Pendant qu’il est encore temps
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps ma rose.
Pendant que mon coeur est encore sur sa branche.
Me voici, par une de ces nuits de mai,
t’appuyant contre un mur du quai Voltaire,
il me faut t’embrasser sur la bouche.
Et puis, tournant vers Notre-Dame nos visages,
il nous faut contempler la rosace.
Soudain tu devras
te serrer contre moi ma rose,
de peur, de surprise, de joie,
et tu devras pleurer silencieusement.
Les étoiles bruineront,
très fines, se mêlant aux lignes de la pluie.
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps ma rose,
pendant que mon coeur est encore sur sa branche.
En cette nuit de mai sur les quais il nous faut aller,
sous les saules, ma rose,
sous les saules pleureurs trempés.
Je dois te dire les deux plus beaux mots de Paris,
les plus beaux, ceux qui ne mentent pas.
Puis, en sifflotant,
il me faut crever de bonheur,
et nous devons croire aux hommes.
Là-haut les immeubles de pierre
s’alignent sans coins ni recoins
et leurs murs en clair de lune
et leurs fenêtres bien droites dorment debout,
et sur l’autre rive, le Louvre,
sous le feu des projecteurs,
illumine pour nous
notre palais de cristal.
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps, ma rose,
pendant que mon cœur est encore sur sa branche.
En cette nuit de mai, sur le quai devant les dépôts,
nous devons nous asseoir sur les bidons rouges.
Le canal en face pénètre dans l’obscurité.
Une péniche passe,
Saluons-la, ma rose,
Saluons la péniche à la cabine jaune.
S’en va-t-elle vers la Belgique ou la Hollande?
A la porte de la cabine
une femme au tablier blanc
sourit avec douceur.
Pendant qu’il est encore temps, ma rose,
avant que Paris ne soit brûlé et détruit,
pendant qu’il est encore temps, ma rose.
Peuple de Paris, peuple de Paris
ne laisse pas détruire Paris.
13 mai 1958.
Il neige dans la nuit et autres poèmes, Gallimard, 1999.
Choix et traduction Munevver et Guzine Dino.