencedora y pronto allí, en el frío o en la costa quemada, apareció tu flor anónima enunciando la espesa y suave natalidad de tus raíces.
Universal delicia, no esperabas mi canto, porque eres sorda y ciega y enterrada. Apenas si hablas en el infierno del aceite o cantas en las freidurías de los puertos, cerca de las guitarras, silenciosa, harina de la noche subterránea, tesoro interminable de los pueblos.
Henri Calet et Francis Ponge. Alger, décembre 1947.
Je viens de lire Henri Calet & Francis Ponge. Une amitié singulière. Correspondance 1944-1956. Presses universitaires de Lyon, 2025. Ce recueil rassemble une correspondance inédite entre deux figures importantes de la vie littéraire française d’après-guerre. Une amitié singulière liait ces deux hommes dont les œuvres et le style nous paraissent si différents. Ils ont échangé des lettres et des cartes postales jusqu’à la mort d’Henri Calet à Vence le 14 juillet 1956, vers 3 heures du matin. Les échanges épistolaires se sont poursuivis ensuite entre Francis Ponge et la dernière compagne de Calet, Christiane Martin du Gard (1907-1973). Francis Ponge a rédigé rapidement une courte oraison funèbre. Elle a été publiée le 19 juillet 1956 dans Le Figaro littéraire. Il nous présente un Calet désespéré, angoissé. Il fait preuve de lucidité et de fidélité amicale.
On peut retrouver ce texte de Francis Ponge dans Lyres, Œuvres complètes. Bibliothèques de la Pléiade, tome I, p.473.
Si, malgré mon amitié pour Calet, j’accepte de parler de lui dès aujourd’hui, c’est-à-dire dans les conditions les pires qui soient (pour moi comme pour lui), c’est seulement afin de couper court, aussitôt que possible, aux éloges impropres qu’il est aisé de lui prévoir. Certes, étranglé de façon inadmissible, comme je suis, mes expressions ne pourront qu’être qu’impropres. Déjà, je les regrette. Du moins feront-elles sans doute en quelque mesure compensation : ou protestation. Pour faire comme tout le monde, Calet sucrait son café (et d’abord pour pouvoir l’avaler). Mais je n’en connais pas de plus noir que celui qu’il se préparait et nous faisait boire avec lui. De plus dangereux pour le coeur. De plus éloigné de la tisane. Nous en connaissons, d’autres que lui, qui nous préparent une boisson pour la nausée. Il en est de fort utiles, de merveilleusement écoeurantes. Lui, ce n’était pas son genre. Rien qu’une tasse de café. Brève. Possible. Mais qui fait battre le coeur et ouvre les yeux, beaucoup trop ; beaucoup trop bien. Il est mort de ce café, d’une qualité incomparable. On vous dira qu’il était mélancolique et tendre. Humain. Sensible. D’une ironie discrète. Je ne sais quoi encore. Non. Par exemple, il était farouchement, sainement égoïste. Par exemple encore, il était très partial, préférait les pauvres aux riches, dieu sait pourquoi. Par exemple encore, il n’avait ce qu’on appelle préjugés, ni principes. Ainsi, beaucoup de ces faiblesses, qui vous obligent, pour continuer à vivre, par correction, à quelque force. Farouche, lugubre, profondément ruiné de l’intérieur, je ne connais pas d’écrivain plus noir que lui ; d’une noirceur à la Lautréamont, à la Lucrèce. Il a parlé de tout autres choses que ceux-là. Et d’un tout autre ton. Mais qu’on ne s’y trompe. Il s’agit de la même anxiété. Il avait la pâleur de Raymond-la-Science. Celle aussi de Buster Keaton. Il savait où il allait. Où nous allons. Sans réaction. Aboulique. Debout néanmoins. Tout cela en bon français. Sans se débattre. Sobre. Correct. Possible.
Henri Calet s’appelait en réalité Raymond-Théodore Barthelmess. Il était né à Paris le 3 mars 1904.
