Relecture de Julien Gracq après l’exposition à la BnF : Le Roi Cophetua in La Presqu’île, 1970. J’ai emprunté à la médiathèque le DVD Rendez-vous à Bray d’André Delvaux, film sorti en 1971 que je veux revoir. 90′. Photographie : Ghislain Cloquet. Distribution : Anna Karina, Bulle Ogier, Mathieu Carrière, Roger Van Hool, Martine Sarcey, Pierre Vernier, Bobby Lapointe, Jean Bouise, Nella Bielski…Prix Louis-Delluc 1971.
« La mala noche… Le mot me traversa l’esprit et y fit tout à coup un sillage éveillé. Dans la pénombre vacillante des bougies, les images y glissaient sans résistance ; brusquement le souvenir de la gravure de Goya se referma sur moi. Sur le fond opaque, couleur de mine de plomb, de la nuit de tempête qui les apporte, on y voit deux femmes : une forme noire, une forme blanche. Que se passe-t-il sur cette lande perdue, au fond de cette nuit sans lune : sabbat – enlèvement – infanticide ? Tout le côté clandestin, litigieux, du rendez-vous de nuit s’embusque dans les lourdes jupes ballonnées de voleuses d’enfants de la silhouette noire, dans son visage ombré, mongol et clos, aux lourdes paupières obliques. Mais la lumière de chaux vive qui découpe sur la nuit la silhouette blanche, le vent fou qui retrousse jusqu’aux reins le jupon clair sur des jambes parfaites, qui fait claquer le voile comme un drapeau et dessine en les encapuchonnant les contours d’une épaule, d’une tête charmante, sont tout entiers ceux du désir. Le visage enfoui, tourné du côté de la nuit, regarde quelque chose qu’on ne voit pas ; la posture est celle indifféremment de l’effroi, de la fascination ou de la stupeur. Il y a l’anonymat sauvage du désir, et il y a quelque tentation pire dans cette silhouette troussée et flagellée, où triomphe on ne sait quelle élégance perdue, dans ce vent brutal qui plaque la voile sur les yeux et la bouche et dénude les cuisses. » (Le Roi Cophetua in La Presqu’île. Julien Gracq, Oeuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard. 1995. Pages 504 et 505.)
Notice Wikipédia :
L’eau-forte Mala Noche est une gravure de la série Los Caprichos (1799) de Francisco de Goya. Elle porte le numéro 36 dans la série des 80 gravures.
Interprétations
Il existe divers manuscrits contemporains qui expliquent les planches des Caprichos. Celui qui se trouve au Musée du Prado est considéré comme un autographe de Goya, mais semble plutôt chercher à dissimuler et à trouver un sens moralisateur qui masque le sens plus risqué pour l’auteur. Deux autres, celui qui appartient à Ayala et celui qui se trouve à la Bibliothèque nationale, soulignent la signification plus décapante des planches.
Explication de cette gravure dans le manuscrit du Musée du Prado : A estos trabajos se exponen las niñas pindongas, que no se quieren estar en casa. (A de tels déboires s’exposent les jeunes filles qui traînent dans les rues et qui ne veulent pas rester à la maison.)
Manuscrit de Ayala : Malo anda el negocio, cuando el viento y no el dinero levanta las sayas a las buenas mozas. (Le commerce marche mal quand c’est le vent et non l’argent qui lève les jupes des bonnes jeunes filles).
Manuscrit de la Bibliothèque nationale : Noche de viento recio, mala para las putas. (Nuit de vent impétueux, mauvais pour les putes).
L’estampe, qui provient de l’Album B, mesure 214 × 152 mm sur une feuille de papier de 306 × 201 mm. Goya a utilisé l’eau-forte et l’aquatinte.
Le second dessin préparatoire (1796-1797) est à la plume et à l’encre de noix de galle. En haut, il porte au crayon l’inscription 22. En bas, on trouve l’inscription : Viento / Si ay culpa en la escena la tiene / el trage (Vent. S’il y a un responsable pour la scène, c’est/le vêtement). À gauche de cette inscription, à la plume : XXXVI. Le second dessin préparatoire mesure 240 × 165 mm.
La description que le narrateur dans la nouvelle de Julien Gracq donne de la gravure est fidèle, mais son interprétation des personnages et de leurs attitudes renvoie au coeur du récit et en augmente l’ambiguïté. Jean-Louis Leutrat dans un article du Cahier de L’Herne (La Reine au jardin, L’Herne, 1972 ; réédition Le Livre de poche, page 376) suit la présence de la femme blanche dans l’oeuvre de l’auteur du Rivage des Syrtes. ” La scène de l’attente et de la rencontre d’une femme (vêtue de blanc) gouverne l’imagination de J.Gracq. ” (page 363). Il signale que le blanc est la couleur de la sensualité.
Las cartas del Boom (Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez Mario Vargas Llosa) 2023. Edición de Carlos Aguirre, Gerald Martin, Javier Munguía y Augusto Wong Campos. Alfaguara, juin 2023. 568 pages.
En août 1968, Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez y Mario Vargas Llosa et d’autres intellectuels espagnols et latino-américains signent une lettre de protestation contre l’invasion de Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie.
Le Monde, 26 août 1968
Une protestation d’intellectuels espagnols et latino-américains de Paris
Des Intellectuels espagnols et latino – américains résidant à Paris ont adressé à l’Union des écrivains de l’U.R.S.S. un message dont nous extrayons le passage suivant : ” Les soussignés, écrivains et intellectuels espagnols et latino-américains, dont la position démocratique et anti – impérialiste est bien connue, condamnent énergiquement l’agression militaire du gouvernement soviétique et ses alliés du pacte de Varsovie contre le peuple et le gouvernement socialistes de Tchécoslovaquie.
