Le poète est mort en exil à Collioure (Pyrénées Orientales) le 22 février 1939 des suites d’une pneumonie. Il avait 64 ans.
García Montero renvoie dans cet article à un poème écrit par Machado pendant la Guerre Civile. Celui-ci vécut avec sa famille de novembre 1936 à avril 1938 Villa Amparo (Rocafort, petit village agricole qui se trouve à sept kilomètres de Valence), dans la Huerta. Il écrivit là de nombreux articles pour la presse et quelques poèmes au service de la cause républicaine.
La primavera (Antonio Machado)
Más fuerte que la guerra -espanto y grima- cuando con torpe vuelo de avutarda el ominoso trimotor se encima y sobre el vano techo se retarda,
hoy tu alegre zalema el campo anima, tu claro verde el chopo en yemas guarda. Fundida irá la nieve de la cima al hielo rojo de la tierra parda.
Mientras retumba el monte, el mar humea, da la sirena el lúgubre alarido, y en el azul el avión platea,
¡cuán agudo se filtra hasta mi oído, niña inmortal, infatigable dea, el agrio son de tu rabel florido!
Poesías de guerra. Ediciones Asomante, San Juan de Puerto Rico. 1961.
Le printemps
Plus fort que la guerre — angoisse et frayeur — quand de son lourd vol d’échassier monte dans le ciel le trimoteur funeste et que sur le toit inutile il s’attarde,
aujourd’hui ton salut joyeux anime la campagne, le peuplier dans ses bourgeons garde ton vert clair. La neige des sommets, fondue, s’écoulera vers la glace rouge des terres brunes.
Tandis que tonne la montagne, fume la mer, la sirène lance son hurlement lugubre, et l’avion dans l’azur scintille,
comme parvient, aigu, à mon oreille, mon enfant immortelle, inlassable déesse, l’aigre son de ton rebec fleuri !
Poésies de la guerre (1936-1939).
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. Traduction : Sylvie Léger et Bernard Sesé Paris, Gallimard, 1973 ; NRF Poésie/ Gallimard n°144.
J’ai relu un autre poème plus ancien qui parle aussi du printemps.
La primavera besaba (Antonio Machado)
La primavera besaba suavemente la arboleda y el verde nuevo brotaba como una verde humareda.
Las nubes iban pasando sobre el campo juvenil… Yo vi en las hojas temblando las frescas lluvias de abril.
Bajo ese almendro florido, todo cargado de flor -recordé-, yo he maldecido mi juventud sin amor.
Hoy, en mitad de la vida. me he parado a meditar… ¡Juventud nunca vivida, quién te volviera a soñar!
Soledades, 1903.
Le printemps doucement (Antonio Machado)
Le printemps doucement posait sur les arbres un baiser, et le vert nouveau jaillissait comme une verte fumée.
Les nuages passaient sur la campagne juvénile… J’ai vu sur les feuilles trembler les fraîches pluies d’avril.
Dessous l’amandier fleuri, tout chargé de fleurs, — je m’en souviens —, j’ai maudit ma jeunesse sans amour.
Aujourd’hui, au milieu de la vie, je me suis arrêté pour méditer… Oh ! jeunesse jamais vécue, que ne puis-je encor te rêver !
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. Traduction: Sylvie Léger et Bernard Sesé Paris, Gallimard, 1973; NRF Poésie/ Gallimard n°144.
Samedi 18 février. Découverte du peintre indien Sayed Haider Raza (1922-2016) que je ne connaissais pas du tout. Le Centre Pompidou présente jusqu’au 15 mai 2023 une exposition de près de 100 œuvres de cet artiste, sur papier et sur toile.
Elle suit de manière chronologique l’évolution de cet artiste : paysages expressionnistes au début, compositions abstraites à la fin. Il naît le 22 février 1922 à Barbaria dans l’actuel état du Madhya Pradesh en Inde dans une famille musulmane. Il fait des études à la prestigieuse école Sir J.J. School of Arts de Bombay (aujourd’hui Mumbai). Il fonde avec d’autres peintres de sa génération (Francis Newton Souza 1924-2002, Maqbool Fida Husain 1915 – 2011) le Progressive Artists’ Group. Il rencontre en 1948 le photographe Henri Cartier-Bresson qui devient son ami. En 1950, il se rend à Paris grâce à une bourse du gouvernement français. Il est élève à l’école des Beaux-Arts. Il expose assez rapidement dans les galeries parisiennes, et de 1955 à 1971 à la galerie Lara Vincy. Il rentre dans son pays natal en 2011 et meurt le 23 juillet 2016 à 94 ans.
L’exposition montre essentiellement des œuvres de 1950 à 1990. J’ai surtout aimé les aquarelles du début et ses œuvres des années 50 et 60 qui sont d’une grande intensité chromatique : rouges vifs, ocres jaunes, verts et bleus moins soutenus.
