Billets à Francis Curel
I
«… Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits, et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre Seuls demeurent. Mais je te répète qu’ils resteront inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés. Mes raisons me sont dictées en partie par l’assez incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d’intellectuels parmi ceux dont le nom jadis était précédé ou suivi d’un prestige bienfaisant, d’une assurance de solidité quand viendrait l’épreuve qu’il n’était pas difficile de prévoir… On peut être un agité, un déprimé, ou moralement un instable, et tenir à son honneur! Ce serait trop pénible.
Après le désastre, je n’ai pas eu le cœur de rentrer à Paris. À peine si je puis m’appliquer ici, dans un lointain que j’ai choisi, mais que je trouve encore trop à proximité des allées et venues des visages résignés à eux-mêmes et aux choses. Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant.
Je te recommande la prudence, la distance. Méfie-toi des fourmis satisfaites. Prends garde à ceux qui s’affirment rassurés parce qu’ils pactisent. Ce n’est pas toujours facile d’être intelligent et muet, contenu et révolté. Tu le sais mieux que personne. Regarde, en attendant, tourner les dernières roues sur la Sorgue. Mesure la longueur chantante de leur mousse. Calcule la résistance délabrée de leurs planches. Confie-toi à voix basse aux eaux sauvages que nous aimons. Ainsi tu seras préparé à la brutalité, notre brutalité qui va commencer à s’afficher hardiment. Est-ce la porte de notre fin obscure, demandais-tu? Non. Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants.»
1941
II
“… Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint – pour combien de temps? – à devenir un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer. Les rafles d’Israélites, les séances de scalp dans les commissariats, les raids terroristes des polices hitlériennes sur les villages ahuris, me soulèvent de terre, plaquent sur les gerçures de mon visage une gifle de fonte rouge. Quel hiver! Je patiente, quand je dors, dans un tombeau que des démons viennent fleurir de poignards et de bubons.
L’humour n’est plus mon sauveur. Ce qui m’accable, puis m’arrache de mes gonds, c’est qu’à l’intérieur de la nation écrêtée pourtant par les courants discordants suivis de pouvoirs falots et relativement débonnaires, – la répression de l’agitation ouvrière et les cruelles expéditions coloniales mises à part, dague que la haine de classes et la cupidité éternelle poussent par intervalles dans quelque chair au préalable excommuniée – puissent se compter si nombreux les individus méditants qui se rendent gaillardement à l’appeau du tortionnaire et s’enrôlent parmi ses légions. Quelle entreprise d’extermination dissimula moins ses buts que celle-ci? Je ne comprends pas, et si je comprends, ce que je touche est terrifiant. A cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé. C’est possible et c’est impossible.»
1943
Recherche de la base et du sommet. Gallimard, 1955.