Federico García Lorca

Federico García Lorca et sa mère, Vicenta Lorca Romero, dans leur maison de campagne, La Huerta de San Vicente (Grenade). 1935.

Il faut relire la lettre que Federico García Lorca envoie à son jeune ami colombien Jorge Zalamea (1905-1969) à l’automne de 1928. Il lui dédie le Poème de la solea (Poema del cante jondo, 1931). Jorge Zalamea est un écrivain et diplomate colombien, traducteur de Saint-John Perse en espagnol. À partir de 1928, il passe une période en Espagne et fait la connaissance des poètes de la Génération de 1927. La correspondance que Federico lui adresse (cinq lettres et un fragment de lettre) est exceptionnellement révélatrice. Elle a été publiée primitivement dans la Revista de las Indias, Bogotá, 1937. n°5.
Le premier Romancero gitano a été publié à la fin du mois de juillet 1928 et a obtenu rapidement un grand succès en Espagne, puis dans le monde hispanique. Au début août, García Lorca revient à Grenade. Mais, ses amis Salvador Dalí et Luis Buñuel critiquent vertement ce recueil. Rapidement, García Lorca s’éloigne de cette thématique traditionnelle et populaire. Il se tourne vers le pôle opposé (Odes et Poèmes en prose). Il traverse alors aussi grave une grande crise sentimentale (rupture avec le sculpteur Emilio Aladrén, 1906-1944) qu’il ne surmontera qu’un an plus tard en partant aux États-Unis et à Cuba.

Jorge Zalamea.

Lettre de Federico García Lorca à Jorge Zalamea
[Grenade, automne 1928]

gallo

Mon cher Jorge :

Enfin j’ai reçu ta lettre. Je t’en avais écrit une, que j’ai déchirée.
Tu as dû passer un mauvais été. Heureusement voici qu’on entre dans l’automne qui me rend la vie. Moi aussi j’ai été très malheureux. Très. Il faut avoir la somme de joie que Dieu m’a donnée pour ne pas succomber sous la foule de conflits qui m’ont assailli dernièrement. Mais Dieu ne m’abandonne jamais. J’ai beaucoup travaillé et je continue. Après avoir construit mes Odes, où je mets tant d’ardeur, je boucle ce cycle de poésie pour faire autre chose ensuite. En ce moment, j’écris une poésie à S’OUVRIR LES VEINES, une poésie ÉVADÉE de la réalité, empreinte d’une émotion où se reflète mon amour – et ma dérision – des choses. Amour de la mort. Amour. Mon coeur. C’est ainsi.
Toute la journée j’ai une activité poétique d’usine. Après quoi je me jette dans l’humain, dans l’andalou pur, dans la bacchanale de chair et de rire. L’Andalousie est incroyable. Orient sans venin. Occident sans action. Chaque jour m’apporte de nouvelles surprises. La belle chair du Sud te remercie après que tu l’as piétinée.
Malgré tout, je ne suis pas bien, je ne suis pas heureux. Aujourd’hui il fait à Grenade un jour gris de PREMIERE QUALITÉ. De la propriété de San Vicente (ma mère s’appelle Vicenta) où j’habite, parmi des figuiers magnifiques et d’immenses noyers vigoureux, je vois le plus beau panorama de montagnes d’Europe pour la transparence de l’air.
Comme tu le vois, mon cher ami, je t’écris sur le papier de gallo, parce que nous allons relancer la revue ; nous sommes en train de composer le troisième numéro.
Je crois qu’il sera très bien.
Au revoir, cher Jorge. Reçois une affectueuse accolade de
FEDERICO

Sois joyeux ! C’est une nécessité, un devoir que d’être joyeux. Je te le dis, moi qui traverse une des périodes les plus tristes et les plus pénibles de ma vie.
Écris-moi.