Philippe Dagen dans Le Monde du 18 février émet beaucoup de réserves : « L’idée est bonne, la réalisation moins. Non qu’elle soit trop abrégée : une centaine d’œuvres sur papier et sur toile – parfois très mal encadrées par leurs propriétaires – se succèdent dans un ordre chronologique. Mais le déséquilibre est flagrant entre les premières décennies et les deux dernières. Il y en a bien trop du début et pas assez ensuite, alors que la dernière période est celle où Raza affronte de plus en plus l’abstraction géométrique, celle des avant-gardes occidentales et, conjointement, celle, symbolique, de l’hindouisme et du bouddhisme se rejoignant dans le tantrisme. »
« Les couleurs, qui ne perdent le plus souvent rien de leur intensité, sont posées en touches appuyées. La composition, de moins en moins assujettie au paysage, s’organise par nuées de taches. Les formats s’agrandissent, sans atteindre l’ampleur des toiles contemporaines de Zao Wou-ki, ni des Américains pour lesquels il manifeste de l’intérêt, Hans Hofmann, Mark Rothko ou Sam Francis. Ces toiles, regardées aujourd’hui, sont très fortement datées et manquent par trop de singularité. »
« Celle-ci [sa singularité] se manifeste d’abord de façon discontinue, puis plus résolue quand Raza commence à ordonner la surface picturale par des bandes parallèles, des carrés et des rectangles jointifs ou emboîtés, des losanges et des cercles, ceux-ci le plus souvent noirs. Ainsi s’approche-t-il de l’art des miniatures rajput et des peintures tantriques. Dans des toiles telles que Maa (1981) ou Saurashtra (1983), Raza trouve sa tonalité propre. La géométrie s’étend jusqu’aux bords de la toile, mais sans tomber dans l’orthogonal strict. Les lignes s’interrompent, les angles ne sont pas tous droits, ni les parallèles parfaites. Les surfaces colorées ne sont pas non plus uniformes, mais semblent flotter ou glisser. Ce sont les chefs-d’œuvre de l’exposition, et leur réussite se voit d’autant mieux que les abstractions strictement régulières de spirales et de cercles concentriques qui les suivent n’ont ni la même vibration ni la même inventivité. »
Il critique pour finir l’absence dans l’exposition d’oeuvres de Janine Mongillat (1930-2002) qu’il a rencontrée aux Beaux-Arts et épousée en 1959.
Cette exposition me semble pourtant réussie, car elle permet de faire connaître cet artiste à un large public.
Le 21 février 1944, les membres du groupe FTP-MOI de Missak Manouchian sont fusillés au Mont Valérien
La liste suivante des 23 membres du groupe Manouchian exécutés par les Allemands signale par la mention (AR) les dix membres que les Allemands ont fait figurer sur l’affiche rouge: – Celestino Alfonso (AR), Espagnol, 27 ans. – Olga Bancic, Roumaine, 32 ans (seule femme du groupe, décapitée en Allemagne le 10 mai 1944). – Joseph Boczov (József Boczor; Wolff Ferenc) (AR), Hongrois, 38 ans, Ingénieur chimiste. – Georges Cloarec, Français, 20 ans. – Rino Della Negra, Italien, 19 ans. – Thomas Elek (Elek Tamás), (AR) Hongrois, 18 ans. Étudiant. – Maurice Fingercwajg (AR), Polonais, 19 ans. – Spartaco Fontano (AR), Italien, 22 ans. – Jonas Geduldig, Polonais, 26 ans. – Emeric Glasz [Békés (Glass) Imre], Hongrois, 42 ans. Ouvrier métallurgiste. – Léon Goldberg, Polonais, 19 ans. – Szlama Grzywacz (AR), Polonais, 34 ans. – Stanislas Kubacki, Polonais, 36 ans. – Cesare Luccarini, Italien, 22 ans. – Missak Manouchian (AR), Arménien, 37 ans. – Armenak Arpen Manoukian, Arménien, 44 ans. – Marcel Rajman (AR), Polonais, 21 ans. – Roger Rouxel, Français, 18 ans. – Antoine Salvadori, Italien, 24 ans. – Willy Schapiro, Polonais, 29 ans. – Amédéo Usséglio, Italien, 32 ans. – Wolf Wajsbrot (AR), Polonais, 18 ans. – Robert Witchitz (AR), Français, 19 ans.
Missak Manouchian était un héros de la résistance. Il a été exécuté il y a 79 ans. Nous sommes nombreux à le demander : il doit entrer entrer au Panthéon.
Joseph Epstein, dit Colonel Gilles, le supérieur hiérarchique de Missak Manouchian, est arrêté le même jour que lui lors d’un rendez-vous à la gare d’Evry-Petit-Bourg le 16 novembre 1943. Il est torturé pendant plusieurs mois, puis fusillé au fort du Mont-Valérien avec 28 autres résistants, le 11 avril 1944.
Je viens de terminer la lecture de Si nous avions su que nous l’aimions tant, nous l’aurions aimé davantage de Thierry Frémaux. Éditions Grasset, octobre 2022. Plutôt qu’un essai biographique consacré à Bertrand Tavernier (1941-2021), il s’agit d’une ode à l’amitié entre deux hommes de générations différentes, d’un exercice d’admiration.
