Réécouter Les chemins de la connaissance. France Culture 19/12/2016.
Emil Cioran, Aveux et anathèmes. 1987.
“Se débarrasser de la vie, c’est se priver du bonheur de s’en moquer. Unique réponse possible à quelqu’un qui vous annonce son intention d’en finir.”
Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume.1952.
“Notre mal étant le mal de l’histoire, de l’éclipse de l’histoire, force nous est de renchérir sur le mot de Valéry, d’en aggraver la portée : nous savons maintenant que la civilisation est mortelle, que nous galopons vers des horizons d’apoplexie, vers les miracles du pire, vers l’âge d’or de l’effroi”
Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, 1934, trad. André Vornic revue par Christiane Frémont, dans Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995) p.19
« Pourquoi ne pouvons-nous demeurer enfermés en nous ? Pourquoi poursuivons-nous l’expression et la forme, cherchant à nous vider de tout contenu, à organiser un processus chaotique et rebelle ? Ne serait-il pas plus fécond de nous abandonner à notre fluidité intérieure, sans souci d’objectivation, nous bornant à jouir de tous nos bouillonnements, de toutes nos agitations intimes ? Des vécus multiples et différenciés fusionneraient ainsi pour engendrer une effervescence des plus fécondes, semblable à un raz de marée ou un paroxysme musical. Être plein de soi, non dans le sens de l’orgueil, mais de la richesse, être travaillé par une infinité intérieure et une tension extrême, cela signifie vivre intensément, jusqu’à se sentir mourir de vivre. Si rare est ce sentiment, et si étrange, que nous devrions le vivre avec des cris. Je sens que je devrais mourir de vivre et me demande s’il y a un sens à en rechercher l’explication. Lorsque le passé de l’âme palpite en vous dans une tension infinie, lorsqu’une présence totale actualise des expériences enfouies, qu’un rythme perd son équilibre et son uniformité, alors la mort vous arrache des cimes de la vie, sans qu’on éprouve devant elle cette terreur qui en accompagne la douloureuse obsession. Sentiment analogue à celui des amants lorsque, au comble du bonheur, surgit devant eux, fugitivement mais intensément, l’image de la mort, ou lorsque, aux moments d’incertitude, émerge, dans un amour naissant, la prémonition de la fin ou de l’abandon. »
Emil Cioran, La Chute dans le temps, 1964, in Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995), p. 1098
«Pour autant que nous suivons le mouvement spontané de l’esprit et que, par la réflexion, nous nous plaçons à même la vie, nous ne pouvons penser que nous pensons ; dès que nous y songeons, nos idées se combattent et se neutralisent les unes les autres à l’intérieur d’une conscience vide. Cet état de stérilité où nous n’avançons ni ne reculons, ce piétinement exceptionnel est bien celui où nous conduit le doute et qui, à maints égards, s’apparente à la « sécheresse » des mystiques. Nous avions cru toucher au définitif et nous installer dans l’ineffable ; nous sommes précipités dans l’incertain et dévorés par l’insipide. Tout se ravale et s’effrite dans une torsion de l’intellect sur lui-même, dans une stupeur rageuse. Le doute s’abat sur nous comme une calamité ; loin de le choisir, nous y tombons. Et nous avons beau essayer de nous en arracher ou de l’escamoter, lui ne nous perd pas de vue, car il n’est même pas vrai qu’il s’abatte sur nous, il était en nous et nous y étions prédestinés. Personne ne choisit le manque de choix, ni ne s’évertue à opter pour l’absence d’option, vu que rien de ce qui nous touche en profondeur n’est voulu. Libre à nous de nous inventer des tourments ; comme tels, ce ne sont que pose et attitude ; ceux-là seuls comptent qui surgissent de nous malgré nous. Ne vaut que l’inévitable, ce qui relève de nos infirmités et de nos épreuves, de nos impossibilités en somme.»
Emil Cioran, Exercices d’admiration, « Joseph de Maistre », 1986, dans Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.1131-1132
« Parmi les penseurs qui, tel Nietzsche ou saint Paul, eurent le goût et le génie de la provocation, une place non négligeable revient à Joseph de Maistre. Haussant le moindre problème au niveau du paradoxe et à la dignité du scandale, maniant l’anathème avec une cruauté mêlée de ferveur, il devait créer une œuvre riche en énormités, un système qui ne laisse pas de nous séduire et de nous exaspérer. L’ampleur et l’éloquence de ses hargnes, la passion qu’il a déployée au service de causes indéfendables, son acharnement à légitimer plus d’une injustice, sa prédilection pour la formule meurtrière, en font cet esprit outrancier qui, ne daignant pas persuader l’adversaire, l’écrase d’emblée par l’adjectif. Ses convictions ont une apparence de grande fermeté : aux sollicitations du scepticisme, il sut répondre par l’arrogance de ses préventions, par la véhémence dogmatique de ses mépris. […]
Envions la chance, le privilège qu’il eut de dérouter et ses détracteurs et ses fervents, d’obliger les uns et les autres à se demander : fit-il vraiment l’apologie du bourreau et de la guerre ou se borna-t-il seulement à en reconnaître la nécessité ? dans son réquisitoire contre Port-Royal, exprima-t-il le fond de sa pensée ou céda-t-il simplement à un mouvement d’humeur ? où finit le théoricien, où commence le partisan ? était-ce un cynique, était-ce un emballé, ou ne fut-il rien d’autre qu’un esthète fourvoyé dans le catholicisme ? »
Emil Cioran, Le mauvais démiurge (1969), in Œuvres, (Quarto Gallimard, 1995), pp.1169-1170
«Il est difficile, il est impossible de croire que le dieu bon, le « Père », ait trempé dans le scandale de la création. Tout fait penser qu’il n’y prit aucune part, qu’elle relève d’un dieu sans scrupules, d’un dieu taré. La bonté ne créée pas : elle manque d’imagination ; or, il en faut pour fabriquer un monde, si bâclé soit-il. C’est, à la rigueur, du mélange de la bonté et de la méchanceté que peut surgir un acte ou une œuvre. Ou un univers. En partant du nôtre, il est en tout cas autrement aisé de remonter à un dieu suspect qu’à un dieu honorable.
Le dieu bon, décidément, n’était pas outillé pour créer : il possède tout, sauf la toute-puissance. Grand par ses déficiences (anémie et bonté vont de pair), il est le prototype de l’inefficacité : il ne peut aider personne … Nous ne nous accrochons d’ailleurs à lui que lorsque nous dépouillons notre dimension historique ; dès que nous la réintégrons, il nous est étranger, il nous est incompréhensible : il n’a rien qui fascine, il n’a rien d’un monstre. Et c’est alors que nous nous tournons vers le créateur, dieu inférieur et affairé, instigateur des événements. (…).
Comme le mal préside à tout ce qui est corruptible, autant dire à tout ce qui est vivant, c’est une tentative ridicule que de vouloir démontrer qu’il renferme moins d’être que le bien, ou même qu’il contient aucunement. Ceux qui l’assimilent au néant s’imaginent sauver par là ce pauvre dieu bon. On ne le sauve que si on a le courage de disjoindre sa cause de celle du démiurge. Pour s’y être refusé, le christianisme devait, toute sa carrière durant, s’évertuer à imposer l’inévidence d’un créateur miséricordieux : entreprise désespérée qui a épuisé le christianisme et compromis le dieu qu’il voulait préserver.»