« Quel est ce souffle léger qui, déchirant notre ciel gris, nous apporte sa langueur? C’est le souffle du passé. Quand on a beaucoup de temps devant soi et autour de soi, ces touches fulgurantes s’épandent en nappes de rêverie, en grandes flaques de souvenirs, comme dans les Nymphéas de Monet où l’eau, la lumière et les yeux ensommeillés des grandes fleurs semblent dormir par surabondance de temps: l’intervalle déborde alors entre les instants! Ces touches ne gardent leur nature instantanée de réminiscences que lorsqu’elles sont des déchirures à travers l’enchaînement de la prose de l’existence sérieuse, et plus encore quand elles sont, en pleine tragédie, les éclairs d’un paradis depuis longtemps perdu. Le passé clignote subitement et, en pleine tourmente, nous fait signe ; tout à coup on se dit : quel bel été ! Et quelque chose d’un été ancien resurgit. J’ai dû me dire cela un jour radieux de juin 1943… à Toulouse ayant rendez-vous avec quelqu’un dont je ne savais ni le nom ni l’adresse et qui, lui non plus, ne savait rien de moi. Il ne fallait surtout pas manquer cette rencontre, car il eût été impossible de la rattraper; quand le fil clandestin est rompu, on n’a plus aucun moyen de le renouer et dans les situations dangereuses où tout est clandestin, le moindre malentendu, la moindre distraction ont pour conséquence l’isolement tragique et parfois définitif. Et pourtant, j’ai dû me dire, le temps d’un clin d’oeil: quel bel été! Et oublier un instant pourquoi j’étais là, et ce que je faisais, et qui j’attendais, et effacer la tragédie et le danger qui rôde, sur le point de céder aux conseils du vent léger, de confondre ce beau jour de juin avec un jour de vacances, et d’aller me promener comme aux jours de la vie antérieure, dans les jardins du Boulingrin tout proche. Quel bel été, hélas!»
Quelque part dans l’inachevé, Gallimard, 1978.