Retour sur le Romancero de la résistance espagnole (Petite collection Maspero). On trouve dans le tome II le célèbre poème Spain de W.H.Auden (pages 144-151)
A l’époque, W.H.Auden était à la fois un poète sérieux et à la mode. Spain se situe entre le début d’un courant littéraire et la grande littérature. Il fut publié en avril 1937 sous forme de brochure par la maison d’édition de T.S.Eliot, Faber & Faber. Tous les droits d’auteur sur la vente de ce poème allaient à l’Aide médicale pour l’Espagne. Il s’agit d’un appel à la mobilisation pour la défense de la République espagnole. Il n’a pourtant probablement persuadé que peu de gens à combattre. La plupart des volontaires anglais venaient de la classe ouvrière et ne connaissaient rien des expériences poétiques d’Auden. Spain représenta néanmoins pour beaucoup d’intellectuels anglais l’esprit du temps. Il donna le départ à la poésie anglaise moderne et engagée. Suivront Stephen Spender, Louis Mac Niece, Cecil Day-Lewis, Julian Bell, neveu de Virginia Woolf, John Cornford, Ralph Fox. Selon l’historien Hugh Thomas, deux mille trois cents combattants anglais participèrent à la guerre d’Espagne.
Les vers d’Auden sont écrits bien loin du champ de bataille. Leur manque d’adéquation avec la mort effective de nombreux jeunes anglais (dont des poètes) est caractérisée par la fameuse phrase : «The conscious acceptance of guilt in the necessary murder». George Orwell qui combattit en Espagne fit de ce vers la clé de son essai, Inside th Whale (1940). Seul un homme qui en a jamais vu un autre mourir, prétend Orwell, peut dire que le meurtre est nécessaire.
Auden fit une courte visite en Espagne en 1937. Il s’y rendit pour conduire une ambulance et aider la République espagnole. En fait, il travailla dans un bureau de presse et de propagande, tâche qu’il abandonna rapidement, fatigué par les intrigues, pour visiter le front. Ce séjour de sept semaines l’affecta profondément. Il s’éloigna rapidement de la poésie engagée. Auden et son compagnon, Christopher Isherwood, émigrèrent même en 1939 aux Etats-Unis juste au moment où débutait la Seconde Guerre mondiale. Il refusa de parler par la suite de cette expérience pénible pour lui et refusa aussi presque toute réédition de Spain.
Le plus beau poème d’un anglais sur la Guerre d’Espagne devint le symbole plus vaste de l’état d’esprit intellectuel de l’époque.
Spain (W.H. Auden)
Yesterday all the past. The language of size
Spreading to China along the trade-routes; the diffusion
Of the counting-frame and the cromlech;
Yesterday the shadow-reckoning in the sunny climates.
Yesterday the assessment of insurance by cards,
The divination of water; yesterday the invention
Of cartwheels and clocks, the taming of
Horses. Yesterday the bustling world of the navigators.
Yesterday the abolition of fairies and giants,
the fortress like a motionless eagle eyeing the valley,
the chapel built in the forest;
Yesterday the carving of angels and alarming gargoyles;
The trial of heretics among the columns of stone;
Yesterday the theological feuds in the taverns
And the miraculous cure at the fountain;
Yesterday the Sabbath of witches; but to-day the struggle
Yesterday the installation of dynamos and turbines,
The construction of railways in the colonial desert;
Yesterday the classic lecture
On the origin of Mankind. But to-day the struggle.
Yesterday the belief in the absolute value of Greek,
The fall of the curtain upon the death of a hero;
Yesterday the prayer to the sunset
And the adoration of madmen. but to-day the struggle.
As the poet whispers, startled among the pines,
Or where the loose waterfall sings compact, or upright
On the crag by the leaning tower:
“O my vision. O send me the luck of the sailor.”
And the investigator peers through his instruments
At the inhuman provinces, the virile bacillus
Or enormous Jupiter finished:
“But the lives of my friends. I inquire. I inquire.”
And the poor in their fireless lodgings, dropping the sheets
Of the evening paper: “Our day is our loss. O show us
History the operator, the
Organiser. Time the refreshing river.”
And the nations combine each cry, invoking the life
That shapes the individual belly and orders
The private nocturnal terror:
“Did you not found the city state of the sponge,
“Raise the vast military empires of the shark
And the tiger, establish the robin’s plucky canton?
Intervene. O descend as a dove or
A furious papa or a mild engineer, but descend.”
And the life, if it answers at all, replied from the heart
And the eyes and the lungs, from the shops and squares of the city
“O no, I am not the mover;
Not to-day; not to you. To you, I’m the
“Yes-man, the bar-companion, the easily-duped;
I am whatever you do. I am your vow to be
Good, your humorous story.