Carta de Federico García Lorca a Jorge Zalamea

[Granada, septiembre 1928]

gallo

Mi querido Jorge:

Por fin he recibido tu carta. Ya te había escrito una y la he roto.
Has debido pasar un mal verano. Ya afortunadamente entra el otoño, que me da la vida. Yo también lo he pasado muy mal. Muy mal. Se necesita tener la cantidad de alegría que Dios me ha dado para no sucumbir ante la cantidad de conflictos que me han asaltado últimamente. Pero Dios no me abandona nunca. He trabajado mucho y estoy trabajando. Después de construir mis Odas, en las que tengo tanta ilusión, cierro este ciclo de poesía para hacer otra cosa. Ahora hago una poesía de abrirse las venas, una poesía evadida ya de la realidad con una emoción donde se refleja todo mi amor por las cosas y mi guasa por las cosas. Amor de morir y burla de morir. Amor. Mi corazón. Así es.
Todo el día tengo una actividad poética de fábrica. Y luego me lanzo a lo del hombre, a lo del andaluz puro, a la bacanal de carne y de risa. Andalucía es increíble. Oriente sin veneno, Occidente sin acción. Todos los días llevo sorpresas nuevas. La bella carne del Sur te da las gracias después de haberla pisoteado.
A pesar de todo, yo no estoy bien, ni soy feliz. Hoy hace un día gris en Granada de primera calidad. Desde la Huerta de San Vicente (mi madre se llama Vicenta) donde vivo, entre magníficas higueras y nogales corpulentos, veo el panorama de sierras más bello (por el aire) de Europa.
Como ves, mi querido amigo, te escribo en el papel de gallo, porque ahora hemos reanudado la revista y estamos componiendo el tercer número.
Creo que será precioso.
Adiós, Jorge. Recibe un abrazo cariñoso de

Federico

¡Que estés alegre! Hay necesidad de ser alegre, el deber de ser alegre. Te lo digo yo, que estoy pasando uno de los momentos más tristes y desagradables de mi vida.
Escríbeme.

Le sculpteur Emilio Aladrén se mit au service du régime franquiste.

Anna Akhmatova – Philip Roth – Edna O’Brien

Portrait d’Anna Akhmatova (Natan Altman 1889-1970). 1914. Saint-Petersbourg, Musée russe.

Bien qu’elle fût censurée, traquée, persécutée par le régime soviétique, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.

J’ai pensé à un passage de l’entretien entre Philip Roth et la grande écrivaine irlandaise Edna O’Brien, décédée le 25 juillet 2024 à Londres. On peut trouver ce texte dans Parlons travail (Shop talk. A writer and his colleagues and their work, 2001). Gallimard, 2004.

” ROTH : La plupart des écrivains américains que je connais éprouveraient un grand désarroi à l’idée de vivre hors du pays qui est leur sujet, la source de leur langue et de leurs obsessions. Bien des écrivains d’Europe de l’Est sont demeurés derrière le rideau de fer malgré les rigueurs du totalitarisme parce qu’elles leur semblaient préférables, à tout prendre, aux dangers de l’exil. Et si l’on cherche de parfaits exemples d’écrivains ayant voulu rester à portée de voix du milieu de leur enfance, j’en vois deux, américains, l’un comme l’autre, et piliers de la littérature américaine du XXe siècle : Faulkner, revenu s’établir dans le Mississipi après une brève période à l’étranger, et Bellow, qui, à l’issue de ses tribulations, est revenu vivre et enseigner à Chicago. A contrario, il est bien connu que ni Beckett ni Joyce n’ont eu envie ou besoin de se baser en Irlande une fois qu’ils ont commencé d’exploiter leur héritage irlandais. mais vous, qui avez quitté l’Irlande toute jeune femme pour faire votre vie à Londres, ne vous en a-t-il rien coûté en tant qu’écrivain ? N’y a-t-il pas une autre Irlande que celle de votre jeunesse dont vous auriez pu tirer matière ?

O’BRIEN : S’établir quelque part et situer ce qu’on écrit, c’est une force pour l’écrivain et un panneau indicateur pour le lecteur. mais quand on trouve ses racines trop menaçantes, trop envahissantes, alors il faut partir. Joyce a dit que l’Irlande est une truie qui dévore ses petits. il entendait par là que le pays attaquait sauvagement ses écrivains. Ce n’est pas par hasard que nos deux auteurs les plus illustres, lui-même et Beckett, sont partis une fois pour toutes, même s’il n’ont jamais perdu la spécificité de leur conscience irlandaise. Pour ma part, je crois que si j’étais restée, je n’aurais jamais écrit une seule ligne. On m’aurait surveillée, et pire encore, jugée ; j’aurais perdu cette faculté précieuse qui a nom liberté. Les écrivains sont toujours en cavale, et moi j’avais bien des choses à mes trousses. Oui, je me suis dépouillée, et je suis sûre que j’y ai perdu quelque chose, une continuité, un contact au jour le jour avec la réalité. Cependant, au contraire des écrivains d’Europe de l’Est, moi j’ai l’avantage de pouvoir revenir. Ce doit être terrible pour eux, cette irréversibilité, ce bannissement absolu, comme celui d’une âme dont le paradis se refuse. “

(Publié initialement dans la New York Times Book Review en 1984).