Thierry Frémaux est directeur de l’Institut Lumière de Lyon (1995), délégué général du festival de Cannes (2007) et président de l’association Frères Lumière. Il a obtenu sa maîtrise d’histoire à Lyon II avec un mémoire consacré aux débuts de la revue Positif, fondée en mai 1952 par quatre étudiants du Lycée du parc à Lyon.
J’ai retenu une phrase : « Une vie bien remplie, rend-elle la mort plus acceptable ? »
Depuis le 9 mai 2005, Bertrand Tavernier publiait grâce à la SACD (société des auteurs et compositeurs dramatiques) et son directeur général Pascal Rogard, un blog appelé « dvdblog ». Ces chroniques lui permettaient de mettre en avant les films de patrimoine qu’il aimait, sortis en DVD ou Blu-ray, ainsi qu’à l’occasion ses coups de cœurs littéraires et musicaux. Il tiendra ces chroniques jusqu’à son décès le 25 mars 2021 à Sainte-Maxime.
Bertrand Tavernier a publié tout au long de sa carrière de nombreux articles et entretiens dans les revues de cinéma : Présence du cinéma, Cinéma, les Cahiers du cinéma et Positif. Sa première critique dans Positif datait de 1960 et portait sur Temps sans pitié de Joseph Losey. Le thème des rapports père-fils est aussi celui de son premier film, L’Horloger de Saint-Paul. Il avait publié un dernier article dans cette revue en mai 2020 (n°711) : Éloge d’un ami, Didier Bezace 1946-2020. Il rendait hommage à cet excellent acteur et metteur en scène, décédé le 11 mars 2020 qui avait joué dans trois de ses films : L 627 (1992), Ça commence aujourd’hui (1999) et Quai d’Orsay (2013) .
Le dernier film de fiction de Bertrand Tavernier est justement Quai d’Orsay. Il avait adapté la bande dessinée d’Abel Lanzac et Christophe Blain : Quai d’Orsay. L’intrigue de Quai d’Orsay était une caricature du Ministère des Affaires étrangères et racontait l’expérience particulière d’Arthur Vlaminck, un jeune fonctionnaire engagé dans l’équipe du cabinet d’un certain Alexandre Taillard de Worms (fortement inspiré par Dominique de Villepin). Raphael Personnaz incarnait le jeune héros et Thierry Lhermitte le ministre.
Al vent (Al viento), c’est le titre d’une célèbre chanson de l’auteur-compositeur valencien Raimon (Ramón Pelegero Sanchis – Játiva, 1940). Elle a été composée en 1959 et enregistrée sur son premier disque Raimon: Al Vent, La Pedra, Som, A Cops en février 1963, il y a soixante ans. Cette chanson est devenue dans les années 60 et 70 le symbole de l’opposition au franquisme en Espagne. L’auteur tentait de transmettre les désirs de liberté de la jeunesse espagnole. Il a composé cette chanson lors d’un voyage en Vespa entre sa ville natale Játiva (Xàtiva) et Valence où il faisait des études d’histoire. Les paroles parlent de la recherche de la lumière, de la paix et de dieu avec une minuscule. Elle exprime l’esprit de liberté de la jeunesse. Il s’agit d’un cri, d’une proclamation reprise maintes fois par les jeunes espagnols dans les années 60 et 70. Elle a échappé à la censure car il s’agissait d’une chanson existentielle, et non directement politique comme plus tard Diguem no ou Jovinc d’un silenci.
60 anys d’Al vent, La col·lecció d’art de Raimon i Annalisa, c’est le titre d’une exposition inaugurée le 16 février 2023 à la Casa de l’Ensenyança – Museu de Bellas Artes de Xàtiva. Elle durera jusqu’au 20 mars. C’est la première manifestation organisée par La Fundació Raimon i Annalisa, créée par le chanteur et son épouse pour mettre en valeur le legs de cet artiste. Les 62 oeuvres proposées proviennent de la collection du chanteur et de sa femme. Elles ont été créées par des artistes qui ont été le plus souvent des amis de l’auteur (Andreu Alfaro, Joan Miró, Artur Heras, Antoni Tàpies, Juan Genovés, Josep Guinovart, Manuel Boix, Josep Armengol, Eduardo Chillida, Julio González). Cette institution, Centro Raimon de Actividades Culturales – CRAC de Xàtiva, sera hébergée à l’avenir dans le monastère de Santa Clara de Játiva qui est en cours de restauration.
Al vent
Al vent
La cara al vent El cor al vent Les mans al vent Els ulls al vent Al vent del món I tots Tots plens de nit Buscant la llum Buscant la pau Buscant a déu Al vent del món
La vida ens dóna penes Ja el nàixer és un gran plor La vida pot ser eixe plor Però nosaltres
Al vent La cara al vent El cor al vent Les mans al vent Els ulls al vent Al vent del món
I tots Tots plens de nit Buscant la llum Buscant la pau Buscant a déu Al vent del món Buscant a déu Al vent del món
Carlos Saura, le dernier metteur en scène classique du cinéma espagnol, est mort le 10 février 2023 chez lui à Collado Mediano (Madrid) à 91 ans. Il était né à Huesca (Aragon) le 4 janvier 1932.