I am your business voice. I am your marriage.
“What’s your proposal? To build the just city? I will.
I agree. Or is it the suicide pact, the romantic
Death? Very well, I accept, for
I am your choice, your decision. Yes, I am Spain.”
Many have heard it on remote peninsulas,
On sleepy plains, in the aberrant fishermen’s islands
Or the corrupt heart of the city.
Have heard and migrated like gulls or the seeds of a flower.
They clung like burrs to the long expresses that lurch
Through the unjust lands, through the night, through the alpine tunnel;
They floated over the oceans;
They walked the passes. All presented their lives.
On that arid square, that fragment nipped off from hot
Africa, soldered so crudely to inventive Europe;
On that tableland scored by rivers,
Our thoughts have bodies; the menacing shapes of our fever
Are precise and alive. For the fears which made us respond
To the medicine ad, and the brochure of winter cruises
Have become invading battalions;
And our faces, the institute-face, the chain-store, the ruin
Are projecting their greed as the firing squad and the bomb.
Madrid is the heart. Our moments of tenderness blossom
As the ambulance and the sandbag;
Our hours of friendship into a people’s army.
To-morrow, perhaps the future. The research on fatigue
And the movements of packers; the gradual exploring of all the
Octaves of radiation;
To-morrow the enlarging of consciousness by diet and breathing.
To-morrow the rediscovery of romantic love,
the photographing of ravens; all the fun under
Liberty’s masterful shadow;
To-morrow the hour of the pageant-master and the musician,
The beautiful roar of the chorus under the dome;
To-morrow the exchanging of tips on the breeding of terriers,
The eager election of chairmen
By the sudden forest of hands. But to-day the struggle.
To-morrow for the young the poets exploding like bombs,
The walks by the lake, the weeks of perfect communion;
To-morrow the bicycle races
Through the suburbs on summer evenings. But to-day the struggle.
To-day the deliberate increase in the chances of death,
The consious acceptance of guilt in the necessary murder;
To-day the expending of powers
On the flat ephemeral pamphlet and the boring meeting.
To-day the makeshift consolations: the shared cigarette,
The cards in the candlelit barn, and the scraping concert,
The masculine jokes; to-day the
Fumbled and unsatisfactory embrace before hurting.
The stars are dead. The animals will not look.
We are left alone with our day, and the time is short, and
History to the defeated
May say Alas but cannot help nor pardon.
April, 1937.
Espagne
Hier tout le passé. Le langage des mesures
S’étendant jusqu’en Chine tout au long des itinéraires commerciaux: la diffusion
Des systèmes de calcul et des cromlech;
Hier, la géométrie des ombres dans les pays du soleil.
Hier l’évaluation des primes d’assurance lue dans les cartes
La prophétie par les eaux: hier l’invention
De la roue et de l’horloge; la domestication des
Chevaux. Hier le monde grouillant des navigateurs.
Hier l’abolition des fées et des géants,
La forteresse immobile comme l’aigle qui surveille la vallée,
La chapelle bâtie dans la forêt.
Hier, les anges sculptés et les gargouilles menaçantes.
Les jugements d’hérétiques parmi les colonnes de pierre;
Hier, les querelles théologiques dans les tavernes
Et les guérisons aux fontaines miraculeuses;
Hier le sabbat des sorcières, mais aujourd’hui la lutte.
Hier, la foi dans la valeur absolue de la Grèce,
La chute du rideau sur la mort du héros;
Hier, la prière au soleil couchant
Et l’adoration des fous. Mais aujourd’hui la lutte.
Tandis que le poète murmure, en tremblant, parmi les pins,
Ou auprès de la cascade éparse au chant unique ou debout
Sur l’éperon près de la tour penchée:
« Ô ma vision, Oh! Donne-moi la chance du matelot».
Et le chevalier scrute à travers ses instruments
Les provinces inhumaines, le bacille fécondant
Ou l’immense Jupiter mort:
«Mais la vie de mes amis. Je cherche. Je cherche.»
Et le pauvre dans son logis sans feu qui jette les pages
De son journal du soir: «Aujourd’hui est notre ruine, oh! Montrez-nous
L’histoire, qui
Organise, et le Temps, fleuve du renouveau».
Et les nations unissent chaque cri, en invoquant la vie
Qui règle le ventre de chacun et ordonne
Les intimes terreurs nocturnes:
«N’est-ce pas toi qui a fondé la cité-état de l’éponge,
Etabli les vastes empires militaires du requin
Et du tigre, fixé l’aire du vaillant rouge-gorge?
Interviens. Oh! Descend sous la forme d’une colombe
Ou en père furieux ou en ingénieur clément, mais descend!