” Ils considèrent cette intervention comme contraire aux principes de la morale internationale, au droit d’autodétermination des peuples, dans la mesure où elle renforce la position américaine au Vietnam, éloigne les espoirs d’un socialisme authentiquement démocratique et sème la division dans le camp des forces progressistes. (…) “
Le texte est signé par : Carlos Barrai, José Maria Castellet, Alfonso Carlos Comin, Julio Cortazar, Francisco Fernandez Santos, Carlos Fuentes, Juan Garcia Hortellano, Gabriel Garcia Marquez, Jaime Gil de Biedma, Angel Gonzalez, Juan Goytisolo, Luis Goytisolo, Jesus Lopez Pacheco, Ana Maria Matute, Jorge Semprun, José Angel Valente, Mario Vargas Llosa.
En décembre 1968, Carlos Fuentes, Julio Cortázar et Gabriel García Márquez voyagent ensemble à Prague à l’invitation de l’Union des écrivains tchécoslovaques. Trois livres de Cortázar (El perseguidor y otros relatos, Rayuela, Historias de cronopios y de famas ) ainsi que deux romans de Fuentes (La región más transparente, La muerte de Artemio Cruz) ont déjà été traduits en tchèque. L’édition de Cien años de soledad de García Márquez est en préparation. La revue Listy, dirigée alors par Antonin Liehm (volume 2, n°6), publie le 13 février 1969 un entretien entre les trois écrivains et Petr Pujman : Literatura en América Latina Julio Cortázar Carlos Fuentes, et Gabriel García Márquez. (pages 479-484)
Carlos Fuentes El otro K. Prólogo de La vida está en otra parte (Barcelona, Seix Barral, 1979) y Vuelta (México, n°28, marzo de 1979)
« En diciembre de 1968, tres latinoamericanos friolentos descendimos de un tren en la terminal de Praga. Entre París y Múnich, Cortázar, García Márquez y yo habíamos hablado mucho de literatura policial y consumido cantidades heroicas de cerveza y salchicha. Al acercarnos a Praga, un silencio espectral nos invitó a compartirlo (…) Kundera nos dio cita en un baño de sauna a orillas del río para contarnos lo que había pasado en Praga. Parece que era uno de los pocos lugares sin orejas en los muros. »
Milan Kundera, né le 1er avril 1929 à Brno (Moravie, alors en République tchécoslovaque), est mort à Paris le 11 juillet 2023. Il avait 94 ans. Je lisais régulièrement ses livres.
Il avait écrit dans Le Monde en 2007 une critique louangeuse du roman de Willem Frederik Hermans La chambre noire de Damoclès, publié en 1958 et traduit chez Gallimard en 2006.
J’ai emprunté un peu par hasard à la médiathèque La maison préservée (1952), traduit chez Gallimard en 2023.
Willem Frederik Hermans est né le 1 septembre 1921 à Amsterdam. Il appartient à la génération des « vijtifers » (ceux des années 50), ces jeunes auteurs néerlandais en révolte contre la prose et la poésie trop traditionnelles de écrivains des années 30, identifiés à la revue littéraire Forum. Il était caustique et pessimiste. Il dénonçait dans ses romans l’étroitesse de la vie intellectuelle des Pays-Bas. Titulaire d’un doctorat de géographie physique (1955), il fut professeur à l’université de Groningue. Il se brouilla avec ses collègues en évoquant de manière satirique la vie universitaire dans Onder professoren (1975). En 1973, il quitta les Pays-Bas pour s’installer à Paris. Il déménagea ensuite en Belgique. Il se tenait éloigné de la scène médiatique de son pays et repoussait tous les prix littéraires, sauf en 1977 celui de la littérature néerlandaise. Il critiquait les écrivains anglais, allemands et français qu’il appelait les ” Goliaths ” car ils prêtaient peu d’attention aux littératures des petits pays européens. Il se plaignait aussi des traducteurs. Après la première publication de La Chambre noire de Damoclès (Seuil, 1962), il refusa désormais d’autoriser la traduction en français de ses autres ouvrages. Il fit de même pour les traductions de ses livres en allemand. Il appréciait l’Afrique du Sud et eut des démêlés avec les autorités des Pays-Bas qui lui reprochèrent de passer outre aux consignes de boycottage du régime d’apartheid. Il est mort le 27 avril 1995 à Utrecht.
Traductions en français La Chambre noire de Damoclès. Paris, Gallimard, collection Du monde entier, 2006, 484 p. Ne plus jamais dormir, Paris, Gallimard, collection Du monde entier, 2009, 384 p. La maison préservée, Paris, Gallimard, collection Du monde entier, 2023, 80 p.
Les trois livres ont été traduits par Daniel Cunin.
Willie Frederik Hermans Mention postérieure 1971 à La chambre noire de Damoclès. 1958. Gallimard, 2006.
