Les lois de l’hospitalité
On dit que le ministre de la Justice a décidé de faire reprendre l’examen de toutes les demandes de naturalisation qui n’ont pas reçu de solution à l’heure actuelle. La plupart de ces demandes, lit-on encore, avaient été suspendue, sur l’ordre de Vichy en juillet 1940.
En juillet 1940, bien des choses ont été suspendues. La liberté aussi.
À partir de ce moment, le Journal Officiel de l’État français s’est mis à publier d’interminables listes de personnes naturalisées à qui la qualité de Français était reprise. Cette révision a duré quatre ans.
Aujourd’hui, il semble que le gouvernement de la République veuille se préoccuper de la question des étrangers en France. On l’approuve ; on voudrait même l’encourager.
Les requêtes souscrites par des étrangers qui se sont acquis des titres particuliers depuis le début des hostilités seront inscrites par priorité. On y applaudit encore.
Là aussi, il y a une grande besogne à accomplir. Mais on a quelque raison de penser qu’elle sera écourtée considérablement par la disparition de bon nombre d’impétrants. Il faudrait aller les chercher dans les fosses communes de l’Europe de l’Est.
Il y a ceux qui, à force de courir, étaient arrivés chez nous. Les « politiques » ou juifs, tchécoslovaques ou polonais, sarrois, espagnols et les autres. À bout de forces, au bout du continent. Ils ne pouvaient aller plus loin : après, c’était la mer. Et ici, on les a parqués.
Il y a ceux que nous racolions pour les travaux durs et malsains.
J’oubliais ceux qui n’ont plus du tout de pays. On leur a escamoté le leur, ou bien il a changé de nom, ou de place. On découpait le monde en tranches pour le mieux avaler. Pour ceux-là, on a même trouvé une étiquette : les apatrides.
Tous, ils ont eu le tort de se confier à nous avec femmes et enfants. On les a internés, on les a maltraités. Puis, on a vu ces gens traqués par des fonctionnaires français, des bébés arrachés à leurs mères par des gendarmes ou des policiers français, on a vu des camps gardés par des militaires français. Et un vieillard qui portait les attributs d’un maréchal de France les a livrés aux tortionnaires. Cela se passait en zone libre. De quelle honte n’avons-nous pas été abreuvés ? On en a gardé le goût pour en avoir tant bu.
À Auschwitz, via Gurs. Combien se souviennent encore du voyage ?
Maintenant, on ne parlera pas de morale, mais seulement d’intérêt. On n’invoquera ni la solidarité humaine, ni la justice, ni la réparation à laquelle ceux qui restent ont droit. Mais seulement l’intérêt d’un pays qui se dépeuple, qui perd tous les jours un peu plus de sa substance vivante. Nous connaissons des statistiques de catastrophe. Ici l’on ne fait plus d’enfants. Il serait trop long — trop simple — de dire pourquoi.
Aussi, nous avons besoin d’une main-d’œuvre du dehors. Cela est démontré. Il convient donc que la France ait au plus tôt un statut législatif des étrangers. On désirerait que ce statut s’inspirât simplement et généreusement des lois de l’hospitalité.
Combat, 17 février 1945.
Henri Calet (1904-1956) s’appelait de son vrai nom Raymond-Théodore Barthelmess.
Cet écrivain, journaliste, homme de radio, humaniste et libertaire, ami de Pascal Pia, collabora de novembre 1944 à 1949 au journal Combat, dirigé par Albert Camus. Ses chroniques, pleines d’humour et de tendresse, ont été rassemblées dans Contre l’oubli (Grasset, 1956. Réédition Les Cahiers rouges, 2010).
Henri Calet se rendit, le 24 avril 1945, dans la prison de Fresnes afin de procéder au relevé des graffitis laissés par les prisonniers, résistants et militaires alliés, victimes de la répression nazie (Les Murs de Fresnes, 1945, Éditions des Quatre-Vents ; réédition Viviane Hamy, 1993 ; réédition Héros-Limite, 2021.)
On retrouve une citation du texte Les lois de l’hospitalité dans Pas le temps de prendre la poussière. Portrait insolite de Jean-Claude Pirotte (Editions de la Grange Batelière, 2024).