Samedi, visite hebdomadaire chez Gibert Jeune. Je trouve d’occasion, dans le rayon Livres en langues étrangères, Ancia de Blas de Otero (Visor Libros). Je relis dimanche ces poèmes.
Blas de Otero est né le 15 mars 1916 à Bilbao. Il y passe une partie de son enfance. Il perd très jeune un frère et son père. Pendant la guerre civile, il doit combattre d’abord avec les gudaris au Pays Basque, puis avec les troupes franquistes lors de la campagne de Valence.
Il fait des études supérieures de droit et de lettres, mais son rôle de soutien de famille pèse lourd sur ses épaules. Il souffre d’une forte dépression en 1945 et doit faire un séjour au sanatorium d’Usurbil.
Il gagne sa vie en exerçant de nombreux métiers : conseiller juridique dans la métallurgie, mineur, professeur de droit. Il donne des conférences et des récitals de poésie dans toute l’Espagne. Il réside un temps à Paris (une première fois pour dix mois en 1952, puis pour deux courts séjours en 1959 et 1963), ensuite à La Havane (de 1964 à 1968). Il voyage en 1960 en Union Soviétique et en Chine. Il est mort d’une embolie pulmonaire le 29 juin 1979 à Majadahonda, dans la banlieue de Madrid. Il est enterré au cimetière civil de Madrid.
La première étape de son œuvre est marquée par le catholicisme (Cántico espiritual, 1942). Elle renvoie à la poésie religieuse du Siècle d’Or. Il a été membre de la Fédération des étudiants catholiques de Biscaye.
La seconde étape exprime l’angoisse existentielle de l’homme. (Ángel fieramente humano, 1950. Redoble de conciencia, 1951. Ces deux recueils sont regroupés en 1958 sous le titre de synthèse de Ancia. Il y a ajouté 38 poèmes)
Dans sa troisième étape, il écrit pour l’immense majorité, une poésie sociale et politique. Ses livres sont censurés par le régime franquiste. (Pido la paz y la palabra, 1955. En castellano, 1960. Hacia la inmensa mayoría, 1962. Que trata de España, 1964) Il a rejoint le Parti Communiste d’Espagne en 1952.
Les derniers recueils (Hojas de Madrid con La galerna, 1968-2010. Mientras, 1970. Historias fingidas y verdaderas, 1970) témoignent d’un certain retour à des thèmes plus personnels.
Il a beaucoup utilisé les formes classiques, le sonnet par exemple.
On peut reconnaître dans sa poésie l’influence de fray Luis de León, saint Jean de la Croix, Francisco de Quevedo, Miguel de Unamuno, Antonio Machado, Miguel Hernández et César Vallejo.
Lo eterno (La tierra)
Un mundo como un árbol desgajado.
Una generación desarraigada.
Unos hombres sin más destino que
apuntalar las ruinas.
Rompe el mar
en el mar, como un himen inmenso,
mecen los árboles el silencio verde,
las estrellas crepitan, yo las oigo.
Sólo el hombre está sólo. Es que se sabe
vivo y mortal. Es que se siente huir
– ese río del tiempo hacia la muerte – .
Es que se quiere quedar. Seguir siguiendo,
subir, a contra muerte, hasta lo eterno.
Le da miedo mirar. Cierra los ojos
para dormir el sueño de los vivos.
Pero la muerte, desde dentro, ve.
Pero la muerte, desde dentro, vela.
Pero la muerte, desde dentro, mata.
…El mar – la mar -, como un himen inmenso,
los árboles moviendo el verde aire,
la nieve en llamas de luz en vilo…
Ángel fieramente humano, 1950.
L’éternité
Un monde comme un arbre, arraché.
Toute une génération déracinée.
Des hommes qui n’ont d’autre destin que
d’étayer les ruines.
La mer se brise
dans la mer, comme un immense hymen,
les arbres bercent le silence vert,
les étoiles crépitent, moi je les entends.
Seul l’homme est seul. Parce qu’il sait qu’il est
vivant et mortel. Parce qu’il sent qu’il part
ce fleuve du temps coulant vers la mort
Parce qu’il veut rester. Être, être encore,
gagner, à contre-mort, l’éternité.
Regarder lui fait peur. Il ferme les yeux
pour entrer dans le sommeil des vivants.
Mais la mort, du dedans, le regarde.
Mais la mort, du dedans, le guette.
Mais la mort, du dedans, le tue.
…La mer – les mers – , comme un immense hymen,
les arbres qui soulèvent le vent vert,
la neige en flammes d’une lumière en suspens…
Anthologie bilingue de la poésie espagnole. Bibliothèque de la Pléiade, 1995. NRF Gallimard. Traduction : Evelyne Martín-Hernández.
Tierra
“Quia non conclusit ostia ventris”
Job III, 10.
Humanamente hablando, es un suplicio
ser hombre y soportarlo hasta las heces,
saber que somos luz, y sufrir frío,
humanamente esclavos de la muerte.
Detrás del hombre viene dando gritos
el abismo, delante abre sus hélices
el vértigo, y ahogándose en sí mismo,
en medio de los dos, el miedo crece.
Humanamente hablando, es lo que digo,
no hay forma de morir que no se hiele.
La sombra es brava y vivo es el cuchillo.
Qué hacer, hombre de Dios, sino caerte.
Humanamente en tierra, es lo que elijo.
Caerme horriblemente, para siempre.
Caerme, revertir, no haber nacido
humanamente nunca en ningún vientre.
Redoble de conciencia, 1951.
Terre
“Quia non conclusit ostia ventris”
Job III, 10.
Humainement parlant, c’est supplice
d’être homme et de l’être jusqu’à la lie,
de nous savoir lumière et d’avoir froid,
humainement esclaves de la mort.
Derrière l’homme arrive en hurlant
le gouffre, devant s’ouvrent les hélices
du vertige, et, sombrant en elle-même
entre les deux, la peur qui grandit.
Humainement parlant, je le dis bien,
il n’est pas de mort qui ne se glace;
L’ombre est féroce et vif est le couteau.
Et tu ne peux, homme de Dieu, que tomber.
Humainement sur la terre : c’est mon choix.
Tomber horriblement, oui, pour toujours.
Tomber, revenir au néant, n’être né
jamais, humainement, d’aucun ventre.
Anthologie bilingue de la poésie espagnole. Bibliothèque de la Pléiade, 1995. NRF Gallimard. Traduction : Evelyne Martín-Hernández.
En el principio
Si he perdido la vida, el tiempo, todo
lo que tiré, como un anillo, al agua,
si he perdido la voz en la maleza,
me queda la palabra.
Si he sufrido la sed, el hambre, todo
lo que era mío y resultó ser nada,
si he cegado las sombras en silencio,
me queda la palabra.
Si abrí los labios para ver el rostro
puro y terrible de mi patria,
si abrí los labios hasta desgarrármelos
me queda la palabra.
Pido la paz y la palabra, 1955.
Au commencement
Si j’ai perdu la vie, le temps, tout
ce que j’ai jeté, comme une bague, à l’eau,
si j’ai perdu la voix dans son jardin de mauvaises herbes,
il me reste la parole.
Si j’ai souffert de la soif, de la faim, tout
ce qui semblait être moi et finit par n’être rien,
si j’ai moissonné les gerbes d’ombre et de silence,
il me reste la parole.
Si j’ai ouvert les lèvres pour voir la figure
pure et terrible de ma patrie,
si je les ai ouvertes jusqu’à me les déchirer,
il me reste la parole.
Je demande la paix et la parole. François Maspéro, 1963. Traduction: Claude Couffon.