De gauche à droite : Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Arthur Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Aden, août 1880, sur le perron de l’hôtel de l’Univers.
Rimbaud aux siens
Aden, 25 mai 1881
Chers amis, Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas ! Moi, je ne tiens pas du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue ; mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.
Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois , pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies ; mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages, car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage. Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! Tout à vous, Rimbaud
Cette lettre présente de nombreuses difficultés. Elle appartenait à Paul Claudel. Elle se trouve maintenant à la BnF. L’autographe porte Aden alors que Rimbaud semble se trouver à Harar à cette date.
Les éditeurs précisent qu’il est impossible que Rimbaud ait possédé 5 000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3 000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possédera 3 000.
” … heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! “
Cette phrase est placée en épigraphe de l’essai de Jean Rouaud, La constellation Rimbaud, que je viens de lire (Folio essais n°706, 2024. Première édition, Grasset & Fasquelle, 2021).
Elle est suivie de deux vers d’Anna Akhmatova :
” Mais je vous préviens
Que je vis pour la dernière fois “
” Mais, je vous préviens, Je vis pour la dernière fois. Ni hirondelle ni érable, Ni roseau ni étoile, Ni eau de source, Ni son de cloche, Je ne troublerai plus les hommes, Et je ne visiterai plus leurs rêves Avec ma plainte inapaisée.”
1940, in La guerre. Traduction Christian Mouze, éditions Harpo &, 2010.
Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les “culs-de-plomb”. « On ne peut penser et écrire qu’assis » (Gustave Flaubert). Je te tiens nihiliste. Être cul de plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau. Maximes et flèches 34. 1888)
Les assis (Arthur Rimbaud)
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs, Le sinciput plaqué de hargnosités vagues Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ; L’âme des vieux soleils s’allume, emmaillotée Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes, Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour, S’écoutent clapoter des barcarolles tristes, Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.
– Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage… Ils surgissent, grondant comme des chats giflés, Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves, Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors, Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves Qui vous accrochent l’oeil du fond des corridors !
Puis ils ont une main invisible qui tue : Au retour, leur regard filtre ce venin noir Qui charge l’oeil souffrant de la chienne battue, Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales, Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.
Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières, Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, De vrais petits amours de chaises en lisière Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule Les bercent, le long des calices accroupis Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules – Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.
Poésies.
Enregistré du 25 au 28 mai 1964 aux Studios Barclay, Paris (France). Publié en décembre 1964 par Barclay.
Jean Jacques Lefrère. Arthur Rimbaud. Biographie. Fayard, 2001.
” La fréquentation de la bibliothèque municipale de Charleville a en revanche inspiré à Rimbaud une des pièces majeures de sa production rimée de 1871 : Les Assis. Un passage des Poètes maudits dévoile l’origine de ” ce poème savamment et froidement outré ” qui flétrit la passivité des êtres :
” Les Assis ont une petite histoire qu’il faudrait peut-être rapporter pour qu’on les comprit bien.
M. Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde (sic) en qualité d’externe au lycée de ***, se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes et quand il se sentait — enfin ! fatigué d’arpenter monts, bois et plaines nuits et jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y de- mandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef dont le nom, peu fait pour la postérité danse au bout de notre plume, mais qu’importe ce nom d’un bonhomme en ce travail malédictin ? L’excellent bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à M. Arthur Rimbaud, sur la requête de ce dernier, force Contes Orientaux et libretti de Favart, le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très rares, maugréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Horace, et à nous ne savons plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d’ailleurs, connaissait et surtout appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui- même, finit par « s’irriter », d’où le chef-d’œuvre en question. “
Le nom peu fait pour la postérité de ce bibliothécaire qui jugeait les requêtes de Rimbaud aussi irritantes que déplacées était Jean Hubert. Cet Ardennais d’adoption, ancien professeur de rhétorique et de logique au collège de Charleville, avait été nommé sous-bibliothécaire en 1840 et bibliothécaire en titre en 1847. Pour lui avoir demandé un jour les Contes de La Fontaine, Louis Pierquin se verra également envoyé au diable par le terrible Hubert. Au demeurant, qui d’autre que le diable aurait pu inspirer à Rimbaud les alexandrins vengeurs de ces Assis où sont figés pour l’éternité, en onze impeccables quatrains, les habitués de la bibliothèque municipale de Charleville en 1871 ? “
(Les Poètes maudits est un ouvrage de Paul Verlaine, publié une première fois en 1884 puis dans une édition augmentée et illustrée en 1888.)