Edna O’Brien – Philip Roth.

Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue.

Belle exposition au Musée Zadkine (100 bis, rue d’Assas 75006 Paris) :
Modigliani / Zadkine Une amitié interrompue. (14 novembre 2024 – 30 mars 2025)

Cette exposition s’intéresse à l’amitié artistique qui unit le sculpteur Ossip Zadkine (1888-1967) au peintre Amedeo Modigliani (1884-1920).

Tête de femme. (Amedeo Modigliani). 1911-1913. Calcaire. Paris, Centre Pompidou.

” À travers près de 90 œuvres, peintures, dessins, sculptures mais également documents et photographies d’époque, elle propose de suivre les parcours croisés de Modigliani et Zadkine, dans le contexte mouvementé et fécond du Montparnasse des années 1910 à 1920. Bénéficiant de prêts exceptionnels de grandes institutions – le Centre Pompidou, le musée de l’Orangerie, les musées de Milan, Rouen et Dijon – ainsi que de prêteurs privés, le parcours fait se confronter, comme au temps de leurs débuts artistiques, deux artistes majeurs des avant-gardes, et permet de renouer les fils d’une amitié interrompue. »

Modigliani est arrivé à Paris en 1906, Zadkine en 1909. Ce dernier rencontre le peintre italien en 1913. Leur rencontre se fait sous le signe de la sculpture. Modigliani s’adonne à elle depuis sa rencontre avec Constantin Brâncuși (1876-1957) en 1909. Il l’abandonne vers 1914 du fait notamment de ses problèmes pulmonaires.

La guerre met un terme à l’amitié entre Modigliani et Zadkine. Lors de la mobilisation d’août 1914, le premier veut s’engager, mais sa mauvaise santé empêche son incorporation. Le second participe au sein de la Légion étrangère à la guerre en 1916 et 1917. Il est affecté à une ambulance russe en Champagne.  Il est gazé à la fin du mois de novembre, puis évacué et hospitalisé. Il est réformé en octobre 1917. Tous deux se croisent à nouveau brièvement vers 1918. Modigliani meurt prématurément d’une méningite tuberculeuse le 24 janvier 1920. Rapidement, il devient un mythe. Il incarne l’artiste maudit des années folles, abîmé par l’alcool, la drogue et les liaisons orageuses pour noyer son mal-être et son infortune.

Ossip Zadkine lui aura une longue et fructueuse carrière de sculpteur jusqu’à sa mort à Neuilly-sur-Seine le 25 novembre 1967.

Tête d’homme (Ossip Zadkine ). 1918. Pierre. Paris, Musée Zadkine.

Dans l’atelier de Zadkine, à la fin de l’exposition, mon attention a été attirée par l’évocation d’Anna Akhmatova (Odessa, 1889 – Moscou) (nom de naissance : Anna Andreïevna Gorenko .

” Issue d’une famille de lettrés de Tsarkoïe Selo (actuelle ville de Pouchkine) où elle apprend le français, Anna Andreïevna Gorenko écrit des poèmes depuis l’enfance. Toutefois, son père craignant pour la réputation de la famille, elle est obligée de publier sous le pseudonyme d’Anna « Akhmatova ». Elle commence en parallèle des études de droit à Kiev, et y rencontre le poète russe Nikolaï Goumilev, qu’elle épouse en 1910. Le jeune couple part célébrer ses noces à Paris, mais Nikolaï, avide de voyages, délaisse rapidement Anna pour l’Afrique. La poétesse en profite pour voyager seule dans le nord de l’Italie et à Paris.
C’est à cette occasion qu’elle rencontre Amadeo Modigliani. Ils partagent leur amour mutuel pour Baudelaire ou encore Mallarmé, et visitent ensemble le Louvre. Le peintre est fasciné, si bien qu’il la portraiture seize fois – malheureusement un seul de ces portraits fut rescapé de la révolution bolchévique. Modigliani réalise aussi quelques dessins d’elle, de mémoire après son départ pour Saint-Petersbourg. Anna Akhmatova y fonde en 1912 le mouvement de l’Acméisme avec Goumilev rentré de voyage et Ossip Mandelstam. Il s’agit d’un courant littéraire qui rompt avec le symbolisme et recherche davantage de concision dans la langue. Elle publie la même année son premier recueil, Le Soir, grand succès qui inspira d’autres femmes à écrire de la poésie. (1) En 1918, elle divorce de Goumilev et rejoint l’historien et critique d’art Nikolaï Pounine avec qui elle vit jusqu’en 1938.
Dès 1922, et ce pendant trente ans, son œuvre est interdite de publication par le régime bolchévique qui l’accuse d’incarner la « littérature de la noblesse et des propriétaires fonciers », mais se oeuvres continuent de circuler illégalement. Malgré la terreur stalinienne et la perte de nombreux proches dont Goumilev et Pounine, Anna Akhmatova refusa toujours d’émigrer, ce qu’elle considérait comme de la trahison envers sa culture.
Á la mort de Staline, son œuvre est lentement réhabilité, jusqu’à être nommée deux fois pour le Prix Nobel de littérature en 1965 et 1966. C’est aussi à cette période qu’elle rédige ses mémoires, et y relate sa rencontre avec Modigliani. “

