César Vallejo – Jorge Luis Borges

Deux poèmes relus ce matin un peu par hasard et qui n’ont pas grand chose à voir. Deux traductions en français d’une qualité inégale. Ils m’aident pourtant à commencer la journée malgré la fatigue et les maux.

Medialuz (César Vallejo)

He soñado una fuga. Y he soñado
tus encajes dispersos en la alcoba.
A lo largo de un muelle, alguna madre;
y sus quince años dando el seno a una hora.

He soñado una fuga. Un “para siempre”
suspirado en la escala de una proa;
he soñado una madre;
unas frescas matitas de verdura,
y el ajuar constelado de una aurora.

A lo largo de un muelle…
Y a lo largo de un cuello que se ahoga!

Los heraldos negros, 1918.

Demijour

J’ai revé d’une fugue. Et j’ai revé
de tes dentelles éparses dans l’alcôve.
Tout au long d’un quai, une mère ;
et ses quinze ans allaitant l’heure.

J’ai revé d’une fugue. D’un “ pour toujours ”
soupiré sur l’échelle d’une proue ;
j’ai rêvé d’une mère ;
de fraîches petites touffes vertes,
et du trousseau constellé d’une aurore;

Tout au long d’un quai…
et tout au long d’un cou qui se noie !

Les hérauts noirs.
In Poésie complète. Traduction Gérard de Constanze. Flammarion, 1983.

Lo perdido ( Jorge Luis Borges )

¿Dónde estará mi vida, la que pudo
haber sido y no fue, la venturosa
o la de triste horror, esa otra cosa
que pudo ser la espada o el escudo

y que no fue? ¿Dónde estará el perdido
antepasado persa o el noruego,
dónde el azar de no quedarme ciego,
dónde el ancla y el mar, dónde el olvido

de ser quien soy? ¿Dónde estará la pura
noche que al rudo labrador confía
el iletrado y laborioso día,

según lo quiere la literatura?
Pienso también en esa compañera
que me esperaba, y que tal vez me espera.

El oro de los tigres, 1972.

Ce qui est perdu

Où est-elle ma vie, celle qui put
Avoir été et ne fut pas, la chanceuse
Ou celle de l’horreur triste, cette autre chose
Qui aurait pu être l’épée ou l’écu

Et ne fut pas ? Où est-il l’ancêtre
Perdu perse ou le norvégien
Où le hasard de ne pas devenir aveugle,
Où l’ancre et la mer, où l’oubli

D’être qui je suis ? Où est-elle la pure
Nuit qui au rude laboureur confie
Le jour illettré et laborieux

Selon le vœu de la littérature ?
Je pense aussi à cette compagne
Qui m’attendait, et qui peut-être m’attend.

L’or des tigres, 1972. Gallimard, 2014. Traduction Silvia Baron Supervielle.

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