Je me souviens particulièrement de ses films des années 60 et 70.
1966 La caza. 1967 Peppermint frappé. 1969 La madriguera. 1970 El jardín de las delicias. 1973 Ana y los lobos. 1974 La prima Angélica. 1976 Cria cuervos. 1977 Elisa, vida mía. 1978 Los ojos vendados. 1979 Mamá cumple cien años.
C’était aussi un excellent photographe. Je me rappelle en 2017 une belle exposition de ses œuvres au Musée Cerralbo de Madrid, Carlos Saura. España años 50, dans le cadre du festival PhotoEspaña. On pouvait voir des photos de Madrid, Cuenca, Sanabria, des villages de Castille et de l’Andalousie de cette époque. Cette Espagne encore essentiellement rurale paraît loin de la réalité actuelle, mais nous l’avons connue enfant. Le regard de Carlos Saura fait preuve d’empathie envers ce peuple travailleur qui a subi les désastres de la Guerre Civile et une après-guerre interminable.
“ El fotógrafo es como un bacalao, que produce un montón de huevos para que madure uno solo ”.
Le poète Luis Cernuda arrive par bateau à New York en septembre 1947. Il a quitté l’Espagne le 14 février 1938. C’est un exilé qui a passé dix ans en Grande-Bretagne. Il a subi les difficultés de la Seconde Guerre mondiale (pénuries, bombardements). Il va rejoindre le Mount Holyoke College (Massachusetts), établissement d’enseignement supérieur pour jeunes filles. Son amie Concha de Albornoz (1900-1972) lui a obtenu un poste de professeur. Il y enseigne de 1947 à 1952. L’arrivée à New York lui procure une forte émotion. Une nouvelle vie s’ouvre à lui après son expérience britannique qu’il a supporté avec difficulté. Il écrit en 1956 le poème en prose La llegada, publié dans l’édition de 1963 d’Ocnos. Nous trouvons dans ce texte la présentation classique de New York. Le poète met en valeur la belle architecture géométrique de la ville (« la línea de rascacielos sobre el mar, esbozo en matices de sutileza extraordinaria, un rosa, un lila, un violeta como los de la entraña en el caracol marino, todos emergiendo de un gris básico graduado desde el plomo al perla. »), mais insiste aussi sur la réalité sociale qui asphyxie l’individu. Cet aspect est bien mis en valeur par les démarches bureaucratiques auxquelles les autorités douanières le soumettent. Ces sentiments contradictoires sont résumés par l’antithèse : «ciudad abrupta y maravillosa»
La llegada
Despierto mucho antes del amanecer, levantado, duchado y vestido, listo el equipaje, te sentaste en el salón vacío. Todo, salones, pasillos y cubierta del buque, estaba desierto. Tras de los ventanales sólo el negror confundido del mar y del ciclo, aunque del mar se distinguiera siempre su trueno, apenas apercibido ya, con la medio costumbre adquirida en los días de travesía y la zozobra impaciente de la llegada a tierra y ciudad nuevas, aunque imaginadas de antiguo. La luz se fue haciendo y parecía que faltaba bastante para divisar la costa.
Sentado por largo espacio de espaldas a la hilera de ventanales, un presentimiento te hizo volver de pronto la cabeza. Ya estaba allí: la línea de rascacielos sobre el mar, esbozo en matices de sutileza extraordinaria, un rosa, un lila, un violeta como los de la entraña en el caracol marino, todos emergiendo de un gris básico graduado desde el plomo al perla. La cresta de los edificios contra el cielo y el borde contiguo del cielo estaban marcados de amarillo por un sol invisible, y a un lado y a otro ese eje de luz se oscurecía con noche y con mar en lo más alto y lo más bajo del horizonte.
Cuántas veces lo habías visto en el cine. Pero ahora eran la costa y la ciudad reales las que aparecían ante ti; sin embargo, qué aire de irrealidad tenían. ¿Eras tú quien estaba allí? ¿Estaba ante ti la ciudad que esperabas? Parecía tan hermosa, más hermosa que todo lo supuesto antes en imagen e imaginación; tanto, que temías fuera a desvanecerse como espejismo, que el buque estaba aún en camino, que no ibas a llegar nunca, condenado a vagar indefinidamente, alma desencarnada, entre el abismo ventoso del aire y el abismo furioso del agua.
Mas era la realidad: las molestias innumerables con que los hombres han sabido y tenido que rodear los actos de la vida (pasaportes, permisos, turnos de espera, examen policíaco, aduana) te lo probaron de manera tajante. Y más de siete horas después, terminado el acoso del animal humano, pudiste salir libre, del cobertizo de la aduana en el muelle a la luz del mediodía: al fin pisabas la ciudad que entreviste, fabulosa como un leviatán, surgiendo del mar de amanecida.
