Friedrich Nietzsche

Portrait de Friedrich Nietzsche (Edvard Munch). 1906. Stockholm, Galerie Thiel.

Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, 1881. Traduction Henri Albert. Mercure de France, 1901.

Avant-propos.

— En fin de compte cependant: pourquoi nous faut-il dire si haut et avec une telle ardeur, ce que nous sommes, ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas? Regardons cela plus froidement et plus sagement, de plus loin et de plus haut, disons-le comme cela peut être dit entre nous, à voix si basse que le monde entier ne l’entend pas, que le monde entier ne nous entend pas! Avant tout, disons-le lentement… Cette préface arrive tardivement, mais non trop tard; qu’importent, en somme, cinq ou six ans! Un tel livre et un tel problème n’ont nulle hâte; et nous sommes, de plus, amis du lento, moi tout aussi bien que mon livre. Ce n’est pas en vain que l’on a été philologue, on l’est peut-être encore. Philologue, cela veut dire maître de la lente lecture: on finit même par écrire lentement. Maintenant ce n’est pas seulement conforme à mon habitude, c’est aussi mon goût qui est ainsi fait, — un goût malicieux peut-être? — Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’hommes qui «se hâte». Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose, se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, — un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur. Mais c’est justement à cause de cela qu’il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement par là qu’il charme et séduit le plus, au milieu d’un âge du «travail»: je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui s’échauffe et qui veut vite «en finir» de toute chose, même d’un livre, fût-il ancien ou nouveau. — Cet art lui-même n’en finit pas facilement avec quoi que ce soit, il enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, avec profondeur, égards et précautions, avec des arrière-pensées, des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux délicats… Amis patients, ce livre ne souhaite pour lui que des lecteurs et des philologues parfaits: apprenez à me bien lire! —

Automne 1886.

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