(1) Elle aurait ainsi déclaré : « J’ai appris à nos femmes comment parler, mais je ne sais comment les faire taire. »

Anna Akhmatova (Amedeo Modigliani), 1911.

Jusepe de Ribera

Ribera Ténèbres et lumière. Paris, Petit Palais. Du 5 novembre 2024 au 23 février 2025.

« Le Petit Palais présente la première rétrospective française jamais consacrée à Jusepe de Ribera (1591-1652), peintre d’origine espagnole qui fit toute sa carrière en Italie, qualifié comme l’héritier terrible du Caravage.

Pour Ribera, toute peinture – qu’il s’agisse d’un mendiant, d’un philosophe ou d’une Pietà – procède de la réalité, qu’il transpose dans son propre langage. La gestuelle est théâtrale, les coloris noirs ou flamboyants, le réalisme cru et le clair-obscur dramatique. Avec une même acuité, il traduit la dignité du quotidien aussi bien que des scènes de torture bouleversantes. Ce ténébrisme extrême lui valut au XIXe siècle une immense notoriété, de Baudelaire à Manet.

Avec plus d’une centaine de peintures, dessins et estampes venus du monde entier, l’exposition retrace pour la première fois l’ensemble de la carrière de Ribera : les intenses années romaines, redécouvertes depuis peu, et l’ambitieuse période napolitaine, à l’origine d’une ascension fulgurante. Il en ressort une évidence : Ribera s’impose comme l’un des interprètes les plus précoces et les plus audacieux de la révolution caravagesque, et au-delà comme l’un des principaux artistes de l’âge baroque. »

On sait que le peintre, fils de cordonnier, est né à Xátiva (Játiva), près de Valence, le 12 janvier 1591. On le surnomme lo Spagnoletto (« l’Espagnolet ») à cause de sa petite taille. On ne sait rien de sa formation. Il a dû arriver à Rome vers 1605-1606. Il séjourne quelques mois à Parme en 1611, puis à Rome en 1613. Il voit la peinture de Guido Reni, d’Annibale Carracci et surtout du Caravage.

Il s’installe définitivement à Naples au cours de l’été 1616 et épouse la même année Caterina Azzolino, fille d’un peintre renommé, Bernardino Azzolino. Il reçoit le soutien du duc d’Osuna (Pedro Téllez-Girón y Velasco) (1574-1624), vice-roi du royaume de Naples de 1616 à 1620, puis de ses successeurs.

On peut dire qu’il n’a jamais connu Le Caravage. Quand celui-ci s’est enfui après l’assassinat de Ranuccio Tomassoni le 28 mai 1606, Rivera avait tout juste 15 ans. Le Caravage allait mourir 4 ans plus tard le 18 juillet 1610 à Porto Ercole. Pourtant l’influence de celui-ci sur Ribera est très grande.

Allégorie de l’odorat. Vers 1615-16. Madrid, Collection Abelló.

Il acquiert une grande réputation en Italie, mais aussi en Espagne. Il peut rencontrer de nombreux artistes de passage, notamment Diego Velázquez qui lui achète plusieurs toiles pour le roi d’Espagne Philippe IV en 1629, puis, à nouveau en 1649, pour le palais de l’Escurial.