Parecía ahora tan trivial, igual en calles pardas y casas sórdidas a aquella Escocia aborrecible, dejada atrás hacía años. Pero eran sólo los suburbios; la ciudad verdadera estaba adentro, toda tiendas con escaparates brillantes y tentadores, como juguetes en día de reyes o día del santo, empavesada de banderas bajo un cielo otoñal claro que encendía los colores, alegre con la alegría envidiable de la juventud sin conciencia. Y te adentraste por la ciudad abrupta, maravillosa, como si tendiera hacia ti la mano llena de promesas.
Ocnos, 1963.
Luis Cernuda a intitulé Ocnos un recueil de 31 poèmes en prose, publié en 1942 à Londres. Il y recrée avec mélancolie et désespoir ses souvenirs d’enfance et d’adolescence de Séville depuis son exil à Glasgow (Écosse). Le livre aura deux autres éditions en 1949 (46 poèmes), à Madrid, et en 1963 à Xalapa (Mexique) (63 poèmes). Il y ajoute chaque fois de nouvelles expériences de son exil. Luis Cernuda est mort à México le 5 novembre 1963 quelques jours avant de recevoir les premiers exemplaires de l’édition définitive dont il avait corrigé les épreuves. Il existe une traduction en français de Jacques Ancet. Elle a été publiée par Les Cahiers des Brisants en 1987.
Du 28 septembre 2022 au 27 mars 2023 au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid (Bâtiment Sabatini, 3 ème étage), on peut voir une exposition passionnante et peu commune : Francesc Tosquelles Como una máquina de coser en un campo de trigo. Elle a été présentée d’abord aux Abattoirs de Toulouse (14 octobre 2021-6 mars 2022), puis au Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (8 avril-28 août 2022).
Francesc Tosquelles est un psychiatre espagnol. Il est né à Reus (Catalogne) le 22 août 1912 et décédé à Granges-sur-Lot le 25 septembre 1994. Il a exercé d’abord à l’Institut Pere Mata de Reus. Catalaniste, marxiste, militant du Bloc ouvrier et paysan (BOC), puis du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), c’est un grand connaisseur de la psychanalyse. Barcelone est dans les années trente la Vienne espagnole. Pendant la Guerre Civile, il exerce comme médecin capitaine dans des hôpitaux de campagne près du front (Sarineña, Guadalajara). Il doit s’exiler en 1939. En France, il est enfermé comme tant d’autres républicains espagnols dans le camp de concentration de Septfonds (Tarn-et-Garonne). Il travaille ensuite à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole (Lozère) de 1940 à 1962. D’abord employé comme infirmier, il doit refaire sa formation, le gouvernement français ne reconnaissant pas ses diplômes espagnols. Après avoir franchi tous les échelons de la hiérarchie hospitalière, il devient psychiatre et est nommé médecin directeur de l’hôpital en 1953. Il occupait en réalité la fonction depuis au moins dix ans. Pendant la guerre, il y a à Saint-Alban environ 900 malades. La population du bourg n’est, elle, que de 2000 à 3000 habitants. Á l’époque de la République espagnole, il a déjà abordé les racines sociales de la maladie mentale et humanisé l’institution psychiatrique. En France, il développe une pratique radicalement novatrice, mêlant l’exercice clinique, la politique et la culture. Il réussit à nourrir ses malades alors que le médecin de Lyon Max Lafont rappelle dans son livre (L’Extermination douce : la mort de 40 000 malades mentaux dans les hôpitaux psychiatriques en France, sous le Régime de Vichy. AREFPPI, Toulouse, 1987) que 40 000 malades mentaux sont morts de faim dans les asiles de l’Hexagone pendant la Guerre. Il est à l’origine avec Lucien Bonnafé (1912-2003) de la psychothérapie institutionnelle. Tous deux ont en 1942 fondé La Société du Gévaudan.
Le titre de l’exposition évoque la célèbre phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. » (Les Chants de Maldoror, 1869), reprise souvent par le mouvement surréaliste. Francesc Tosquelles a fait de l’artisanat, de l’écriture, de l’art, du cinéma, du théâtre des instruments essentiels de la thérapie. Il a voulu relier la terre, le travail collectif, l’imagination et la nature. Des poètes comme Paul Éluard (Souvenirs de la maison des fous, 1946) et Tristan Tzara (Parler seul, 1948-50) se sont refugiés là pendant la guerre ainsi que des résistants et des Juifs. Ces activités ont donné naissance après-guerre à la notion d’art brut. Jean Dubuffet a acheté à Saint-Alban en septembre 1945 les premières œuvres d’art brut (celles d’Auguste Forestier 1887-1958 et Marguerite Sirvins 1890-1957, internés dans ce centre). Jean Oury, Frantz Fanon, Roger Gentis, Félix Guattari sont aussi passés par Saint-Alban. Les malades ont imprimé la thèse de Jacques Lacan De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932) à l’imprimerie du club.
On trouve dans l’exposition des documents, des photographies, des enregistrements dans lesquels Tosquelles expose sa conception de la pratique psychiatrique. On peut voir aussi des œuvres créées par des artistes et des malades mentaux de l’hôpital de Saint-Alban provenant de la Collection de l’Art Brut de Lausanne et d’autres collections particulières.