« Je puis le chercher s’il n’est pas là, mais je ne puis le prendre s’il n’est pas là. On serait tenté de dire : « Il faut alors qu’il soit aussi présent au moment que je le cherche. » – Il faut alors qu’il soit présent même si je ne le trouve pas, et même s’il n’existe absolument pas. » (Ludwig Wittgenstein)
Le Monde, 25 janvier 2007
La poésie noire et l’ambiguïté (Milan Kundera)
L’histoire telle qu’elle est gardée dans la mémoire collective ressemble peu à ce que les gens ont vraiment vécu. A leur insu, ils finissent toujours par conformer leur souvenir du passé à ce qu’on en dit dans le présent. Puis, un jour, un romancier (un vrai romancier) redécouvre la vie concrète d’une période historique apparemment connue et tout apparaît différent. Cette divergence a toujours quelque chose de choquant. C’est pourquoi les grands romans situés pendant la dernière guerre d’Europe (et les jours qui l’ont suivie) ont été d’abord plutôt mal vus. Je pense à La Peau de Malaparte. Ou bien au Tworki de Marek Bienczyk sur lequel j’ai écrit ici même (Denoël, 2006). Et aujourd’hui à La Chambre noire de Damoclès, de Willem Frederik Hermans (Gallimard, “Du monde entier”, 484 p., 25 €). Je sais, vous n’en avez jamais entendu parler. Je serais d’ailleurs aussi ignorant que vous, si un ami néerlandais ne m’avait pas parlé de ce grand roman inconnu en me signalant qu’il a été édité chez Gallimard au printemps de 2006. Comment est-il possible que je n’en aie rien su ? La réponse est simple : dans toute la presse française, le livre n’a suscité alors aucun, mais aucun écho ; pas une seule ligne.
Je me plonge dans ce roman, d’abord intimidé par sa longueur, ensuite étonné de l’avoir lu d’un seul trait. Car ce roman est un thriller, un long enchaînement d’actions où le suspens ne fléchit pas. Les événements (qui se passent pendant la guerre et l’année suivante) sont décrits d’une façon exacte et sèche, détaillée mais rapide, ils sont terriblement réels et pourtant à la limite du vraisemblable. Cette esthétique m’a captivé ; un roman épris du réel et en même temps fasciné par l’improbable et l’étrange. Cela résulte-t-il de l’essence de la guerre qui nécessairement est riche en inattendu, en exorbitant, ou est-ce le signe de l’intention esthétique désirant sortir de l’ordinaire et toucher, pour reprendre le mot cher aux surréalistes, le merveilleux (“le réel merveilleux”, comme aurait dit Alejo Carpentier) ?
Cette unité du réel et du fantastique (où l’improbable n’est jamais impossible, où le réel n’est jamais ordinaire) est fondée sur le personnage principal, Osewoudt, un jeune homme qui fut un “prématuré de deux mois” que “sa mère a lâché dans le pot de chambre en même temps que ses selles”. Imberbe pour toujours, petit, ratant d’un demi-centimètre l’aptitude au service militaire, il fréquente un club de judo et refuse de renoncer à une vie virile. Dans les premiers jours de l’occupation allemande, il rencontre Dorbeck, un autre jeune homme qui a l’air d’être son sosie, sauf qu’il est d’une perfection sans faille (“Tu lui ressembles comme un pudding loupé ressemble à un puding réussi”, dit à Osewoudt sa très laide épouse). Subjugué par son double, Osewoudt se laisse engager par lui dans la Résistance. Fidèlement, il exécutera les ordres qui lui arrivent par téléphone, par la poste, par des envoyés inconnus ou, très rarement, que Dorbeck lui communique lui-même pendant leurs brèves rencontres.
La perspective est ainsi donnée : toute l’action est vue par les yeux d’un homme qui ne peut saisir la logique et les raisons de ce qu’il est obligé de faire, qui entre en contact avec des gens qui lui sont recommandés, mais dont il ne sait rien. Au cours d’infinies réflexions muettes, il s’évertue à comprendre ce qui se passe et à calmer sa peur d’être pris au piège. Car comment distinguer un résistant d’un espion, comment être sûr qu’un ordre est authentique et non pas un faux ? Tout son combat est un voyage dans l’obscurité où le sens des choses s’embrume.
Et où tout est ambigu : les assassinats qu’on lui ordonne de faire sont cruels ; il les commet en tremblant des mains, en claquant des dents, mais sans remords. Car il ne doute pas qu’il est juste de faire ce qu’on lui a ordonné de faire. Sa bonne conscience ne repose pas sur des raisons politiques ou idéologiques mais sur une conviction toute simple : “Je suis contre les Allemands parce que ce sont nos ennemis. Ils nous ont envahis et je me bats pour me défendre.” Mais la belle clarté de cette attitude ne pouvait rien changer à une fatale ambiguïté morale des situations qu’il traverse, des actes qu’il accomplit.
Une poésie noire ne quitte à aucun moment le monde d’Hermans : pour liquider un collabo de la Gestapo dans une villa abandonnée, Osewoudt est obligé de tuer d’abord deux femmes tout innocentes (si le mot “innocent” a sa place dans l’univers d’Hermans), c’est-à-dire son épouse, et une dame qui arrive dans la villa afin d’emmener à Amsterdam un petit garçon, le fils du collabo. Osewoudt a réussi à tenir le petit à l’écart du massacre mais ensuite, pour protéger sa propre sécurité, il doit s’occuper de lui. Il le conduit à la gare, reste avec lui dans le train, puis dans les rues d’Amsterdam ; l’enfant gâté plastronne dans une futile et interminable conversation à laquelle Osewoudt ne peut que participer. Voilà un exemple de cette poésie noire : la rencontre du triple meurtre et du babil d’un enfant exhibitionniste.
