Réponse de Paul Gadenne à une enquête de René Char dans la revue Empédocle (Mai 1950) sur les incompatibilités de l’écrivain (« Y a-t-il des incompatibilités?»)
«Votre questionnaire me parvient à Amsterdam où je suis en passant, et j’y réponds entre deux averses et deux tables. Je suis venu dans ce pays non en touriste, mais pour vérifier quelques-uns des événements, quelques-unes des structures de ma vie intérieure. – J’ose me servir de cette expression abhorrée : il y a des terreurs que je ne veux pas subir. [Ce qui me met dans une position spéciale, un peu spécieuse, qui échappe à la compétence de l’entourage le mieux disposé, et même m’instruit assez sur moi-même, et sur autrui : il serait peut-être prétentieux de souhaiter autre chose.
C’est déjà répondre à la question, et je voudrais que l’on sente toute la modestie, toute la nostalgie même que je me permets d’introduire dans cette enquête.]*
C’est déjà répondre à la question. Je suis un voyageur dont le type ne se rencontre plus. Aussi les réponses qui parviennent à mes propres questions, sur le terrain modeste de la vie quotidienne, témoignent-elles d’un décalage, et sont-elles faites d’éléments que mon attention n’enregistre pas. Cela revient à se savoir assez seul, ce qui est notre condition même, et le prix de notre authenticité. Déjà c’est un fait, en mainte occasion il y a des incompatibilités entre le monde des hommes et moi. Et je veux bien accepter pour moitié la responsabilité de ces incompatibilités, c’est moi qui les crée autant que le monde : elles sont la preuve de mon existence. J’existe par ce conflit toujours ouvert et que je ne veux pas laisser éteindre, même s’il me tue. La force brutale n’a aucune chance de m’impressionner, elle peut me supprimer tout au plus. «Except my life», comme dit si bien lord Hamlet. Et peut-être qu’Ariel ne pourrait subsister sans Caliban. Mais il est vrai aussi qu’il ne peut que le combattre – à moins qu’il ne puisse l’éclairer. Tel est le mystère.
Amsterdam 30 juin 1950.»
*Le passage entre crochets correspond à une deuxième version.
(source: La Rue Profonde. Carnets Paul Gadenne, n° 1, p. 102-103)