Le journal El País a publié la dernière chronique de Javier Marías, El más verdadero amor al arte, le jour de son décès le dimanche 11 septembre 2022. Comme promis, j’en propose une traduction.
El País, 11/09/2021
L’amour de l’art le plus authentique (Javier Marías)
S’il est une activité qui me manque, c’est bien la traduction. Je l’ai abandonnée il y a des décennies, à quelques petites exceptions près (un poème, une nouvelle, les citations d’auteurs anglais et français qui apparaissent dans mes romans), et rien ne m’aurait empêché de revenir à elle sans l’existence de mes propres livres et le fait que cette tâche essentielle est si mal rétribuée. C’est sans doute une des plus importantes au monde, et pas seulement pour la littérature, mais aussi pour les informations qui arrivent jusqu’à nous, les sous-titres approximatifs des films et des séries, l’horrible doublage actuel, les progrès médicaux, la recherche scientifique, les conversations entre dirigeants… Mais celle qui me manque le plus c’est la traduction littéraire, à laquelle j’ai consacré autrefois presque tous mes efforts. J’ai toujours affirmé qu’elle ressemble tant à l’écriture qu’il est épuisant de les concilier. La seule différence c’est la présence d’un texte original auquel on doit être fidèle – mais non esclave -. L’ original offre des inconvénients et des avantages. Parmi les premiers, le fait qu’on n’est jamais très libre – mais néanmoins assez – car on doit reproduire le mieux possible dans sa langue ce que Conrad ou James, Proust ou Flaubert, Bernhard ou Rilke ont écrit dans la leur ; c’est à dire que l’on ne peut pas inventer. Au contraire du roman, où l’on invente de la première à la dernière ligne, à tel point que parfois on ne sait comment continuer, et c’est alors qu’on souhaiterait pouvoir disposer d’un original qui guiderait ou dicterait toujours ce que l’on doit écrire. Le texte original comme la partition musicale est là. Il est inamovible, même si le traducteur et le pianiste ont une grande possibilité de choix. La diction, la préférence pour un vocable ou son rejet, le tempo, le rythme, les pauses sont de leur responsabilité. Et ils peuvent tout autant détruire un chef d’oeuvre.
Je me souviens souvent, avec des sueurs froides et un énorme plaisir en même temps des mois et des années que j’ai passés à traduire les trois textes les plus difficiles de ma vie : Le Miroir de la mer, écrit dans l’anglais fantastique, mais étrange d’un polonais ; Tristram Shandy, cette oeuvre monumentale du XVIII ème siècle, pas moins labyrinthique que l’Ulysse de Joyce, si rebattu ; La Religion d’un médecin et Hydriotaphia ou discours sur Les Urnes funéraires récemment découvertes dans le Norfolk de Sir Thomas Browne à la prose majestueuse, sublime, mais aussi alambiquée qui a suscité l’admiration inconditionnelle de Borges et de Bioy Casares. Face à elle, j’ai baissé les bras : Je ne me sentais pas capable de continuer. Au bout de quelques mois, j’ai pensé que c’était dommage que les lecteurs de langue espagnole ne puissent pas la connaître et avec un entrain renouvelé, j’ai repris et conclu cette tâche. Pour quelle raison la connaissance de ces lecteurs m’importait-elle autant ? En aucun cas ils n’allaient être nombreux. Je n’en sais rien. J’ai estimé simplement que cette merveille méritait d’exister dans ma langue même si ce n’était que pour le plaisir et le profit de quelques esprits curieux.
Certains traducteurs ne vivent pas de la traduction – les autres, les pauvres, se voient dans l’obligation d’enchaîner les travaux de toutes sortes et à les traduire à toute allure -. Les premiers ont un sens du devoir superflu et désintéressé envers leurs compatriotes. Si nous pensons à la première traduction du Don Quichotte du Dublinois Thomas Shelton qui date de 1612, sept ans seulement après sa publication en espagnol, qu’est-ce qui a bien pu pousser cet homme à s’embarquer dans ce roman espagnol, long et pas facile, écrit par un parfait inconnu ? Je l’ignore, mais on peut imaginer que Shelton fut assez généreux pour ne pas vouloir priver les autres irlandais, et même les anglais, du plaisir qu’il avait éprouvé à le lire en castillan. Si jamais l’expression « travailler pour l’amour de l’art » a été appropriée, c’est pour le travail de ces traducteurs. En fin de compte, un écrivain nourrit l’espoir, aussi faible soit-il, de vendre beaucoup et de réussir. Le traducteur, lui, ne s’attend jamais à de tels triomphes, et encore aujourd’hui de nombreuses maisons d’édition se permettent de ne pas faire figurer son nom en couverture, comme si Ali Smith ou Zadie Smith n’avaient eu besoin d’aucune aide. Et pour ce qui est des émoluments, c’est à en pleurer. Comment peut-t-on payer pareillement une version de Dickens et celle du énième gugusse américain actuel ? Et cependant c’est ce qui se passe. Il y a des éditeurs qui ont fait fortune grâce au travail d’un traducteur. Ils l’ont rétribué à la page, à un tarif ridicule, un point c’est tout, pendant que l’oeuvre en question se vendait à des milliers d’exemplaires en espagnol.
Je ne sais pas. Mais pourtant, une fille aussi peut s’occuper de sa mère pour l’amour qu’elle lui porte, et cela n’empêche pas que son intense dévouement soit rémunéré, au moins pour qu’elle ne meure pas de faim alors qu’elle renonce à travailler pour gagner sa vie. De ce point de vue je ne peux pas avoir la nostalgie de mes années de traducteur. J’ai mieux réussi avec mes romans. J’ai eu beaucoup de chance, ce qui n’a rien à voir avec le mérite et le talent. Et même ainsi, même ainsi… Je me souviens de ma satisfaction et de mon émotion lorsque je réécrivais dans ma langue un texte meilleur que ceux que j’aurais pu créer, comme ce fut la cas pour les trois traductions que j’ai mentionnées plus haut. Lire, corriger et relire chaque page et penser ( l’erreur étant toujours possible, car on est mauvais juge de ce que l’on fait ) : Oui, oui, c’est ainsi qu’auraient écrit Conrad, Sterne ou Browne s’ils s’étaient exprimés en espagnol ».
( Je remercie J. de son aide.)
Javier Marías dans la collection Folio de Gallimard.
- Le roman d’Oxford ( Todas las almas ) 1989. Folio n°4401. 2006.
- L’homme sentimental ( El hombre sentimental ) 1986. Folio n°4402. 2006.
- Ce que dit le majordome ( Mientras ellas duermen ) 1975-1990. Folio n°4644. 2007.
- Un coeur si blanc ( Corazón tan blanco ) 1992. Folio n°4720. 2008.
- Demain dans la bataille pense à moi ( Mañana en la batalla piensa en mí ) 1994. Folio n°5006. 2010.
- Dans le dos noir du temps ( Negra espalda del tiempo ) 1998. Folio n°6237. 2016.
- Comme les amours ( Los enamoramientos) 2011. Folio n°6236. 2016.
- Si rude soit le début ( Así empieza lo malo ) 2014. Folio n°6684. 2019.
- Mauvaise nature ( Mala índole ) (30 nouvelles) 2012. Folio n°6684. 2019.
- Berta Isla. 2019. Folio n°6926. 2021.