Le chef-d’œuvre de Federico García Lorca, Poète à New York, reparaît dans la collection Pavillons Poche de Robert Laffont pour la modique somme de 11 euros. Cette version bilingue bénéficie d’une nouvelle traduction qui vient après celles de Pierre Darmangeat (Collection NRF Poésie/Gallimard n° 30 , 1968) et d’André Belamich (Blbliothèque de la Pléiade NRF, 1981). Les traductrices, Zoraida Carandell et Carole Fillière, sont professeures aux universités de Nanterre et de Toulouse-Jean-Jaurès. On doit les remercier car ce recueil rend accessible au plus grand nombre des poèmes extraordinaires qui ont eu plus d’influence aux États-Unis qu’en France. On remarque que le poète andalou qui a revendiqué dans ces premiers ouvrages le folklore populaire andalou et a été critiqué alors par ses “amis” Luis Buñuel et Salvador Dalí s’inscrit là dans les formes de l’avant-garde européenne (surréalisme, expressionnisme). La dernière strophe de Fábula y rueda de los tres amigos est une véritable prémonition de l’assassinat par les franquistes du poète le 18 août 1936 à Viznar (Grenade).
Fábula y rueda de los tres amigos (Federico García Lorca)
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Estaban los tres helados:
Enrique por el mundo de las camas,
Emilio por el mundo de los ojos y las heridas de las manos,
Lorenzo por el mundo de las universidades sin tejados.
Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres quemados:
Lorenzo por el mundo de las hojas y las bolas de billar,
Emilio por el mundo de la sangre y los alfileres blancos,
Enrique por el mundo de los muertos y los periódicos abandonados.
Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Estaban los tres enterrados:
Lorenzo en un seno de Flora;
Emilio en la yerta ginebra que se olvida en el vaso,
Enrique en la hormiga, en el mar y en los ojos vacíos de los pájaros.
Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Fueron los tres en mis manos
tres montañas chinas,
tres sombras de caballo,
tres paisajes de nieve y una cabaña de azucenas
por los palomares donde la luna se pone plana bajo el gallo.
Uno
y uno
y uno.
Estaban los tres momificados
con las moscas del invierno,
con los tinteros que orina el perro y desprecia el vilano,
con la brisa que hiela el corazón de todas las madres
por los blancos derribos de Júpiter donde meriendan muerte los borrachos.
Tres
y dos
y uno.
Los vi perderse llorando y cantando
por un huevo de gallina,
por la noche que enseñaba su esqueleto de tabaco,
por mi dolor lleno de rostros y punzantes esquirlas de luna,
por mi alegría de ruedas dentadas y látigos,
por mi pecho turbado por las palomas,
por mi muerte desierta con un solo paseante equivocado.
Yo había matado la quinta luna
y bebían agua por las fuentes los abanicos y los aplausos.
Tibia leche encerrada de las recién paridas
agitaba las rosas con un largo dolor blanco.
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Diana es dura,
pero a veces tiene los pechos nublados.
Puede la piedra blanca latir en la sangre del ciervo
y el ciervo puede soñar por los ojos de un caballo.
Cuando se hundieron las formas puras
bajo el cri cri de las margaritas,
comprendí que me habían asesinado.
Recorrieron los cafés y los cementerios y las iglesias,
abrieron los toneles y los armarios,
destrozaron tres esqueletos para arrancar sus dientes de oro.
Ya no me encontraron.
¿No me encontraron?
No. No me encontraron.
Pero se supo que la sexta luna huyó torrente arriba,
y que el mar recordó ¡de pronto!
los nombres de todos sus ahogados.
Poeta en Nueva York, 1929-1930.
Fable et ronde des trois amis
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Étaient tous trois gelés :
Enrique par le monde des lits,
Emilio par le monde des yeux et des mains blessées,
Lorenzo par le monde des universités sans toits.
Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Étaient tous trois brûlés :
Lorenzo par le monde des feuilles et les boules de billard,
Emilio par le monde du sang et des épingles blanches,
Enrique par le monde des morts et des journaux abandonnés.
Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Étaient tous trois enterrés.
Lorenzo dans un sein de Flora,
Emilio dans le gin mort qu’on oublie dans le verre,
Enrique dans la fourmi, dans la mer et dans les yeux vides des oiseaux.
Lorenzo,
Emilio,
Enrique.
Furent tous trois dans mes mains
trois montagnes chinoises,
trois ombres de cheval,
trois paysages de neige et une cabane de lis
dans les pigeonniers où la lune se fait plate sous le coq.
Un
et un,
et un.
Ils étaient tous trois momifiés,
avec les mouches de l’hiver,
avec les encriers qu’ urine le chien et méprise le vilain,
avec la brise qui gèle le coeur de toutes les mères,
sur les blancs décombres de Jupiter où les ivrognes croquent la mort.
Trois
Et deux
Et un.
Je les vis se perdre en larmes et en chansons,
pour un œuf de poule,
pour la nuit qui montrait son squelette de tabac,
pour ma douleur criblée de visages et de piquantes esquilles de lune,
pour ma joie de roues dentées et de fouets,
pour ma poitrine troublée par les colombes,
pour ma mort déserte où un seul passant s’est égaré.
Moi, j’avais tué la cinquième lune
et les éventails et les hourras buvaient l’eau des fontaines.
Le tiède lait enserré des jeunes accouchées
agitait les roses de sa longue douleur blanche,
Enrique,
Emilio,
Lorenzo.
Diane est dure,
mais parfois ses seins sont nébuleux.
La pierre blanche peut palpiter dans le sang du cerf
et le cerf peut rêver par les yeux d’un cheval.
Quand sombrèrent les formes pures
sous le cri-cri des marguerites,
je compris qu’ils m’avaient assassiné.
Ils allèrent dans tous les cafés, les cimetières et les églises,
Ils ouvrirent les tonneaux et les armoires,
Ils détruisirent trois squelettes pour en arracher les dents en or.
Ils ne me trouvèrent plus.
Ils ne me trouvèrent pas ?
Non. Ils ne me trouvèrent pas.
Mais l’on sut que la sixième lune s’enfuit vers l’amont du torrent
et que la mer se rappela, soudain !
les noms de tous ses noyés.
Poète à New York. Pavillons poche. Robert Laffont. 2023.Traduction : Carole Fillère et Zoraida Carandell. Édition bilingue. 11 euros.
http://www.lesvraisvoyageurs.com/?s=Fabula+y+rueda+de+los+tres+amigos