L’armée américaine approche et Dorbeck apporte à Osewoudt (qui ne le reverra plus) un uniforme d’infirmière afin d’assurer sa sécurité au cours des derniers jours de la guerre. Dans ce déguisement, il attire l’attention d’un officier allemand qui se met à le draguer. L’Allemand est homosexuel et Osewoudt lui apparaît comme la première femme désirable de sa vie… Mais assez, assez, je ne veux pas vous raconter tout ce roman si riche, si improbablement riche. Je ne dirai plus que l’essentiel : quand la liberté, tant attendue, arrive aux Pays-Bas avec les chars américains, l’atmosphère sombre du roman noircit encore. Osewoudt est arrêté par les libérateurs. Leur police secrète découvre en lui un espion. Il se défend : les longues semaines qu’il a dû endurer dans une prison allemande ne parlent-elles pas pour lui ? Non, au contraire : les Allemands ont voulu ainsi le cacher et le protéger. Il rappelle les assassinats admirablement cruels qu’il a perpétrés. Ne sont-ils pas la meilleure preuve de son innocence ? Non, personne ne croit qu’il les ait commis. Pendant des mois d’infinis interrogatoires, il cherche quelqu’un qui témoignerait en sa faveur. Vainement. Tous les témoins sont morts. Et Dorbeck ? Le seul à pouvoir le sauver. Avec insistance, il se réclame de lui. Mais les enquêteurs ne connaissent même pas ce nom. La défense d’Osewoudt reste sans preuves. Il est vrai que ses accusateurs, eux aussi, manquent de preuves, mais les soupçons des vainqueurs, même sans preuves, se métamorphosent vite en vérités.
La fatale ambiguïté morale a englouti la vie d’Osewoudt. Car c’est ainsi : tant que dure la bataille, cette diabolique ambiguïté est invisible aux gens obnubilés par la passion, mais après, quand vient le temps des verdicts et des châtiments, elle empoisonnera la vie des nations pour de longues années, comme la fumée après l’incendie, une fumée intarissable. Et Osewoudt ? Comment a-t-il fini ? Mal. On l’a fusillé. Le livre refermé, j’aimerais bien en apprendre plus sur son auteur : quel était son itinéraire d’artiste ? Derrière sa poésie noire, y avait-il un penchant surréaliste ? Son anticonformisme avait-il des raisons politiques ? Et son rapport à sa patrie ? Etc. Je ne peux citer que quelques dates : né en 1921, il publie en 1958 La Chambre noire de Damoclès, quitte les Pays-Bas en 1973, vit vingt ans à Paris, qu’il abandonne pour la Belgique. Depuis sa mort, en 1995, les Néerlandais le célèbrent comme leur plus grand romancier moderne et, aujourd’hui, lentement, l’Europe commence à le connaître.
Je ne sais rien de plus sur lui. D’ailleurs, pour me réjouir de son roman, c’était inutile. Les oeuvres d’art sont talonnées par une meute agitée de commentaires, d’informations dont le tapage rend inaudible la propre voix d’un roman ou d’une poésie. J’ai refermé le livre d’Hermans avec un sentiment de gratitude envers mon ignorance ; elle m’a fait cadeau d’un silence grâce auquel j’ai écouté la voix de ce roman dans toute sa pureté, dans toute la beauté de l’inexpliqué, de l’inconnu.
Jour d’élections en Espagne. Un bel article de Manuel Vicent dans El País.
Dado al siete (Manuel Vicent)
En las elecciones generales que se celebran hoy, nos jugamos a los dados el pasado o el futuro de España. Si de ellas sale que volvemos a la Edad Media, yo, como la escritora Clarice Lispector, dejo registrado que estaré del lado de las brujas. También seré partidario de los alquimistas, de los quiromantes y saltimbanquis; de los canteros que labraban capiteles románicos con un trenzado de reptiles; de los juglares que recitaban versos provenzales al pie de la almena donde permanecía cautiva una princesa; de los monjes que copiaban la metafísica de Aristóteles en códices de vitela, pero no de los clérigos que azotaban la espalda desnuda de los fieles cantando a coro el dies irae. A estos los dejo para quienes hayan votado a la caverna. Si en estas elecciones la extrema derecha me manda al siglo XVI me gustaría conocer al Lazarillo de Tormes y a la Celestina, pero no a los fanáticos racistas que expulsaron de España a los judíos y a los mahometanos. Si las urnas me obligan a recular hasta el siglo XVII estaré a favor de los herejes y en contra de las hogueras, en el bando de Cervantes y de Góngora y no en el de Quevedo y Lope de Vega.
Si gana el Partido Popular e impone su ley y me manda al siglo XVIII seré un afrancesado, amigo de la ilustración, pero no de la España negra que gritaba ¡vivan las cadenas!, ni de la miseria, el odio y la injusticia que nos llevó a la guerra civil. Por el contrario, si en estas elecciones por un milagro la izquierda vota masivamente y gana el futuro, mi país será siempre ese en el que se premia la inteligencia, la solidaridad, la libertad de expresión y mi bandera la que se iza en el podio de todas las canchas del mundo cuando ganan nuestros deportistas, Nadal, Alcaraz, Jon Rham y gente así y no esa misma enseña que llevan algunos en la pulsera y en correa del perro. Mi apuesta: la séptima cara del dado.
Les larmes quelquefois montent aux yeux comme d’une source, elles sont la brume sur les lacs, un trouble du jour intérieur, une eau que la peine a salée.
La seule grâce à demander aux dieux lointains, aux dieux muets, aveugles, détournés, à ces fuyards, ne serait-elle pas que toute larme répandue sur le visage proche dans l’invisible terre fît germer un blé inépuisable ?
A la lumière d’hiver, Gallimard, 1977. NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 2014. Page 579.