Le poète canarien Andrés Sánchez Robayna vient de mourir à Tenerife le 11 mars 2025. Né le 17 décembre 1952 à Santa Brígida (Grande Canarie), ce professeur de littérature espagnole à l’Université de La Laguna (Tenerife) (de 1995 à 2020) était un spécialiste de la littérature du Siècle d’Or espagnol. Il avait publié aussi des essais et son journal. Il avait traduit des poètes de langue anglaise (Wallace Stevens, William Wordsworth) française (Paul Valéry), portugaise (Haroldo de Campos, Oswald de Andrade) et catalane (Joan Brossa, Salvador Espriu, Ramón Xirau, Josep Palau i Fabre).
En la tumba de Stéphane Mallarmé (Andrés Sánchez Robayna)
El bosque se alza bajo el frío, gobierna altivo nuestros pasos. Desolación. Tu nombre y, luego, los de los tuyos, a tu lado.
La losa oscura. Una columna, Únicamente. Encima, un ánfora. Anulación de todo signo. El gris celaje sobre el ánfora.
Tu nombre escrito que el azar no abolirá. Y un cuervo tardo sobre la hierba. Pasa un tren en el silencio conjurado.
¿Somos tan sólo vanas formas de la materia? Tú, en tu barca, en el otoño rojo y húmedo, bogas sereno hacia tu nada.
La Sombra y la apariencia. Tusquets, 2010.
Sur le tombeau de Stéphane Mallarmé
Sous le froid se dresse la forêt, altière, elle règle nos enjambées. Désolation. Ton nom et, ensuite, ceux des tiens, à tes côtés.
La dalle sombre. Une colonne, seulement. Au-dessus, une amphore. Annulation de tout signe. La nuée grise sous l’amphore.
Ton nom écrit que le hasard ne peut abolir. Et un corbeau sautille dans l’herbe. Un train passe dans un silence complice.
Sommes-nous seulement des formes vaines de la matière? Toi, sur ta barque, dans l’automne rouge et humide, calme vers ton néant tu suis la vague.
Traduction Claude Le Bigot.
Il est mort 21 ans jour pour jour après les attentats islamistes de Madrid.
Madrid, para una elegía (Andrés Sánchez Robayna)
Ogne lingua per certo verria meno… Inferno, XXVIII, 4
Pasan trenes en marzo atestados de lágrimas, palabras o susurros bajo un cielo dormido, mejillas presurosas que de pronto se tornan amasijo de hierros en el alba. Claridad de la sangre. En el crepúsculo se juntaron los rostros silenciosos. En todos los paraguas del dolor repicaba la piedad de la lluvia.
Sobre una confidencia del mar griego precedido de Correspondencias. 2005. Signos.
Madrid, pour une élégie
Ogne lingua per certo verria meno… Inferno, XXVIII, 4
Passent des trains en mars plein à craquer de larmes, des mots, des murmures sous le sommeil du ciel, des joues précipitées qui brusquement deviennent un amas de métal à l’aube. Le sang et sa clarté. Au crépuscule se sont serrés, silencieux, les visages, Sur les parapluies de la douleur crépitait la pitié de la pluie.
Sur une confidence de la mer grecque. Gallimard, 2008. Traduction : Jacques Ancet.