Je conseille le livre récent de Joana Masó : Tosquelles. Curar las instituciones. Arcadia/ Atmarcadia, 2022.
On peut aussi écouter les émissions de France-Culture : Á Barcelone, une exposition consacrée à François Tosquelles, figure majeure de l’histoire de la psychiatrie (6 minutes) du 6 juin 2022.
Francesc Tosquelles était hétérodoxe, excentrique, éclectique, mais aussi pragmatique. Il ne manquait pas d’humour.
“Los maestros que tenemos son los enfermos, no tenemos otro maestro, todos los demás maestros elaboran teorías”.
“El miedo a morir vestidos lo tenemos todos”.
“El inconsciente no existe, insiste pero no existe”.
“El genio catalán es surrealista genéticamente, nunca se sabe si hablamos en serio o desbarramos, hay que desbarrar.”.
“Cuando nos paseamos por el mundo, lo que cuenta no es la cabeza, son los pies. Saber dónde pisas”.
“El exilio se inscribe en los pies, porque son los que cruzan las fronteras”.
« Un malade va d’un espace à l’autre, il ne peut pas rester à l’arrêt, l’important, c’est son trajet. L’important est de se libérer de l’oppression : le droit au vagabondage, c’est le premier droit du malade. »
« La Société du Gévaudan produit, produit et produit, et, à ce moment-là, il est impossible de dire qui est le fait de quoi et le fait de qui, tellement la réalité du travail collégial à Saint-Alban a été profonde. Vraiment, le producteur, c’est la Société du Gévaudan. »
« Pour préparer les lendemains qui chantent, on parlait alors psychiatrie, on révisait les concepts de base et les types d’action possibles. On analysait l’hôpital psychiatrique, et on disait, entre blague et sérieux, que l’hôpital, c’était un marquisat, le territoire d’un marquis. La structure du médecin-chef était celle du châtelain, avec les classes sociales étagées, les infirmiers, les malades…»
« Une institution, c’est un lieu d’échanges, c’est un lieu où le commerce, c’est-à-dire les échanges, devient possible. Donc le problème pour moi, à Saint-Alban, était simplement de faire que dans l’hôpital soit possible qu’il existe des institutions : d’où l’accent qu’on a mis sur le club comme un appareil qui permettait de faire éclater l’établissement classique et de faciliter qu’il survienne à sa place un ensemble de lieux institutionnels. »
« Je pense que lorsque tu poses les bases d’une psychothérapie, institutionnelle ou non, on part toujours d’une feuille blanche, d’une page blanche. Tu invites quelqu’un à utiliser une feuille de dessin. »
« L’action du psychothérapeute n’est pas celle de faire le pape, mais de tendre des ponts. Parce que la caractéristique du malade – mais aussi de celui qui est bien – est d’être sur une berge, puis sur une autre, mais d’oublier le pont. »
« Rien ne va jamais de soi. Le travail n’est jamais terminé qui transforme un établissement de soins en institution, une équipe soignante en collectif. C’est l’élaboration constante des moyens matériels et sociaux, des conditions conscientes et inconscientes d’une psychothérapie. Et celle-ci n’est pas le fait des seuls médecins ou spécialistes, mais d’un agencement complexe où les malades eux-mêmes ont un rôle primordial. »
” L’isolement est au cœur du problème de l’origine de la maladie et au cœur de cette démarche thérapeutique. »
Pour conclure, voici un poème de Paul Éluard, écrit à Saint-Alban en 1943.
Le cimetière des fous
Ce cimetière enfanté par la lune Entre deux vagues de ciel noir Ce cimetière archipel de mémoire Vit de vents fous et d’esprits en ruine
Trois cents tombeaux réglés de terre nue Pour trois cents morts masqués de terre Des croix sans nom corps du mystère La terre éteinte et l’homme disparu
Les inconnus sont sortis de prison Coiffés d’absence et déchaussés N’ayant plus rien à espérer Les inconnus sont morts dans la prison
Leur cimetière est un lieu sans raison
Asile de Saint-Alban, 1943.
Le lit la table. Éditions des Trois Collines, Genève, 1944.
Relecture de Corps du roi de Pierre Michon, Verdier, 2002. Le dernier texte s’intitule Le ciel est un très grand homme. Pierre Michon évoque Booz endormi de Victor Hugo qu’il a lu à la naissance de sa fille Louise en 1998. Il récite magnifiquement ce poème dans l’émission de France Culture Á voix nue, Quatrième épisode de la série en 2002 (Productrice : Colette Fellous. Première diffusion : le 28/11/2002). Pierre Michon : ” Booz endormi, c’est moi dans tous les âges. “
Booz endormi (Victor Hugo) * Booz s’était couché de fatigue accablé ; Il avait tout le jour travaillé dans son aire ; Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ; Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ; Il était, quoique riche, à la justice enclin ; Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ; Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril. Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ; Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse : – Laissez tomber exprès des épis, disait-il.
Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques, Vêtu de probité candide et de lin blanc ; Et, toujours du côté des pauvres ruisselant, Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Booz était bon maître et fidèle parent ; Il était généreux, quoiqu’il fût économe ; Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme, Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première, Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ; Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens, Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.
*
Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ; Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres, Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ; Et ceci se passait dans des temps très anciens.
Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ; La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait, Était mouillée encore et molle du déluge.
*
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith, Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ; Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.
Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ; Une race y montait comme une longue chaîne ; Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
Et Booz murmurait avec la voix de l’âme : ” Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ? Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt, Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.
” Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi, O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ; Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre, Elle à demi vivante et moi mort à demi.
” Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ? Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ? Quand on est jeune, on a des matins triomphants ; Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;
Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ; Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe, Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe, Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l’eau. “
Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase, Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ; Le cèdre ne sent pas une rose à sa base, Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
*
Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite, S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu, Espérant on ne sait quel rayon inconnu, Quand viendrait du réveil la lumière subite.
Booz ne savait point qu’une femme était là, Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle. Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ; Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ; Les anges y volaient sans doute obscurément, Car on voyait passer dans la nuit, par moment, Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
La respiration de Booz qui dormait Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse. On était dans le mois où la nature est douce, Les collines ayant des lys sur leur sommet.
Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ; Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ; Une immense bonté tombait du firmament ; C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ; Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ; Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,
Immobile, ouvrant l’oeil à moitié sous ses voiles, Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été, Avait, en s’en allant, négligemment jeté Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.
Le tableau La Partie de bateau ou Le Canotier au chapeau haut-de-forme (vers 1877-1878) de Gustave Caillebotte (1848-1894), classée Trésor National en janvier 2020 par le Ministère de la Culture, est entrée officiellement le lundi 30 janvier 2023 dans les collections du Musée d’Orsay. L’achat à la famille de l’artiste a été rendu possible grâce au mécénat exclusif de LVMH qui, en échange, bénéficie d’un conséquent abattement fiscal. Le coût du tableau est de 43 millions d’euros alors que le budget d’acquisition du musée ne dépasse pas les 3 millions par an ! Le Musée d’Orsay organisera en 2024 une grande exposition dédiée au peintre impressionniste. Ce tableau avait été présenté en 1879 à la quatrième exposition impressionniste.
De plus, Les Soleils, jardin du petit Genevilliers (vers 1885) de Gustave Caillebotte a été acquis par dation et entre aussi dans les collections du musée d’Orsay. Par son sujet, son cadrage et son format, cette vue du jardin de Gustave Caillebotte peinte au Petit Gennevilliers est l’une des plus ambitieuses et novatrices exécutées par l’artiste. Chef d’œuvre de la peinture impressionniste, il participe à la redéfinition du genre du paysage opéré par ces peintres, pour qui le jardin est un des sujets de prédilection.
Gustave Caillebotte, multimillionnaire à 30 ans, a été le principal mécène de ses amis. À sa mort à l’âge de 45 ans, il lègue à l’État une collection impressionniste exceptionnelle de 69 tableaux, dont une partie seulement est conservée par les autorités de l’époque, parce qu’ils ne sont pas encore appréciés à leur juste valeur – et par manque de place ! Il reste tout de même au Musée du Louvre et au Musée d’Orsay une quarantaine d’oeuvres qui proviennent du legs Caillebotte ( Le Moulin de la Galette d’Auguste Renoir ou La Gare Saint-Lazare de Claude Monet par exemple).
France télévisions (30/01/2023)
Franceinfo Culture : ce tableau est extraordinaire pour le musée d’Orsay, qui compte nombre de trésors impressionnistes. En quoi celui-ci est-il particulièrement émouvant à accrocher dans vos collections permanentes aujourd’hui ?
Paul Perrin, directeur des collections : Gustave Caillebotte est un artiste qui aujourd’hui est vraiment reconnu comme l’un des grands maîtres de la peinture impressionniste et en fait, les collections du musée d’Orsay ne sont pas si riches en chefs-d’œuvre du peintre. Vraiment, cela reste l’un des principaux axes d’acquisition du musée, d’enrichir notre collection en œuvres majeures de Caillebotte. Celle-ci fait partie d’un ensemble d’œuvres emblématiques parmi les plus créatives, les plus originales et les plus importantes de Caillebotte. Un ensemble d’œuvres qu’il peint à la fin des années 1870 qui ont pour thème le canotage, les loisirs, la baignade, le bateau sur des rivières, ici probablement l’Yerres. C’est vraiment un sujet que Caillebotte va s’approprier d’une manière totalement inédite, radicalement nouvelle, en proposant des cadrages vraiment très forts, très immersifs. On a dit à l’époque aussi qu’ils étaient très photographiques. Ces cadrages, Gustave Caillebotte est le seul à les proposer à ce moment-là dans la peinture de son temps.
Le regard du peintre est-il influencé par la photographie ?