On peut voir du 11 juillet au 3 septembre 2023 à la Bibliothèque nationale de France, site François Mitterrand (Galerie des donateurs), Paris XIII, l’exposition Julien Gracq, La forme d’une oeuvre. Entrée libre.
“J’ai envie d’être avec le lecteur comme avec quelqu’un à qui on pose la main sur l’épaule.” (Julien Gracq)
La BnF célèbre Julien Gracq, l’une des figures les plus marquantes de la littérature du XXe siècle, en exposant pour la première fois les manuscrits qu’il lui légua à sa mort en 2007. Témoignages émouvants de la fabrique d’une œuvre exigeante, les manuscrits littéraires de Julien Gracq sont présentés aux côtés de photographies, de gravures, d’articles et même de ses cahiers d’écolier… Une centaine de pièces – dont certaines sont commentées par des personnalités qui ont lu ou connu Gracq – permettent ainsi de (re)découvrir un écrivain à l’écart des modes, affranchi des prescriptions de l’opinion, qui refusa le prix Goncourt 1951 pour Le Rivage des Syrtes et qui n’a jamais admis pour son art que trois impératifs : la liberté, la qualité et l’intégrité.
L’exposition en bref
À sa mort en 2007, Julien Gracq a légué à la Bibliothèque nationale de France l’ensemble de ses manuscrits, depuis les copies autographes d’Au château d’Argol jusqu’aux textes encore inédits et dont quelques-uns ont depuis été publiés sous les titres Manuscrits de guerre (2011), Terres du couchant (2014), Nœuds de vie (2021) et La Maison (2023).
Ce fonds exceptionnel, qui compte environ quinze mille pages manuscrites, n’a jamais été montré jusqu’à aujourd’hui. Gracq lui-même n’était « pas partisan de faire à l’invité visiter les cuisines ». Sans doute pressentait-il malgré tout l’intérêt que l’on pouvait trouver à ses manuscrits, puisqu’il les a conservés et légués à la BnF. « Vrais restes matériels d’un écrivain », ces manuscrits témoignent de son travail en cours, tel qu’il prend forme sous sa plume. Les différents états (brouillons raturés, copies corrigées, mises au net minutieusement écrites) de romans comme Le Rivage des Syrtes (1951) ou Un balcon en forêt (1958) côtoient dans l’exposition ceux de fragments choisis et organisés parus dans les livres critiques comme Lettrines (1967) ou En lisant en écrivant (1980). On y découvre également les carnets de notes qui accompagnaient l’écrivain dans ses périples géographiques et le manuscrit de La Maison, le dernier inédit en date de Gracq, paru le 30 mars 2023.
C’est la fabrique d’une des œuvres majeures de la littérature du XXe siècle que donne à voir l’exposition de la BnF. L’exposition est conçue comme une introduction à l’œuvre de Gracq et voudrait inciter à rouvrir ses livres. Pour mettre au cœur de l’exposition la relation au lecteur, la Bibliothèque a proposé à Pierre Bergounioux, Aurélien Bellanger, Anne Quefélec, Emmanuel Ruben, Maylis de Kerangal, Pierre Jourde ainsi qu’aux successeurs de l’éditeur José Corti, Marie de Quatrebarbes et Maël Guesdon, de commenter, par écrit ou sous forme audiovisuelle, l’une des œuvres de « l’ermite de Saint-Florent-le-Vieil », illustrant ainsi ce que l’on «gagne» à marcher sur le « grand chemin » de Julien Gracq.
La pianiste Anne Quéffelec parle de Julien Gracq. Elle évoque l’amitié qui unissait son père, Henri Queffélec, et Louis Poirier. Leur rencontre sur les bancs de l’École Normale Supérieure va les mener jusqu’à Budapest, où ils passent les mois de juillet et d’août 1931. Ils sont reçus au collège Eörvös, réplique hongroise de l’ENS. C’est Henri Queffélec qui provoque la rencontre du futur Julien Gracq avec la Bretagne. En effet, il va passer huit jours chez lui, à Brest, fin septembre 1931.
J’ai pu me procurer ces jours derniers Nuit obscure Cantique spirituel et autres poèmes dans la collection Poésie/Gallimard. La préface de José Ángel Valente ainsi que la présentation et la traduction de Jacques Ancet sont très éclairantes. Je pense que les deux meilleures traductions en français de ce poème en français sont celle de 1641 du R.P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, republiée par Paul Valéry en 1941, et celle de 1997 de Jacques Ancet. On en compterait plus de 70.