Et la vie, si elle daigne répondre, le fait par le coeur
Par les yeux, et les poumons, par les échoppes et les squares de la ville
«Oh! Non, ce n’est pas moi qui mets en mouvement;
Pas aujourd’hui, pas pour toi. Pour toi je suis
Celui qui dit toujours oui, le copain du bistrot, la dupe facile.
Je suis tout ce que tu fais. Je suis ton désir d’être
Bon, ton histoire drôle.
Je suis ta voix officielle. Je suis ton mariage.
Qu’est-ce que tu proposes? De bâtir la Cité des Justes? Oui.
D’accord. Ou bien est-ce la pacte de suicide, la mort
Romantique? Très bien, j’accepte car
Je suis ton choix, ta décision. Je suis l’Espagne».
Beaucoup l’ont entendue de leurs lointaines péninsules,
Sur les plaines assoupies, dans les îles égarées des pêcheurs,
Ou au coeur corrompu de la villle,
l’ont entendue et émigrent comme des mouettes ou la semence des fleurs.
Ils se sont agrippés comme des teignes aux longs express qui serpentent
Par les pays injustes, à travers la nuit, par le tunnel dans la montagn ;
Ils ont flotté au-dessus des océans;
Ils ont franchi les cols. Tous offraient leur vie.
Sur ce carré aride, ce fragment détaché de l’ardente
Afrique, soudée si crûment à l’Europe créatrice
Sur ce plateau labouré de rivières
Nos pensées prennent corps; les formes menaçantes issues de notre fièvre
Sont précises et réelles. Car les frayeurs qui nous font répondre
Aux réclames de médicaments et aux brochures sur les croisières d’hiver
Sont devenues bataillons envahissants;
Et nos visages, la façade officielle, le grand magasin, la ruine
Projettent leur avidité, comme le peloton d’exécution ou la Bombe.
Madrid est le coeur. Nos moment d’effusion fleurissent
Comme l’ambulance ou le sac de sable;
Nos heures d’amitié deviennent l’armée d’un peuple.
Demain peut-être le futur. Les recherches sur l’effort physique
Et les mouvements des emballeurs; l’exploration graduelle de tous les
Octaves de la radiation;
Demain l’élargissement du champ de la conscience par le régime et la respiration.
Demain la redécouverte de l’amour romantique,
La photographie des corbeaux; toute la gaîté sous
l’ombre puissante de la Liberté;
Demain l’heure du meneur de jeu et du musicien.
Le splendide rugissement du choeur sous le dôme;
Demain, l’échange de tuyaux sur l’élevage des fox-terriers,
l’élection passionnée des présidents
Dans la soudaine forêt des mains levés. Mais aujourd’hui la lutte.
Demain pour les jeunes, les poètes explosifs comme des bombes,
Les promenades au bord du lac, les semaines d’harmonie parfaite;
Demain les courses de bicyclette
Dans les faubourgs par les soirs d’été. Mais aujourd’hui la lutte.
Aujourd’hui l’augmentation délibérée des risques de mort,
L’acceptation consciente de la culpabilité dans le meurtre nécessaire;
Aujourd’hui l’épuisement des énergies
Dans la brochure plate et éphémère, et les meetings ennuyeux.
Aujourd’hui les consolations de fortune; la cigarette partagée,
Les cartes dans une grange éclairée à la chandelle, et le concert dissonnant,
Les plaisanteries entre hommes; aujourd’hui l’
Etreinte maladroite et ratée avant de partir au combat.
Les étoiles sont mortes. Les animaux ne regarderont pas.
Nous sommes seuls face à notre présent, et le temps est court et
L’Histoire aux vaincus
Dira peut-être «Hélas!» mais ne pourra ni les aider ni leur pardonner.
(Traduit par Jean Vaché)
España, 1937
Ayer todo el pasado. El lenguaje de la magnitud
se propaga hasta China por la rutas comerciales, la difusión
del ábaco y el crómlech;
ayer el barrunto de la sombre en los climas soleados.
Ayer la valoración de seguros con credenciales,
la hidromancia; ayer la invención
de ruedas de carro y relojes, la doma de
caballos. Ayer el afanoso mundo de los navegantes.
Ayer la abolición de hadas y gigantes,
la fortaleza como un águila inmóvil escrutando el valle.
La capilla construida en el bosque;
Ayer la talla de ángeles y amedrentadoras gárgolas.
El enjuiciamiento de herejes entre las columnas de piedra;
ayer las disputas teológicas en las tabernas
y la curación milagrosa en la fuente;
ayer el aquelarre, pero hoy la lucha.
Ayer la instalación de dinamos y turbinas,
la construcción de vías férreas en el desierto colonial;
ayer el sermón clásico;
sobre el origen de la Humanidad. Pero hoy la lucha.
