Georges Séféris

Mycènes

Donne-moi tes mains, donne-moi tes mains, donne-moi tes mains.

J’ai vu dans la nuit
La cime aiguë de la montagne ;
J’ai vu la plaine noyée au loin
Dans la clarté d’une lune invisible
J’ai vu, tournant la tête,
Les pierres noires amoncelées,
Ma vie tendue comme une corde,
Début et fin,
L’ultime instant
Mes mains.

“ Comme sombre celui qui porte les grandes pierres.’’
Ces pierres je les ai soulevées autant que je l’ai pu
Ces pierres je les ai aimées autant que je l’ai pu
Ces pierres, mon destin.
Par mon sol même mutilé
Par ma tunique même supplicié,
Par mes dieux même condamné,
Ces pierres.
Je sais qu’ils ne peuvent savoir, mais moi
Qui tant de fois ai pris
La voie qui mène du meurtrier à la victime
De la victime au châtiment
Du châtiment au nouveau meurtre :
A tâtons
Dans la pourpre intarissable
Le soir de ce retour
Quand se mirent à siffler les Erinnyes
Parmi l’herbe rare
J’ai vu les serpents et les vipères entrelacés
Lovés sur la race maudite
Notre destin.

Voix jaillies de la pierre, du sommeil
Plus sourdes ici où s’assombrit le monde,
Souvenir de l’effort s’enracinant dans le rythme
De pieds oubliés frappant le sol.
Corps engloutis dans les assises
De l’autre temps, nus. Yeux
Fixés, fixés sur un point
Que tu cherches à discerner mais en vain –
L’âme
Qui lutte pour devenir ton âme.

Le silence même n’est plus à toi
En ce lieu où les meules ont cessé de tourner.

Octobre 1935.

Poèmes 1933-1955 suivis de Trois poèmes secrets. NRF Poésie/Gallimard n°229.1989.
Traduction : Jacques Lacarrière, Egérie Mavraki.

Mycènes. Porte des Lionnes. Vers 1250 avant J.-C.

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