Présentation de Jacques Ancet. Celui qui parle :
” (…) L’activité traductrice est toujours, en son fond, re-traductrice. “
” Seule, peut-être, la célèbre version du Père Cyprien de la Nativité de la Vierge me paraît transmettre quelque chose ; mais ce qu’elle nous donne à entendre est si profondément étranger au texte original que cette distance justifiait à elle seule toutes les tentatives postérieures. “
” Il n’est nul besoin, pour lire ses poèmes, de connaissances théologiques. “
” Être fidèle (…), c’est traduire un texte au plus près de son sens sans en rien changer au nom d’une soi-disant élégance qui a conduit à tant de ” belles infidèles ” (…). Pour nous, être fidèle, ce sera donc (…) privilégier l’exactitude aux dépens d’une idée de la ” beauté ” qui n’a plus cours. “
” Être ” fidèle ” (au sens courant) c’est finalement, être infidèle. “
“Traduire, ce n’est pas faire passer, comme on le répète trop souvent,c’est faire se rencontrer. “
” Mon but n’était pas d’aller vers Jean de la Croix par un parti pris archaïque intenable, mais de le faire revenir vers nous : de le faire entendre à partir de notre XX ème siècle finissant. “
En septembre ou octobre 1567, Jean de la Croix rencontre Thérèse d’Avila qui réforme le Carmel et souhaite créer une branche masculine. Il fonde la première communauté des carmes réformés (ou déchaussés), vouée à l’observance de la règle primitive. Il va s’attirer le mécontentement et même la haine des carmes mitigés de l’Observance. Jean de la Croix est arrêté à Ávila dans la nuit du 2 décembre 1577, brutalisé et séquestré à Tolède dans un cachot minuscule et sordide du couvent des Pères de l’Observance, carmes hostiles à la réforme. Il est soumis pendant huit mois et demi à une solitude absolue et à un traitement inhumain. Il y compose les trente premières strophes du Cantique spirituel. Dans la nuit du 14 au 15 août 1578, il réussit à s’évader et à se réfugier chez les soeurs réformées de Tolède. C’est à la fin de 1578 qu’il compose la Nuit obscure. Son oeuvre n’a été éditée en Espagne qu’en 1618 et encore dans une édition tronquée. On sent dans ce poème le climat de métissage culturel dans lequel vivait Jean de la Croix. Des témoignages rapportent son éblouissement devant la beauté du ciel nocturne qu’il contemplait pendant des heures de sa cellule, ce qui explique la double valeur négative et positive prise par le symbole de la nuit dans sa poésie (D’après la chronologie figurant dans le dossier).
Jacques Ancet : ” On est là devant une des manifestations majeures de ce que l’on a pu appeler l'” exil espagnol ” : exil de toute une Espagne hétérodoxe, ouverte aux multiples courants qui la fondèrent et que l’autre, l’Espagne de l’Inquisition, de l’intolérance et du pouvoir ascendant de l’orthodoxie, n’a jamais pu tolérer. “
Carlos Saura a tourné en 1989 La Nuit obscure (La noche oscura), film franco-espagnol centré sur cet épisode de la vie du poète mystique. Juan Diego en est l’interprète principal.
Nuit Obscure Chansons de l’âme qui se réjouit d’avoir atteint le haut état de perfection, qui est l’union avec Dieu, par le chemin de la négation spirituelle
Dans une nuit obscure par un désir d’amour tout embrasée oh joyeuse aventure sortis sans me montrer quand ma maison fut enfin apaisée
Dans l’obscur et très sûre par la secrète échelle déguisée oh joyeuse aventure, dans l’obscur et cachée quand ma maison fut enfin apaisée
Dans cette nuit de joie secrètement car nul ne me voyait ni mes yeux rien qui soit sans lumière j’allais autre que celle en mon cœur qui brûlait
Et elle me guidait plus sûr que la lumière de midi au lieu où m’attendait… moi, je savais bien qui en un endroit où nul ne paraissait
Oh nuit qui as conduit nuit plus aimable que l’aube levée oh nuit qui as uni l’ami avec l’aimée l’aimée en l’ami même transformée
Contre mon sein fleuri qui tout entier pour lui seul se gardait il resta endormi moi je le caressais de l’éventail des cèdres l’air venait
Du haut du créneau l’air quand sous mes doigts ses cheveux s’écartaient avec sa main légère à mon cou me blessait et chacun de mes sens me ravissait
En paix je m’oubliai j’inclinai le visage sur l’ami tout cessa je cédai délaissant mon souci entre les fleurs des lis parmi l’oubli.
Nuit obscure Cantique spirituel et autres poèmes. Traduction Jacques Ancet. Poésie/Gallimard n°314. 1997.
Julio Cortázar Carlos Fuentes Gabriel García Márquez Mario Vargas Llosa, Las Cartas del Boom. Alfaguara, 2023. Edition de Carlos Aguirre, Gerald Martin, Augusto Wong Campos et Javier Munguía.
Ce livre réunit la correspondance entre les quatre principaux romanciers du Boom latino-américain. Gabriel García Márquez a reçu le Prix Nobel de Littérature en 1982 et Mario Vargas Llosa en 2010.
il regroupe 207 lettres qu’ils se sont envoyées entre 1955 et 2012. Toutes n’ont pas été retrouvées. Elles mettent bien en valeur l’importance qu’ a eu leur amitié. Ils se lisaient attentivement, se donnaient des conseils, s’aidaient et se voyaient régulièrement. En 1971, se produit l’affaire Heberto Padilla (1932-2000). Ce poète cubain qui s’est montré critique envers le régime de son pays est emprisonné, puis placé en résidence surveillée. Il doit s’exiler aux États-Unis en 1980. Dans un premier temps, les quatre écrivains signent, avec d’autres figures de la gauche internationale, une lettre de protestation qui est publiée dans Le Monde le 9 avril 1971. Puis Vargas Llosa lance une deuxième campagne, mais Cortázar et García Márquez se désolidarisent de cette nouvelle action. Cette affaire provoqua une rupture majeure entre l’intelligentsia de gauche et le régime de Fidel Castro alors que castrisme jouissait jusque-là de la sympathie et du soutien de nombreux intellectuels en Europe et dans le monde.
En 1971, Julio Cortázar écrit : “Hay algo peor, y es el sentimiento de que cosas que quiero mucho pueden resquebrajarse, amistades de muchos años y afectos muy hondos”.
La dernière lettre du livre est datée du 14 mars 2012. Carlos Fuentes l’envoie à Gabriel García Márquez pour le 85 ème anniversaire de l’écrivain colombien alors que ce dernier a déjà perdu complètement la mémoire :
“ Muy querido Gabriel:
¡Felicidades por tus 85!
