Bien qu’elle fût censurée, traquée, persécutée par le régime soviétique, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.
J’ai pensé à un passage de l’entretien entre Philip Roth et la grande écrivaine irlandaise Edna O’Brien, décédée le 25 juillet 2024 à Londres. On peut trouver ce texte dans Parlons travail (Shop talk. A writer and his colleagues and their work, 2001). Gallimard, 2004.
” ROTH : La plupart des écrivains américains que je connais éprouveraient un grand désarroi à l’idée de vivre hors du pays qui est leur sujet, la source de leur langue et de leurs obsessions. Bien des écrivains d’Europe de l’Est sont demeurés derrière le rideau de fer malgré les rigueurs du totalitarisme parce qu’elles leur semblaient préférables, à tout prendre, aux dangers de l’exil. Et si l’on cherche de parfaits exemples d’écrivains ayant voulu rester à portée de voix du milieu de leur enfance, j’en vois deux, américains, l’un comme l’autre, et piliers de la littérature américaine du XXe siècle : Faulkner, revenu s’établir dans le Mississipi après une brève période à l’étranger, et Bellow, qui, à l’issue de ses tribulations, est revenu vivre et enseigner à Chicago. A contrario, il est bien connu que ni Beckett ni Joyce n’ont eu envie ou besoin de se baser en Irlande une fois qu’ils ont commencé d’exploiter leur héritage irlandais. mais vous, qui avez quitté l’Irlande toute jeune femme pour faire votre vie à Londres, ne vous en a-t-il rien coûté en tant qu’écrivain ? N’y a-t-il pas une autre Irlande que celle de votre jeunesse dont vous auriez pu tirer matière ?
O’BRIEN : S’établir quelque part et situer ce qu’on écrit, c’est une force pour l’écrivain et un panneau indicateur pour le lecteur. mais quand on trouve ses racines trop menaçantes, trop envahissantes, alors il faut partir. Joyce a dit que l’Irlande est une truie qui dévore ses petits. il entendait par là que le pays attaquait sauvagement ses écrivains. Ce n’est pas par hasard que nos deux auteurs les plus illustres, lui-même et Beckett, sont partis une fois pour toutes, même s’il n’ont jamais perdu la spécificité de leur conscience irlandaise. Pour ma part, je crois que si j’étais restée, je n’aurais jamais écrit une seule ligne. On m’aurait surveillée, et pire encore, jugée ; j’aurais perdu cette faculté précieuse qui a nom liberté. Les écrivains sont toujours en cavale, et moi j’avais bien des choses à mes trousses. Oui, je me suis dépouillée, et je suis sûre que j’y ai perdu quelque chose, une continuité, un contact au jour le jour avec la réalité. Cependant, au contraire des écrivains d’Europe de l’Est, moi j’ai l’avantage de pouvoir revenir. Ce doit être terrible pour eux, cette irréversibilité, ce bannissement absolu, comme celui d’une âme dont le paradis se refuse. “
(Publié initialement dans la New York Times Book Review en 1984).