Ayer la creencia en el valor absoluto de Grecia,
la caída del telón a la muerte de un héroe;
ayer la oración a la puesta de sol
y la adoración de dementes. Pero hoy la lucha.
Mientras el poeta susurra, espantado entre los pinos,
o donde la cascada libre canta concisa, o erguido
sobre el risco junto a la torre inclinada:
«Oh, mi visión. Oh, concédeme la suerte del marinero».
Y el investigador escudriña con sus instrumentos
las provincias inhumanas, los viriles bacilos
o el enorme Júpiter acabado:
«Pero las vidas de mis amigos. Indago. Indago».
Y los pobres en sus alojamientos sin hogar, dejando las hojas
del periódico vespertino: «Nuestro día es nuestra derrota, oh, enséñanos
Historia al operador, al
organizador, Tiempo al río que refresca».
Y las naciones combinan cada grito, invocando la vida
que conforma el vientre individual y ordena
el terror nocturno particular:
«No fundaste la ciudad estado del parásito,
levantaste los inmensos imperios militares del tiburón
y el tigre, estableciste el valeroso cantón del petirrojo?
Interviene. Oh, desciende cual paloma
o furioso papá o afable ingeniero, pero desciende».
Y la vida, si es que responde, replica desde el corazón
y los ojos y los pulmones, desde las tiendas y las plazas de la ciudad:
«Oh, no, no soy el promotor;
hoy no; no para ti. Para ti soy el
que te sigue la corriente, el compañero de barra, el crédulo;
soy aquello que tú hagas. Soy tu promesa de ser
bueno, tu historia graciosa.
Soy tu voz profesional. Soy tu matrimonio.
¿Qué propones? ¿Construir la ciudad justa? Lo haré.
Accedo. ¿O es el pacto de suicidio, la muerte
romántica? Muy bien, acepto, pues
soy tu elección, tu decisión. Sí, soy España».
Muchos lo han oído en remotas penínsulas,
en llanuras soñolientas, en las islas del pescador aberrante
o en el corazón corrupto de la ciudad,
lo han oído y han migrado cual gaviotas o las semillas de una flor.
Se aferraron como erizos a los largos expresos que iban dando tumbos
por las tierras injustas, a través de la noche, a través del túnel alpino;
surcaron los océanos;
cruzaron los pasos. Vinieron a entregar sus vidas.
En aquella árida plaza, aquel fragmento desgajado de la calurosa
África, tan burdamente soldado a la ingeniosa Europa;
en aquella meseta por ríos surcada,
nuestros pensamientos tienen cuerpo; las sombras amenazadoras de nuestra fiebre
son precisas y tienen vida. Pues los miedos que nos hicieron responder
al anuncio de medicamento y el folleto de cruceros de invierno
se han convertido en batallones invasores;
y nuestras caras, la cara de instituto, la cadena comercial, la ruina
proyectan codicia en forma de pelotón de fusilamiento y bomba.
Madrid es el corazón. Nuestros instantes de ternura florecen
como la ambulancia y el saco de arena;
nuestros momentos de amistad en un ejército del pueblo.
Mañana, quizá el futuro. La investigación sobre la fatiga
y los movimientos de empacadores; la exploración gradual de todas las
octavas de radiación;
mañana la expansión de la conciencia a fuerza de dieta y respiración.
Mañana el redescubrimiento del amor romántico,
el fotografiar cuervos; toda la diversión bajo
la autoritaria sombra de la libertad;
mañana los momentos del organizador de desfiles y el músico,
el hermoso fragor del coro bajo la cúpula;
mañana el cruce de consejos sobre la cría de terriers,
la entusiasta elección de presidentes
por el súbito bosque de manos. Pero hoy la lucha.
Mañana que los jóvenes poetas exploten cual bombas,
los paseos junto al lago, las semanas de perfecta comunión;
mañana las carreras de bicicletas
por las afueras en tardes de verano. Pero hoy la lucha.
Hoy el delibeardo incremento de riesgo de muerte,
aceptar conscientemente la culpa en el asesinato necesario;
hoy el derroche de energía
en el panfleto flojo y efímero y la aburrida reunión.
Hoy el consuelo improvisado: el pitillo compartido,
las cartas en el granero a la luz de la vela, y el concierto escabroso,
las bromas masculinas; hoy el
abrazo torpe insatisfactorio antes de la herida.
Las estrellas están muertas. Los animales no quieren mirar.
Nos hemos quedado a solas con nuestro día, y el tiempo es breve, y
a los vencidos la Historia
puede ofrecer piedad pero no ayuda ni perdón.
Abril de 1937.
(Traducción de Eduardo Iriarte)