¡Pensar que nos conocimos hace medio siglo!
Nuestras vidas son inseparables.
Te agradezco tus grandes libros.
Tu cuate.
Carlos Fuentes.”
Beaucoup de passages sont très drôles. Un des chats de Julio Cortázar s’appelait Teodoro W. Adorno.
Ernesto González Bermejo, Revelaciones de un Cronopio: Conversaciones con Cortárzar. Montevideo, Ediciones de la Banda Oriental, 1986.
« Desde niño el reino vegetal me ha sido profundamente indiferente (…) En cambio los animales me fascinan; el mundo de los insectos, de los mamíferos, descubrir poco a poco afinidades y similitudes. Yo considero que el gato es mi animal totémico y los gatos lo saben. »
Les révélations d’un cronope. Entretiens avec Julio Cortázar. p.69-70. VLB éditeur, 1990. (Traduction : Javier García Méndez)
« Depuis l’enfance le règne végétal m’est profondément indifférent. Je n’ai jamais bien distingué un eucalyptus d’un bananier. J’aime les fleurs mais je ne me ferais pas un jardin. Les animaux, par contre, me fascinent ; le monde des insectes, des mammifères, découvrir peu à peu les affinités et les similitudes. Je considère que le chat est mon animal totémique, et les chats le savent ; j’ai pu le constater souvent en arrivant chez des amis qui ont des chiens et des chats : les chiens sont indifférents à mon égard, mais les chats me cherchent tout de suite. Cela me rappelle un peu cette vieille nouvelle à moi – Circe – dans laquelle les animaux suivaient Delia, le personnage maléfique qui fabriquait des bonbons aux cafards pour ses fiancés ( cette nouvelle dont nous disions qu’elle a guéri ma petite névrose liée à la nourriture). Là, il y avait une relation de magie noire, absolument fantastique, entre certains animaux et Delia. Dans mon cas, c’est plutôt une bonne relation diurne. Le chat sait qui je suis ; je sais qui est le chat. Il n’y a plus rien à dire : nous sommes des amis, un point, c’est tout, et chacun de son côté. Si on soumettait mes livres à des statistiques, on trouverait que le pourcentage d’animaux est énorme. Pour commencer, mon premier livre s’intitule Bestiario. Il est très fréquent, d’ailleurs, que les êtres humains soient perçus comme des animaux dans mes textes, ou considérés sous un angle animal. Il y a certains climats dans lesquels ils sont perçus de manière zoologique. Pour moi, ça a été un grand plaisir, il y a quelques années que Ricci, l’éditeur italien, me demande un texte pour accompagner la publication des très belles gravures de Zötl, un naïf autrichien. J’ai alors écrit un texte qui n’a rien à voir avec les gravures mais où je raconte des souvenirs d’animaux, des anecdotes de toutes sortes. Dans mon territoire du fantastique il y a, en effet, une grande circulation d’animaux. Je crois que cela est aussi en rapport avec le monde onirique, parce que même les archétypes jungiens – le thème du taureau, le thème du lion – reviennent dans les rêves et sont toujours des symboles sexuels ou de volonté ou de puissance. Chez moi, cela se produit au plan de la nouvelle. »
Christian P. m’annonce aujourd’hui le décès de notre professeur, Bernard Gille, agrégé d’espagnol, maître assistant à l’U.E.R. d’études ibériques de l’université de Paris-IV. Nous avons suivi ses cours à L’Institut Hispanique (31 rue Gay-Lussac, 75005-Paris). Il animait aussi le Théâtre Espagnol de la Sorbonne (TES) dans les années 70.
Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) , le 02 juillet 2023 Nous avons la tristesse de vous faire part du décès de :
Monsieur Bernard GILLE survenu le mardi 27 juin 2023 à l’âge de 88 ans. Sa cérémonie aura lieu en l’Église Sainte-Thérèse de Boulogne-Billancourt (92100) le mardi 04 juillet 2023 à 10h30 .
Je me souviens particulièrement d’une magnifique explication de texte du poème Noche oscura del alma de Juan de la Cruz (Juan de Yepes Álvarez 1542-1591 ), le grand mystique espagnol du Siècle d’or. Thérèse d’Avila, réformatrice de l’ordre du Carmel, lui demanda de prendre en charge l’ordre masculin du Carmel. Il fonda l’ordre des Carmes déchaux. Il fut enfermé par les autorités de l’ordre qui refusaient sa réforme.
Noche oscura del alma
En una noche oscura, con ansias en amores inflamada ¡oh dichosa ventura!, salí sin ser notada, estando ya mi casa sosegada.
A escuras y segura por la secreta escala, disfrazada, ¡oh dichosa ventura! a oscuras y en celada, estando ya mi casa sosegada.
En la noche dichosa en secreto que nadie me veía, ni yo miraba cosa sin otra luz y guía sino la que en el corazón ardía.
Aquésta me guiaba más cierta que la luz de mediodía, adonde me esperaba quien yo bien me sabía, en parte donde nadie parecía.
¡Oh noche, que guiaste! ¡Oh noche amable más que el alborada! ¡oh noche que juntaste amado con amada, amada en el amado transformada!
En mi pecho florido, que entero para él solo se guardaba allí quedó dormido y yo le regalaba y el ventalle de cedros aire daba.
El aire de la almena, cuando ya sus cabellos esparcía, con su mano serena , en mi cuello hería y todos mis sentidos suspendía.
Quedéme y olvidéme, el rostro recliné sobre el amado, cesó todo y dejéme dejando mi cuidado entre las azucenas olvidado.