Il y a en effet quelque chose dans ce tableau qui est de l’ordre de la saisie d’un instant. Et puis il y a également une franchise, presque une brutalité dans la manière dont il place le spectateur dans la scène au cœur du tableau, par un effet immersif qui est de couper les bords, les jambes, les rames, la barque, et de nous installer au centre du bateau comme si on était face à ce personnage et de l’installer au cœur du tableau face à nous sans aucun élément entre lui et nous. Gustave Caillebotte traite un sujet nouveau d’une manière neuve. C’est l’idée de faire fi de la tradition, de ne pas regarder le passé, et de proposer un cadrage qui corresponde à une manière de voir, à un regard moderne.
On a en effet vraiment l’impression d’être au cœur du tableau…
Oui, c’est quelque chose de très nouveau à ce moment-là, une manière de peindre qui a désarçonné les visiteurs qui ont vu ce tableau dans une exposition impressionniste. Les critiques, aussi, ont été très surpris par ce genre de cadrage, qui a ensuite été repris par la photographie et par le cinéma. La photographie et le cinéma ont beaucoup utilisé ces cadrages immersifs, en plans rapprochés, en gros plans presque, mais qui sont très nouveaux à ce moment-là en peinture.
Comment Caillebotte installe-t-il ce rapport de proximité avec le spectateur ?
Il installe un rapport extrêmement proche avec le spectateur, car cette figure est vraiment à quelques centimètres de nous, et cela, c’est quelque chose qu’on ne trouve pas dans la peinture de cette époque, cette manière de nous plonger au cœur de la scène et d’installer un rapport d’immédiateté du sujet dans l’œil du spectateur. Par ailleurs, si vous regardez la deuxième barque, en haut à droite, vous vous apercevez que c’est une réplique de celle dans laquelle vous vous trouvez. Vous vous projetez dans cette situation et imaginez donc que vous êtes à la place du passager.
Quelle est la spécificité de ce tableau dans l’histoire de la peinture
C’est le sujet qui est éminemment moderne – les loisirs de la nouvelle société bourgeoise et urbaine, c’est vraiment typique de l’impressionnisme et Caillebotte est l’un de ceux qui va le plus s’intéresser à ces sujets neufs en peinture. Nous sommes à la fin des années 1870, il peint une dizaine d’œuvres sur ce thème, et celle-ci fait partie de ses œuvres les plus remarquables : elle est radicale et novatrice. C’est le moment où il est à l’apogée de son talent, et dans cet ensemble, la plupart des tableaux ont quitté la France, ils sont dans des grandes collections étrangères. Ce tableau-là, c’est vraiment l’un des chefs d’œuvre de cette série. Il était encore en France récemment et nous avons eu cette opportunité d’enrichir significativement les collections du musée avec cette œuvre qui est vraiment iconique, nous en sommes très heureux.
Gustave Caillebotte a t-il lancé une mode ?
Caillebotte est un artiste, comme l’ensemble du groupe impressionniste, qui va vraiment ouvrir la voie à une peinture nouvelle qui va s’inspirer d’abord des sujets qui vont devenir prédominants, des sujets tirés de la vie moderne, que les impressionnistes installent en peinture, et puis ses cadrages et ses couleurs sont spéciaux oui. Ce tableau montre comment Caillebotte fait entrer la lumière et la couleur du plein air dans sa peinture. Il saisit un instant, mais il donne aussi vraiment le sentiment d’être en extérieur, baigné d’une lumière naturelle, ce qui change de la peinture d’atelier qui se pratique communément alors. Beaucoup d’artistes vont reprendre ces procédés, que ce soit la peinture de plein air ou les sujets modernes, mais aussi le cadrage. On a un certain nombre d’artistes qui à la fin du XIXe siècle vont regarder les cadrages de Caillebotte, à la fois ses cadrages immersifs mais aussi ses points de vue un peu inattendus, comme depuis un balcon en regardant Paris par exemple, ou depuis les toits, les rues de Paris…
Et puis, il y a toujours le mystère de l’identité de cet homme ?
Totalement. C’est un tableau qui donne une place très importante à une figure, et normalement ce genre de tableau c’est plutôt des portraits, c’est-à-dire qu’on reconnaît les traits de quelqu’un. Or là, Caillebotte ne nous donne pas de clefs pour identifier cette figure. C’est plus une scène de la vie moderne qu’un portrait. On voit bien que c’est quelqu’un qui a des traits assez reconnaissables, mais on ne sait pas, encore aujourd’hui, qui est cet homme. On continue à chercher son identité… Cela nous intéresse parce que voyez-vous, c’est un homme de la ville, un citadin, probablement un parisien qui a gardé son chapeau haut de forme, son gilet, sa cravate, et qui vient se promener en barque en banlieue. C’est quelqu’un dont l’identité serait intéressante à connaître, parce qu’il est très emblématique de la modernité et de Caillebotte lui-même, ce parisien qui se passionne pour les frégates, l’aviron, le bateau, et tous ces loisirs. Il y a plusieurs interprétations. Certains disent que ça pourrait être Edouard Manet, d’autres se demandent si cela ne pourrait pas être un autoportrait de Caillebotte lui-même, mais c’est probablement quelqu’un qui vient de son cercle amical, et qu’on n’a pas encore identifié. C’est une personne qui a posé pour lui, mais on n’arrive pas encore à savoir qui c’est…