Il est mort à Naples le 2 septembre 1652. C’est aussi un grand dessinateur et un grand graveur.

Le Musée du Prado à Madrid prévoit de mieux mettre en valeur à partir du printemps 2025 les dessins et gravures qu’il possède.

https://elpais.com/cultura/2024-11-15/los-secretos-del-museo-del-prado-no-se-acaban-nunca.html

Vieja usurera. 1638. Madrid, Museo del Prado.

En France, sa peinture est très appréciée au XIXe siècle par Manet, Baudelaire et Théophile Gautier… ” C’est une furie de pinceau, une sauvagerie de touche, une ébriété de sang dont on n’ a pas idée. ” (Théophile Gautier, Collection de tableaux espagnols. La Presse 24 septembre 1837).

Ribeira (Théophile Gautier)

Il est des cœurs épris du triste amour du laid.
Tu fus un de ceux-là, peintre à la rude brosse
Que Naples a salué du nom d’Espagnolet.

Rien ne put amollir ton âpreté féroce,
Et le splendide azur du ciel italien
N’a laissé nul reflet dans ta peinture atroce.

Chez toi, l’on voit toujours le noir Valencien,
Paysan hasardeux, mendiant équivoque,
More que le baptême à peine a fait chrétien.

Comme un autre le beau, tu cherches ce qui choque :
Les martyrs, les bourreaux, les gitanos, les gueux
Étalant un ulcère à côté d’une loque ;

Les vieux au chef branlant, au cuir jaune et rugueux,
Versant sur quelque Bible un flot de barbe grise,
Voilà ce qui convient à ton pinceau fougueux.

Tu ne dédaignes rien de ce que l’on méprise ;
Nul haillon, Ribeira, par toi n’est rebuté :
Le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise !

Et tu sais revêtir d’une étrange beauté
Ces trois monstres abjects, effroi de l’art antique,
La Douleur, la Misère et la Caducité.

Pour toi, pas d’Apollon, pas de Vénus pudique ;
Tu n’admets pas un seul de ces beaux rêves blancs
Taillés dans le paros ou dans le pentélique.

Il te faut des sujets sombres et violents
Où l’ange des douleurs vide ses noirs calices,
Où la hache s’émousse aux billots ruisselants.

Tu sembles enivré par le vin des supplices,
Comme un César romain dans sa pourpre insulté,
Ou comme un victimaire après vingt sacrifices.

Avec quelle furie et quelle volupté
Tu retournes la peau du martyr qu’on écorche,
Pour nous en faire voir l’envers ensanglanté !

Aux pieds des patients comme tu mets la torche !
Dans le flanc de Caton comme tu fais crier
La plaie, affreuse bouche ouverte comme un porche !

D’où te vient, Ribeira, cet instinct meurtrier ?
Quelle dent t’a mordu, qui te donne la rage,
Pour tordre ainsi l’espèce humaine et la broyer ?

Que t’a donc fait le monde, et, dans tout ce carnage,
Quel ennemi secret de tes coups poursuis-tu ?
Pour tant de sang versé quel était donc l’outrage ?

Ce martyr, c’est le corps d’un rival abattu ;
Et ce n’est pas toujours au cœur de Prométhée
Que fouille l’aigle fauve avec son bec pointu.

De quelle ambition du ciel précipitée,
De quel espoir traîné par des coursiers sans frein,
Ton âme de démon était-elle agitée ?

Qu’avais-tu donc perdu pour être si chagrin ?
De quels amours tournés se composaient tes haines,
Et qui jalousais-tu, toi, peintre souverain ?

Les plus grands cœurs, hélas ! ont les plus grandes peines ;
Dans la coupe profonde il tient plus de douleurs ;
Le ciel se venge ainsi sur les gloires humaines.

Un jour, las de l’horrible et des noires couleurs,
Tu voulus peindre aussi des corps blancs comme neige,
Des anges souriants, des oiseaux et des fleurs,

Des nymphes dans les bois que le satyre assiège,
Des amours endormis sur un sein frémissant,
Et tous ces frais motifs chers au moelleux Corrège ;

Mais tu ne sus trouver que du rouge de sang,
Et quand du haut des cieux apportant l’auréole,
Sur le front de tes saints l’ange de Dieu descend,

En détournant les yeux, il la pose et s’envole !

España, 1845.

Paul Verlaine

Monument à Paul Verlaine, 1911. Paris, Jardin du Luxembourg. (Auguste de Niederhausern , dit Rodo de Niederhausern 1863-1913).