Chant de la nuit obscure de l’âme
Á l’ombre d’une obscure nuit, D’angoisseux amour embrasée, Õ l’heureux sort qui me conduit ! Je sortis sans être avisée, Le calme tenant à propos ma maison en un doux repos.
Á l’obscur, mais hors de danger, Par une échelle fort secrète, Couverte d’un voile étranger, je me dérobai en cachette, (Heureux sort!) quand tant à propos ma maison était en repos.
En secret sous le manteau noir De la nuit, sans être aperçue, Ou que je pusse apercevoir aucun des objets de la vue, N’ayant ni guide, ni lueur, Que la lampe ardente en mon coeur.
Ce flambeau luisant me guidait, Plus sûr que la torche allumée Du plein midi où m’attendait Celui que j’avais en pensée, Là où nul vivant sous les Cieux ne se présentait à mes yeux.
Ô nuit que me conduis à point ! Nuit plus aimable que l’aurore, Nuit heureuse qui as conjoint L’aimée à l’aimé, mais encore celle que l’amour a formée et en son Amant transformée.
Dans mon sein parsemé de fleurs Qu’entier soigneuse je luy garde, Il s’endort et, pour ses faveurs, D’un chaste accueil je le mignarde, Lors que l’éventail ondoyant d’un cèdre le va festoyant.
L’Aurore par ses doux zéphyrs Ayant épars sa chevelure, Mit sa main pleine de saphirs Sur mon col, flattant ma blessure ; Lors sa douceur tint en suspens l’entier usage de mes sens.
Je me tins coi et m’oubliai, Penchant sur mon ami ma face, Tout cessa, je m’abandonnai, Remettant mes soins à sa grâce, comme étant tous ensevelis Dans le beau parterre des lis.
Les Cantiques spirituels de saint Jean de la Croix (Traduction en vers français de R.P. Cyprien. 1641) Rouart, 1941.
Paul Valéry voit dans les poèmes de Jean de la Croix un des chefs-d’œuvre de la littérature universelle (Cantiques spirituels, dans Variété, Bibliothèque de La Pléiade, tome I, 1957, p. 445 à 457). Il présente en ces termes cette traduction : ” Je propose aux amateurs des beautés de notre langage de considérer désormais l’un des plus parfaits poètes de France dans le R.P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, carme déchaussé, jusqu’ici à peu près inconnu. ” André de Compans, en religion Cyprien de la Nativité de la Vierge, est né le 26 novembre 1605 à Paris et est mort le 16 décembre 1680 à Paris. C’est un prêtre carme déchaux parisien. Ses traductions concernent entre autres les œuvres fondamentales des réformateurs du Carmel, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila.
On ne peut déterminer avec précision la date de composition du poème : peut-être dans la prison de Tolède entre décembre 1577 et août 1578 ; peut-être quelques jours après l’évasion, à Jaén. Il a été commenté oralement et par écrit avant 1582. Le commentaire, fragmentaire, sert de base aux traités de la Montée du mont Carmel et de Nuit obscure de l’âme. (Notices et notes. Anthologie bilingue de la poésie espagnole. NRF, Bibliothèque de la Pléiade. 1995) Selon Jacques Ancet, la Nuit obscure et le Cantique spirituel seraient redevables à la tradition hébraïque (celle notamment du Chant des chants, ou Cantique des cantiques), ainsi qu’à la tradition arabe. Juan de Yepes fut béatifié le 25 janvier 1675, canonisé le 27 décembre 1726. Il a été déclaré docteur de l’Eglise catholique le 24 août 1926.
La librairie Lagun ( compañero en euskera ) de San Sébastien (Donostia, Urdaneta, 3 où elle se trouve depuis 2001 ) va fermer ce week-end définitivement à cause de la baisse de son chiffre d’affaires.
Créée en 1968, pendant 55 ans elle a été un symbole de culture et de liberté. Ses fondateurs Ignacio Latierro, María Teresa Castells (1935-2017) et Ramón Recalde (1930-2016) étaient des démocrates antifranquistes. Elle s’est installée d’abord Plaza de la Constitución, dans la vieille ville, fief des nationalistes. Elle a dû subir dans les années 70 les bombes incendiaires de l’extrême droite (Guerrilleros de Cristo Rey), puis dans les années 90 les menaces et les attaques des nationalistes radicaux qui soutenaient l’ETA (militants de la kale borroka). Ces derniers en vinrent même à saccager la boutique et à brûler des livres au milieu de la place, y compris les manuels d’euskera (11 janvier 1997).
Ignacio Latierro a confirmé la décision de fermeture. La librairie avait été fondée dans le contexte d’effervescence culturelle qui a marqué les dernières années du franquisme. Elle vendait les romans du boom latino-américain, mais aussi les livres de sciences humaines et d’histoire, interdits par la dictature (ainsi ceux de Ruedo Ibérico, la maison d’édition installée à Paris en 1961 par cinq réfugiés espagnols, dont José Martínez Guerricabeitia, principal animateur de la maison. Sa librairie se trouvait rue de Latran n°6. V arrondissement. Elle disparaîtra en 1982.)
Les trois fondateurs étaient des militants engagés et très courageux. Ramón Recalde fut mitraillé par les terroristes de l’ETA le 14 septembre 2000 quand il rentrait chez lui. Cet avocat, militant du FLP, puis du PSOE, emprisonné et torturé pendant la période franquiste survécut, mais garda de graves séquelles après cet attentat. La librairie dut fermer pendant plusieurs mois. Recalde a publié en 2004 Fe de vida, XVII Prix Comillas de biographie.