Lectures croisées : Kafka. Journaux et lettres. Oeuvres complètes. Tomes III (1897-1914) et IV (1914-1924). Bibliothèque de la Pléiade. NRF. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. 2022.
Claude Thébaut. Les métamorphoses de Franz Kafka. Découvertes Gallimard. 1996.
Hier après-midi, j’ai acheté à la Librairie Compagnie (58 Rue des Écoles, 75005 Paris) Vie de Milena de sa fille Jana Cerná (1928-1981). Édition La Contre allée, 2014. Le livre a été publié en 1969 en Tchécoslovaquie
Franz Kafka rencontre Milena Jesenská ( Prague 10 août 1896-17 mai 1944) à Prague, au café Arco, sans doute à l’automne 1919. C’est l’épouse d’Ernst Pollak (1886-1947), un personnage important de la scène littéraire pragoise, ami de Max Brod, Willy Haas et Franz Werfel. La jeune femme vit alors à Vienne. Elle fait un bref séjour à Prague. Elle lui propose de traduire en tchèque le premier chapitre, Der Heizer (Le Chauffeur) de ce qui allait devenir L’Amérique.
149 lettres et cartes postales de Kafka à Milena ont été conservées. 140 d’entre elles ont été écrites pendant une période d’environ dix mois, au rythme parfois de plusieurs par jour, de mars à décembre 1920, les dernières datent de 1922 et 1923.
Aucune des lettres de Milena ne nous est parvenue. Elles ont été brûlées par leur destinataire ou elles ont disparu lors de l’entrée des allemands à Prague en mars 1939. Milena, très engagée dans l’opposition à l’occupant allemand, est arrêtée à la fin de 1939 par la Gestapo et déportée à Ravensbrück.
Elle avait confié les lettres de Kafka à son ami, l’homme de lettres pragois Willy Haas (1891-1973) qui dut s’exiler lors de l’occupation allemande. De retour en Europe en 1947, il les récupéra et les édita à New York en 1952 avec une préface.
Milena Jesenská est morte à Ravensbrück le 17 mai 1944. En décembre 1994, l’Institut Yad Vashem de Jérusalem lui décerne en hommage posthume le titre de « Juste parmi les Nations ».
https://www.yadvashem.org/righteous/stories/jesenska.html
Franz Kafka avait écrit à Max Brod (Merano, après le 16 mai 1920) :
« Quant à moi, ma santé serait bonne si je pouvais dormir, certes j’ai pris du poids, mais l’absence de sommeil, notamment ces derniers temps, vient parfois tout détraquer de manière insupportable. Elle a sans doute diverses raisons, l’une d’elles est mon échange de lettres avec Vienne. Cette femme est un feu vivant comme je n’en ai encore j’avais vu, un feu d’ailleurs qui malgré tout ne brûle que pour lui. Et avec ça extrêmement délicate, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice. » (Oeuvres complètes. Tome IV, pages 601-602. Traduction Jean-Pierre Lefebvre) Dans un premier temps, Max Brod ne devina pas qu’il s’agissait de Milena Pollak qu’il connaissait aussi.
Milena a correspondu aussi avec Max Brod.
Troisième lettre de Milena à Max Brod. Août 1920. Milena répond en tchèque à Max Brod qui lui avait demandé comment il se faisait que Kafka ait peur de l’amour et qu’il n’ait pas peur de la la vie.
«Mais Frank ne peut pas vivre. Frank n’a pas la capacité de vivre. Frank ne sera jamais en bonne santé. Frank va bientôt mourir. Il est certain que la chose se présente ainsi : nous sommes tous en apparence capables de vivre parce que nous avons eu un jour ou l’autre recours au mensonge, à l’optimisme, à une conviction ou à une autre, au pessimisme ou à quoi que ce soit. Mais lui est incapable de mentir, tout comme il est incapable de s’enivrer. Il est sans le moindre refuge, sans asile. C’est pourquoi il est exposé, là où nous sommes protégés. Il est comme un homme nu au milieu de gens habillés. Ce qu’il dit, ce qu’il est, ce qu’il vit n’est même pas la vérité. C’est une manière d’être qui est déterminée, qui existe en elle-même, débarrassée de tout l’accessoire, de tout ce qui pourrait l’aider à qualifier la vie – beauté ou misère, peu importe. Et son ascétisme est totalement dépourvu d’héroïsme, ce qui le rend, à vrai dire, plus grand et plus noble. Tout «héroïsme» est mensonge et lâcheté . Ce n’est pas un homme qui construit son ascétisme comme un moyen d’accéder à un but, c’est un homme qui est contraint à l’ascétisme, par sa terrible lucidité, par sa pureté, par son incapacité à accepter le compromis.»
Cinquième lettre de Milena à Max Brod. Janvier-février 1921. Franz Kafka fait un séjour de neuf mois au sanatorium de Matliary, Hautes Tatras (actuelle Slovaquie).
« Je ne suis pas parvenue à l’aider ? Ce qu’est sa peur, je le sais jusqu’à la dernière fibre. Elle existait bien longtemps avant moi, avant qu’il ne me connaisse. J’ai connu sa peur avant de le connaître lui-même. Je me suis cuirassée contre elle en la comprenant. Durant les quatre jours que Franz a passé à mon côté, il l’a perdue. Nous nous sommes moqués d’elle. Je sais avec certitude qu’aucun sanatorium ne parviendra à la guérir. Il ne se portera jamais bien, Max, aussi longtemps qu’il aura cette peur. Et aucun réconfort psychique ne peut vaincre cette peur, car la peur interdit le réconfort. Cette peur ne se rapporte pas à moi seulement, elle se rapporte à tout ce qui vit sans pudeur, par exemple la chair. La chair est trop dénuée de voile, il ne supporte pas de la voir. J’ai réussi à la mettre de côté. Quand il ressentait cette peur, il me regardait dans les yeux, nous attendions un moment, comme si nous ne retrouvions pas notre souffle ou comme si les pieds nous faisaient mal et, après un moment, c’était passé. Il n’y avait pas besoin du moindre effort, tout était simple et clair, je l’ai traîné derrière moi sur les collines qui se trouvent derrière Vienne, je marchais la première, car il avançait lentement, il venait derrière moi en martelant ses pas et, quand je ferme les yeux, je vois encore sa chemise blanche et son cou hâlé et l’effort qu’il faisait. Il a marché toute la journée, il est monté, il est descendu, il est resté au soleil, il n’a pas toussé une seule fois, il a mangé terriblement et dormi comme un loir ; tout bonnement, il se portait bien ; sa maladie, ces jours-là, ressemblait au plus à un petit rhume de cerveau. Si j’étais allée à Prague avec lui à ce moment-là, je serais restée pour lui celle que j’étais alors. Mais j’avais les deux pieds sur terre, je suis fermement attachée à cette terre ; je n’étais pas en mesure d’abandonner mon mari et peut-être étais-je trop femme pour avoir la force de me soumettre à cette vie, dont je savais qu’elle signifierait l’ascétisme le plus austère. »
J’ai publié sur ce blog le 3 juin 2018 l’hommage de Milena Jesenská publié dans le journal tchèque Narodini listy le 7 juin 1924. Franz Kafka était mort le 3 juin 1924.
https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/06/03/franz-kafka-1883-1924/