Chanson d’automne

Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon coeur
D’une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l’heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;

Et je m’en vais
Au vent mauvais
Qui m’emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

Poèmes saturniens, 1866.

J. m’ a rappelé hier ce poème si connu. Il a été chanté par Charles Trenet, Georges Brassens, Léo Ferré et d’autres. Il traîne dans ma tête ce matin.

” Sa première strophe, légèrement altérée, a été utilisée par Radio Londres au début du mois de juin 1944 pour ordonner aux saboteurs ferroviaires du réseau VENTRILOQUIST de Philippe de Vomécourt, agent français du Special Operations Executive, de faire sauter leurs objectifs. Il s’agissait d’un message parmi les 354 qui furent alors adressés aux différents réseaux du SOE en France. Ces vers de Verlaine étaient destinés à VENTRILOQUIST uniquement, chaque réseau ayant reçu des messages spécifiques.

Le 1er juin, « Les sanglots longs des violons d’automne » indique aux saboteurs membres du réseau de se tenir prêts. Le 5 juin, à 21 h 15, sont envoyées les deuxièmes parties des messages, ordonnant le passage à l’acte : pour VENTRILOQUIST, il s’agit de « Bercent mon cœur d’une langueur monotone ». Il est à noter que les deux messages reçus par VENTRILOQUIST diffèrent du texte de Verlaine, qui écrit « de l’automne » et « blessent » (Radio Londres aurait remplacé « blessent » par « bercent » sous l’influence de la version mise en musique et chantée par Charles Trenet en 1941).

Une légende tenace, popularisée dans les années 1960 par le journaliste Cornelius Ryan, présente ce message en deux parties comme l’annonce qui aurait été faite à l’ensemble de la Résistance française que le débarquement de Normandie aurait lieu dans les heures suivantes. En référence à cette légende, les deux premières strophes du poème de Verlaine sont présentes sur l’avers de la pièce de 2 euros commémorative française émise en 2014 à l’occasion de la célébration du 70e anniversaire du débarquement de Normandie le 6 juin 1944. ” (Wikipédia)

Premier recueil poétique de Paul Verlaine publié à compte d’auteur en 1866 chez l’éditeur Alphonse Lemerre.

Valencia en el corazón (Manuel Vicent)

Merci Manuel Vicent.

Manuel Vicent (Luis Lonjedo).

“Como todos los años, al iniciarse el otoño, la gente del Mediterráneo sabe que un día se abrirán las compuertas del cielo, comenzará a llover con una fuerza inaudita y se llevará por delante todo lo que encuentre a su paso. La furia de la riada buscará el mismo camino hasta el mar que había seguido durante miles de años sin hallar otros obstáculos que los de la propia naturaleza. Pero a lo largo del tiempo los cauces que eran de su exclusiva propiedad se fueron cegando debido a que el desarrollo económico le disputó su territorio, hasta el punto que en la servidumbre de paso del agua se han levantado pueblos, fábricas, autopistas e interpuesto millones de automóviles. Se trata de un desafío entre los hombres y la naturaleza. Está claro que contra la naturaleza no se puede. La tierra, el aire, el fuego y el agua son los cuatro elementos, que según Aristóteles, conforman la materia que te salva o te mata de forma irracional, pero también a veces según uno se comporte con ella. La tierra que te da de comer con sus frutos, puede aplastarte con un terremoto; el aire con esa brisa tan agradable que respiras puede convertirse en un huracán devastador, el fuego que arde en la chimenea es capaz de incendiar los bosques y el agua que bebes puede llevarse por delante tu vida con todos tus enseres. Los científicos habían advertido con suficiente antelación de la tragedia que se avecinaba alrededor de Valencia y no se equivocaron; sin duda algunos políticos no han estado a la altura de este cataclismo, pero si algún miserable trata de sacar partido de esta desgracia echando la culpa al adversario será como uno más que aprovecha el caos para realizar un pillaje en un supermercado. En medio de la desolación es el momento de la solidaridad y del arrojo ante el infortunio. Con muchas lágrimas los muertos serán enterrados, con el tiempo esta tragedia de Valencia será olvidada, y por nuestra parte seguiremos jugando a desafiar a la naturaleza, como siempre, sin haber aprendido nada.” (El País, 3 novembre 2024)

Valencia. La Pasarela de la Solidaridad (Reuters).