Michel de Montaigne, Essais I, 39. De la solitude.
« Or, la fin, ce crois-je, en est toute une, d’en vivre plus à loisir et à son aise; mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin. Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changées: il n’y a guère moins de tourment au gouvernement d’une famille que d’un état entier; où que l’âme soit empêchée, elle y est toute; et, pour être les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous être défaits de la cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie:
ratio et prudentia curas,
Non locus effusi late maris arbiter, aufert. (1)
L’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur et les concupiscences ne nous abandonnent point, pour changer de contrée.
Et post equitem sedet atra cura.(2)
Elles nous suivent souvent jusque dans les cloîtres et dans les écoles de philosophie. Ni les déserts, ni les rochers creusés, ni la haire, ni les jeûnes ne nous en démêlent:
hoeret lateri letalis arundo. (3)
On disait à Socrate que quelqu’un ne s’était aucunement amendé en son voyage: «Je le crois bien, dit-il; il s’était emporté avec soi.» (4)
Quid terras alio calentes
Sole mutamus? Patria quis exul
Se quoque fugit? (5)
Si on ne se décharge premièrement et son âme, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage: comme en un navire les charges empêchent moins, quand elles sont rassises. Vous faites plus de mal que de bien au malade de lui faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant, comme les pals s’enfoncent plus avant et s’affermissent en les branlant et secouant. Par quoi, ce n’est pas assez de s’être écarté du peuple; ce n’est pas assez de changer de place: il se faut écarter des conditions populaires qui sont en nous; il se faut séquestrer et ravoir de soi.
Rupi jam vincula dicas:
Nam luctata canis nodum arripit; attanem illi
Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenae. (6)
Nous emportons nos fers quand et nous: ce n’est pas une entière liberté; nous tournons encore la vue vers ce que nous avons laissé; nous en avons la fantaisie pleine.
Nisi purgatum est pectus, quoe proelia nobis
Atque pericula tunc ingratis insunuandum?
Quantoe conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curoe, quantique perinde timores?
Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades? Quid luxux desidiesque? (7)
Notre mal nous tient en l’âme: or, elle ne se peut échapper à elle-même,
In culpa est animus, qui se non effugit unquam. (8)
Ains il la faut ramener et retirer en soi: c’est la vraie solitude, et qui se peut jouir au milieu des villes et des cours des rois; mais elle se jouit plus commodément à part.
Or, puisque nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que notre contentement dépende de nous; déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autrui; gagnons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à notre aise.
1. Horace, Épîtres, livre 1, épître 2: «C’est la raison et la sagesse qui ôtent les tourments, non le site d’où l’on découvre une vaste étendue de mer.»
2. Horace, livre III des Odes, I: «Le noir souci monte en croupe derrière le cavalier.»
3. Virgile, Énéide. Chant IV: «Le roseau mortel reste planté dans son flanc.»
4. Souvenir de Sénèque. Lettre 104 dont Montaigne s’inspire pour tout ce passage.
5. Horace, Odes, livre II, ode XVI: «Pourquoi chercher des terres chauffées par un autre soleil? Qui donc , exilé de sa patrie, se fuit aussi lui-même?»
6. Perse. Satire V. «J’ai rompu mes liens, dirais-tu: oui comme le chien brise sa chaîne après maints efforts; cependant, en fuyant, il en traîne un long bout à son cou.»
7. Lucrèce, De Natura Rerum. Chant V; « Si le coeur n’a pas été purgé de ces vices, quels combats et quels dangers nous faut-il affronter, nous qui sommes insatiables! Quels soucis pénétrants déchirent l’homme tourmenté par la passion! Que de craintes! Combien de catastrophes entraînent l’orgueil, la luxure, la colère! Combien aussi, l’amour du luxe et l’oisiveté!
8. Horace, Épîtres, livre 1, épître XIV. «Elle est en faute, l’âme qui n’échappe jamais à elle-même.»